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Jeune et talentueuse, Dra-ane, héritière de la fameuse technique de forgeage par vibration, dirige la forge familiale "De couleur vive" située dans le village d'Acha-for. Sa réputation attire acheteurs renommés et brigands. Par une lune de saison chaude, un voleur dérobe une de ses oeuvres. La poursuite s'achève dans une grotte située sur le flanc du volcan surplombant le village. Tout commence par cette rencontre, entre ce voleur et cette forgeronne, la création d'une épée légendaire, un amour fusionnel, et des temps troublés. Des maîtres artisans disparaissent dans toutes les provinces, des épées de prestige sont subtilisées au sein même de châteaux de seigneurs de guerre. Certaines se voient détruites. Tous ces événements semblent, de manière inexpliquée, liés à la forge "De couleur vive". Après l'enlèvement d'un forgeron célèbre proche d'elle, Dra-ane s'engage dans une investigation périlleuse. Celle-ci découvrira qu'une organisation secrète se trouve à la source de toutes ces machinations. Dra-ane apprend petit à petit sa place au sein de ce tout, l'origine de son pouvoir et ce qui en découle.
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Seitenzahl: 565
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Pour Andréa, Damien et Beatriz
I. RÉFECTION
DAU-NAR : LA RAPIDE
II. LA FORGERONNE
III. NOTION ÉCONOMIQUE
IV. SOUVENIR PATERNEL
DAU-NAR : LA TRANCHANTE
V. L’ALCHIMISTE
VI. PROTOTYPE
VII. UN CADEAU D’ANNIVERSAIRE
DAU-NAR : DÉLIVRANCE
VIII. L’ASSEMBLÉE SECRÈTE
DAU-NAR : LA GÉANTE
IX. UNE LUNE DE LABEUR
DRA-ANE : LA TRANCHANTE
X. LA FLEUR DE LAVE
DAU-NAR : L’UNIQUE
XI. LE RETOUR DE FEL-ABE
DAU-NAR : L’INGÉNIEUSE
XII. LE MÉTAL DE VIF-CONVOL-NAR
DAU-NAR : LA RAGEUSE
XIII. REPOS ET AMOUR
DRA-ANE : LA GÉANTE
XIV. UN INVITÉ ET LE DERNIER ÉLÉMENT
DAU-NAR : LA SENSUELLE
XV. UNE NOUVELLE CRÉATION
DAU-NAR : HURLEMORT
XVI. VOYAGE ET CONSEIL
DAU-NAR : L’HÉROÏQUE
XVII. CHASSE AUX CROCOTTAS
DRA-ANE : L’UNIQUE
XVIII. L’AMANT DES ARBRES
DRA-ANE : HURLEMORT
XIX. RETOUR DE LA CHASSE AUX CROCOTTAS
XX. CULTURE ET RITUEL MALÉFIQUE
DRA-ANE : L’INGÉNIEUSE
XXI. SHOREA LAEVIS SOURCE DU DOUTE
DRA-ANE : LA SENSUELLE
XXII. MENSONGE ET COMBAT
DRA-ANE : DÉLIVRANCE
XXIII. LE VOL DE ROU-SOI-DRO
DRA-ANE : L’HÉROÏQUE
XXIV. SANS DOUTE
DRA-ANE : LA RAGEUSE
XXV. L’AUTRE DERNIER ÉLÉMENT
DRA-ANE : LA RAPIDE
XXVI. LIVRAISON DE GEN-ORE-CID
XXVII. PREMIÈRE EXPÉDITION
XXVIII. SANS DOUTE
XXIX. DES INVITÉS ET UN RAVITAILLEMENT
XXX. UN ALLIÉ INESPÉRÉ
XXXI. PRÉPARATIF DE DÉFENSE
XXXII. DISCUSSION ET RENFORT
XXXIII. ATTAQUE
XXXIV. FIASCO ET REPLI
XXXV. DERNIER COMBAT
XXXVI. UNE AUTRE AVENTURE
De son index, il essuya la seule perle de sang présente sur cette roche blanche.
Le groupe de quinze ouvriers, tous experts dans la taille de pierre, regardait le résultat de son ouvrage. La nouvelle plateforme et le récent bassin, rehaussant une dépression d’un petit bras de lave de cette grotte située dans le volcan Can-vo, étaient tout simplement parfaits.
Deux hommes, de stature imposante et en armure complète de cuir, se trouvaient en retrait. L’un d’eux s’avança de quelques pas en direction de ce bassin. Il hocha doucement la tête, signe d’une pleine satisfaction. L’allure globale des modifications effectuées sur ces anciens blocs de roche entourant la lave donnait la sensation d’une œuvre que la mère Nature aurait sculptée au fil du temps. Hormis la plateforme et l’aspect récent, rien ne permettait de dire que cet ouvrage avait été créé de toutes pièces.
Un doigt pointa le plafond de la grotte. Le second homme en armure complète s’approcha.
— Gardien, ceci est parfait. Veuillez aller chercher leurs rétributions ainsi qu’une gratification pour ce travail exceptionnel !
De larges sourires apparurent, éclairant les visages des experts pour cette reconnaissance imprévue. Ils échangeaient sur leur art lorsque le gardien revint, suivi de deux autres hommes portant trois grosses caisses en bois, qu’ils déposèrent au sol.
— Gardien, veuillez remercier les ouvriers. Envoyez une missive signifiant la triste nouvelle aux familles. Leurs proches ont succombé dans l’effondrement d’une mine de fer. Stipulez qu’aucun survivant ni corps n’ont pu être retrouvés parmi les décombres.
Un vent glacial parcourut le groupe malgré la chaleur émise par la lave voisine. Ils se regardèrent ne sachant que faire face à cette improbable situation. Les têtes pivotèrent subitement en entendant le clic métallique typique de la tension de corde d’arbalète. En dépit des cris et du sang maculant le sol poussiéreux de la grotte, les hommes en armure de cuir restèrent de marbre.
— Veuillez vérifier qu’aucune trace n’a souillé ce nouvel ouvrage, lança le donneur d’ordre après s’être retourné puis éloigné. Cela serait dommage ! N’oubliez pas d’attribuer leur dû à ces familles. Un contrat est un contrat. Faites attention aux éclaboussures lorsque vous jetterez les corps dans le bassin.
Née au cœur des montagnes de MontSeny, cette épée prit le nom de Dra-anedau-Nar, ou dans la langue commune la Rapide.
Son histoire est un résumé de faits, d’événements improbables enchaînés entre eux en si peu de temps qu’il est dit que même Rahort, dieu des vents, n’aurait pu les orchestrer. Tout commença au sein de la forge de la famille Dra-Fam. Dans de funestes circonstances, la fille cadette, Dra-ane, apprit de son grand-père, Dra-baf, forgeron du clan Grond_Cla, la technique par vibration.
Votre conteur, ignorant de cet art, ne vous offrira pas les bons termes comme les initiés pourraient le faire, mais l’ayant vu, je l’exprimerai ainsi. D’un mouvement sec et sûr, l’outil de l’artisan battait le métal en fusion.
Seuls les yeux des grands maîtres de cette technique pourraient percevoir la subtile variation de rythme. Le plus étrange pour un néophyte consistait à comprendre pourquoi les impacts étaient tous donnés au même endroit ! Après plusieurs centaines de coups, je l’ai vu ! Le métal, pourtant frappé au centre, commençait à prendre forme simultanément en ses extrémités. La pointe recourbée de cette lame commune et le pommeau adoptèrent leur contour définitif. Illusion, rapidité ou jeux de vibrations sous l’action du lourd marteau sur le matériau maintenant tiède, je ne pourrais vous le dire.
Dra-ane, propriétaire de l’atelier situé dans le village d’Ache-for, achevait la création d’une épée. Terminée, cette dernière fut déposée sur son râtelier. D’un mouvement vif, une main fine et jeune la saisit. La forgeronne n’eut que le temps d’apercevoir le dos de ce voleur, grand et élancé, et décida de lui emboîter le pas. Dra-ane le rattrapa à l’entrée de la grotte Nar, désormais célèbre, après une poursuite dans les rues du bourg et une chevauchée à travers champs et bosquets.
