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Deux Ganymède s’opposent. La première, c’est une utopie forgée par des exilés fuyant la Terre et sa domination patriarcale, une société égalitaire rêvant d’un monde neuf – avant de disparaître, noyée dans la glace qui a formé le Palimpseste d’Anat. La seconde, la Ganymède de la Louve, a perverti cet héritage pour instaurer un règne de cruauté et d’oppression.
Aspera, orpheline de la débâcle devenue guerrière indomptable, ira au-delà de sa vengeance pour abattre la tyrannie et libérer les siennes. Pendant ce temps, Sarah et sa famille, réfugiés sur une Terre moribonde après un naufrage interstellaire, sont à nouveau forcés de fuir pour leur survie, et celle de l’humanité.
Mais la plus grande menace n’est pas cette guerre interplanétaire qui approche. Elle ne fait que préparer l’avènement de la Gangrene du vide, un cataclysme que l’Univers subit depuis la naissance des Ombres…
Entre rêve et ruine, qu’est-il advenu de l’utopie de Ganymède ?
Et vous, jusqu’où iriez-vous pour la retrouver ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
L’auteur,
André Fűzfa, est Professeur ordinaire à l’Université de Namur en Belgique et un expert internationalement reconnu pour ses recherches en gravitation relativiste et cosmologie. Très actif dans la promotion de l’astronomie et la vulgarisation scientifique, il a reçu le prix Wernaers 2013 de diffusion des connaissances et le prix d’excellence 2024 des Trophées de Matière grise.
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Seitenzahl: 667
Veröffentlichungsjahr: 2025
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AndréFűzfa
Retrouver Ganymède
À Achille,Petite étoile dont la lumière continue de briller,Même au-delà de l’horizon des rêves.
[Dédicace de l’un des pères de l’escadrille]
À nos enfants,
Et à ces étoiles humaines qui nous forgent,
Même depuis leur demeure céleste.
Ligne d’univers1 de Titan, vers le milieu du 24e siècle.
Dans le palais de la tyranne qui règne sur la nouvelle société de Ganymède.
Elles lui disaient qu’une Mère ne choisissait pas ses combats. Que les batailles s’imposaient d’elles-mêmes aux femmes. Et que, lorsqu’elles surgissaient, douloureuses de promesses sanguinolentes, il fallait se ruer à leur rencontre, pour mieux les embrasser. La Louve ricana. Elle se dit que, là-bas, sur l’ancienne Ganymède, on savait passer une belle pommade à ces naïves qu’on envoyait à la mort. Mais des baumes, elle en connaissait de bien meilleurs.
La lueur, fusante, zébra soudain la pièce, projetant d’inquiétantes silhouettes difformes sur le plancher glacé. Elle aimait tant cette fureur des éléments, quand ils châtiaient implacablement le sol, tout comme elle-même se plaisait à torturer les chairs. Mais le Palimpseste2 l’avait rejetée, lui aussi. Alors la Louve s’était jurée que, désormais, ce serait elle qui choisirait ses propres combats. Et les ferait exécuter.
Au-dehors, la cryotempête allait forcissant. Des éclairs, bien plus brillants que le pâle Soleil, lacéraient le ciel orange. Les bourrasques tourmentaient inlassablement le lac d’hydrocarbure en contrebas de la falaise. Les torrents de méthane liquide flagellaient les épaisses baies du palais de glace. Ce Nouveau Monde était d’une froideur extrême et, pourtant, des éléments qui, sur Terre, sont gazeux déchaînaient ici toute leur colère pour mieux façonner leur globe selon leur volonté. Les ganymédiennes qui avaient trouvé refuge sur cette lune de Saturne singeaient ces forces de la nature.
C’était le temps qui convenait pour se repaître. La Louve se leva lentement, mais gracieusement de sa cuve de jouvence. Ces cures d’invention terrienne qu’elle avait fait détourner puis incorporer à la communauté ganymédienne exilée faisaient des miracles. Sur ce satellite, elle revêtait l’apparence de cette femme d’âge mûr, meurtrie, défigurée, mais adulée. Et suivie aveuglément, comme il se devait. Non, en fait, la Louve n’avait pas d’âge. Peut-être même avait-elle toujours été là, d’une certaine manière, incarnation récurrente de la perversion et de la vilenie.
Un jeune homme, membre de sa garde personnelle, lui tendit des deux mains une étoffe aux motifs étranges, tout en regardant ses propres pieds en signe de soumission. La revêtant, la femme passa sa main dans ses cheveux de jais, dévoilant une moitié de visage noirci et nécrosé, dévasté par le feu intérieur qui l’avait frappée jadis, au Palimpseste d’Anat. Il n’y aurait pas d’androcée3 aujourd’hui pour la Louve, car la tempête au-dehors se prêtait mieux à ses exercices préférés : ceux du courroux et de la tyrannie.
Alors que le serviteur du jour se mettait en retrait d’un air résigné, la Louve s’approcha de la large baie panoramique où on avait disposé un singulier aquarium pressurisé. Dans la lueur des éclairs, on pouvait voir une forme de vie étrange, protéiforme, s’ébattre. La femme s’approcha de la boîte à gants et y glissa une main. Avec une vitalité étonnante pour un personnage qui aurait été une vieillarde dans un autre siècle, elle saisit sans ménagement la créature et la sortit à l’air libre en la faisant passer par un sas. L’amas vivant sembla se crisper de douleur sous la brusque dépression tandis que sa tortionnaire l’empalait de son autre main. Alors que l’agrégat changeait progressivement de consistance, mollissant dans sa mort, la Louve en façonna une espèce de sarbacane en forme d’entonnoir évasé, dans laquelle elle glissa une bille aimantée.
Sculptant soigneusement son outil de mort, elle admira brièvement son œuvre qu’elle devait encore parachever. Les ganygrades étaient des organismes extrêmophiles qu’Aspera Holdfény avait jadis arrachés aux profondeurs insondables de l’océan sous la glace de Ganymède, juste avant de partir avec l’escadrille des Mères. Après quelques années d’ingénierie biologique, cette forme de vie déjà stupéfiante à la base, leur avait donné un avantage technologique unique dans tout le système solaire. Les terriens avaient inventé la nanorganique : l’art de singer le vivant avec la matière. Les ganymédiennes y répondraient, en leur opposant cette forme de vie qui savait singer la matière. Pour y parvenir, elles avaient dû domestiquer, asservir, disséquer, expérimenter, modifier — ou plutôt corriger les imperfections de la nature.
S’accaparer la création, au fond, c’était bien ce qu’ils faisaient, eux, les hommes, depuis la nuit des temps. Prendre possession, sans scrupules et sans en avoir le droit, c’était ce que les terriens ont toujours fait à leurs femmes. C’était ce destin qu’ils avaient voulu imposer par la force aux ganymédiennes. Et à elle, la Louve éternelle. Les ganygrades, cette forme de vie majestueuse, dénaturée à l’extrême, désormais incapable de recouvrer la liberté de son habitat naturel parce que condamnée à servir, ces ganygrades partageaient désormais le sort que les sociétés humaines avaient réservé aux femmes au cours des âges. Ces extrêmophiles extraterrestres constituaient donc l’instrument idéal de leur revanche… et de leur reconquête du genre humain.
La Louve approcha le cadavre de la créature de la paroi de glace. À son contact, la matière désormais inerte se cristallisait lentement. La femme s’arrêta un instant, pour faire signe au jeune homme de s’approcher. Il s’exécuta, avec la lenteur du condamné qui monte de son plein gré vers l’échafaud.
–« M’aimes-tu ? » lui dit la femme, d’une voix charmeuse.
–« Oui, ma Reine » lui répondit le garçon, le regard toujours plongé vers lesol.
–« N’aimes-tu que moi ? » insista la Louve, plus taquine.
–« Oh, bien sûr, ma Reine », balbutia-t-il.
–« Alors, si tu m’aimes, pourquoi m’as-tu trahi ? », dit l’accusatrice.
