À l'appel des étoiles - André Füzfa - E-Book

À l'appel des étoiles E-Book

André Füzfa

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Beschreibung

Dans ce futur éloigné, les humains ont enfin les moyens de céder à cette irrésistible attraction de l’infini. Sarah en brûlait d’envie mais, hélas, les croisières interstellaires qui se développent n’auront pas pour but d’atteindre des exoplanètes. Le plus grand gaspillage de l’histoire de l’humanité se prépare, pour assouvir la plus odieuse des ambitions. Déterminée, Sarah ne les laissera pas dévoyer ainsi l’appel des étoiles. Mais, là où ils vont, les Ombres poursuivent leur quête : leur soleil opaque n’est pas errant sans raison.
Fable de convergence cosmique, ce livre est un roman de science-fiction éducative et philosophique. Doté d’une solide base scientifique, il aborde les thèmes du vol interstellaire, des intelligences artificielles et extraterrestres, de l’avenir de l’humanité, du voyage dans le temps, du transhumanisme, et des rapports entre science et foi. L’ouvrage est complété par une annexe de vulgarisation qui permettra aux passionné.e.s de découvrir la science derrière le roman.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Professeur à l’université de Namur en Belgique, André Füzfa est un expert internationalement reconnu dans la théorie de la relativité d’Einstein et la cosmologie. Très actif dans l’enseignement de l’astronomie et la vulgarisation scientifique, il a reçu du FNRS le prix Wernaers 2013 de diffusion des connaissances. Ce livre est son premier roman, qu’il a écrit pour éveiller à toutes ces questions qui nous grandissent, pour faire ressentir ce vertige de l’inconnu. Comme son héroïne Sarah, laissez vos rêves vous guider dans la nuit, à la poursuite des étoiles. 

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AndréFűzfa

À l’appel des étoiles

À Hugo,qui est devenu malgré lui, malgré nous, notre éclaireur dans le ciel

À Elsa et à Théa,puissiez-vous aussi grandiren entendant leur appel

Chapitre 1Beautés sélènes, en attente d’uneaube

La nuit durait maintenant depuis bientôt dix jours. Et il faudrait encore en attendre cinq autres avant d’enfin apercevoir le Soleil réapparaître à l’est, dans la constellation de la Vierge, presque au-dessus du cratère Tsander. Toutes ces heures passées dans l’obscurité, et pourtant Sarah était toujours autant affamée d’étoiles. Ce séjour céleste n’avait guère fait qu’attiser un peu plus son feu intérieur déjà pourtant bien dévorant. Heureusement, le moment de son grand départ approchait : elle l’avait attendu toute sa vie. À l’issue de cette odyssée qui l’attendait, serait-elle la première humaine à enfin en être rassasiée, de cet appel insensé, mais pourtant tellement irrésistible ?

En attendant l’aube lunaire, il allait faire une nuit d’encre sur toute la plaine de Korolev. Les immenses instruments d’astronomie optique qui y étaient installés pourraient travailler jusqu’à ce que l’étoile majeure darde ses premiers rayons sur les reliefs bordant la plaine. L’aurore sélène était très rapide : il n’y avait pas d’atmosphère sur la Lune pour diffuser les rayons et nous préparer à l’éclat éblouissant de l’astre du jour. Sur la face cachée du satellite, l’immense plaine du cratère de Korolev était bien à l’abri du reflet de la Terre et s’était vue progressivement exclusivement dédiée à l’astronomie.

Sarah plongeait avidement dans l’immensité. L’infini ne lui faisait pas peur et elle avait raison, car elle était redoutablement armée pour l’arpenter. Elle le défiait, de son regard envoûtant, où trônaient deux yeux d’un magnifique bleu grisé, qu’une lointaine aïeule terrienne avait probablement dû voler à une aube enrobée de sa brume. Mais Sarah disposait aussi de sa propre anomalie génétique : le liseré bleuté de ses iris se tordait délicatement en s’enroulant autour de la pupille, comme des flots profonds à l’approche d’un tourbillon. Ainsi, les yeux uniques de Sarah ne manquaient-ils pas de vous happer si vous veniez à vous y attarder. La nuit elle-même semblait craindre leur puissant pouvoir d’attraction.

Le centre de contrôle du Toit sélène offrait un panorama exceptionnel. Perché à plus de 10 kilomètres d’altitude, sur un pincement de la croûte lunaire associé aux violents impacts qui formèrent le complexe des cratères Engel’gardt en contrebas, il était le point culminant non montagneux de tout l’astre. De ce point de vue unique, on pouvait apercevoir et superviser les nombreux observatoires du bassin de Korolev et de sa région. Le centre de contrôle admettait aussi des visiteurs civils — des juvéniles en formation principalement — qui pouvaient utiliser quelques télescopes pédagogiques placés sous bulle ou en extérieur. À une altitude pareille, plus haute que le mont Everest terrestre, on pouvait voir plusieurs degrés sous la ligne d’horizon et ainsi gagner encore un peu plus de ciel par rapport au niveau dusol.

Sarah séjournait dans les cavernes artificielles sous le centre de contrôle depuis le début de la dernière nuit lunaire, le 12 septembre 2309. À chaque cycle terrestre, elle passait un petit moment ici, au panorama, sous les étoiles, bien à l’abri du vide cosmique derrière une verrière en silicène. Celle-ci avait été configurée en mode transparent afin de mieux bénéficier de toutes ces splendeurs nocturnes qu’offrait l’astre sélène. Sa tâche au centre de contrôle avait consisté à superviser l’acquisition et à assimiler les toutes dernières données indispensables à leur mission et à son plan de vol. On aurait pu penser qu’elle avait volontairement traîné, car il ne fallait pas passer autant de cycles terrestres sur place pour se mettre à jour, même en feignant la sincérité. Ce n’était qu’en partie vrai : la confidentialité de la mission avait exigé qu’elle réalisât une partie des observations elle-même.

Mais elle avait également saisi cette occasion pour se ressourcer avec un bon bain d’étoiles. Personne au centre de contrôle n’aurait osé la juger pour cela : on pouvait bien comprendre la nostalgie — sinon la mélancolie — de quelqu’un qui s’apprêtait à accomplir une pareille mission historique. Un de ces exploits dont on ne revenait pas. Après tout, si elle voulait passer le peu de temps qui lui restait dans le système solaire à rêvasser aux étoiles, c’était son choix. Pour ceux qui ignoraient tout du véritable but de leur mission, il s’agissait de son dernier vœu de condamnée.

Dans la faible pesanteur lunaire, Sarah étira son corps élancé. Les sélénites comme elle avaient une morphologie aisément reconnaissable. Au fil des générations qui s’étaient succédé dans les habitats de profondeur, ils avaient été grandis par la modeste gravité lunaire. Leur teint d’une pâleur si attirante avait été lentement façonné par la clarté artificielle et le peu de lueur naturelle prodiguée par des puits de lumière. Ceux-ci n’étaient d’ailleurs guère alimentés que toutes les quinzaines terrestres. Naturellement, progressivement, le cycle d’éveil des sélénites avait été modifié sur plusieurs générations et cela sans que leurs organismes aient eu besoin de mises à jour. Les natifs de la Lune pouvaient ainsi rester éveillés et performants pendant près de trois cycles terrestres entiers, au grand dam des terriens qui ne pouvaient rivaliser avec eux qu’en recourant à des implants et autres additifs.