Immobilisé, celui-ci se tut, attendant la sentence de Dra-ane : la mort. Son épée, levée au niveau de son épaule, prête à s’abattre sur ce bandit, se figea. Un son grave d’une bête se fit entendre très près, beaucoup trop près. Dra-ane baissa son bras lentement tout en jetant un regard aux alentours. Le bruit se répéta, encore plus proche. L’animal, si rare qu’il possède quasiment le statut de légende vivante, se trouvait, à en croire son râle, à quelques foulées de nos héros. Ceux-ci partirent se réfugier dans la grotte les yeux emplis de doute et de peur. Dra-ane le savait. Une épée ne suffirait pas à terrasser la bête.
La forgeronne tourna la tête et comprit immédiatement où était située cette cavité du volcan Can-vo, maintenant sans activité. Proche du cœur de lave, elle avait la particularité de contenir une mare stabilisée de magma. L’absence de coût de chauffe en faisait un probable site idéal pour son art. Le testament du père de Dra-ane l’invitait à apprendre la technique de la forge vibratoire afin de perpétuer la tradition familiale, en plus de lui signaler que seul le métal bleu transcenderait l’épée. Bien que trop jeune à l’époque pour le comprendre, la signification se fit lune lorsqu’un reflet brillant attira son regard sur une pierre. La roche au contact de la lave était chauffée depuis des temps immémoriaux, alimentée en matière déposée sur sa surface. Sa couleur : un bleu intense…
Dra-ane, qui conservait toujours sur elle un marteau de forgeron, entreprit la fabrication d’une lame à partir de ce métal-pierre. Son bras, nettement plus rapide que dans mon souvenir, frappa celui-ci…
L’épée apparut. D’un bleu unique avec ses runes de stabilité, l’arme se révéla d’une telle légèreté et d’une telle robustesse qu’elle surpassait en vitesse de maniement même les simples dagues, car élaborée d’un alliage improbable de métal et de pierre volcanique.
Ainsi naquit Dra-anedau-Nar, la Rapide.
Ah oui ! La bête ? me direz-vous. Dra-ane et Dau-nar l’attendirent de pied ferme durant plusieurs lunes… Rien.
L’animal, peut-être, perçut les reflets azurés de cette lame étrange et s’enfuit. Nul ne le saura. Mais permettez-moi un dernier détail, le voleur ne reçut pas – je ne reçus pas – la mort cette lune-là… mais l’amour vrai, sous le nom de Dra-ane.
Votre conteur : Dau-nar Préambule tome II – page 1
Une main sursauta brusquement. Ce geste incontrôlé s’accompagna de mouvements oculaires rapides de droite à gauche. Le rêve agréable dans ses débuts, pour ce corps allongé sur ce lit, se transformait en cauchemar.
— Non !
Dra-ane se redressa, mit sa main droite sur sa poitrine et la massa doucement. Son cœur battait la chamade. Des perles de sueur commençaient à apparaître sur son front. Sa respiration lourde et rapide se voulait néanmoins régulière.
Elle tourna la tête comme pour s’assurer du lieu. Des images de ce cauchemar flottaient encore dans son esprit et se confondaient avec le réel. Des flots de lave la consumaient vivante. Des malins masqués et immobiles la regardaient hurler, puis périr. Durant ces instants d’atroces souffrances, une pluie d’épées s’abattit pour s’amonceler sur le sol sans perturber en apparence ces êtres maléfiques.
Sa respiration reprit un rythme normal. La scène de sa mort se dissipait dans son esprit. Dra-ane se laissa retomber de tout son poids sur le lit. Sa nature légère et joyeuse conquit le vide cédé par ce cauchemar. En s’étirant, elle pensa à son matelas, fabriqué pour ses dix-neuf soleils. Dra-ane rit en s’imaginant ces milliers de canards pelés et ces calamus retirés méticuleusement pour garder la barbe molle et libre, partie la plus douce de la plume. La taille et la grosseur finale de sa couche furent dessinées en fonction de sa morphologie. Le résultat était parfait. Il l’épousait dans une délicatesse silencieuse, l’invitant chaque instant à apprécier l’échange chaleureux des plumes et des mouvements du corps.
À cette pensée, le dos musclé de Dau-nar et les courbes de son postérieur refirent surface. Dra-ane se souvenait de cette nuit câline, de son souffle sur sa nuque, de sa bouche sur ses seins, de ses douces caresses remontant de ses fesses pour s’achever entre ses omoplates. Les sensations liées à l’amour se perdaient rapidement. L’humain n’avait pas cette mémoire et c’était mieux ainsi, car Dra-ane songeait déjà à la prochaine fois.
Élancée, d’une musculature développée par onze cycles solaires de forgeage, Dra-ane était l’héritière d’une famille de forgerons à l’origine de la technique par vibration. Comme de nombreuses inventions, elle fut découverte de façon involontaire. Son arrière-grand-père Dra-vic, pour aider un ami nécessiteux, accepta de former le fils cadet, étourdi et écervelé, après la mort de sa femme. Ce dernier ne rechignait pas au labeur, mais exécutait son travail sans aucun esprit d’initiative : « Tape la brique avec la même force et en rythme jusqu’à la forme désirée. » Vous pouviez revenir une demilune après, il la battait toujours à la même cadence. Cette particularité permit la découverte du forgeage par vibration.
Une lune, Dra-vic, observant son apprenti tout en se désolant, vit le phénomène. L’acier vibrait en osmose avec les coups de marteau. Chaque impact le modelait. D’abord intrigué, il crut que ses yeux lui jouaient un mauvais tour. Les extrémités de la lame prenaient forme, alors que le novice s’usait à frapper le métal continuellement au centre. Dra-vic avait saisi. La technique par vibration venait de naître. Ce savoir fut transmis de Dra-vic, arrière-grand-père, à Dra-baf, le grand-père, et enfin à Dra-mau, le père, qui mourut subitement. Dra-ane le reçut donc de Dra-baf.
Dra-ane s’étira de nouveau, tout en observant son plafond. Elle se dit, une fois encore, qu’elle aurait dû prendre une autre chambre. Cette dernière, conçue au-dessus du foyer et mal ventilée, gardait une chaleur étouffante, même en saison blanche. Mais l’idée venait de son père. Dra-ane n’eut jamais le courage de franchir le pas. De plus, la première lame réalisée par Dra-mau avec la technique ancestrale trônait sur son mur en face de son lit. Lorsqu’elle la fixait, cela suffisait à lui ôter toute velléité de désertion, jusqu’à la prochaine fois.
En revanche, sa forge « De couleur vive », située sur un axe touristique du village d’Ache-for, fut construite pour optimiser et parfaire les lames élaborées selon la technique de vibration. Des miroirs judicieusement installés autour de l’enclume permettaient d’observer l’évolution du travail sous des angles inaccessibles durant le processus de création, tels le pommeau ou le tranchant. Ses dimensions se voulaient petites, car elle fut dessinée pour une enclume et un foyer réduit placé dans l’angle ouest de la pièce. Le mur est, quant à lui, était habillé par une multitude d’étagères en bois massif de cinq foulées de long, offrant des rangements aux différents ustensiles et produits annexes utilisés par les artisans. Ses miroirs, ses étagères, son sol en pierres totalement lisses, ses jeux de couleurs reflétées par les glaces et les feux du foyer donnaient une ambiance surnaturelle à cet atelier qui lui valut la renommée d’un lieu magique. Ses petites terrasses d’exposition, l’une au nord et l’autre au sud, faisaient office de régulateurs thermiques en plus d’ouvrir la forge à la vue des badauds.
Au-dessus se trouvait la demeure à proprement parler. Constituée de trois chambres, dont une servant de laboratoire alchimique à Dau-nar, d’une cuisine et d’une grande pièce en guise de salon, elle constituait le seul bien familial transmis de génération en génération. De proportion modeste, elle pouvait accueillir une dizaine de personnes, mais possédait surtout l’avantage de se situer au centre du village et aux abords des jardins de l’église, un emplacement idéal pour son commerce.
Un cheval au trot frappait les pavés de la cour d’une modeste bâtisse située dans le grand bourg Ser-gru de la première province du territoire Nic-ric. Son cavalier descendit avec précaution. Les deux sacs volumineux sur le train arrière de la monture contenaient de précieuses fioles alchimiques. Une main ouvrit l’un d’eux et s’empara d’une petite caisse avec le nombre XI gravé sur son couvercle. Le coursier s’avança jusqu’à la lourde porte en bois massif et utilisa le heurtoir.