–« Mais, ma Reine, je ne vous ai pas… » se défendit maladroitement l’homme.
D’un geste brusque, elle le coupa puis fit sèchement : « Si. Faiblesse, maladresse, détresse, rien de cela n’a de place dans ma meute. Tu n’as aucune excuse. Tu as failli, donc tu as trahi. » Elle s’approcha de lui, lui tenant la joue en feignant la tendresse : « Ne t’ai-je pourtant pas tout donné ? Ma meute qui t’a accueilli ? Qui t’a dressé ? Qui a fait de toi l’un des plus efficaces prédateurs qui soit ? »
Le jeune homme enfonçait toujours plus son regard vers le sol, pliant sous la culpabilité que la manipulatrice lui instillait. « Et mon corps », lui dit-elle, mielleuse, « ne t’en ai-je pas parfois fait l’honneur pour te récompenser de ta bravoure ? » Le garçon rougit avant de pâlir, mais ne disaitmot.
Alors, la femme le repoussa : « Mon cher, tu connais la règle des néo-shinobis. Il n’y a aucune place pour les faibles dans ma meute… » Elle s’en retourna vers la paroi de glace pour y frotter la sarbacane sur toute la surface puis, pendant que la douce froideur de la glace transformait la carcasse de l’extrêmophile en supraconducteur, la Louve prononça sa sentence. Pointant le tube métallique dans la direction du malheureux, l’effet Meissner eut tôt fait d’expulser la bille que la Louve y avait insérée plus tôt. Bien entendu, le choc ne serait pas suffisant pour tuer la cible, ne le faisant même pas saigner. La violente toxine dont le ganygrade mourant avait enduit le projectile s’en chargerait bien plus efficacement, et dans un raffinement de souffrance.
Le garçon s’effondra, puis gesticula alors qu’il agonisait dans sa bave. La Louve, elle, se délectait de contempler encore une fois la mort en action. Pendant que les derniers soubresauts agitaient la carcasse gisante, la Reine remit son arme dans le sas de l’aquarium, qu’elle noya d’une eau saline à très haute pression. L’extrêmophile génétiquement modifié ressuscita, reprenant sa nage étrange. Puis, contournant le cadavre encore chaud qu’elle regarda avec mépris, elle appela deux autres néo-shinobis4 de sa garde. « Voici, mes chéris », leur fit-elle comme une maîtresse l’eût fait avec ses chiens, « bon appétit ! » leur lança-t-elle alors qu’ils emmenaient le corps du déchu pour le processus qui allait le recycler en leur pitance.
La Louve contemplait l’orage qui se déchaînait toujours au-dehors. Il nourrissait sa colère. Apercevant le reflet de son visage démoli dans la baie, elle eut une moue de dégoût. Ils l’avaient trahie, là-bas au Palimpseste d’Anat. Après toutes ces années de préparation, de manipulation, de dissimulation, elle aurait bientôt sa vengeance. La Reine choisissait ses combats, et ne laissait pas les combats la choisir. De même, Sa Majesté sélectionnait celleux qui les menaient pour elle, se battant dans l’odeur du sang.
Mais la Louve ne voulait pas seulement sa revanche. Non, elle voulait être la seule qui compte, pour l’éternité. Celle autour de qui tout graviterait. Celle qui garderait tout l’amour, le véritable, celui qui est trop précieux pour être partagé ou galvaudé. Oui, elle remplacerait bientôt leur précieux Soleil, à ces terriens. Encore mieux : elle l’utiliserait, cette naine jaune, pour mieux les briser.
La Louve avait vécu bien trop longtemps. Pour elle, vivre sur Terre, c’était souffrir. Ou faire souffrir. À la tête des ganymédiennes, elle libérerait bientôt l’humanité du fardeau de l’asservissement exercé par ces hommes qui se sentent tellement supérieurs. Elle instaurerait enfin un nouvel ordre, le seul qui compta à ses yeux : celui de sa meute. Les hommes sont comme les bêtes de somme, ou ces ganygrades : ils sont faits pour obéir et servir. Et pour assouvir la Louve.
–« Depuis quand es-tu là, mon enfant ? » fit la Reine sans se retourner.
–« Depuis suffisamment longtemps. » Aspera Holdfény avait plus que jamais des griefs à son encontre, mais, cette fois-ci, elle amenait de quoi lui demander des comptes.
La Louve se tourna légèrement de façon à voir entièrement son interlocutrice dans le reflet de la glace. Comme à son habitude lorsqu’elles dialoguaient ensemble, la Reine ne voulait pas s’exposer directement.
–« Mes rapports indiquent que tu as fait merveille dans le système jovien », fit la Reine, hautaine. Puis, la Louve nota qu’Aspera portait l’insigne tant convoité de commandante de l’escadrille des Mères. Elle contint sa fureur et ajouta, cinglante : « Tu as une nouvelle breloque à ce que je vois. J’espère que tu en es fière. J’imagine que je dois te féliciter. »
–« Ne vous en donnez pas la peine, ma Mère. Je suis déjà honorée que vous l’ayez remarquée… » fit Aspera avec ironie.
–« Commandante, dois-je vous rappeler qui vous servez ? » fit la Louve.
–« Non, Madame. Je sers Ganymède. »
La sale petite garce effrontée l’avait mouchée. La Reine reprit, totalitaire : « Et Ganymède, c’est moi. Rappelez-vous-en, ma fille. »
La Louve laissa passer un temps pour lui laisser mûrir sa remarque. Après tout, cette garce était l’un de ses meilleurs atouts, qu’elle avait mis beaucoup de temps à dompter. Alors, elle reprit d’un ton plus avenant : « Ainsi donc, tu es allée voir ce bon vieil amiral avant même ta propre mère. Et comment va-t-il, en cette belle journée de tempête ? »
–« Madame, il était en armure. »
La Reine parut très satisfaite de la réponse. Tout devait être en bon ordre de bataille.
–« Ainsi donc il t’a promue commandante de l’escadrille des Mères… sans me consulter… »
–« Oui, Madame. Il m’a dit en avoir reçu la délégation de vous-même. J’étais prête et j’ai passé l’épreuve. C’est un grand honneur de suivre vos pas… »
La Louve interrompit sèchement avant qu’Aspera ne l’aventurât trop loin : « Cela aurait pu attendre que nous soyons de retour autour de Jupiter. Tu devais rester sur place pour finaliser la préparation de l’opération militaire qui établira notre tête de pont sur Io. Ton retour constitue une perte de temps bien trop précieux. Que diable fais-tu donc ici ? »
–« J’ai pris mes dispositions avant de partir. Car, ma mère, il y a eu sur Jupiter… un évènement surprenant. Et inattendu » fit Aspera.
–« J’espère que tu ne fais pas allusion au grand retour de mon cher Hosseal et de sa camelote de vaisseau interstellaire qui n’a pas tenu la route du retour. Comme c’est dommage… J’avoue avoir bien ricané quand j’ai appris la bonne nouvelle, comme beaucoup d’autres sans doute. Tout ce gaspillage en vain, pour finir sa course dans les étoiles des antipodes, sans espoir de retour. Bon débarras… Et cela fait peut-être bien nos affaires, alors que nous nous apprêtons à reprendre la place qui nous revient de droit, autour de Jupiter. »
–« Ah ! Elle n’est pas au courant avant tout le monde pour une fois. Ses sales roquets assassins n’ont pas fait leur sale boulot de fouille-merdes » se dit Aspera. Elle la tenait, la vieille rosse, la prétendue grande impératrice des ganymédiennes allait enfin devoir lui rendre des comptes et lui expliquer pourquoi elle lui avait caché la vérité pendant toutes ces années.