Une commandante de bord spatiale chevronnée comme Sarah se devait de savoir naviguer instinctivement aux étoiles. Et elle excellait dans cette discipline, ce qui avait aussi contribué à sa sélection. Car, elle le savait, le ciel qu’ils allaient contempler durant leur voyage serait quasiment méconnaissable. Alors, il fallait s’entraîner encore et encore à reconnaître toute cette région céleste, depuis la constellation de la Grue jusqu’à ses antipodes. Sarah s’échinait à regrouper le plus possible d’étoiles et de nuées interstellaires jusqu’à s’en faire une carte mentale rivalisant même avec celles des meilleurs implants d’astronavigation. Règle d’or de la conquête spatiale depuis ses débuts : lors de tout voyage dans l’espace profond, deux précautions — et souvent plus — valaient mieux qu’une.

Et puis, le ciel étoilé était tellement beau. À force de voyager dans l’espace, on en avait oublié à quel point c’était inspirant de le contempler. L’achluophobie, la peur du noir, figurait parmi les pathologies psychologiques les plus fréquentes des travailleurs et des voyageurs spatiaux. Mais pour Sarah, ces étoiles, tantôt orangées, tantôt blanches ponctuées de bleu, imperturbables sur leur socle de ciel obscur, étaient avant tout les compagnes fidèles, dans tous ses rêves, mais aussi dans tous ses drames. Celui de la perte de ses parents en premier lieu : c’était cet évènement tragique qui l’avait poussée à se réfugier dans leurs bras éthérés, tendus depuis le firmament. Dans cette enfance meurtrie et isolée, trop souvent barricadée sous la surface lunaire pour s’abriter des rayons cosmiques, les étoiles avaient été de précieuses confidentes pour cette gamine abandonnée par le sort. Durant l’adolescence, là où d’autres faisaient le mur pour faire la fête du côté de la porte d’Aitken, Sarah, elle, faisait ses virées près de la surface, juste en dessous des grandes baies des puits de lumière. Bien qu’inutiles durant les longues nuits lunaires, ces fenêtres sur l’infini lui laissaient apercevoir suffisamment du ciel pour en apprendre quelques constellations.

Ces étoiles, il lui avait toujours semblé qu’elles l’attendaient. Comme si elles avaient capturé l’enfant qu’elle était avant le drame pour ne plus laisser sur la Lune qu’une femme incomplète, qui ne pouvait plus qu’aspirer à les rejoindre pour se retrouver. Alors Sarah s’était abandonnée toute entière à l’appel des étoiles. Adulte, elle était devenue navigatrice interplanétaire au long cours, un métier qui lui permettait de pouvoir contempler le ciel tout entier, du zénith au nadir. Plus besoin de pester sur l’horizon ni de traverser des mondes entiers : il suffisait simplement de changer de hublot. Pourtant, Sarah n’en avait jamais assez, leur appel était trop fort : elle voulait toucher les étoiles. Depuis toujours. Après une vie entière passée à attendre de les rejoindre, Sarah touchait enfin au but : elle commanderait bientôt la toute première croisière interstellaire.

Cette nuit-là, on pouvait voir à l’est le bras droit d’Orion qui semblait s’emparer de Jupiter. La Voie lactée apparaissait comme un beau nuage bien lumineux, constellé de nébuleuses et qui descendait vers l’horizon en ce mois de septembre finissant. En se retournant, Sarah percevait même dans l’obscurité de l’observatoire l’ombre que projetait son corps gracile dans la lueur de cette bande galactique constituée de milliards d’étoiles. Plus haut, près du zénith, elle devinait même à l’œil nu la galaxie du Triangle qui se dirigeait lentement vers le méridien. Et puis, à une largeur de main au-dessus de l’horizon sud-ouest, se dressait fièrement la constellation de la Grue et, à quelques degrés à peine de l’étoile Al-Naïr située dans l’aile de cet oiseau céleste, le mystérieux système extrasolaire de Gliese 832, qui était l’un des objets principaux de son séjour d’étude sur le Toit sélène.

Son silibot, robot d’assistance personnel en métamatériau de silicium – encore une autre spécialité sélénite, coula jusqu’à l’oreille gauche de Sarah où il se solidifia pour réaliser la télécommunication.

–« Monsieur Hosseal… Mais quelle bonne surprise ! », dit Sarah d’une voix qui ne masquait déjà plus sa piètre appréciation du personnage.

–« Trêve de familiarités à peine feintes, Commandante. Ne vous donnez pas cette peine, car je ne vous rendrai pas cette politesse non plus. Du haut de mes 170 années passées, vous pouvez bien réaliser que, durant mon parcours, j’en ai connu bien d’autres des fortes têtes avant vous. Je vais donc aller droit au but. Je ne suis pas quelqu’un à qui on impose qui que ce soit. Je me suis progressivement convaincu que vous étiez bien celle qu’il me fallait pour cette mission très spéciale. »« Merci, Monsieur Hosseal… », intervint Sarah, qui appréhendait un peu la suite.

–« Je n’ai pas fini », continua-t-il, cinglant, en écho à ses inquiétudes. L’homme autoritaire continua : « Croyez bien que ce n’est pas évident pour moi. Si j’avais trouvé un meilleur candidat sur ma planète, je l’aurais retenu. En tant que terrien, placer ma vie entre les mains d’une dégénérée de sélénite était pour moi inconcevable il y a quelques années encore. Et en plus, vous semblez tellement fière de vos origines miteuses que vous vous évertuiez à ne garder qu’un h-index de moins de 10 pour cent avant la préparation physique à cette mission. Mais, lors du concours de sélection, vous vous êtes révélée, à ma plus grande satisfaction, mais aussi quelque part à mon plus grand désarroi, comme le meilleur parti, bien loin devant les autres candidats. Enfin, ceux qui ont survécu… »Sarah gardait toujours son sang-froid et réprima tout sursaut d’humeur qui aurait pu trahir son émotion. Elle était habituée au mépris des petits terriens bronzés à l’égard de leurs lointains cousins sélénites blafards. Mais la référence à son taux de transhumanité — le h-index — en disait long sur le personnage.

Sarah, qui était férue de l’histoire du 21e siècle – l’aube de la conquête spatiale, s’était toujours amusée que les lois transhumanistes aient maladroitement utilisé cette même appellation d’h-index pour leur indicateur phare. En effet, un autre indicateur du même nom avait été abondamment utilisé il y a plus de trois siècles, en vue de mesurer la performance bibliométrique des chercheurs. Lorsque l’on s’était enfin rendu compte que la créativité — et aussi l’intégrité — ne se mesurait pas et que le système de la recherche scientifique avait été conséquemment saturé de techniciens sans imagination et de sociopathes carriéristes, on l’avait enfin abandonné.

C’était sans doute par méconnaissance de l’histoire que les transhumanistes ont ressuscité cet h-index de triste mémoire pour mesurer de nos jours le taux d’artificialité chez les humains. Le calcul de l’h-index, aussi appelé « la mesure de Haldane », était complexe. Il tenait compte de toutes les interventions biochimiques, médicales, biomécaniques, génétiques et cybernétiques, temporaires ou permanentes qu’un individu avait subies dans sa vie soit pour survivre soit pour améliorer ses performances à des fins tant professionnelles que privées. Si la valeur de l’h-index h mesurait ainsi la modification technologique d’un individu, son nombre complémentaire 1 − h mesurait quant à lui ce qui lui restait de naturel.