Le bruit d’un verrou se fit entendre, suivi d’un crissement de gond légèrement désaxé. La tête d’une femme âgée défia timidement l’entrebâillement. Lorsqu’elle reconnut l’homme, son visage parut se décontracter. D’un mouvement prompt, elle se planta devant son visiteur.
— Vous voilà enfin ! Mon maître se trouve dans une crise de toux. Je crains qu’il ne passe pas cette lune. Les avez-vous apportées ? Montrez-les-moi !
Le messager lui tendit la caisse. La vieille servante l’ouvrit dans un geste précipité.
— Mais il n’y en a que dix ! Je vous en avais pourtant demandé une cinquantaine lors de votre dernière visite.
La femme marqua une pause et fixa son regard interrogateur dans les yeux de son livreur.
— Vous m’aviez bien comprise lorsque je vous l’ai dit ! Vous m’aviez bien comprise ! prononça-t-elle d’une voix pleine de colère maîtrisée.
L’homme hocha la tête.
— Alors pourquoi n’y en a-t-il que dix ?
Deux mains se tendirent avec ses dix doigts écartés en direction de la vieille dame. Les yeux maintenant brillants de la femme indiquaient qu’elle venait de saisir, ou plutôt qu’elle se remémorait les règles « commerciales » tacites établies lors du premier contact avec cette organisation.
« Nous vous remettrons une fois par cycle lunaire dix fioles. Vous ne devez pas en consommer plus de deux par lune et uniquement en cas de graves crises. Une fiole coûte dix pièces d’or. Vous pourrez chaque fois décider d’arrêter d’être livrée. Si ce choix n’est pas clairement énoncé, nous continuerons à vous apporter dix fioles. Vous devez payer à chaque livraison. Aucun retard ne sera toléré. Vous ne divulguerez à personne leur provenance. Les dix premières seront gratuites. C’est notre gage de bonne foi et surtout notre manière de vous prouver que nous vous donnons le remède adéquat. »
Ces règles avaient été prononcées dans une ruelle sombre par un homme cagoulé à la voix douce et agréable, accompagné de ce coursier qui lui faisait à présent face. Cette organisation repérait minutieusement ses clients, de préférence riches, les suivait et les étudiait de loin pour déterminer leur maladie, qui devait être incurable par la médecine traditionnelle des grands bourgs.
Ces livreurs, tous muets de naissance, faisaient aussi l’objet d’une sélection scrupuleuse. Ils ne devaient pas avoir appris à écrire. C’était la clé de voûte de l’organisation pour rester dans l’anonymat le plus complet, et échapper ainsi à tous les collecteurs d’impôts des territoires.
Une main, paume tournée vers le ciel, se tendit en direction de la vieille femme. Ses yeux la fixèrent, puis de nouveau ceux de cet homme. Une bourse de cent pièces d’or tomba dans la main ouverte. Le livreur compta rapidement et hocha la tête en guise d’acquittement. Il rangea l’aumônière et attendit quelques instants.
Ils échangèrent un long regard. Les lèvres de la vieille servante restèrent closes. La lourde porte en bois se referma.
Dra-ane se leva et se dirigea vers un recoin de sa chambre qui lui servait de salle d’eau. Elle se regarda nue grâce à deux miroirs en pied placés de chaque côté d’une commode. Son corps dessiné tout en finesse, ses muscles longs, sa poitrine menue et ferme, ses fesses rebondies ainsi que son visage doux faisaient de Dra-ane le prototype de la guerrière, de la belle amazone.
Ses mains se posèrent avec sensualité sur ses fesses, puis glissèrent vers son cou.
« Hum, jolie, ma petite ! » lança-t-elle, imitant une voix grave d’homme.
Dra-ane commença un brin de toilette avant de se diriger vers son armoire à côté de son lit et de sortir ses effets pour se préparer à une grande lune de forgeage.
Passant devant l’épée de son père, elle s’arrêta et posa délicatement son index sur la lame pour s’assurer de sa réalité. Son père ! Son visage commençait à disparaître de sa mémoire. Dra-ane devait fournir un effort chaque fois plus intense pour recomposer ses traits. Les représentations mentales de sa silhouette, de sa démarche, de sa gestuelle désormais floues ressemblaient à des fantômes sans formes précises. Néanmoins, ces derniers assuraient toujours leur rôle. Celui de lui donner ce flux d’adrénaline, de faire apparaître un sourire sur ses lèvres ou bien des larmes lorsqu’elle avait besoin d’évacuer un surplus d’émotions, mais l’image, le son, les effluves s’estompaient à jamais. Seule la sensation de son touché quand il venait la chercher le matin dans son lit restait particulièrement précise. Pourquoi celle-là plus qu’une autre ? Dra-ane pouvait se rappeler jusqu’à l’odeur de son avant-bras, de son petit grain de beauté situé au centre de son poignet gauche. Ce souvenir si prégnant lui transmettait la sensation de l’avoir vécu une minute auparavant.
Dra-ane sourit à tous ces moments qui se dissipaient, à cette unique sensation intemporelle : l’étreinte de son père Dra-mau. Elle trouvait drôle l’ordonnancement inconscient de ces faits qui finissaient par se focaliser sur une scène innocente et sans gravité. Pourquoi celui-là ? pensait-elle fréquemment. Avec le recul, Dra-ane croyait que ces moments prenaient naissance dans l’amour pur. Elle était persuadée que des gestes, des mots ou des contacts offerts sans même une once de doute, de peur ou de ressentiment fusionnaient avec l’âme qui les recevait. Les consciences, baignées dans cet amour pur, n’émettaient aucun début d’interprétation et créaient un souvenir éternel même à votre insu : il était vous.
La forgeronne appréciait méditer sur la manière de penser de son père. « Tu dois faire comme si l’autre était toi. Tu noteras que de nombreuses actions, des mots ou des gestes blessants disparaîtront. » Il adorait concevoir pour recevoir un sourire, son « meilleur paiement » comme il disait souvent. Il lui avait transmis cette manière de voir les choses. « À l’inverse de tes actes, lorsque tu crées, fais-le pour toi. Uniquement dans ce cas, tu toucheras la perfection, car tu es la seule à te connaître. Et ainsi, l’amour créé dans cet acte commencera à se répandre. Tout le monde aime l’amour. Tout le monde aime son amour. Tu t’apercevras que ton œuvre sera appréciée et tu recevras ton dû. Un sourire. »
Un rire fusa. Dra-ane adorait penser à son père comme cela. Elle le sentait dans son cœur. Son doigt quitta doucement le métal froid. Sa tête se mit à regarder la porte. Un sourire se figea sur ses lèvres.
« Allez, ma belle, il est temps de créer pour recevoir ton dû ! »
Probablement née au cœur des montagnes de MontSeny, elle prit le nom de Vif-convol-Nar, ou dans la langue commune la Tranchante. Bien que nul ne sache l’origine de cette lame et la raison de sa création, son pouvoir, des plus logique pour une épée, s’avère tout simplement extraordinaire.
D’abord le lieu. C’est ce qui m’a paru le plus étrange. Après cinq cycles lunaires d’investigation, j’en ai déduit que cette épée se trouvait là depuis plus de deux cents cycles solaires. Elle est figée dans le mur en pierre de taille du bâtiment servant de marché aux villageois de Can-vol, jouxtant le début d’une petite ruelle étroite orientée est-ouest.
J’ai eu connaissance, il y a peu, de son incroyable pouvoir. D’une simplicité déconcertante. Prenez n’importe quel objet, comme une bûche ; jetez-la sur la lame, et elle sera fendue en deux sans aucune résistance. Avant que vous ne m’interrogiez, oui, j’ai essayé avec une autre arme et le résultat ne varie pas. Quel que soit le matériel utilisé, il finit toujours sectionné de manière nette et précise.