–« Non, Madame. Ma Mère… » fit Aspera délicatement, « Le Forward5 nous a livré des naufragés. Un homme… et une femme. »
Était-ce l’instinct ? Ou bien la méfiance ? Toujours est-il qu’Aspera se garda bien de parler de moi, Ava, face à la Reine. Aspera crut abattre son atout quand elle révéla à la Louve le nom de la survivante : Sarah Holdfény6, ma mère qui était enfin rentrée. Curieusement, la vieille bique en demeura impassible. Au contraire, elle semblait peiner à digérer la nouvelle et à incorporer cette information cruciale à son schéma mental. Et la Reine eut bien du mal à reprendre le contrôle d’une discussion qui devenait dangereuse, et qu’elle réussit à dévier vers un autre sujet de plus grand intérêt pourelle.
Dépitée par la réaction décevante, Aspera fut bientôt remerciée par la souveraine, alors même qu’elle aurait dû recevoir un blâme pour avoir donné un de leurs précieux convoyeurs interplanétaires ganymédiens à la naufragée. Contre toute attente, la guerrière fut poliment renvoyée à ses nouvelles prérogatives militaires.
Laissée seule, la Reine, visiblement troublée, peut-être même déstabilisée, semblait trop occupée par la concoction d’une quelconque manigance. Elle finit par se convaincre de remettre ce problème malvenu à plus tard. Après tout, l’effrontée lui avait bien servi en repoussant la menace jusqu’à la Terre. Quand ils s’en rapprocheraient, elle chargerait ses chiens de garde de nettoyer ce qui devait l’être. Pour l’heure, la Reine avait d’autres chats à fouetter. Bientôt, elles repartiraient sur Jupiter et la Louve se rapprocherait du Palimpseste d’Anat sur Ganymède. Il le fallait, mais la Reine frémissait alors qu’elle ressentait à nouveau la douleur vive dans sa chair.
Une partie d’elle, sa faiblesse, était morte là-bas. Sur cette peau étrangère qui se reflétait dans la glace pure de son palais, on peinait vraiment à reconnaître les traits de Yona Holdfény, celle qui fut la glorieuse commandante de l’escadrille des Mères.
Figure1: Tu n’as aucune excuse. Tu as failli, donc tu as trahi.
* **
Sur Ganymède, autour de Jupiter, quelques décennies auparavant.
La première bataille du Palimpseste.
–« Une Mère ne choisit pas ses combats », lui dit la commandante de l’Escadrille, d’une détermination teintée de mélancolie.
Yona détourna son regard de son ailier et, juste avant de plonger vers la bataille furieuse en contrebas, elle ajouta : « Non, ce sont ses combats qui la choisissent. »
Leur commandante l’avait ordonné : le reste de l’escadrille des Mères devrait rester en orbite. Seul son binôme de tête, Shinnosuke et elle-même, pourrait frapper les étrangers qui avaient osé profaner leur sol. Son intercepteur spatial fonçait à toute puissance vers Ganymède, poussant le gigantesque bloc de glace avec lequel les défenseurs voulaient abattre les envahisseurs à terre. En bas, dans la plaine du cratère d’Anat, les Amazones se déchaînaient dans la fureur d’un combat au corps-à-corps en microgravité où elles excellaient. Mais, alors que leur cause avait tout pour triompher, le véritable piège s’enclenchait derrière elles, aux alentours de Vénus. La mort invisible se ruait vers elles, à la vitesse de la lumière. Et dire qu’il ne restait à tant de valeureuses qu’à peine une heure à vivre.
Shinnosuke n’avait pas le temps de se lamenter sur l’injuste décision du sort. Le destin, ou peut-être était-ce le combat, avait choisi Yona pour guider la montagne de glace depuis l’espace jusqu’à la frappe finale. Le néo-samouraï allait devoir se contenter de couvrir sa commandante : il ne pourrait pas se sacrifier à sa place. Non, il fallait vivre avec son temps : Shinnosuke devrait mourir avec elle. Comme ce serait une mort honorable, digne de son serment. Revigoré, déterminé, l’ailier décrocha à son tour de l’orbite pour accomplir son devoir et accompagner sa daimyō7 dans le trépas au fond de l’abîme. Alors que Shinnosuke pourfendait les défenses ennemies comme il l’eut fait avec son sabre, il ne pouvait se douter vers quelle perte iels fonçaient : cette apocalypse qui dessina le Palimpseste légendaire.
Dans sa descente aux enfers vers cette arène de mort, l’esprit de Yona s’évada, laissant vaquer son corps aux automatismes guerriers. Son animal de bord avait lancé la chanson « Aces High » du groupe Iron Maiden. Au fond, la guerre n’avait pas changé, ni en trois siècles ni en des millénaires : son appétit vorace engloutissait indistinctement les innocents comme les monstres.
Yona se demandait si sa première fille, Sarah, écoutait aussi ses vieilleries datant de la préhistoire spatiale que Yona lui avait léguées. Ce fut le point d’interrogation de trop, celui qui laisse la mélancolie vous emporter au pire moment. Sarah, abandonnée bien malgré elle, à cause de ces salopards d’Augmentés. Comme Yona espérait qu’elle fût encore en vie, cette fille perdue. Sans nouvelles d’elle, interdite de partir à sa recherche et encore moins de la protéger, Yona était piégée ici, sur Ganymède, par le serment et le devoir martial.
Et si elle était encore vivante, sa fille se souvenait-elle encore d’elle ? Avait-elle trouvé des parents de substitution ? Ou des gens bien qui prenaient soin d’elle ? Les autorités militaires de Ganymède le lui avaient promis : cette bataille la libérerait de sa conscription. Yona aurait achevé d’honorer leur règle : une fille donne une famille, une famille donne une fille. Si elle sauvait Ganymède de l’invasion, la lune reconnaissante lui rendrait alors sa liberté. Yona en rêvait : libre, elle reprendrait son autre fille, Aspera, son tribut à la Ganymède et, ensemble, elles s’en iraient. Oui, elles partiraient retrouver Sarah, la première née, là où le Soleil est tellement brillant que l’espace lui-même en paraissait moins froid.
Alors, Yona retrouverait sa fille aînée8, elle lui apprendrait toute la vérité sur l’accident, sur son père, sur sa naissance, sur ces étranges bijoux de perles noires qui les reliaient. Yona lui avouerait qu’elle l’aimait, plus que tout, que leur séparation a été la plus grande souffrance de sa vie. Et puis, cette mère exilée lui expliquerait l’odieuse exigence de Ganymède pour son propre sauvetage dans la ceinture d’astéroïdes. Car cette lune si éprise de liberté avait réinventé de nouvelles brides : toute dette envers le Verseau était aussi lourde que longue à honorer.
Sarah et Aspera lui pardonneraient-elles l’impitoyable service militaire de l’escadrille des Mères ? Ce serment qui oblige à enfanter pour la colonie avant de broyer les familles lorsque venait l’heure de se battre ?
Et Aspera, lui pardonnerait-elle de ne lui avoir jamais révélé l’existence de cette sœur aînée ? Comment réagirait Aspera si elle apprenait que son idole, sa maman qui commande l’escadrille des Mères, ne se bat que pour payer sa dette et plus vraiment par idéalisme ? Que Yona ne vivait plus que pour arracher Aspera à cette prison glacée, pour l’emmener à la recherche de cette grande sœur inconnue qu’on a laissée derrière ?
Aspera comprendra-t-elle que sa mère n’était pas l’héroïne impavide et sans attache qu’on leur présentait en égérie ? Car Yona était une femme infiniment triste et torturée, croulant sous le poids de la culpabilité d’avoir survécu à sa première famille. Une mère contrainte de fonder une lignée dans cet exil et d’être ainsi prisonnière de celleux de Ganymède qui lui avaient offert cette seconde chance. Yona, amère, se demandait ce que valait cette nouvelle vie, dédiée à la servitude militaire et au dévoiement de la maternité.
L’histoire humaine se lit plus facilement en y reconnaissant les constantes. La guerre, par exemple, est souvent initiée par les cyniques, et certainement exécutée par les sadiques et les inconscients. Mais c’est toujours un déluge sauvage qui sait très bien engloutir les innocents. Celleux qui n’aspirent qu’à construire et à embellir cet univers qui les accueille se retrouvent ironiquement à brandir ou subir le fléau de la destruction aveugle. En cette descente aux enfers, la commandante de l’escadrille des Mères ne le comprenait que trop bien : nous ne livrons pas toujours les combats que nous aurions voulus. Yona pria pour qu’on lui rendît un jour son véritable combat : celui pour ses filles.