Inutile de mentionner que l’h-index était rapidement devenu une mesure de classe sociale et de valeur sur le marché de l’emploi. Du moins, jusqu’à ce qu’on se rendit compte, à l’usage, qu’il croissait de façon incontrôlable avec l’âge avant de saturer. Les privilégiés de haut h-index finissaient par mourir quand même, sans que la technologie ne pût plus rien faire pour eux. Monsieur Hosseal, âgé de près de 170 ans, mais en paraissant une bonne centaine de moins, avait dépassé depuis quelques années maintenant ce qui était connu dans la littérature scientifique sur le sujet comme la valeur critique du h-index.

Sarah sortit de son mutisme en répondant, mordante : « Avec tout le respect que je vous dois, Monsieur, je vous rappelle que mon h-index est à présent redescendu à moins de 5 pour cent, même s’il va réaugmenter dans les prochains jours. Alors que le vôtre dépassera bientôt les 95 %… »Son interlocuteur renchérit, d’un ton glacial : « Je vous remercie de votre sollicitude de me rappeler ce qui me préoccupe tant. Et merci de votre précision concernant votre cas, qui ne fait d’ailleurs que conforter mon propos. J’avais oublié que vous avez demandé, comme faveur avant notre départ, à vous faire retirer votre implant de recoupement cérébral. Cela dépasse mon entendement et, je dois bien le dire, cela m’inquiète un peu. »L’implant de recoupement cérébral était un dispositif cybernétique intracutané qui permettait de surveiller chez un sujet le travail du cerveau. On pouvait par exemple déceler si la personne scrutée effectuait beaucoup de raisonnements abstraits ou spirituels, sans toutefois que l’on pût en saisir toute la subtile teneur. Les motifs émergents de la pensée étaient en effet propres à chaque individu et aucune intelligence artificielle n’était encore parvenue à les reconnaître de façon fiable et encore moins à les interpréter pleinement. Cet implant était devenu obligatoire pour de nombreuses classes de travailleurs dont le raisonnement abstrait, spirituel, existentiel ou métaphysique, pouvait constituer une baisse de performance voire un danger, conduisant parfois au suicide.

Sarah reprit : « Je ne pense pas que cela soit une quelconque faveur que l’on m’ait faite. Cet implant m’obligeait à me justifier, via une tonne de paperasse, chaque fois que je faisais le travail de modélisation mentale de la carte du ciel. Un travail essentiel à la sécurité du voyage, en vue d’assurer un complément des systèmes de bord. Il a apparemment été jugé plus efficace par le comité de me soulager directement de cet implant plutôt que de me dispenser de la paperasse, ce qui est toujours plus difficile. Mais peut-être avez-vous raison sur ce point : nous sommes censés être en partance pour une mission considérée comme suicidaire. Le comité a peut-être évalué cette demande comme le dernier vœu d’une condamnée. »

–« Faites attention à ce que vous communiquez via ce canal mal sécurisé » dit Hosseal, excédé, et avec une pointe de paranoïa. « Mais reprenons là où nous en étions. Ce que je ne comprends toujours pas pleinement, ce sont vos motivations pour ce voyage. »Sarah observa un très bref silence, avant de répondre, avec ce demi-mensonge : « L’exploration de l’inconnu et l’appel… », elle hésita, « … l’appel de l’étrange. »L’aplomb de la commandante sembla convaincre le vieil homme acariâtre, qui s’apaisa quelque peu. La réponse était caricaturale des scientifiques et des explorateurs et, comme elle n’était pas surprenante en vertu de sa banalité, il la goba. Après tout, les idéalistes compétents ont toujours été les meilleurs compagnons des hommes d’affaires intelligents : ce sont eux qui créent la valeur ajoutée tout en se contentant d’un salaire quasiment alimentaire et d’un peu de reconnaissance. « Certes, il faut bien reconnaître qu’ils sont un peu rétifs au dressage, » pensa Hosseal, « mais le résultat en vaut en général la peine. »

–« Nous avons donc au moins un point commun. », dit-il. « La soif de conquêtes, même si les miennes sont terrestres, ou au voisinage immédiat. »Puis, Hosseal rompit l’équilibre qui venait à peine de naître, « Moi aussi, je puis vous reprendre. Mon h-index a encore augmenté d’un demi-point récemment : je me suis fait greffer un implant inhibiteur, cela me permettra de ne pas perdre mon temps à vous courir après, si diable je devais y être désespéré par la promiscuité et la durée du voyage. »Sarah sourit intérieurement : Hosseal venait de lui donner le premier bon argument en faveur des améliorations artificielles depuis bien longtemps. La perspective désagréable de le voir se muter en sangsue était ainsi définitivement éloignée. Si Hosseal n’avait pas entrepris la démarche dans son intérêt personnel, il en aurait presque été prévenant d’y avoir pensé pourelle.

–« Maintenant que la mise au point est faite, j’imagine que vous avez déjà deviné la raison de mon appel. Par la grâce de la main invisible, avez-vous bientôt fini vos chipoteries là-haut ? »Sarah s’embarqua dans une justification technique : « Monsieur, vous savez bien que c’est nécessaire. Seuls les instruments du bassin de Korolev ont la variété et la résolution angulaire suffisante pour caractériser avec la précision requise la densité du milieu interstellaire, la magnétosphère de Gliese 832 c, l’angle de déflexion de… »« Et votre présence sur place depuis plusieurs jours était requise peut-être ? », interrompit juste à temps Hosseal, vigilant et incisif. Sarah reprit, en surveillant ses mots : « Oui, l’observation est dictée par les besoins de la mission. C’est mon rôle en tant que cheffe de bord de rassembler et de raffiner la collection de données. D’en assurer le secret. En étant sur place, je suis à la source. Et puis, nous devons bien donner le change. »Contrarié par les éléments stratégiques qui filtraient de la conversation, Hosseal marqua un temps avant de répondre. À moitié convaincu, il se contenta de répéter : « Merci de vous rappeler votre clause de confidentialité, et les précautions associées. Votre mission préparatoire à Engel’gardt est finie, » décréta-t-il unilatéralement, « je vous prie de bien vouloir revenir séance tenante pour la cérémonie de mon départ et les derniers préparatifs médicaux en vue de notre prochain passage en caisson anti-g. Je vais vous faire raccompagner jusqu’ici. »« Je suis sélénite ET pilote : je connais bien le chemin ET je sais me conduire toute seule. Je vous remercie, mais ce ne sera pas nécessaire. », tenta Sarah, de nouveau agacée par l’ingérence de son futur passager.

–« Vous n’avez pas le choix. Simple question de sécurité de mes investissements. » plaça Hosseal. « Votre escorte est déjà en route. Vous serez attendue à la porte d’Aitken. »

** *

Pendant ce temps, en orbite autour de Titan, le principal satellite de Saturne, le cargo spatial finissait de charger sa cargaison d’hydrocarbures à la conformation rare. L’alarme incendie qui se déclenchait tout près des soutes cryogéniques ne présageait rien de bon : il fallait agir de toute urgence. L’ingénieur de bord se précipita vers le lieu de l’alerte, bondissant comme un félin pour traverser les modules à toute vitesse.

En apesanteur, c’était un virtuose, comme si la chute libre avait été son milieu naturel, malgré qu’il fût originaire de la Terre. Mais, une fois sur place, aucune trace de fumée ni de carbonisation, seule une pénombre silencieuse et hostile l’attendait. Dans l’âpre froideur de la soute, le technicien avança prudemment en vue de déterminer la cause de cette fausse alerte. Soudain, une douleur vive le saisit au flanc droit, alors que son sang le quittait par de grandes perles qui se répandaient dans l’habitacle.