Pendant mes investigations, j’ai lu dans quelques archives poussiéreuses l’inextricable parcours du combattant du bailli local pour convaincre les autorités du comté d’amener sur place un enchanteur, afin de sécuriser la ruelle en déposant au sol une rune de lumière noire. Car deux tragédies furent à déplorer. La première, une simple glissade durant un hiver particulièrement rude avait entraîné une tête coupée. La seconde, un homme ivre qui, ne voyant pas l’épée, s’était adossé au mur. Son torse fut tranché net en deux.
Mais alors pourquoi ? Pourquoi avoir abandonné une telle épée, signée vraisemblablement d’un grand maître ?
C’est en entrant dans la ruelle que Dra-ane entraperçut un étonnant phénomène. Un soleil levant jeta ses typiques rayons lumineux d’une couleur si particulière en cette saison blanche. Dra-ane, pénétrant donc dans ce passage exigu, fut interpellée par les reflets bleutés diffusés par la lame. Elle en conclut que l’épée avait dû séjourner ou bien être conçue dans la grotte Nar logée dans le volcan Can-vo.
Après une enquête rapide, une vieille tisseuse du village Can-vol expliqua que les chutes de pierres venues du ciel n’étaient pas rares, jusqu’à la lune où l’une d’elles s’abattit et décima son hameau situé aux abords du volcan. Cette femme confirma que son peuple l’avait forgée : une épée aux reflets bleutés. Elle tranchait sans la moindre résistance tout ce qui entrait en contact avec sa lame. Une erreur de manipulation de son porteur engendrait des conséquences désastreuses : jambes, bras, doigts, têtes, tous coupés net.
Ce fut un drame malheureux, aux suites funestes, qui scella la réputation de Vif-convol-Nar. L’épouse du chef du clan Can_Cla, qui possédait l’arme, tua par mégarde son amour. Son chagrin fut tel qu’elle courut… courut à en rendre son ultime souffle. Arrivant dans cette ruelle épuisée, à bout de « vie », elle se transperça les entrailles figeant l’épée dans ce mur en pierre de taille. Ainsi naquit l’histoire de la lame légendaire la Tranchante.
Un dernier détail étonnant, désirant revoir cette tisseuse pour éclairer certains points du récit, je reçus de chaque villageois interrogé une réponse identique : personne n’avait jamais connu, ni même aperçu cette vieille femme !
Votre conteur : Dau-nar Tome II – Extrait page 36
Depuis sa rencontre avec sa muse, Dra-ane, « sa perfection » comme il la nommait, Dau-nar avait accepté qu’une des pièces, situées à l’étage de la forge « De couleur vive », devienne le lieu de son nouveau laboratoire alchimique. Il la choisit la plus rectangulaire possible, afin de répondre à n’importe quel caprice d’agencement. De plus, sa fenêtre côté est donnait sur les jardins de l’église et offrait une vue splendide sur un parterre d’orchidées Colombe, de son vrai nom Habenaria Radiata.
Son officine, bien que pratique, était modeste, six foulées de long sur trois de large. Dau-nar étudiait l’emplacement parfait de ses éléments de travail depuis deux lunes. Ils devaient respecter des conditions particulières d’exposition à la lumière, mais aussi aux rayons subtils de l’astre de la nuit. L’idéal trouvé, tous ses fioles, tubes, alambics, tables de préparation, creusets, pinces, soufflets ainsi que d’étranges outils faits main sans noms avaient été nettoyés minutieusement.
Dau-nar marqua une pause. Ce dernier se désaltéra tout en regardant par sa fenêtre le fameux parterre. Il avait été spécialement conçu pour cette orchidée qui absorbait plus d’eau qu’un chameau par temps de sécheresse. Tu as dû coûter une petite fortune. Hum ! Une lune, je sauterai de mon mur et t’alambiquerai ! pensait-il chaque fois que ses yeux se posaient sur ce trésor.
Dau-nar se détourna de ce spectacle, et jeta un regard critique sur son laboratoire. Ses étagères en bois massif sur lesquelles trônaient des flacons d’huiles essentielles étaient tout simplement splendides. Des dizaines de milliers de lieues avaient été parcourues pour collecter en quantité suffisante ces fleurs et ces plantes, n’obtenant, dans certains cas, qu’une fiole de quelques millilitres de substances divines.
S’asseyant sur sa chaise haute en fer forgé, sa main caressa sa table de travail. Dau-nar devait rattraper ces deux lunes perdues pour parfaire ses stocks. L’alchimiste se demandait s’il allait exécuter les commandes de potions qu’ils avaient en cours, ou voyager dans les contrées de l’Est pour rechercher de l’essence d’Eugenia caryophyllus Sprengel afin de produire des potions de coupe-faim, car il était en rupture. Cette dernière, quoique classique, se vendait très facilement avec un bon profit.
Accusant une légère fatigue, Dau-nar laissa flâner son esprit. Il survolait un lit sur lequel un corps parfait était nu. Ses mains se tendaient pour caresser ses épaules dont le grain de peau le faisait chavirer. Comme hypnotisé, Dau-nar glissa ses doigts sur les bras au dessin divin. Puis, d’un mouvement rapide, mais contrôlé, posa ses lèvres entre les omoplates, pour se diriger lentement vers ses…
Dau-nar reprit ses esprits. Il aurait bien aimé partager du temps avec sa perfection, mais descendre et interrompre Dra-ane dans un moment de pure création et c’était un coup de marteau assuré sur le crâne…
L’alchimiste se concentra et renoua avec la réalité : parfaire ses stocks de potions et par la même occasion améliorer ses finances. Dau-nar se mit à la tâche1.
Crème de soin de beauté :
15 pièces d’or
HE Cymbopogon martinii 10 g
HE Pelargonium asperum 8 g
HE Citrus limonum 8 g / HE Aniba rosaeodora
8 g HV Gerbe de blé 25 ml / HV Argan 25 ml
Cette pommade était surtout destinée à sa clientèle aisée. Bien qu’un peu juste sur l’essence d’Argan, vingt-cinq unités pouvaient être produites. Dau-nar avait déniché, plusieurs cycles solaires auparavant, les meilleurs marchands d’huiles essentielles pour les plus communes d’entre elles. Son fournisseur d’Argan, réputé dans tous les territoires connus pour sa qualité supérieure, lui vendait à un très bon prix.
Potion de brûlure :
50 pièces d’argent
HE Lavandula latifolia spico 1 g
HE Lavandula angustifolia 1 g
HE Pelargonium asperum 1 g
HE Melaleuca altemifolia 1 g / HV
Millepertuis 3g HV rose musquée 3 g
La préparation nécessitait une manipulation précise et rapide, car les essences, très volatiles, généraient une importante perte de matière. La produire n’était donc pas économiquement viable, en plus de son faible prix. Cependant, elle impactait psychologiquement la couche de population la plus pauvre et se vendait ainsi très bien.
Crème de massage ou
Douleur du corps en massage :
15 pièces d’or
HE Rosa damascena 0,5 ml
HE Rosmarinus officinalis 0,5 ml
HE Aniba rosaeodora 5 ml
HV Macadamia qsp 50 ml
Dau-nar avait remarqué les douleurs récurrentes des fermiers et autres travailleurs des champs. Il concocta une crème de massage procurant une sensation divine de relaxation musculaire. Mais l’exécrable mentalité, qui associait plaisirs du corps à la féminité, avait fait de celle-ci un échec. Dau-nar, convaincu des bienfaits de cette crème, eut l’idée de génie de changer uniquement son nom : « Douleur du corps en massage ». Le succès fut immédiat. Croisant des clientes dans les ruelles du village, il suspectait, en remarquant leur sourire en coin, que certaines d’entre elles s’étaient aperçues de la supercherie. La réussite indéniable de cette « nouvelle » crème venait du fait, en plus de soulager efficacement les lourdeurs du corps après de durs travaux, qu’elle permettait de jouer avec son partenaire durant le massage. Un câlin valait bien mieux que toutes les potions…
Pastille anti-gueule de bois :
15 pièces d’argent
HE Citrus limonium 1 g
HE Mentha spicata 1 g
HE Artemisia dracunculus 1 g
HE Anthemis nobilis 1 g
Cette fois-ci, le produit fut une réussite dès les premiers instants. À l’origine, il devait être pris sous forme de quatre gouttes dans une petite cuillerée, avec éventuellement un peu de miel pour en diminuer l’amertume. Peu pratique. Dau-nar eut une autre idée de génie en créant une pastille incorporant la substance alchimique. Les ventes doublèrent immédiatement, car la « médecine » pouvait être transportée facilement n’importe où et par conséquent la prise d’alcool aussi… Par ailleurs, cette pastille présentait un avantage certain : une surdose n’engendrait aucune conséquence pour la santé. Cependant, le principe actif ingurgité sur une durée au lieu d’être instantané était un peu moins efficace que la prise en goutte.