Ainsi précipitée dans une chute vertigineuse, la pilote de guerre guidait une montagne de glace afin que l’énergie cinétique acquise depuis l’orbite se libérât pour mieux refroidir les ardeurs de ces assaillants. Ces sales types qui jalousaient l’utopie de Ganymède et leurs paumés sanguinaires n’avaient rien à faire ici : les maîtresses du Verseau9 allaient les bouter dehors. Mais, au fond, Yona non plus, elle n’aurait pas dû être là. Ni Shinnosuke d’ailleurs, il avait connu ses propres drames, tout comme les quelques autres pères de l’escadrille. L’escadrille des Mères n’acceptait en son sein que les âmes torturées par le malheur : il fallait croire que cela n’en faisait d’elles que des guerrières et des mercenaires plus efficaces.
Alors, au cœur de cette violence qui se déchaînait autour d’eux, Yona se mit à rêver de ces vies qu’elle n’aura pas eues. Une famille heureuse, sur Mars ou sur la Lune — comme il l’aurait voulu — et elle l’aurait sans doute suivi. Pour lui, vivre pour explorer les mystères de la gravité. Pour elle, vivre libre tout simplement, et apprendre à sa fille le maniement d’un voilier solaire. Mais non, il a fallu qu’il y ait ce salopard d’Hosseal et cet accident avec tous ces morts. Puis la fuite de Mars, toujours plus loin de Sarah laissée à l’arrière, avant que leur couple ne fît naufrage un peu plus loin dans les astéroïdes. Pourquoi les ganymédiennes l’ont-elles sauvée, elle ? Parce qu’elle était une femme ? Et qu’une fille, ça donne une famille, pour mieux l’en priver ensuite ? Ses sauveteuses auraient pu se contenter qu’elle leur donnât juste une nouvelle fille, un colon de plus. Mais non, une pilote torturée, cela faisait surtout une bonne commandante. Si les ganymédiennes avaient accepté sa libération, Yona aurait pu partir avec Aspera, tâcher de retrouver celle qui était perdue en fuyant toutes ensemble la folie des humains, tous genres confondus. En fait, ses sauveteuses ganymédiennes l’avaient piégée avec leur promesse d’une libération, au prix d’un autre massacre en somme, soi-disant à perpétrer pour la bonne cause.
Le cratère d’Anat10 approchait à toute vitesse quand son instinct de survie la sortit de sa torpeur. Quelque chose clochait dans les commandes de l’appareil. Pas le temps d’investiguer que la douleur la saisissait déjà, dans son dos d’abord, sous sa peau. La souffrance irradiait, à mesure que son sang changeait de phase en bouillonnant. Au-dehors, la montagne de glace commençait à fondre et à s’évaporer sous l’action d’une force immense et pourtant invisible. Affolée, Yona tentait de maintenir le cap, mais son intercepteur ne répondait plus. L’intelligence de bord avait disparu, première victime de l’assaut électromagnétique.
Yona tenta de ne pas sombrer, mais eut juste le temps de réaliser qu’elle ne pourrait plus décrocher à temps. Son vaisseau et elle frapperaient bientôt l’ennemi avec le gigantesque marteau de glace, dont la fonte le faisait ressembler à une comète en approche de son soleil en contrebas.
Soudain, son propre collier de perles noires, un bijou pourtant aussi incassable que sa conception en était mystérieuse, se rompit. Les sphères opaques se répartirent autour d’elle, se multiplièrent frénétiquement tout en se répartissant dans une distribution bien trop symétrique pour n’être due qu’à un simple hasard. Alors, au milieu de cette apocalypse de vapeur qui se déchaînait partout, jusque dans son corps, ses douleurs se turent bientôt tandis que le temps lui-même semblait se geler. Quand Yona réouvrit les yeux, son corps apaisé devenu miraculeusement muet, elle crut rêver. Ou que le paradis était une bien singulière étoile obscure. Écarquillant les paupières, la femme fut frappée par cette vision d’un soleil noir que barrait une auréole aveuglante aux formes distordues.
–« Bonjour ! », fis-je, pour achever de la réveiller.
–« Qui es-tu ? » fit la commandante à cette petite fille bizarre qu’elle ne pouvait reconnaître.
–« Eh bien ! Je m’appelle Ava », répondis-je, en haussant les épaules.
–« On se connaît ? » demanda avec hésitation la commandante, parce que ma présence lui semblait familière.
–« Non, et oui. En fait, tu me connais, car je suis de toujours et de partout. Même si je ne suis pas encore née là où tu te trouvais. Tu sais, j’aime voir toutes ces lignes qui se tissent, même si c’est flou tout en bas. Et d’habitude, on ne me voit pas comme ça. Tu as de la chance aujourd’hui, j’ai dû m’habiller pour te parler. »
Yona ne pouvait comprendre un traître mot à mon charabia d’enfant des étoiles. J’en ris et, après un moment, elle me rejoignit de bon cœur, comme si on avait été des copines depuis toujours.
–« De la chance, ah bon ? » fit Yona en passant sa main sur son dos qui, l’instant d’avant, n’était qu’une plaie. « Eh bien, ma petite, tu es un bien drôle de phénomène, mais tu as sans doute raison. Bon, dis-moi franchement, je suis morte, c’est bien ça ? »
J’éclatai de rire sous ce cliché : c’était bien un truc de grandes personnes, ça. « Non, Yona, tu n’es pas morte. Pas encore. Et pas aujourd’hui. Tu sais, on est très loin de chez toi, ici. Pourtant, ce n’est pas le paradis. Peut-être là-bas, derrière la frontière du soleil noir… » À ces mots, je plongeai mon regard dans le sien, pour qu’elle comprît sans motdire.
À la vision de mes yeux à l’iris tourbillonnant, Yona se figea dans l’effarement. Elle me toucha pour voir si j’étais bien réelle.
–« Je reconnaîtrais ces yeux entre mille… ils sont tellement rares, qu’ils n’appartiennent qu’à notre famille » ditYona.
–« Crois-tu ? » fis-je, « peut-être as-tu raison, ces motifs dans nos iris n’appartiennent qu’aux nôtres, mais alors tu te trompes sur l’étendue de notre famille. »
–« Mais si tu n’es pas encore née, comment est-ce possible que je puisse te voir et te parler ? Qu’est-ce que tu es ? As-tu des parents ? » puis, chuchotant, Yona ajouta, pleine d’espoir, « Une mère ? »
–« Ah oui, désolé, je suis distraite. Je manque à tous mes devoirs. J’aurais dû commencer par là. Oui, oui, rassure-toi, ma mère, Sarah, est bien vivante. Vos lignes finiront par se recroiser. »
Yona fondait d’émotion, et mon aplomb d’enfant des étoiles ne l’avait guère ménagée.
–« Je suis désolée, je ne peux pas t’en dire plus pour le moment, car ce n’est pas pour cela que nous t’avons conviée ici. Et tu ne peux pas rester longtemps. Vois-tu Yona, ces tourbillons dans nos yeux, ils sont la marque des destinées choisies par celleux du soleil noir. Bien entendu, toutes nos cousines n’ont pas des iris comme nous pour accueillir le signe. Mais ne t’inquiète pas, la marque s’invite tout de même, elle trouve bien un endroit où se loger. Tu sais, Yona, notre famille est en fait très ramifiée, et bien au-delà de l’humanité. À travers le cosmos, je dirais même que nous sommes légion. »
Je sentais bien que l’émotion était trop forte : elle peinait à me suivre. Je lui souris et je pris sa main pour mieux l’emmener : « Viens, Yona, je dois te présenter bien des gens qui attendent depuis trop longtemps de te rencontrer. Et il y a même des filles de lune11 qui ont hâte de te revoir. »
* **
La lune d’Io, dans le système jovien12, janvier2344.