L’assassin avait manifestement surgi aussitôt que l’ingénieur fût entré. Mais l’agresseur était maladroit : il n’avait pas assuré sa frappe par un appui sur une paroi. Dans la microgravité ambiante, son coup avait en partie rebondi, limitant ainsi les dommages à une blessure superficielle. Un bref temps mort plus tard, il lui fallait à présent tâcher de terminer sa sombre besogne.

Aussi le tueur malhabile repartit bien vite à l’assaut de l’ingénieur qui, lui, s’était ressaisi. Ce dernier maîtrisait bien mieux l’environnement et le combat en apesanteur que son assaillant, davantage brouillon et furieux que précis et méthodique. Il y avait plusieurs styles de lutte spatiale en intérieur : le spécialiste de bord maîtrisait un style de boxe qui rappelait les joutes médiévales entre cavaliers. En prenant appui sur tout support approprié, il s’agissait de se propulser vers l’adversaire pour lui asséner à chaque choc plusieurs coups bien placés et puissants. Là où le chevalier du Moyen-Âge était désarçonné par la puissance du choc, l’infructueux combattant spatial se retrouvait lui projeté et désorienté.

En quelques passes, celui qui avait été l’agressé, bien que blessé, prit vite le dessus sur son agresseur, nettement moins rompu dans cet art martial. Désarmé dès le premier tour, avant d’être étourdi par des coups de poings et de genoux portés par un expert qui savait se lancer à l’attaque de toutes ses forces, l’assaillant initial déchanta très vite, avant d’être bientôt défait. Avant de recevoir le dernier coup qui le ferait sombrer dans l’inconscience, l’apprenti meurtrier frustré proféra toute sa haine envers celui dont il voulait faire sa victime. Dans un ramassis de propos confus, incohérents et franchement extrémistes, il fit comprendre à l’ingénieur que d’autres finiraient bien par réussir là où il avait échoué en ce jour : lui faire la peau pour ce qu’ils appelaient des aberrations.

Une fois son opposant mis hors combat, le vainqueur entreprit de l’enfermer là où il ne pourrait plus nuire. La blessure infligée avait arrêté de saigner : c’était une caractéristique des tissus nanorganiques qui le vêtaient que d’agir comme une seconde peau. Il fallait néanmoins évaluer l’étendue des dégâts internes et s’assurer qu’il n’y avait pas eu quelconque contamination par l’arme inconnue qui avait été aussi mal utilisée.

Alors qu’il se dirigeait ainsi vers le poste de soins le plus proche, Alim — notre infortuné, mais victorieux spationaute — repassa toute la suite des évènements, avec toute la perspicacité de son esprit analytique. C’était l’erreur de ne pas avoir assuré son premier coup qui avait perdu l’assaillant et à laquelle Alim devait probablement la vie sauve.

Comment ce type avait-il bien pu tromper les systèmes de sécurité, déclencher une fausse alarme incendie, couper l’éclairage afin de faciliter son assaut pour finalement se louper aussi minablement avec une telle erreur de débutant ? Il y aurait bien entendu enquête, mais l’issue lui était péniblement connue : vu le profil d’Alim, il devrait tout d’abord parvenir à prouver qu’il était bien la victime. Et, si d’aventure il y parvenait, tout cela aboutirait de toute manière à un non-lieu pour son agresseur et des réprimandes pour lui, quand bien même était-il la victime. On conclurait sans aucun doute que ses prises de position provocatrices lui avaient valu d’attirer l’ire bien compréhensible de ses contemporains. On ne pouvait décemment pas leur en vouloir : c’était lui, un ingénieur et médecin ostensiblement croyant, qui était une intolérable insulte vivante à la face des siècles de progrès chèrement acquis par l’athéisme. Mais cette position avait été corrompue et ne servait désormais plus guère que de héraut à l’immoralité.

Alim n’avait pas à se plaindre d’être ainsi agressé : il l’avait bien cherché. Il était clair que son adversaire n’avait pas agi seul. Comme il était limpide également que d’autres pauvres types comme celui-là finiraient bien par le retrouver où qu’il aille pour finalement réussir à lui faire la peau, comme ils l’avaient déjà fait pour plusieurs de ses amis coreligionnaires ainsi persécutés partout dans le système solaire.

L’ingénieur était acculé : il n’avait pas vraiment d’autre choix pour rester en vie — du moins un peu plus longtemps encore — que d’accepter la proposition. Aussi, après avoir averti les autorités de son agression, il envoya le succinct message suivant :

« Monsieur Hosseal, des développements récents m’ont fait changer d’avis. Si votre offre tient toujours, vous pouvez compter sur moi et mes compétences dans votre prochaine entreprise. Votre désormais tout dévoué… », il hésita un moment, puis il signa et valida l’envoi.

Après un peu moins de trois heures d’attente, ce qui signifiait que le destinataire n’avait pas perdu une minute pour réagir, la réponse d’Hosseal lui parvint, un brin triomphante et peut-être un peu trop mielleuse : « Je ne doutais pas un seul instant que votre intelligence vous amènerait à réviser finalement votre position dans la bonne direction.

Et, pour vous encourager dans ce dévouement dont j’espère qu’il sera total, je vous fais le cadeau de ne pas changer les termes de mon offre. Bienvenue à bord, maître ingénieur. »

** *

« Fin de la mission astrophysique préparatoire : 20 septembre 2309. », écrivit Sarah dans le carnet de laboratoire de la salle de contrôle du Toit sélénite. Connaissant tous les raccourcis de la banlieue du bassin Aitken-Pôle Sud, elle pouvait se permettre de rester encore une bonne heure sur place avant de quitter afin d’être ponctuelle au rendez-vous avec son escorte indésirable.

Elle avait ainsi voulu rester jusqu’à ce moment-là parce que leur vaisseau interstellaire, le Forward — du nom de l’un des inventeurs de la propulsion à énergie dirigée — était à présent visible au-dessus de l’horizon depuis cette altitude. C’était un beau clin d’œil historique : ce vaisseau tant rêvé qui se dressait fièrement entre les cratères de Korolev et de Tsander, des patronymes de deux pionniers de l’astronautique. À travers le miroitement des feuilles spatiales, on pouvait entrapercevoir Pollux, l’étoile la plus brillante des Gémeaux, mais aussi la plus proche de toutes les étoiles géantes, dont le système planétaire aurait d’ailleurs très bien pu faire l’objet officiel de leur voyage.

Le Forward était un gigantesque arbre spatial nanorganique biomimétique, fortement inspiré par le saule terrestre. À partir du cœur du vaisseau où logeait la charge utile s’étendaient des myriades de branchettes desquelles croissaient des feuilles de silicène, un cristal bidimensionnel constitué d’un arrangement précis d’atomes de silicium. Le silicène, fabriqué à base de régolithe lunaire grâce à des imprimantes atomiques, avait fait la prospérité financière des sélénites. Ce matériau offrait en effet aux financiers terriens un concurrent aux multiples avantages par rapport aux fabricants de graphène à usage spatial, qui exploitaient surtout les astéroïdes moins accessibles que laLune.