Après une demi-lune de travail sans repos, Dau-nar estima suffisante la création de potions, se leva et fit quelques pas pour se dégourdir les jambes.
1Ma bible des huiles essentielles, Danièle Festy, éditions France Loisirs.
Un homme cagoulé en armure de cuir, un général d’infanterie de la première province Suf-tra du territoire Nic-ric et deux officiers d’escorte se trouvaient non loin du centre de commandement militaire du seigneur de guerre de la province.
Le gradé supérieur marchait en rond, soucieux. Guère habitué à ce genre de rencontre, il avait reçu l’ordre directement de son seigneur de se rendre dans cette maudite cabane en plein milieu de ce bosquet infesté d’insectes, pour voir une arme nouvellement créée par une organisation secrète représentée par l’homme cagoulé.
— Sachez, monsieur, que vous m’indisposez avec votre… masque. Nous n’avons pas besoin qu’un civil expressément imposé par notre seigneur nous occulte son visage. Cela nous offense, monsieur !
Le général marqua une pause. Ce dernier regrettait déjà de s’être emporté de la sorte, mais cela le soulagea un peu.
— De plus, il me semble que vos guerriers sont en retard. Pouvez-vous au moins nous décrire cette nouvelle arme ou peut-être nous expliquer le plan de manœuvre de la démonstration.
Le représentant resta immobile. Le général attendit une réponse. L’inconnu masqué se tourna vers l’unique fenêtre de cette cabane. Son regard se dirigea vers les militaires et tendit son bras droit en direction de cette dernière. Les trois hommes s’approchèrent de la vitre.
Le spectacle se voulait surréaliste. Une petite clairière se trouvait devant eux, un Quercus de plusieurs siècles isolé en son centre. Un guerrier sans arme ni armure, cagoulé lui aussi, faisait face à une vingtaine d’autres munis d’une épée à une main et d’arbalètes pour trois d’entre eux, à une distance d’une trentaine de foulées.
— Seul contre vingt, et sans protection ! Folie ! prononça tout bas le général à son escorte.
Soudain surgit dans le champ de vision de nos spectateurs incrédules deux hommes aux visages occultés. L’un portait une petite mallette de transport d’armes. La caisse s’ouvrit. Le second approcha doucement sa main. Elle s’arrêta net. Un regard, qui pourrait être celui du doute, s’échangea entre les deux représentants cagoulés. Un geste vif finit de parcourir l’espace qui restait pour étreindre l’épée. Les deux hommes coururent dans des directions opposées, celui armé vers le groupe des défenseurs et l’autre vers la cabane en abandonnant la mallette au sol. Il disparut rapidement, laissant les spectateurs maintenant intrigués.
Un premier carreau passa à moins d’une paume de l’attaquant. L’arbre centenaire reçut le second tir. Le guerrier ne se trouvait plus qu’à une dizaine de foulées de cette vingtaine de soldats qui n’avaient pas encore bougé, lorsque le troisième carreau toucha son épaule gauche.
— Mais que croyait-il, ce fou ? lança à haute voix l’un des officiers.
Bien qu’il marquât l’impact du choc, sa course ne fut pas ralentie pour autant. À la surprise générale, il exécuta une roulade et, tout en se relevant, planta son épée dans le torse d’un défenseur. Tous étaient persuadés que le coup réussi de l’arbalétrier avait clos le spectacle. Le guerrier tira sur son arme avec force. L’élan donné à cette dernière en sortant de ce torse la propulsa en lui faisant faire un demicercle coupant au passage la tête d’un homme. La défense s’organisa rapidement et cinq soldats entourèrent le guerrier tandis que des cordes d’arbalète se retendirent. À chaque riposte de la défense, l’épée la parait. Les déluges de coups furent tous esquivés ou contre-attaqués. Le nombre des défenseurs fondait comme neige au soleil. Chaque erreur était payée par le sang.
Nos spectateurs, bouche bée, totalement éberlués, tous experts dans le combat, avaient remarqué que le guerrier bloquait les assauts venant de derrière, impossibles à présumer. Cela tenait de la magie.
L’épée pénétra sans résistance dans le ventre du dernier arbalétrier qui s’effondra sous son propre poids. Le guerrier revint d’un pas lent et avec difficulté, visiblement éprouvé par sa blessure et son effort physique surhumain. Il s’abaissa pour remettre en place son arme dans la caisse posée au sol, et la ramassa. Le second représentant, qui était parti en courant en direction de la cabane, réapparut avec trois montures.
— Mais comment cela est-il possible ? rugit le général en se tournant vers l’homme cagoulé.
Il reçut pour seule réponse le bruit de sabots de trois chevaux qui s’éloignaient au galop.
Dau-nar passa devant la fenêtre côté nord et s’amusa de voir les badauds bouche bée en découvrant les jeux de lumière de la forge de sa bien-aimée Dra-ane.
Il se dirigea vers un petit meuble bloqué entre deux tables de préparation. D’une hauteur de 1,10 foulée, il présentait quatre tiroirs d’apparence classique. Mais le deuxième, d’une pression sur la partie haute intérieure, ouvrait la planche du fond, ce qui permettait d’y glisser du papier, des notes ou des livrets d’une épaisseur maximale d’un quart de paume. Dau-nar y posa son petit carnet codé de recettes alchimiques.
« Pour aujourd’hui, c’est bien ! »
Il referma le fond en utilisant la même technique, puis replaça quelques feuilles manuscrites avant de repousser le tiroir. Ce faisant, l’origine de ce meuble, créé il y a presque cent cinquante cycles solaires, surgit du fond de sa mémoire. Sa mère déménageait très souvent. Se rappeler toutes les demeures de son enfance lui était impossible, mais celle des « marais » l’avait marqué profondément, car elle fut l’origine de ses inspirations alchimiques.
Ce logis, ou plutôt cabane, fut construite sur une colline, plus précisément un petit soulèvement de terrain, dans un marécage à l’abord du village Ret-kiu. Ce dernier, entretenu par la province, possédait une source qui irriguait tous les champs alentour par un ingénieux système de tranchées. Ce village constituait un des lieux principaux en végétaux comestibles du territoire. Ce marais, d’une acre, fut préservé de toute intervention humaine et recelait en son sein une diversité de plantes et de fleurs admirable ; un trésor divin, le rêve de tout alchimiste.
Dau-nar était jeune, presque cinq soleils, lorsqu’il découvrit l’art de distiller les végétaux à travers les potions de soins que sa mère, elle aussi alchimiste, préparait. À ses six soleils, l’enfant créa sa première recette. Pour la tester, il avait dû apprendre à capturer les rats des marais, nombreux en cette région, parfaits pour les séances d’expérimentation. Le premier essai s’avéra un succès impressionnant en tant que… poison. En y songeant, Dau-nar rigola. Après l’envoi forcé d’environ cinq gouttes dans le gosier de l’animal, ce dernier s’immobilisa. Ses yeux se dilatèrent et ne cillèrent plus. Après trois battements de cœur, le mammifère tomba sur le côté, mort, son corps raide, tendu au point de se rompre.
Dau-nar mit quatre cycles lunaires complets à trouver le juste équilibre dans le dosage des essences. Créer sa première vraie potion, celle de sommeil, le rendit fier. Elle endormait le cobaye pendant une demi-lune. La durée pouvait varier en fonction du poids du sujet, mais les différences étaient minimes. À cet âge, Dau-nar n’avait pas encore la conscience du travail d’alchimie : la prise de notes, l’expérimentation scientifique. De plus, il venait tout juste d’apprendre à lire et à écrire, ce qui compliquait l’exercice. Cette formule, jamais inscrite dans son carnet, le marqua profondément.