Nous sommes quelques années après la confrontation
entre la Louve et Aspera Holdfény sur Titan.
Cette dernière écrit cette lettre à sa fille Astéria13.
Je sais que tu ne voulais pas de cette guerre, ma fille, mais moi non plus. Ce sont ceux de la Terre qui l’ont provoquée. Ils nous en veulent toujours d’avoir quitté la fange de ce berceau qu’ils ont saccagé. Alors ils ont voulu nous souiller également, en envoyant la mort jusqu’au cœur de notre nouvelle maison, sur Ganymède.
Tu as refusé de t’engager… Un jour, tu changeras d’avis, peut-être. Je l’espère. Dans l’escadrille des Mères, on vit pour voler et on vole pour que les autres puissent vivre. Comme j’aurais voulu partager ce devoir avec toi, ma fille, parce que je n’ai pas pu l’honorer avec ma propre mère. Tu rejettes encore notre règle. Une fille donne une famille, alors une famille doit donner une fille. Tu dis que ce n’est pas ta guerre, et que ce ne sera pas celle de ton enfant. Mais tu oublies l’essentiel, Astéria. Ce n’est pas nous qui choisissons nos combats. C’est une illusion : ce sont nos combats qui nous hèlent.
Reste loin du front alors, puisque tel est ton choix, en attendant que la guerre ne se rappelle à toi. Ici, notre tête de pont sur Io tient bon. Lorsque nous y avons débarqué un peu avant la conjonction de 2338, le système jovien était encore sous l’emprise des pilleurs qui avaient assailli Ganymède. Le nettoyage est en cours, nous en libérons bientôt totalement ces lunes.
Mais à quel prix ? Pour une Mère, il est aussi douloureux de donner la mort qu’il l’est de donner la vie. La guerre est comme notre Reine, elle est bien jolie tant qu’on la regarde de loin. Quand elle reste abstraite et s’abstient d’être concrète. Mais une fois notre nez sur son affreux visage, on se rend compte que ce n’est pas du tout ce qu’on avait imaginé. Astéria, la guerre a fait de moi une meurtrière, que l’on amnistie à chaque aube en espérant que la vétérane recouvre sa fraîcheur du premier jour.
J’espérais trouver la paix dans la vengeance. Mais je la cherche encore. Ils n’ont pas encore payé. Les soldats qui occupaient nos lunes, ce n’était que du menu fretin protégeant des orpailleurs minables et exploitant les misérables. Les vrais coupables, j’irai les dénicher là-bas, jusque dans leur berceau de fange dont ils sont si fiers. Avec mon escadrille, nous leur ferons craindre le Soleil : ils retrouveront la terreur de regarder un ciel où la menace invisible est permanente.
Et je leur ferai payer cher le massacre d’Anat.
Oui, je la hais désormais. Aussi fort que je l’ai aimée. Ils me l’ont prise sur Anat : ma mère est morte ce jour-là, pour devenir cette femme froide et cruelle que je n’ai plus jamais vraiment reconnue. Comme tu aurais aimé la connaître, celle qui s’appelait encore Yona, quand elle volait pour nos libertés et qu’elle racontait à la gamine que j’étais toutes ces aventures de lunes et d’étoiles. Mais la bataille de Ganymède a accouché de deux palimpsestes. Celui qui a effacé le cratère d’Anat sous une couche de glace fondue puis redurcie. Et celui du visage de notre Reine amère, à demi effacé par la torture. Même son âme semble être restée sur l’Anat d’avant le cataclysme. Il ne nous reste guère que sa colère, impitoyable, et sa cruauté avec laquelle elle nous cravachera jusqu’à sa victoire. Et notre perte…
Pourquoi me l’a-t-elle cachée, cette sœur, que j’ai sauvée près de Jupiter ? Parce qu’elle l’aimait plus que moi et qu’elle ne voulait pas me l’avouer ? Quand je suis rentrée sur Titan, avec cette nouvelle que nulle autre ne connaissait, je tenais enfin ma chance. Je voulais la confronter, la troubler, obtenir enfin des réponses, des excuses. Je voulais la faire revenir, cette maman qui dormait peut-être encore sous les cicatrices de cette vieillarde aigrie et tyrannique qui cherche tant à échapper à l’usure du temps.
J’espérais des larmes. Je fus déçue : je ne reçus que de la glace, plus froide encore que celle des murs de son palais. La Reine était plus inquiète de savoir si ce type-là, Hosseal, je crois, avait survécu tout comme son équipage. Elle tenait à ce que je confirme que la précieuse cargaison du bonhomme avait bien été perdue. Mais quand j’insistai sur son enfant perdu qui était enfin revenu, la Reine fuyait. J’espérais qu’elle me déteste pour avoir aidé Sarah à rentrer sur Terre plutôt que de l’avoir ramenée de force avec moi sur Titan.
À la réflexion, je pense que j’ai bien fait d’être jalouse. Sarah avait l’air d’être une chic fille. Elle venait d’échapper par miracle à la mort et elle méritait mieux que d’apprendre que sa mère avait survécu à ses propres drames pour en devenir une espèce de monstre dans lequel je ne la reconnaissais plus. Sarah allait avoir son enfant et une fille donne d’abord une famille.
Alors, pour ne pas gâcher son bonheur d’être en vie et de bientôt enfanter, pour ne pas l’entraîner avec moi dans un combat qui n’était pas le sien, je ne lui ai rien dit pour la Reine. Oui, je me tus. La Yona que nous avions connue toutes les deux, notre mère était morte au Palimpseste. Ce qui se réclamait aujourd’hui de cette identité était un monstre défiguré, dehors comme au-dedans.
Et je me suis également masquée à ses yeux. C’était mon cadeau, à cette fille qui revenait des étoiles. Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire : Sarah vivrait mieux en ignorant tout de la seconde vie de sa mère sur Ganymède. Pas de mère reperdue, pas de demi-sœur torturée. Pas de monstres, en somme.
Quant à notre mère, elle ne se souciait plus guère de Sarah, comme de moi non plus d’ailleurs. Alors la Reine n’avait pas besoin de savoir pour le bébé. Et, si un jour elle venait à l’apprendre et que le fond d’humanité qui restait peut-être en elle arrivait à en souffrir, alors j’aurais eu ma petite vengeance.
Un monstre de glace, assoiffé de temps. Je hais tous ceux de la Terre pour ce que ma mère est devenue de leur faute. À cause de leur jalousie, de leur ambition, de leur convoitise. On n’avait rien demandé, nous, sur Ganymède, on voulait juste vivre libres bien loin du Soleil. Maintenant, je ne suis plus que l’esclave de la guerre et le bras armé de la Reine. Elle peut bien avoir sa victoire, je m’en fiche. Moi, je me contenterai de ma vengeance, dussé-je devoir aller jusqu’à l’apocalypse.
Sur Io, nous avons domestiqué le feu ardent des volcans, pour mieux cultiver les instruments de notre vengeance. Nos cultures de ganygrades y ont bien performé : nous serons équipées comme nulle part ailleurs dans tout le système solaire. Nous donnerons à la guerre une nouvelle couleur inédite, celle de ce métal vivant dont nous nous vêtons.
Bientôt, l’escadrille des Mères tout entière mourra, pour mieux ressusciter deux ans plus tard, à l’autre bout de cette orbite. Nous serons telles des phénix de glace et nous fonderons sur le Bouclier de Vénus. Alors, je me révélerai à eux dans toute ma fureur, et ils trembleront à l’évocation de mon nom de guerre : la Vierge de Fer.
Avant que le froid ne m’emporte, j’aurais tant voulu te dire… que pour moi, il n’y a pas que ma vengeance. En la recherchant, j’ai compris qu’elle n’impliquait pas que moi. Je ressens tellement ce poids. Elles me parlent, tu comprends ? Toutes ces sœurs, martyres, par-delà les âges, par-delà les espaces insondables, nous avons toutes tant souffert. De l’amour et du devoir, de l’abandon et de l’abnégation, de la lâcheté et de la cruauté des hommes. Je ne peux pas renoncer, Astéria, car je suis leur hérault. Aux commandes de ma troupe de filles, et de quelques hommes qui ont payé le prix le plus fort, je serai leur fléau.