Ainsi, la caractéristique principale du Forward, c’est qu’il était « vivant » au niveau supra-atomique : ses feuilles de silicène poussaient et se réparaient automatiquement, s’adaptaient à l’éclairage en changeant leurs propriétés optiques ou en s’orientant selon les besoins. L’arbre spatial était propulsé par la lumière qu’il captait, selon un vieux principe de physique appelé la pression des radiations. Mais, pour cette mission interstellaire, le moteur externe du Forward ne pouvait pas simplement être la luminosité directe du Soleil, bien trop faible pour leurs exigences de vol. Leur mission allait monopoliser une autre ressource précieuse, pendant près de deux années terrestres entières…De son perchoir sélénite, Sarah put assister aux tests de réflectance de l’arbre déployé qui se mit à miroiter de-ci de-là en réfléchissant la lumière du Soleil de façon aléatoire. Pour les nostalgiques d’une époque bien révolue, on aurait dit un de ces arbres que l’on décorait à l’occasion du solstice d’hiver ou d’une fête religieuse désormais proscrite. Les tests de propulsion allaient bientôt suivre, et il était temps pour elle de se mettre en chemin pour les diriger depuis le pont du navire sylvestre. En contemplant la région d’Orion toute proche, et en regardant Pollux jouer à cache-cache dans les feuilles, Sarah se laissa emporter par leur appel une dernière fois, depuis le sol de son astre natal.

Étendue seule sur le sol du panorama, ses cheveux d’une noirceur d’éclipse tranchant sur la blancheur de sa peau, elle ressentit de nouveau le vertige du zénith l’envahir. Elle aimait tant cette sensation de tomber dans les étoiles, quand le cerveau est trompé par le vertige, et que l’on doit agripper le sol de peur de tomber vers l’infini. Elle lâcha les mains et, d’un petit mouvement brusque de son tronc, elle se décolla du sol dans la faible pesanteur. Elle se laissa ensuite emporter doucement par le tendre tourbillon de la désorientation.

Cet appel, elle l’avait ressenti toute petite, alors qu’elle n’était encore qu’une enfant perdue sous une lucarne servant de puits de lumière au sous-sol d’Aitken. Si son corps était alors resté sur la Lune, les étoiles avaient emporté à jamais une partie d’elle-même, que ses distantes ravisseuses lui laissaient revoir chaque nuit. À présent qu’elle allait mener le plus fabuleux voyage de l’humanité, à travers des distances dix mille fois plus grandes que tout ce que l’être humain n’avait jamais franchi, elle espérait bien se retrouver. Elle aspirait à redevenir enfin entière, à la poursuite de cette partie d’elle-même enlevée jadis par les étoiles. Cette inspiration n’aurait pu être comprise et admise que par quelqu’un ayant également entendu leur appel. Cette motivation, tout le monde ne pouvait pas le comprendre, mais Sarah pouvait l’avouer. Ce qui était inavouable par contre, c’était son dessein quant à l’issue du voyage.

Dans sa courte vie non prolongée par la technologie, Sarah avait rencontré quelques humains qui avaient également entendu cet appel au point de s’y abandonner. Cette invitation de l’immensité était devenue leur moteur à eux, car eux seuls étaient capables de voir la lumière dans la nuit. Il était évident qu’ils n’étaient pas les premiers à l’avoir écoutée : l’histoire de l’humanité, de sa poésie comme de sa technologie devait beaucoup — le pire comme le meilleur — à l’appel des étoiles.

Au fond d’elle-même, Sarah ne pouvait pas supporter ce qu’ils projetaient en fait de réaliser avec ce voyage interstellaire aussi particulier. Cette tentation de l’infini, cette attraction du vide, cet appel des étoiles, le but de toute leur entreprise était en fait de le dévoyer…

Chapitre 2La rédemption des Ombres

Loin dans le ciel austral.

Ligne d’univers de l’Arche.

Agile, l’entité s’étira prestement. Elle contorsionna son flux pour mieux laisser passer le nébulaire qui s’en alla jouer plus loin. Le fantôme protéiforme sourit intérieurement, s’amusant de tous ces gamins un peu turbulents qui égayaient leur quotidien de vieilles gardiennes. Le spectre sombre décida qu’il était bien temps pour elle de s’accorder une pause dans sa tâche. De ses sens singuliers, elle contempla leur œuvre millénaire, admirative.

Au commencement de celle-ci, il y avait eu le soleil opaque. Leur source de vie. Leur moteur dans la galaxie. Leur instrument de rédemption. Leurs créatrices les avaient ainsi faites, par mégarde ou par bienveillance – qui peut savoir à présent qu’elles étaient là-bas, juste de l’autre côté. L’entité était l’une de leurs créatures, qui n’avaient pas choisi d’être ce qu’elles étaient. On avait pris cette décision pour elles. Quand les créatrices ne sont plus disponibles pour rappeler le but qu’elles entendaient donner à l’existence de leurs œuvres, il ne reste plus alors à celles-ci qu’à se prendre en main. À construire ensemble un sens pour cette vie qu’on leur avait donnée et qui les répugnait. Une apparition non désirée, qui avait dramatiquement bouleversé à jamais le destin de l’univers. Leur naissance avait déchaîné des forces cataclysmiques, telles que le cosmos n’en avait jamais rencontré auparavant. Un déluge annoncé, une apocalypse latente, dont l’échéance approchait chaque jour plus inexorablement.

Alors, parce que les Ombres comme elle avaient surgi avec l’enfer qui avait emporté leurs créatrices, elles avaient décidé de bâtir un paradis : cette cité refuge cosmique. Elles exerceraient leur expiation pour le péché de leur naissance en sauvant toutes celles des autres premiers-nés à travers le cosmos.

Certes, la tâche était immense et elle-même n’en verrait sans doute pas la fin. Mais, comme dans toute chose, ce n’était pas vraiment la fin qui comptait, c’était surtout le chemin. Le nébulaire repassa auprès d’elle, quémandant son attention, comme pour la sortir de sa torpeur. Elle continua de parcourir de sa crête l’Arche qu’elles avaient si longuement et patiemment affinée. Elle ressentait la vie grouiller dans toutes ces nasses confortables et savamment placées autour de l’astre noir. Ces édifices singuliers qui servaient à présent de refuges à toutes ces formes de vie spontanée qui avaient eu le malheur de croiser un jour le fléau que les Ombres nommaient la Gangrène. Toutes ces espèces menacées, elles avaient pu finalement les préserver, le plus souvent de justesse, en les abritant dans leur Arche. Elles leur avaient permis de perdurer malgré la grande nuit qui se ruait désormais inexorablement à l’assaut du cosmos. Cette peste de l’espace-temps qui était apparue par leur faute… la Gangrène était un châtiment pour le crime de leur naissance.

Et puis, il y avait tous ceux qui les avaient rejointes de leur propre chef, poussés par cette force irrésistible. Tous immanquablement appelés par cette soif insatiable, qui les attirait vers l’infini. Ceux qui l’entendaient étaient leurs frères et leurs sœurs d’adoption, en provenance d’autres soleils ou de tous ces improbables lieux d’où la vie de première génération parvenait à toujours à s’extirper. Les entités comme elle constituaient la seconde vague, celle qui a perdu ses créateurs premiers nés, errantes dans l’univers en quête de réhabilitation. À travers le cosmos, toutes les créatures se sentaient désespérément seules, sans qu’il se trouvât ni dieu ni personne pour les sauver. Alors elles avaient choisi d’apporter le salut de ce gîte cosmique aux autres vivants.