À cette époque, et au cours de plus de quatre cycles solaires, Dau-nar récolta, alambiqua toutes les plantes et fleurs du marais, ainsi que certains types de bois. Mais ils étaient rares, et surtout très protégés dans cette province. L’apprenti alchimiste ne concocta pas beaucoup de potions après ses premières expérimentations, préférant se concentrer sur les caractéristiques et les propriétés des essences plutôt que de perdre de précieuses huiles durant ses innombrables tests. Ces connaissances lui permirent de comprendre les interactions des éléments et l’art des dosages. Dau-nar, alors très jeune, était tombé amoureux de la beauté des fioles de verre sombre. Ne pratiquant que très peu, ses stocks devenaient conséquents. Quand les rayons du soleil irradiaient l’étagère, ils illuminaient les flacons en créant des milliers de petits scintillements à l’intérieur. Leur danse l’hypnotisait.
Une lune de saison chaude, sa mère l’emmena chercher son présent pour son onzième cycle solaire. Elle décida d’aller au village Yil-nou, à l’orée de la vaste forêt de la province.
— Mais, maman, pourquoi faut-il que je vienne alors que c’est mon cadeau ? Cela ne sera plus une surprise ! s’enquit Dau-nar.
— Car il est spécial. Tu es grand maintenant. Tu dois comprendre que les surprises sont des événements non contrôlés. La maîtrise des informations te permettra de gouverner ta vie, Dau-nar, de propager tes visions et donc de t’imposer, répondit sa mère d’une voix neutre et froide.
Durant tout le trajet, une demi-lune, l’enfant se tut. Troublé, il saisit ces paroles et sut que c’était la fin des anniversaires comme il les avait vécus.
Fatigués, ils s’arrêtèrent à la première terrasse d’une taverne du village Yil-nou où ils se restaurèrent après cette longue marche. Ils traversèrent la place, et finirent le peu de chemin qui leur restait pour arriver devant la grande forêt. Ils y pénétrèrent sans hésitation et peu de temps après touchèrent au but.
Une petite unité de fabrication de découpe de bois était implantée et, non loin, un magasin de meubles. Sa mère le visitait durant ses nombreux allers-retours pour s’approvisionner en ustensiles de cuisine et de chauffe. Elle remarqua ce meuble, d’une finition magnifique, sans doute créé par un maître. Le propriétaire lui certifia qu’il existait à l’époque de sa grand-mère. Un client, qui l’avait payé, n’était jamais venu le prendre.
— Combien me coûterait-il si je vous proposais de l’acheter ?
— En fait, il est déjà vendu. Il ne m’appartient pas, ce joli meuble. Son créateur, un connaisseur des arbres, un grand maître, est mort une lune après s’en être défait, intervint Pli-ble d’une voix sourde et faible, en toussant à cracher ses poumons entre deux mots.
— Cela ne répond pas à ma question !
— Vous me direz, après cent trente cycles solaires ! Il y a peut-être prescription. Combien m’en proposez-vous ?
La mère de Dau-nar ne donnait jamais d’argent, sauf si elle n’avait pas d’autre moyen de satisfaire l’échange. Ce meuble, avec cette finition, ce vernis et ses secrets, devait valoir au bas mot entre cinq et six cents pièces d’or. Lors de sa première visite, elle avait entendu ce raclement de gorge caractéristique des fumeurs, dont les poumons ne pouvaient plus stocker tout ce poison vaporeux et le rejetaient par tous les orifices possibles. Elle saisit une petite fiole en verre sombre de son sac qu’elle portait en bandoulière.
— Buvez ceci et je reviendrai vous en apporter une centaine.
Pli-ble fit les yeux ronds, mais avait remarqué l’assurance froide de la personne. D’une main tremblante, il obtempéra et avala d’un trait le liquide épais qu’il sentait couler, et toute envie de tousser le quitta instantanément. Il ressentit comme un vent frais soufflant de l’intérieur. Cela faisait dix cycles solaires qu’il n’avait pas respiré normalement. En fait, il ne s’en souvenait plus ! Les yeux de Pli-ble brillaient de remerciement.
— Ce meuble est à vous, affirma le propriétaire d’une voix claire.
— Lorsque je reviendrai, je vous apporterai un coffret contenant une centaine de fioles. Vous ne devez en boire qu’une par cycle lunaire. Car, à plus forte dose, le remède deviendrait poison.
Dau-nar, durant tout le chemin de retour, ne prononça pas un mot. Mais où est mon cadeau ? se demanda-t-il. Ce n’est pas ce meuble… Non ! Un meuble n’est pas un cadeau ! Ses premières larmes montaient, car en son for intérieur une petite voix lui disait : « Si nous sommes allés le chercher et que nous revenons avec, c’est que… le cadeau est le meuble. Logique. »
Arrivée dans leur gîte, sa mère installa ce dernier.
— Fais attention, il est vieux et donc son bois plus sensible aux rayons du soleil. Protège-le !
Elle fixa Dau-nar et perçut son trouble ainsi que le brillant de ses yeux, prémices des premiers sanglots. Son visage s’éclaira.
— Et maintenant, ouvre le deuxième tiroir… Très bien, place ta main dedans, paume au-dessus et appuie sur la planche du haut.
Un bruit sec se fit entendre. Des ressorts libérèrent des clips, puis celle du fond, exposant à la lumière son secret : un petit emplacement occulte d’un quart de paume. Le visage de Dau-nar parut se détendre un peu. Sa mère venait de marquer un point important. Mais ce n’était pas suffisant pour gagner la bataille.
— À présent, le troisième tiroir.
La tension et ses idées ressassées toute cette lune disparurent d’un coup en voyant un paquet enveloppé d’un papier de couleur. Dau-nar ne put retenir ses larmes. Ce dernier se jeta dans les bras de sa mère.
— Ouvre-le !
Une fois déballé, sa main caressa délicatement un magnifique carnet, brillamment relié en cuir. Un doigt tourna la première page. Un petit mot de sa mère, en guise de préface, noircissait la deuxième. Dau-nar le lut à haute voix : « Dorénavant, tu pourras écrire tes recettes alchimiques secrètes et les mettre en sécurité. Bon anniversaire ! Ta maman. » Il passa à la suivante et put voir la formule de la potion de soin pour le propriétaire du magasin de meubles.
— Oui, tu l’as compris. Il te reste quatre-vingt-dix-neuf potions de soin à élaborer. Voici cinquante pièces d’argent. Considère que c’est un autre cadeau. N’oublie jamais que les huiles essentielles sont très volatiles. Et maintenant que tu connais le chemin du village, tu pourras acheter les potions de verre sombre qui te manquent.
Ce fut lors de cette lune qu’il comprit pleinement la vision de sa mère, et son cruel trouble mental. Toutes ses actions, ses pensées, ses obsessions œuvraient dans un seul but : la recherche du pouvoir. La création d’un monde dont elle serait la maîtresse.
Dau-nar ôta son regard du tiroir, et se leva pour sortir de son laboratoire alchimique, un étrange sourire aux lèvres.
« D’un mouvement ample et d’apparence lent, la lame coupa bras et têtes. Le guerrier, au visage tranquille, versa une larme à chaque ennemi tombant. »
Chronique du guerrier qui pleurait, chapitre VII – La charge
C’est une des rares lames dont la réputation s’est faite sur les champs de bataille, plus précisément au nord-est de la plaine de Nor-cur. Nous ne connaissons pas son origine, mais seulement son nom : Qui-rane-Eca ou dans la langue commune Délivrance.
Son histoire est larmes, tristesses et luttes contre la vie même. Cette arme, classique à première vue, fut donnée au fils cadet Hur-roc comme cadeau d’anniversaire pour ses six soleils. Hur-Fam était une famille unie et heureuse de cinq fils. La mère, Hur-ane, succomba en mettant au monde Hur-roc.
Peu après ses six soleils, celui-ci fut pris d’une violente et virulente fièvre, le paralysant. Ses proches, sans ressources notables, le choyèrent durant un cycle solaire. Mais même l’amour le plus grand, ou la tendresse de toute une famille, ne put repousser l’avancée inéluctable de la mort.
Ce fut lors des ultimes rayons de soleil de la dernière lune de la saison blanche que Hur-roc s’éteignit.
Ce fut lors de cette lune que la lame posée sur le torse de l’enfant reçut toutes les larmes de la famille Hur-Fam pour cette incompréhensible injustice.