Nous, les femmes, serons-nous jamais libres ? Nos ancêtres avaient quitté la Terre par écœurement. Mais aussi par espoir. Elles ont fini par s’installer sur Ganymède. Des hommes justes qui épousaient leur combat les ont suivies. D’autres les ont accompagnées pour l’honneur, ou pour l’amour. D’autres encore s’étaient glissés parmi nous en emportant leur mauvaise graine. Mais on ne s’est jamais laissé faire.
Sur cette lune jovienne, nous avions fondé un havre égalitaire. Pour tous les humains, peu importe leur genre, s’iels en voulaient un. On aimait comment et quand on voulait. Et comme il le fallait : ensemble, réunies contre l’adversité. On pensait être enfin libérées… On se trompait.
Ils ont attaqué notre colonie, parce qu’on était trop libres aux yeux de la Terre. Astéria, nous n’avons pas perdu ce jour-là, à Anat. Nous étions des Amazones invincibles et on nous a fauchées par traîtrise, alors que la victoire nous souriait.
Peut-être qu’au fond, sur Ganymède, nous n’étions pas libres non plus. Le serment ou la règle. Entre ces hommes inféodés à leur suzeraine et ces femmes qui devaient payer de leur corps leur tribut à la colonie. Sur cette lune, nous avions réinventé nos propres jougs.
Notre loi, c’est mon mors. Pour qu’une famille puisse donner une fille, il faut d’abord qu’une fille donne une famille. Pour avoir ma vengeance avec l’escadrille des Mères, je devais enfanter. Et j’ai dû aimer contre ma nature…
Astéria, ce que je voulais tant te dire, c’est que j’espère que tu me comprendras. Que tu me pardonneras. Je le craignais, mais je ne regrette pas d’avoir dû suivre notre règle. Parce que tu existes et que ça a tout changé au fond de moi. Si je me bats, je pense en fait que c’est pour toi. Pour que ma fille puisse connaître ce jour où les femmes seront enfin libres.
Je connais mieux que personne le dilemme des Mères. Devoir administrer la mort quand on préférerait s’occuper de donner la vie. À la tête de notre escadrille, je guiderai nos sœurs et je mènerai nos hommes.
Tu peux compter sur moi, ma fille. Je serai notre vengeance. Je serai leur épreuve.
Aspera.
* **
Sur Terre, environ 5 années après le retour du Forward.
Je termine ma promenade dans la matière, de retour de l’infiniment petit.
J’aime bien me balader comme d’autres utilisent une loupe.
Malheureusement pour mes parents, je ne vais pas me réveiller tout de suite.
Tout au fond, il y a le flou. Mon père me dirait que c’est quantique. Là-bas, je ne parviens à rien voir distinctement. Les lignes d’univers fusionnent et s’entremêlent avant de s’estomper, formant un brouillard insondable et pourtant grouillant. Quand je remonte l’échelle, cette brume d’incertitude se décolle et je peux distinguer les fils des corpuscules. J’adore quand ils se regroupent en cristaux : ils dessinent des tubes rigolos dans le grand bain. Plus haut, ce sont des cellules qui forment le tissu de sa ligne. On n’y voit peut-être plus le voile de l’infiniment petit, mais cela reste tout de même un beau fouillis que ces petites usines qui s’échinent dans un ballet coordonné, mais complexe. Et dire que c’est tout cela qui la fait vivre. Qui la fait penser à moi et se morfondre. Mais à quel endroit de cette imbrication de milliards de minuscules agents apparaît donc la peur ? Une cellule, ça ne connaît pourtant pas la trouille. Ni deux ni cent, à mon avis. Alors, nos sentiments, ça surgit à quel niveau, au-dessus de ce tas de briques insensibles ?
Moi, c’est Ava, et je préfère voir les choses de plus loin. Alors je gravis quatre à quatre les échelons de la matière. Ça y est, je la vois, Maman, pas loin de Papa et de Muezza : la chatte synthétique est restée près de mon corps. J’aperçois le désert, puis la Terre avec toutes ces lignes de vie qui vibrent, parfois à s’en briser. Ah, je croise notre Lune : ce sera l’une de nos étapes. Car, à l’horizon futur, pointe déjà la Gangrène. Zut, je suis allée trop loin pour aujourd’hui, je dois redescendre. Là, c’est mieux, on voit même plutôt bien d’ici.
Si mes mots vous semblent bizarres, dites-vous bien que c’est normal. À me lire, vous êtes sans doute comme mes parents, un peu désemparés. Ou troublés par le vertige. Ne vous en veuillez pas, vous, mortels, vous ne pouvez pas tout comprendre. De mes cousines, les Ombres, j’ai hérité d’une affinité particulière pour l’espace-temps. C’est pourquoi j’ai décidé de vous conter toutes nos histoires. Car je puis aller partout et toujours. Je vous partagerai ainsi un peu de mon don unique, celui qui me confère ce point de vue si singulier.
Je vous le dois bien à vous autres, pauvres humains, qui ne possédez pas comme moi le sens étoilé.
Mais voici que mes parents se disputent à mon sujet. Désolé, je dois rentrer.
–« Elle n’est pas malade, Alim. Elle est juste… différente. »
–« Sarah, ma chérie, bien sûr qu’Ava est différente. Exceptionnelle même. Mais elle est malade. Je veux dire qu’elle est en danger, tu comprends ? »
–« Ça, c’est toi qui le dis », fit la femme, irritée, mais sans quitter sa posture prostrée. Elle refusait de voir la vérité médicale, celle de mon père.
L’homme déglutit, avant d’inspirer et de continuer : « Son cœur s’était encore arrêté. Pas trop longtemps, mais quand même. Puis, comme d’habitude, comme si de rien n’était, il est reparti au même rythme. » Sarah soupira, puis déclara, acerbe : « Tu devrais rester tout le temps auprès d’elle alors. Moi, je ne sers à rien… je ne suis pas médecin. »
Alim souffrait véritablement de voir ma mère ainsi, dans cet état psychologique. « Ses constantes sont bonnes et Muezza veille sur elle… », il hésita, « en fait, ce soir, ce n’est pas elle qui me préoccupe le plus… » et il laissa le reste de la phrase en suspens. Sarah n’était pas idiote, et elle connaissait bien Alim, son intuition comme sa compassion.
–« C’est gentil de ta part… mais ça ne change rien. Et on s’en fout de comment je vais. Tu la vois malade. Je la vois différente. Finalement, ce ne sont que des mots. Ava ne vit pas entièrement avec nous. Elle est ailleurs la plupart du temps. Nous sommes les parents d’une fillette absente, mais aussi tellement présente quand elle est éveillée… »
–« Un ange ensommeillé, qui sait tout sur tout. »
–« Une enfant de la nuit. Ou plutôt des étoiles. Je me demande si elle peut les toucher quand elle dort aussi longtemps. »
–« Pourquoi pas ? Elle est narcoleptique, ça ne l’empêche pas de rêver. Mais toi bien… »
Alim procédait avec tact, mais Sarah se referma comme une huître que l’on titille. À force de craindre mon grand départ, l’éclaireuse du ciel en avait développé une achluophobie.
–« La nuit est très belle ce soir. Pourquoi tu ne leur donnerais pas une autre chance ? »
–« À qui ? Aux étoiles ? » demanda-t-elle. Alim acquiesça, avec un clin d’œil. Sarah se recroquevilla sur le sol, entourant ses genoux de ses deux bras, se balançant doucement d’avant en arrière.
–« Je ne peux plus… » murmura-t-elle, « je ne reconnais plus la nuit. Avant, elle était mon amie, parce que je croyais la connaître. Mais à présent, toute cette noirceur parsemée d’éclats épars m’oppresse. Et me donne juste froid », fit-elle en tremblotant.