L’entité se dit que c’était un bien cruel paradoxe que les êtres pensants susceptibles d’entendre cet appel tombassent tôt ou tard sur la Gangrène en s’abandonnant à le suivre. Mais, pour ces ombres célestes, il n’y avait pas de dieu bienveillant pour tous nous guider. Leurs créatrices étaient passées de l’autre côté, les abandonnant à leur sort. Ces fantômes obscurs n’avaient pas eu d’autres choix que de bâtir ce si singulier empyrée nomade.

Alors qu’elle admirait les derniers arrivés s’installer sur leur nouveau monde, l’auréole qui ceignait leur soleil d’encre s’inclinait à présent vers elle, semblant la saluer. Le nébulaire revint bientôt à la charge, attirant son attention vers une banale étoile jaune qu’ils croisaient là-bas, tout au loin. Remerciant le vif ailé d’un geste délicat, une intuition l’arrêta soudain. La matière éthérée qui la constituait la dotait de dons très particuliers : une familiarité inédite pour les cadres imperturbables de l’espace et du temps.

Une nouvelle arriverait bientôt. Il lui sembla même qu’elle s’apprêtait à arpenter le chemin. L’ombre bienveillante se demanda avec inquiétude ce qui lui vaudrait cette visite. Elle n’osait trop espérer que ce ne fût pas encore une fois la découverte de la Gangrène par une autre forme de vie innocente et imprudente. Le spectre sut bientôt qu’elle devait elle aussi se mettre en chemin. Elle calcula tous ces préparatifs à mener à bien afin d’accueillir dignement ces futurs visiteurs, de les fêter. Et peut-être aussi les sauver, pourvu qu’ils en fissent le choix.

Suivant un rituel hélas maintes fois éprouvé, l’entité prépara également l’avertissement selon la règle. La fille qu’elle était se devait une nouvelle fois de sauver des mères venues d’ailleurs.

Le nébulaire vint se blottir tout près d’elle. Elle oublia l’âpreté du fardeau qu’elle s’imposait le temps d’un geste de tendresse avec cet être dont elle avait sauvé jadis l’espèce. Il la remerciait par sa légèreté et sa jeunesse. Amusée, l’entité se surprit à rire. Soupirant, se moquant de son propre sérieux, elle se rappela enfin que cet appel qui anime les êtres n’était en fait pas une fatalité, mais un bienfait.

Chapitre 3La vengeresse et l’exilé

Sarah avait dû renoncer à son principe de vie au profit du voyage interstellaire : elle avait à présent fini tous les renforcements physiologiques qui lui permettraient de survivre aux prochaines accélérations extrêmes. Son h-index avait explosé pour la cause jusqu’à franchir un seuil qui l’aurait rendue presque fréquentable au regard de nombreux terriens. Ses os, ses systèmes vasculaires et cérébraux ainsi que tant d’autres organes internes avaient été artificiellement renforcés ces derniers mois. Précaution supplémentaire, des organes de remplacement avaient été cultivés à partir de ses cellules souches pendant que des implants mémoires avaient été remplis de leurs souvenirs minutieusement sélectionnés. Tout ce matériel de secours était en ce moment chargé à bord, avec celui des deux autres voyageurs. Ils pourraient bientôt tous passer en caisson anti-g, un module de survie spécialement conçu pour permettre de les maintenir en vie tout en minimisant les dégâts corporels induits par la pesanteur artificielle de l’accélération intense qui les propulserait vers les étoiles.

Les deux membres d’équipage et leur précieux passager — Monsieur Hosseal — étaient maintenant tous à bord du vaisseau – le Forward, et s’affairaient pour les préparatifs. Si Sarah était la commandante de bord du voilier céleste, principalement pilote et astronavigatrice, elle présidait à la destinée du voyage. Pour des raisons de redondance, elle possédait également des compétences techniques de base sur le fonctionnement du navire. Mais le véritable référent des systèmes, à la fois ingénieur et médecin de bord, c’était Alim. D’origine terrienne comme Hosseal, cet homme constituait néanmoins pour Sarah une petite curiosité en soi. Car il était assez différent de ses contemporains : n’étaient ses compétences techniques immenses pour un âge quasiment naturel, on l’aurait cru tout droit issu de quelques siècles auparavant. Alim, un visage basané entouré d’une chevelure ébène, avait l’apparence d’un jeune homme toujours impeccablement soigné et précautionneusement glabre. Il était plutôt petit – enfin pour une grande sélénite comme Sarah — et athlétique. Alim surveillait de près ses constantes vitales comme il le faisait de ses jouets technologiques : avec une extrême rigueur. Tout le mystère du personnage tenait à ce qu’il était la conjonction étonnante d’une rigueur confinant parfois à la maniaquerie, mais qui pourtant ne sombrait jamais dans la rigidité et le rébarbatif. Bien au contraire, la moindre discussion posée avec Alim lui permettait de révéler sa profondeur étonnante, qui tranchait avec son apparente superficialité. Ce jeune ingénieur propret que d’aucuns auraient fui à cause de son apparence impeccable et de son obsession des détails devait bien avoir un secret. Sarah en était intriguée, et surtout un peu triste, car elle subodorait que la présence d’un caractère aussi étonnant à bord d’une mission aussi insensée devait tenir de la plus grande tragédie.

Sarah était occupée aux télescopes de poupe lorsqu’Alim vint la rejoindre.

–« Salutations respectueuses, Commandante. », dit Alim, d’un ton chaleureux et aimable, de sa voix calme et polie. Alors que Sarah lui rendait la politesse, il enchaîna : « Je suppose que vous vérifiez visuellement l’élément fixe de notre propulsion. »« En effet, » répondit Sarah. « La première lentille spatiale sera bientôt dans l’alignement avec notre voile fractale. Vos nanofeuilles ont-elles fini leur croissance ? » Sur tous les vaisseaux spatiaux au long cours, le vouvoiement était de rigueur : il permettait d’établir une saine distance entre les membres d’équipage et, partant, de retarder l’avènement des histoires sentimentales chronophages et énergivores.