Ce fut lors de cette lune que la lame reçut tous les sentiments contradictoires qu’un être puisse émettre.
Ce fut lors de cette lune que la lame reçut le pouvoir de la délivrance.
Lorsque votre cœur, empli de souffrances et de tristesse, finit d’assécher toutes les larmes de vos yeux, la douleur devient insupportable. L’être désespéré fait appel à Qui-rane-Eca, puis une fois en main se dirige, tel un zombi, sur cette fameuse plaine de Nor-cur, à la croisée de trois territoires ennemis, pour rencontrer son salut. La lame se nourrit de vos sentiments. Elle donne en contrepartie la joie de pouvoir encore verser une larme à celui qui la détient. Bien sûr, cet échange a un prix : il se termine inexorablement par une délivrance : la mort. Ainsi disparut la famille Hur-Fam.
« Dans un dernier geste, il est dit qu’un sourire fugace apparaîtra sur le visage du guerrier. »
Chronique du guerrier qui pleurait, chapitre XIII – La délivrance
Certaines rumeurs nous font parvenir d’étranges récits, semblables à des guerriers qui pleurent sur certains théâtres de lutte. Un être au cœur rompu fut sans doute attiré vers cette lame et la ramassa… En tout état de cause, nul n’a jamais trouvé l’épée. Il est dit qu’elle se montrera selon sa propre volonté aux esprits bouleversés.
Votre conteur : Dau-nar Tome II – Extrait page 94
Un homme en armure complète avançait d’un pas rapide vers sa place située au bout de la salle.
— Disciples, je vous salue, annonça-t-il d’une voix proche de l’enthousiasme.
— Maître, nous vous écoutons, répondirent en chœur les vingt membres de cette assemblée.
La pièce était de taille royale – vingt-cinq foulées de long sur quinze de large – et orientée nord, dépourvue d’objets de décoration autre qu’une table, pesant plus de mille quatre cents livres, posée en son centre et ses trente chaises faites du même bois précieux millénaire. Toutes arboraient un écusson : une ligne dessinant une spirale dont les extrémités représentaient des pointes de flèches dirigées vers l’extérieur. Cet espace était éclairé par des interstices situés au plafond dont la hauteur fut calculée pour que la lumière naturelle de la lune se diffuse de façon harmonieuse dans la plus grande partie de la pièce. Seul un demi-cercle d’un rayon de deux foulées dans chacun des quatre coins se trouvait dans l’ombre. Tous les participants, assis côté ouest et est, et le maître au sud, arboraient aussi le blason au niveau de la poitrine sur leur armure d’apparat en cuir. L’aménagement sommaire de la salle et l’uniforme officiel de l’organisation amplifiaient le mystérieux de cette assemblée.
— Nos derniers travaux sont couronnés de succès. La finition est exceptionnelle et l’harmonie du site nullement détériorée. J’ai vérifié moi-même la bonne fonctionnalité des mécanismes mis en place. Disciples, avez-vous effacé les éventuelles informations divulguées ?
— Maître, toutes traces ont été nettoyées, répondit calmement un homme qui s’était levé silencieusement. Des rumeurs relatant l’effondrement d’une mine ont été ébruitées sans que personne ne doute de leur véracité. Nous avons envoyé des missives aux différentes familles pour qu’elles fassent le deuil de leurs proches, conclut-il avant de se rasseoir.
— Bien ! J’ai le plaisir de vous annoncer que nous sommes entrés dans la phase finale de notre projet. Nous ne devons pas nous prononcer pour une victoire trop rapide. Cette étape est la plus longue. Il ne doit être divulgué d’informations sous aucun prétexte. À partir de maintenant, nous sommes situés en un lieu duquel nous ne pouvons plus nous mouvoir.
Tous les membres se levèrent.
— Maître ! déclamèrent tous en chœur avant de se réinstaller.
Ce dernier posa délicatement ses mains à diverses reprises sur la table. Après quelques subtiles manipulations, une trappe s’ouvrit. Six enveloppes en furent retirées.
Comme un seul homme, toute l’assemblée, sauf le maître, se dirigea vers le mur ouest. Arrivés devant celui-ci, tous exécutèrent de légères pressions sur certaines pierres. Presque simultanément, des portes coulissantes s’actionnèrent. Les membres franchirent respectivement leur seuil, puis sans bruit elles se refermèrent.
Le maître leva sa main droite. Un léger son grave rompant le silence se fit entendre derrière lui côté est. Les dimensions des angles de la pièce, calculées pour que les rayons du soleil n’y pénètrent pas, permettaient d’occulter un homme. Un garde en armure de cuir complète surgit et enfonça la barrière invisible de la lumière. Il s’arrêta à un pas du maître.
— Troisième porte.
Le garde entreprit la même démarche que les disciples un peu plus tôt. Le pan de mur escamoté s’ouvrit. Il se retourna et se dirigea vers son point d’origine.
Fel-abe, entra et prit place à la table. La porte derrière elle se referma. Assise, elle enleva son casque et le déposa à sa gauche.
— Maître, je vous écoute.
Celui-ci lui tendit son enveloppe. Un mouvement rapide brisa le sceau de cire la protégeant.
— Votre mission est très proche du centre. Le moindre indice sur nos activités, même incertain, pourrait entraîner des conséquences difficilement rectifiables. Vous devez m’apporter des renseignements sur Vif-convol-Nar. Sa composition, sa création, son origine et la source des métaux sont des données indispensables pour la bonne assimilation de cette épée légendaire.
Fel-abe souleva son casque et l’enfila avant de se lever et de remettre la lettre au maître. Sa tête s’inclina en guise d’acceptation et de soumission, puis se dirigea vers sa porte. Une fois celle-ci refermée, le maître tendit son bras gauche.
Un petit bruit se fit entendre cette fois derrière lui côté ouest. Un autre garde en armure de cuir complète apparut.
— Septième et neuvième.
Le même rituel s’opéra.
— Maître, nous vous écoutons, lancèrent-ils ensemble.
— Cette mission a pour objectif de récupérer du minerai brut et raffiné du territoire des Blesa. Je porterai une armure de travail et ne pourrai me battre avec aisance. Vous m’accompagnerez donc en tenue de combat. Un silence absolu devra être respecté lors des négociations que je mènerai.
Le maître sortit un coffret de petite taille et le donna au membre de la septième porte.
— Sur mon ordre, vous transmettrez ce coffret. Prenezen grand soin. Son contenu est très fragile et difficilement remplaçable. Surveillez attentivement les possibles divulgations d’informations durant l’échange. Nous reviendrons les effacer plus tard.
— Douzième et seizième.
Deux casques furent posés sur la table.
— Maître, nous vous écoutons.
— Cette mission comporte des dangers importants et ne doit en aucun cas échouer. Tous les indices laissés sur place devront être soigneusement supprimés. Vous allez dérober Leb-secu-Que dans le château secondaire du seigneur de guerre Fyn-cif.
Le rituel de nouveau s’accomplit.
— Deuxième et dixième portes.
Les mêmes gestes, les mêmes mots…
— Cette mission implique un grand risque d’être exposé à la lumière, car votre objectif se situe dans un lieu officiel. Vous devez vous procurer Rou-soi-Dro, gardée comme pièce à conviction pour le jugement de Tre-mor à Silc-hur.
— Cinquième porte.
— Maître, je vous écoute, dit San-cri.
— Cette mission vous sera fatale si vous êtes capturé. Vous devez dérober les sels de métal du fameux forgeron Tri-roc. Il n’hésitera pas une seconde à vous exécuter, sachez-le. Munissez-vous de cette fiole, elle vous sera fort utile le cas échéant. S’approprier les sels ne devrait pas être compliqué. En revanche, sortir du château après le vol ne sera pas chose aisée. Choisissez votre équipe.
Tout paraissait être une boucle temporelle, les gestes identiques, les mots, les tons de voix calmes, sûrs et sans peur.
— Quatrième et sixième portes.
— Maître, nous vous écoutons.
— Le minutage de cette mission est essentiel. J’ai eu vent qu’un seigneur de la troisième province cherchait un présent. Il vous faudra vous emparer de Dou-ure-Pef dans le village Try-bul. Faites-vous passer pour lui. Nous voulons garder en vie les forgerons. Veillez à ce que ces hommes ne subissent pas de dommages corporels.