–« C’est parce que tu as peur », lui glissa tendrement Alim.
–« Oui. Avant qu’Ava ne vienne au monde, j’avais tellement confiance. C’était comme si l’Univers me parlait, et que je pouvais l’entendre. Tout semblait faire sens, j’allais toucher la vérité. Mais c’était une illusion. Je l’ai compris la première fois où on a failli la perdre. »
Elle s’arrêta un moment et leva les yeux vers Alim qui s’était assis à côté d’elle. « Et toi, comment tu fais ? Tu n’as pas peur ? »
–« Je mentirais sans doute si je disais que non. Mais je ne peux pas avoir peur. Iel nous a envoyé cette épreuve, pour nous mesurer, pour sonder la profondeur de notre amour. »
–« Si Dieu existe, alors ton Iel nous a juste envoyé une fille. C’est un cadeau, pas une épreuve. »
–« Je voulais parler de sa maladie… »
–« De sa différence », corrigea-t-elle.
–« Tu as raison, Ava est un don. Et nous n’en avons pas encore vu toute l’étendue. Sa maladie en est le prix. Celui de notre épreuve… »
Sarah le coupa, furibonde : « Alim, arrête avec ça bon sang ! Si ton Dieu de miséricorde existe, alors pourquoi s’amuserait-iel à rendre les enfants malades ? Par jeu ? Juste pour tester la foi de leurs proches ? »
Alim sembla troublé par la pertinence de la mère. Il reprit, doucement « Sarah, tu as sans doute raison : Iel ne nous envoie pas les maladies. Elles n’ont pas besoin d’Iel pour s’incruster dans nos vies. Et puis, qui suis-je pour connaître Ses plans ? En tout cas, je pense qu’on peut être certains d’une chose… »
–« Quoi encore ? » fit Sarah, un brin fatiguée.
–« Nous ne sommes pas seuls. Iel n’est jamais loin, quand on souffre, comme quand on rit. »
–« Si ton Iel n’est pas loin, alors tu pourrais lui demander ce qu’on doit faire ? »
Alim voyait bien à quel point Sarah souffrait de la situation, tout comme lui, jusqu’à en redevenir sceptique. Blasphématrice.
L’homme tenta, maladroitement : « On pourrait faire avec, je veux dire, tenter de vivre malgré la maladie. »
–« Et accepter de la perdre ? » dit Sarah, à présent désespérée. « Alim, cette gamine, c’est tout pour moi. Depuis qu’elle est née, plus rien d’autre n’a d’importance. »
–« Sarah, nous sommes trois. Et la trinité a quelque chose de sacré. »
–« Non, Alim, tu ne comprends pas. Avoir cet enfant a changé ma vie, ma vision de l’existence. On a beau avoir vécu des choses uniques, aller jusqu’aux étoiles et en revenir entiers, on est revenus ici comme des messagers malgré nous. Mais tout ça, je m’en fous. Le trou noir là-haut, les Autres tout autour, leur foutu message incomplet, sans compter toutes les dangereuses andouilles là dehors dont on doit se cacher. Il n’y a plus qu’Ava, puis toi, puis seulement moi. »
Alim espérait la raccrocher à la réalité dans son ensemble. « Tu n’espères plus trouver la solution à cette énigme des Autres ? »
–« Non. À vrai dire, je m’en fous », fit-elle boudeuse. « Et même si je ne m’en moquais pas, je n’en aurais plus les moyens. La peur de perdre d’Ava, qu’elle ne se réveille plus, cela me mine tellement. Je ne crois plus en rien… Je n’arrive plus à réfléchir. La maladie, la différence, ça prend toute la place. J’aurais tellement voulu comprendre ce message, mais… » elle posa sa tête sur son bras, le regard dans levide.
–« Mais… ? » questionna-t-il.
–« Tu veux que je t’apprenne une leçon de vie ? », dit-elle, amère.
–« Oui. S’il te plaît. »
–« La vérité c’est que ce n’est pas nous qui choisissons nos combats. Non Alim, en réalité, ce sont nos combats qui nous choisissent. »
–« Je suis bien d’accord », murmura-t-il. « Cette sagesse, je l’ai réalisée également. Mais, tu sais quoi ? »
–« Dis toujours… » fit une Sarah blasée.
–« Et si ces deux quêtes, je veux dire, comprendre ce que nous veulent ces Autres et soigner Ava… » il hésita.
–« Oui ? »
–« Et si ces deux quêtes ne l’étaient pas… »
–« Que veux-tu dire ? »
–« Et si ce n’étaient pas deux quêtes, mais bien une seule. L’unique quête de l’héroïne Sarah Holdfény et de son fidèle ingénieur », fit-il avec un brin d’autodérision.
–« Quoi, tu veux dire qu’elles ne sont pas incompatibles ? Qu’on peut élucider le message des Autres tout en soignant Ava ? ça n’a rien à voir et puis on est juste coincés dans ce trou, et sur cette planète bien loin des Autres… On ne peut pas aller leur redemander des précisions ! »
–« Et pourquoi pas ? Tu voudrais deux choses qui ne sont peut-être pas incompatibles. Mais, à bien regarder en arrière, je me demande si tout ça n’est pas interrelié. Après tout, la naissance d’Ava tient tout de même du miracle… »
–« Et on ne peut pas dire que la suite ait été banale non plus », renchérit Sarah. « Peut-être que tu as raison… Mais que doit-on faire alors ? Et puis comment ? »
–« Sarah… moi aussi, j’ai de l’intuition. Depuis qu’on est rentrés, tu sais, je suis le monde à distance. Il est devenu dingue. »
–« Tu veux dire, encore plus dingue qu’avant ? » ricana-t-elle.
–« Sans aucun doute. Bien plus encore. Les bruits de bottes se font entendre dans tout le système solaire. Il y a des tarés sanguinaires partout, manipulés par une foule d’autocrates augmentés, arrogants et débridés. Je vois bien qu’on prépare les gens à s’entretuer, une fois de plus. Et ensuite… »
–« Et ensuite ? »
–« J’ai le pressentiment qu’on court à la catastrophe. Nous, notre famille, comme le reste du monde. »
–« J’espérais que tu serais plus optimiste concernant notre famille. »
–« Je crois que c’est ma peur du noir à moi. Je prie, mais il n’y a que le silence qui m’accueille. »
–« Ah ? Parce que d’habitude, on te répond ? » dit Sarah, taquine.
–« Oh, arrête de me charrier, mécréante va ! » fit-il en lui donnant un petit coup de coude, comme à une copine collégienne. « Ce silence qui m’effraie, je crois que c’est le calme avant la tempête. Je le ressens. »
–« Je m’en fous », fit Sarah. « Tout ça n’a plus d’importance. Le monde peut bien s’écrouler, moi, je veux juste garder ma fille auprès de nous. »
–« Ne dis pas ça. Les malheurs se partagent, eux aussi. Sarah, rien n’arrive jamais par hasard, et j’ai fait un rêve étrange cette nuit. »
–« Ah, tu arrives encore à dormir, toi ? » fit-elle avec une pointe de ressentiment.
–« J’étais épuisé après une journée de veille. J’ai failli et je me suis assoupi. Dans mon songe, j’ai revu mon grand-père, tu sais, Uriel. Je t’en ai déjà parlé… »
–« Oui, je me rappelle. », elle se radoucit, attendant la suite.
–« On était dans le désert de mon enfance, assis tous les deux sur une dune, la nuit. Tout était comme avant, moi le gamin esseulé et lui le vieil homme usé. Et il… Il m’a dit un truc bizarre. »
–« Quoi ? »
–« Uriel m’a dit que la Lune allait à nouveau se lever. »
–« La belle affaire… ça colle plutôt bien au contexte de ton rêve, non ? »
–« Non, je ne pense pas. La Lune, je crois… enfin, je suis certain qu’il parlait de toi. Parce qu’il a ajouté que je devrai la suivre… »
Sarah ferma les yeux et restait assise, indécise. Décidément, les messages sibyllins et les prophéties des illuminés, ce n’était pas son truc. Alim se leva, puis lui tendit tendrement les deux mains, l’invitant à se lever.