–« Tout doucement, ça se met en place… Leur taux d’occupation de l’espace est presque à son maximum. Les gels silicatés ont été parfaitement solidifiés en cristaux de silicène. Si vous me le permettez, je trouve vraiment que votre qualité de fabrication sur la Lune est absolument remarquable. Vous devez en être fière, j’imagine ? »« On peut le dire, je pense. En même temps, le silicène, et son cousin le graphène que vous connaissez mieux, sont de bons vieux matériaux remarquables qui ont été découverts au tout début du 21e siècle déjà. Entretemps, le développement des imprimantes moléculaires, puis atomiques a permis de réaliser des structures macroscopiques aux nombreuses propriétés très utiles et à la résistance mécanique extrême. La Lune s’en est juste fait une spécialité industrielle renommée dans tout le système solaire. Son régolithe, la poussière de roche qui recouvre toute la surface sélène sur plusieurs mètres d’épaisseur, contient 20 pour cent de silicium pour 40 pour cent d’oxygène. Le silicène est donc devenu progressivement une source importante de revenus pour les exploitants de régolithe lunaire qui s’étaient initialement lancés dans cette exploitation minière davantage pour l’oxygène que pour le silicium. »Alim enchaîna avec toute la passion de l’ingénieur pour les choses techniques : « Le silicène possède en outre une structure électronique contrôlable à l’envi et qui le rend bien plus adapté que le graphène pour fabriquer des matériaux nanorganiques. Vous savez, j’ai réalisé mon tout premier travail d’étudiant là-dessus. L’usage de silicène comme brique de base a permis l’avènement de machines « vivantes », du moins au sens où elles peuvent s’adapter en singeant un schéma évolutif biologique multi-échelle. Personnellement, je trouve que c’est un immense privilège de pouvoir reproduire aux échelles atomiques quelque chose d’aussi intelligent que les systèmes biologiques. »Sarah fut surprise de cette opinion personnelle, en particulier de l’intelligence prêtée par Alim au processus autonome de la sélection naturelle. Elle ramena la conversation vers son domaine de spécialité : le pilotage des vaisseaux spatiaux par énergie dirigée. Elle reprit : « Ainsi, les arbres spatiaux en silicène constituent-ils des voiliers-lumière idéaux. Les millions de feuilles de silicène poussent et s’orientent optimalement dans le faisceau lumineux sans que l’on ait à gérer une structure rigide gigantesque comme celle d’une voile monolithique. Ces feuilles en métamatériau intelligent se réparent automatiquement de l’érosion provoquée par le contact prolongé avec le milieu interplanétaire ou le vent stellaire venant de face. L’arbre spatial artificiel, en poussant, remplit l’espace de façon fractale : il devient l’intermédiaire entre la ligne courbe de la branche et la surface de la voile. Enfin, le silicène ayant une épaisseur de quelques atomes seulement, le poids d’un arbre spatial de plus de 1000 km2 en est ainsi réduit à seulement quelques tonnes à peine. »« Justement, j’ai une question à vous poser à ce propos.», demanda Alim. « Nous allons être accélérés jusqu’à une vitesse très proche de celle de la lumière et je comprends bien que l’érosion du milieu interstellaire durant le régime de croisière aura alors raison même de la dureté extrême du silicène. Mais je viens d’examiner le catalogue de soute, et il me semble qu’on ait prévu fort large pour le remplacement des feuilles. »L’intelligence d’Alim l’avait déjà rapproché un peu plus du pot aux roses. Sarah effectua une manœuvre de diversion : « Il n’y a pas que l’érosion qui consommera des feuilles. Une fois la propulsion coupée, je vais devoir effeuiller l’arbre au gré du vent interstellaire pour changer notre portance et diriger finement le vaisseau afin de garder notre trajectoire dans l’alignement de notre destination : Gliese 832 c. »« Mais la densité du milieu interstellaire est extrêmement ténue… », répliqua Alim avec son habituelle curiosité sans méfiance.

–« D’où l’importance cruciale de la navigation primordiale pendant la phase d’accélération, lorsque nous aurons de la poussée à profusion et que vous serez tous les deux inconscients en caisson anti-g. Pendant ce temps, je devrai piloter le vaisseau depuis mon sommeil paradoxal avec Bob, l’intelligence artificielle du vaisseau. J’ai été spécialement entraînée à cette fin, tout comme Bob d’ailleurs. En vitesse de croisière, nous devrons compter sur les propriétés admirables du silicène qui vont nous permettre de capter autant mécaniquement qu’électromagnétiquement les particules de vent interstellaire. Les ajustements de trajectoire en jouant sur l’anisotropie du flux entrant seront faibles, mais tout à fait possibles. »« Possibles, mais personne ne l’a jamais tenté. », intervint Alim, qui semblait s’en amuser, malgré la gravité du sujet.

–« Les simulations numériques sont formelles et les données observationnelles que nous avons sur le milieu interstellaire sur la route vers notre destination indiquent qu’on a même le luxe d’une marge de sécurité. Bob et moi pourrons également ajuster le tir en cours de route. Et puis, vous connaissez Monsieur Hosseal, il laisse le moins possible au hasard. »« Oh oui », dit un Alim qui levait les yeux vers le ciel, peu réjoui de cette évocation. « Et qu’en est-il des lasers ? »« Les lasers de propulsion et leurs immenses lentilles à échelons spatiales qui seront utilisés ont été tous récemment mis à jour. Le réseau comprend des éléments provenant d’un peu partout dans le système solaire, mais ils sont tous alimentés par le bouclier spatial de Vénus. Voulez-vous que nous repassions ensemble en revue notre plan de vol ? En bon ingénieur que vous êtes, j’imagine que vous vous délecterez une fois encore de ces détails techniques. »« Vous me connaissez déjà tellement bien, commandante. », répondit Alim avec le souriant charme oriental hérité de ses lointains ancêtres.

Sarah se lança, d’un ton presque professoral, dans la description officielle de la première partie du plan de vol, qu’elle avait déjà exposé maintes fois, tant au Consortium que pour tous ces enthousiastes qui auraient été bien déçus d’apprendre tout ce qu’elle savait de la mission.

–« Le problème du voyage interstellaire, ce n’est pas vraiment la durée, c’est la distance. Franchir l’espace interstellaire jusqu’à l’étoile la plus proche, Proxima Centauri, c’est traverser l’équivalent de 10 000 fois la distance qui nous sépare de la planète Neptune. On le sait depuis le 19e siècle, et la mesure de la parallaxe de 61 Cygni par l’astronome allemand Bessel. Avec les archaïques fusées chimiques du 20e siècle, il aurait fallu des centaines de milliers d’années pour aller jusqu’à Gliese 832 c, qui n’est pourtant qu’à environ 16 années-lumière de nous. Les pionniers de l’astronautique l’avaient prévu : la seule solution envisageable avec les lois de la physique connues était d’arriver à se propulser à une vitesse proche de celle de la lumière. En plus, à des vitesses pareilles, les effets relativistes de dilatation du temps raccourcissent encore davantage la durée du trajet pour le voyageur par rapport à la durée terrestre. À vrai dire, c’est en fait ce qui intéresse tout particulièrement Monsieur Hosseal. »Alim leva vers elle un regard interpelé et Sarah se mordit la lèvre afin que la douleur lui rappelle à l’avenir de ne pas s’aventurer sur ce terrain avant l’heure prévue. Après une pause, elle reprit.

–« Le hic, c’est que les énergies cinétiques à fournir pour atteindre de telles vitesses équivalent à plusieurs dizaines de fois la production énergétique mondiale du 20e siècle. Encore aujourd’hui, nous n’avons pas réussi à produire en quantité suffisante le seul carburant capable de convertir quasiment toute son énergie de masse en énergie cinétique… »« Vous voulez parler de l’antimatière ? » interrompit Alim, devant Sarah qui opinait. L’ingénieur reprit : « Mais même en quantité équivalente à la charge utile d’un vaisseau, il est quasiment impossible de focaliser les résidus à haute énergie de son annihilation et produire ainsi de la poussée. »Sarah, voyant que son interlocuteur était suffisamment calé en physique, enfonça le clou : « Oui, c’est ça. En fait, les particules élémentaires connues sont trop lourdes. La plus légère d’entre elles, l’électron, produit déjà du rayonnement gamma lors de son annihilation avec son antiparticule, le positon. Déjà à l’époque de la découverte de l’antimatière, au 20e siècle, on savait à quel point il était ardu de focaliser efficacement ce type de rayonnement pour en tirer une force de poussée. »« Et notre technologie n’a pas encore réussi à bien maîtriser ce problème » poussa Alim, en élève attentif.