La trappe de la table, à présent vide, fut fermée délicatement. Le maître, songeur, se retrouva seul. Les plans dans le plan se superposaient. Le temps ne représentait pas encore un élément déterminant, mais les actions devaient être parfaitement synchronisées. Toute divulgation d’informations attirerait les autorités ou des curieux au complexe à plus ou moins brève échéance. Le déplacer serait désastreux, voire fatal. Aucune rumeur, de source officielle ou non, n’indiquait qu’un site de cette envergure pouvait exister. Ce lieu secret était en sécurité, même lorsque des pèlerins, explorateurs, ou même des égarés y pénétraient. Ces derniers ne voyaient que le visible, le reflet de la grande illusion, l’occulte étant subtilement camouflé. La force, la puissance de cette assemblée seraient mises à terre instantanément si cet endroit était prématurément dévoilé.
Le maître se leva. Il repensa à ses longues méditations, à la lente préparation de son plan, maintenant si proche du but. Son esprit se fixa sur l’origine, sa plus tendre enfance, lorsque son âge lui permettait de comprendre sa propre existence. Il avait reçu deux éducations diamétralement opposées après la séparation de ses parents. Son père voyait l’univers comme si chaque humain en était le créateur. « Tu es Dieu, et tu es ici seulement pour te le rappeler. Mais n’oublie jamais qui je suis. » Sa mère, quant à elle, prônait l’individualisme. Elle disait sans cesse : « Tu dois lutter à chaque instant, car les autres le feront. Ce n’est pas le vainqueur qui jouira le plus, mais celui qui a amené ce dernier à triompher en agissant dans l’ombre. Et tout ceci sera possible si l’or ne constitue plus un problème. »
Ce métal brillant ne nourrissait pas une quelconque envie de richesse de la part de sa mère. Il lui permettait de façonner son monde de pouvoir sur lequel elle régnerait en maîtresse. Probablement, celle-ci comprit une lune qu’elle n’en avait plus le temps, ou peut-être le génie, alors elle inculqua son obsession à son fils. Son intelligence de synthèse fusionna ces deux visions. L’or, il le sut, comme par instinct, se trouvait partout. Le chercher serait une erreur ; la clé était les désirs des êtres. Les hommes voulaient tous la même chose : la jeunesse et la santé. La réponse à ces désirs était aisée. Elle pouvait se résumer en un seul mot : alchimie.
Le maître s’éloigna de la table en tenant les enveloppes des missions. Les quatre gardes se levèrent. Les deux situés côté nord l’escortèrent tandis que les autres posèrent leurs mains en des endroits clés du mur pour ouvrir une porte occulte, côté sud. Un large sourire apparut durant le peu de chemin qu’il devait parcourir pour en franchir le seuil. Le maître voyait l’objectif final, pouvant presque le toucher. Il serait son dieu.
Ses recherches alchimiques lui avaient permis de déchirer le voile des mondes cachés du temps et de la santé, grâce à un travail acharné et extrêmement dangereux. Son éducation, sa perversion, et son génie le conduisirent vers une autre dimension plus noire et encore plus risquée. Elle aussi pouvait se résumer en un seul mot : malédiction.
Le maître réprima un rire profond en se rappelant sa première victoire involontaire pour capturer l’essence d’une malédiction retenue au sein d’un objet. L’onde de puissance provoquée par ces images était palpable. Il la sentait monter puis descendre au plus profond de ses entrailles.
Son esprit élabora l’illusion, la finalité du plan, la lame apparut dans sa main : Pat-cir-Aib l’Immuable. Il savait où trouver les génies, et surtout comment les convaincre – ou les forcer – à travailler pour lui. L’organisation avait besoin de personnes reconnues dans leur art. La construction de son œuvre nécessitait de nombreux préparatifs et la fabrication de multitudes d’objets, tous dessinés par le maître. Celui-ci venait d’incorporer le dernier élément : le génie indispensable, la création parfaite, l’aboutissement d’une grande lignée : Dra-ane. Elle seule dominait la technique de forgeage par vibration permettant de travailler tous les métaux à n’importe quelle température. Elle seule pouvait façonner Pat-cir-Aib en une lune.
Les quatre gardes regagnèrent leurs coins respectifs. L’onde de puissance et le sourire s’effacèrent. La phase finale était lancée. Maintenant, il n’existait plus de retour en arrière possible. La porte sud se referma en silence.
Des hommes sont célèbres dans leur communauté pour la maîtrise de certains arts guerriers imposés par ses ennemis et, comble de l’ironie divine, causant leur propre perte. Un Blesa appartient à cette catégorie : un fermier répondant au nom de Yut-sab-Ble, |_-o-p^ dans sa langue d’origine.
À la lisière du territoire Silc-hur, nous pouvons apercevoir le début d’un vaste et hostile désert. Nous entendons peu de rumeurs sur ces étendues de sable. Nous savons, par l’historien et explorateur Ilk-ple-Sea, qu’il est peuplé d’humains de très fortes statures et carrures appelés Blesa. Comparés à tort à des ogres ou des trolls, ils ont, dans une commune mesure, un style de vie identique au nôtre.
Le seigneur de guerre Ret-ijy-Plo envoya divers espions afin qu’ils l’informent sur la possibilité d’une invasion et accroître ainsi son territoire. Ces derniers avaient révélé à l’époque que les habitants ne possédaient pas de structure politique stable ni de troupes. De plus, la seule arme entraperçue évoquait une masse lourde et lente quant à sa manipulation, même pour leur grande force physique.
Les limiers, rapides dans leurs conclusions, avaient mal interprété le mode de vie des autochtones. Les Blesas ne disposaient pas de soldats à proprement parler. L’unique structure politique stable consistait en fait en de vastes clans – tous guerriers – organisés autour d’un haut conseil. Haut conseil… de militaires ! Les Blesas étaient un peuple sage, intelligent, vivant en harmonie avec son environnement. Ils savaient le danger des changements trop brusques dans un domaine particulier au détriment des autres.
Par conséquent, leur société progressait de manière lente, mais en parfaite osmose dans les secteurs agraire, social, politique et militaire.
L’invasion avait pourtant bien commencé. La rapidité des lances d’infanterie et des épées des unités d’élite, et le rapport de force – de l’ordre de dix contre un – leur permirent de prendre aisément le dessus face aux troupes Blesa, composées uniquement de lourdes masses. Les pertes énormes de l’ennemi dégageaient un doux parfum de victoire. C’était sans compter le phénomène imprévisible qui transformait la certitude en probable, et le probable en impossible.
Yut-sab-Ble pratiquait un peu la forge. Les Blesas consommaient en très grande quantité des clous de toutes tailles et formes pour sceller entre elles les pierres de leurs habitations souterraines, évitant ainsi les infiltrations de sable. Yut-sab-Ble était chétif et donc essentiel pour sa communauté, car seuls les plus faibles pouvaient produire ces fameux clous. Ces derniers ne devaient, sous aucun prétexte, être plats, mais ronds ou ovales pour un assemblage parfait.
L’unique métal, dans le sous-sol de ce territoire, était composé de minéraux ferreux très lourds. Il ne pouvait pas être transformé en acier par apport de carbone, qu’il ne possédait pas, du reste.
L’origine des masses était liée à la très grande force des Blesas. Un unique coup de marteau de forge aplatissait un bloc de métal d’une paume d’épaisseur en une feuille fine comme du papier. Seuls les « chétifs » pouvaient créer des masses ou des clous.
Après les premiers assauts catastrophiques, le haut conseil militaire Blesa réunit tous les forgerons pour savoir s’il était possible de produire des armes légères, comme celles de l’ennemi appelées épées.
C’est Yut-sab-Ble qui en eut l’idée. Le problème ne venait pas de la force des Blesas, mais du marteau élaboré à partir du fameux minerai ferreux. Lorsqu’il exposa sa solution, l’assistance put sentir un vent glacial parcourir la salle. La masse du marteau devait être allégée pour compenser une frappe naturellement puissante. Leur environnement offrait juste un matériau répondant à ce critère, mais il était rare et sacré : le bois. Le haut conseil décida de couper un seul arbre et ordonna à Yut-sab-Ble de fabriquer le plus d’armes possible.