–« Sarah, mon intuition me dit qu’on ne doit pas rester ici, sur Terre. Pour aller où exactement, je ne sais pas. Je ne voulais plus partir, mais je sais que j’irai où tu iras. »
Elle prit une profonde inspiration, puis lui sourit. Elle se rappelait les paroles d’une vieille chanson de Metallica, un groupe de rock datant de la préhistoire spatiale, cette période qu’elle affectionnait tant. « Nothing Else Matters. » Son couple était en pleine dérive, en pleine traversée du désert. Bel exploit. Elle s’était éloignée de lui à force d’inquiétude, comme elle avait pris trop de recul avec elle-même. Rien d’autre n’avait compté plus pour elle qu’Ava et sa… différence. Usée par la crainte de la perdre, Sarah avait laissé tomber tout le reste : son couple, les Autres, sa quête sur la nature de la gravité. Et les étoiles.
La peur de me perdre en avait fait oublier à Sarah combien elle était riche : être en vie et avoir trouvé ce chouette type, puis enfanter, contre toute attente. Toute sa vie, elle avait cherché la confiance, et elle l’avait finalement trouvée en lui. En ce paria de la Terre, qui croyait encore en Dieu à son âge. Puis, son bonheur, elle l’avait aussi trouvée en moi, sa fille, dans nos rires quand je suis éveillée et que mon cœur est auprès d’eux.
Ensuite, cette confiance, Sarah l’avait enterrée, écrasée par la crainte qu’un jour, je ne revienne pas de mes escapades dans le grand bain. Elle s’en voulait à présent.
Sarah embrassa Alim et l’entraîna avec elle, pour danser en silence au rythme de cette vieille chanson archaïque et rocailleuse qui trottait dans sa tête et qui ne parlait qu’àelle.
Enfin rassérénée, Sarah se tenait là, face à la porte, comme on s’apprête à faire le saut de l’ange. Et elle en franchit le seuil, s’en allant retrouver les étoiles comme elle ne l’avait plus fait depuis trop longtemps.
Après quelques pas dans l’obscurité enfin redevenue son amie, la voûte céleste l’accueillit comme une fille qui aurait fugué. Sarah les reconnut, ces astres familiers à peine étourdis par cet air turbulent. La femme semblait questionner les étoiles : comme toujours, elles répondraient, à leur façon. À l’est, on voyait poindre les premiers rayons de Lune, l’astre laiteux rappelait sa fille de sa lumière.
Et, tout là-bas, un message d’espoir d’un vieil ami, encore sur la route, fut émis.
Alors Sarah l’entendit à nouveau, ce chant cosmique qui l’avait accueilli autour de l’Arche. Elle en avait oublié la sonorité immense et cet écho éthéré lui remplissait à présent l’âme. Elle retrouvait le courage de repartir à l’assaut de l’immensité et de s’abandonner à nouveau à leur appel.
Il ne me restait plus qu’à lui indiquer le chemin. Mes parents trouveraient bien le moyen d’y aller. Pour moi, Ava, leur enfant des étoiles, il était temps de me réveiller. Pour mieux les guider dans l’opacité fatale qui allait bientôt émerger du néant.
On allait bien s’amuser.
Figure2: Le Bouclier deVénus
1 Une ligne d’univers désigne, en relativité, une trajectoire dans l’espace-temps, reliant tous les évènements de l’histoire d’un même objet. C’est donc une courbe reliant des points repérés par une coordonnée de temps et trois d’espace.
2 Le terme palimpseste, en planétologie, indique un ancien cratère recouvert par une activité géologique plus récente. Le Palimpseste dont il est question ici est celui du cratère d’Anat, vestige horrible du cataclysme qui fit disparaître la première Ganymède (voir la préquelle intitulée « À l’appel des étoiles » du même auteur).
3 Dans la nouvelle Ganymède, l’androcée désigne le harem exclusivement masculin de la Reine, à l’image de l’ensemble des organes fertiles mâles d’une fleur.
4 « Shinobi », signifiant « se faufiler », désigne généralement des assassins connus aussi sous le nom de « ninjas ». Ils sont détestés par les samouraïs, qui sont des chevaliers au code d’honneur très exigeant. Les néo-shinobis désignent ici les assassins tirés de la réserve de l’androcée de la Reine, et qui constituent sa garde personnelle exclusivement masculine. Ce corps d’armée est une création de la Reine pour exercer la police politique de sa nouvelle Ganymède. Avec ces néo-shinobis, la Louve s’opposait ainsi aux néo-samouraïs de l’ancienne Ganymède, dont fait notamment partie l’amiral Khyūshigai Shinnosuke.
5 Dans la préquelle précitée, le Forward est le nom du gigantesque voilier-lumière qui embarque la pilote Sarah Holdfény, l’ingénieur-médecin Alim Jaleb et l’affréteur Neol Hosseal pour un voyage interstellaire ruineux. L’intelligence de bord du Forward, qui se manifeste sous la forme d’un hologramme de chat, a été affectueusement nommé Bob par sa comparse, la pilote Sarah. La fille de Sarah et Alim s’appelle Ava. Ses dons très spéciaux, déclinaisons du sens étoilé, lui permettent de narrer l’intrigue de façon omnisciente.
6 Aspera et Sarah sont demi-sœurs, filles de la même mère, Yona Holdfény. Sarah est l’aînée, mais son voyage interstellaire relativiste a ralenti son horloge biologique, lui permettant ainsi de gagner au retour une trentaine d’années de temps terrestre. Physiquement, Sarah apparaît donc plus jeune qu’Aspera. Voir la préquelle susmentionnée.
7 Dans le Japon féodal, ce terme désigne le suzerain, qui était uniquement inféodé à l’Empereur et au Shōgun (dirigeant militaire de facto).
8 Sarah Holdfény est la fille aînée de Yona, et la demi-sœur d’Aspera. Les éléments auxquels Yona pense ici n’ont pas encore été révélés.
9 Le personnage mythologique de Ganymède, échanson des dieux, fut finalement placé par Zeus dans les cieux sous la forme de la constellation zodiacale du Verseau.
10 Le cratère d’Anat est situé sur Ganymède, l’une des nombreuses lunes de Jupiter, mais qui est aussi le plus grand satellite naturel du système solaire, plus grand même que la planète Mercure. Ce cratère d’environ 3 km de diamètre est utilisé comme référence pour déterminer les longitudes de Ganymède. À cause de la rotation synchrone de la lune jovienne, Anat fait toujours face à Jupiter. Dans cet univers fictif, Anat était le centre névralgique de l’ancienne civilisation de Ganymède. Ce cratère dans la glace a été fondu par le cataclysme qui massacra les belligérants de la bataille. Le site, dévasté et funeste, est devenu le légendaire Palimpseste lorsque le cratère d’Anat a été recouvert par la glace fondue puis refigée. Voir également la préquelle « À l’appel des étoiles ».
11 Les lunes désignant en astronomie tout satellite naturel d’une planète, leurs filles sont innombrables et peuvent prendre bien des formes à travers le cosmos…
12 Jovien est l’adjectif renvoyant à la planète Jupiter en astronomie.
13 Aspera Holdfény, pour rentrer dans l’escadrille des Mères, a dû enfanter, avant d’abandonner sa progéniture et prester son service militaire. Elle a deux enfants, Astéria et un garçon que la Reine a renommé « Rémus » en le prenant sous son aile, après le départ de sa mère pour l’escadrille. Voir également la préquelle susmentionnée.
Je repars en balade du côté de la planète Vénus,
où les humains avaient fait pousser en orbite un arbre spatial spectaculaire.
Bien qu’ils l’appellent le Bouclier,
celui-ci ne protège guère que les intérêts des puissants.
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