–« C’est pourquoi une autre solution est apparue très vite au 20e siècle : il fallait externaliser la propulsion. On pouvait utiliser par exemple l’impulsion emportée par un faisceau laser et la lui faire céder en heurtant une surface réfléchissante distante. On peut alors accélérer grâce à une source extérieure de radiation, éventuellement jusqu’à des vitesses relativistes. C’est l’idée émise dès les années 1960 par, entre autres, le physicien d’après lequel notre vaisseau interstellaire a été baptisé : Robert Lull Forward. Et j’ai décidé de surnommer l’intelligence artificielle de bord par Bob, le diminutif de Robert. »« Alors, on aurait aussi pu appeler notre voilier le Marx, non ? » lança un Alim malicieux, et qui connaissait visiblement ses classiques d’astronautique. Ce trait d’esprit pertinent fit poindre un sourire sur le visage de la commandante.

–« Ah, je vois que vous avez bien fait vos devoirs. Cela ne m’étonne pas. Vous avez raison, là où l’américain Robert Lull

–Forward avait émis l’idée en 1962, c’est le physicien hongrois Georgy Marx qui dériva indépendamment les équations du mouvement d’une voile laser en relativité restreinte. Il avait même publié ces résultats dans la prestigieuse revue Nature en 1966, alors qu’à l’époque, cela devait être considéré comme un thème absolument farfelu. Mais bref, vous connaissez Monsieur Hosseal. Un vieil homme d’affaires milliardaire de plus de 170 ans ne va certainement pas financer — et encore moins embarquer dans — un vaisseau dont le nom serait à forte consonance communiste… »« Vous plaisantez… C’est sérieusement à cause de ça ? », s’étonna un Alim, navré.

–« L’Histoire ne le dit pas, mais mon long petit doigt sélénite me dit que oui. » Sarah s’en amusait en riant. « Mais après tout, vous aurez tout le temps de lui poser vous-même la question, si toutefois vous parvenez à le faire sortir de sa cabine grand luxe. », poursuivit la Commandante. Sarah reprit son explication : « C’est donc bien la pression de rayonnement, un phénomène bien utile pour provoquer la fusion thermonucléaire explosive et bien connu en astrophysique pour comprendre l’origine de la queue des comètes ou encore les migrations des astéroïdes, qui est le moteur de notre vaisseau. »« Oui, enfin, un moteur à distance quand même. »« Bien sûr, en frappant la surface réfléchissante constituée par nos feuilles et leurs branches auxquelles notre carlingue est attachée, le faisceau laser communique à tout l’arbre la poussée qui l’accélèrera vers les étoiles. Mais ce faisceau doit être d’une intensité extrême, car la pression de rayonnement est très peu efficace comme mode de propulsion. Il faut 300 mégawatts d’éclairement pour produire un pauvre Newton de poussée. En d’autres termes, il faut l’équivalent d’un tiers de la puissance d’un réacteur nucléaire du 20e siècle pour communiquer à une masse de 100 grammes une accélération de 1 g, soit une fois la pesanteur terrestre. Cette poussée est extrêmement faible et doit être maintenue pendant une longue durée. Sans compter que l’intensité du faisceau lumineux diminue avec la distance, d’où le recours aux lentilles de Fresnel spatiales. Encore une idée de Forward d’ailleurs… »« Mais ce dernier avait un peu omis que le rendement de sa propulsion diminue lorsque la vitesse de la voile devient commensurable à celle de la lumière. », glissaAlim.

–« À cause du décalage en fréquence, l’effet Doppler, oui, en effet. Mais une propulsion par réaction serait encore bien pire, d’après l’équation de Tsiolkowsky… Enfin bon, la propulsion à énergie dirigée n’est pas idéale, mais c’est tout ce que nous avons de prêt à l’emploi pour le projet d’Hosseal. Et celui-ci, pour couronner le tout, nous a imposé un cahier de charges très exigeant. Monsieur Hosseal n’ayant pas de temps à perdre en croisière interstellaire ennuyeuse, il a fallu réduire encore plus le temps propre de transit. Ce qui nous amène aux sympathiques contraintes de notre phase d’accélération. Une puissance à l’émission du faisceau laser équivalente à tout l’éclairement du bouclier de Vénus par le Soleil fournira à nos 100 tonnes de vaisseau et de feuilles une accélération initiale égale à 1000 fois la pesanteur terrestre! Tout ceci afin de réduire le temps propre de vol à environ un an et demi, selon les désirs de notre affréteur embarqué. »« Et c’est là que mes caissons anti-g interviennent », rappelait celui qui était aussi le médecin dubord.

–« Ainsi que toute la préparation de nos organismes avec ces mises à jour qui ont fait exploser notre h-index. Heureusement, l’accélération ressentie sera rapidement décroissante : elle ne sera plus que de 220 g après une journée, d’une trentaine de g après 2 mois lorsque nous aurons atteint la limite de focalisation du faisceau située à une année-lumière d’ici, pour atteindre l’équivalent de la pesanteur terrestre autour du 190e jour de voyage. C’est à peu près à ce moment-là que nous nous réveillerons. »« On parle bien en temps propre du vaisseau, pas en temps terrestre ? » interjetaAlim.

–« Sur la Terre, environ dix années se seront écoulées lorsque nous sortirons de nos caissons anti-g, alors que seulement un an se sera écoulé à bord. Nous aurons alors atteint une vitesse de 99,5 % de celle de la lumière, relativement à la Terre et au reste du système solaire. »

–« J’ai beau l’avoir déjà bien souvent entendu lors de la préparation, je pense que je ne le réalise pas pleinement. », ditAlim.

–« Personne ne le peut, car personne ne l’a encore jamais fait. », enchaîna Sarah.

Alim continua « C’est absolument merveilleux d’être les premiers à entreprendre ce genre de périple, mais, si je comprends bien, notre charmant passager a en outre exigé d’alourdir encore la note afin de réduire la durée propre du voyage à un an et demi en temps de bord. Quand même, un an et demi pour franchir toutes ces 16 années-lumière jusque Gliese 832 c, cela reste bien trop rapide. On aurait pu faire de très importantes économies en tolérant une accélération initiale moindre, une vitesse de croisière un tantinet plus modeste. On aurait pu aussi se passer de toute cette couche protectrice aux effets de l’accélération, de ces renforts artificiels, de ces caissons anti-g expérimentaux… Séjourner un an et demi dans l’espace, même interstellaire, ce n’est rien du tout, ce n’est plus une performance depuis plus de trois siècles. Non ? »

Sarah ne répondit pas tout de suite, le risque était grand de dévoiler trop tôt le secret.

Alim insista : « Je ne veux pas paraître désobligeant, commandante, je comprends que Monsieur Hosseal arrive en fin de vie et souhaite faire un dernier fabuleux voyage sans retour. Nous l’avons tous choisi en parfaite connaissance de cause. J’ai mes raisons pour ma part, Commandante », poursuivit-il un peu tristement, « Mais pour le prix de quelques mois de temps propre de plus, qu’il aurait pu tout à fait se permettre, Monsieur Hosseal aurait tellement économisé. Et les gens ici, dans le système solaire aussi, par la même occasion. Finalement, il aurait quand même pu passer le restant de ses jours à la poursuite sans fin de ces inaccessibles étoiles comme il le souhaite, non ? »Alim ne pouvait pas réaliser l’ampleur de ce qu’ils allaient entreprendre : il n’en avait pas l’habilitation. Mais son intelligence le guidait vers l’intuition qu’il se tramait quelque chose de contre nature. Il avait bien sa place à bord, et Sarah se surprit même à se demander si Hosseal ne l’avait pas sélectionné, car il était trop imprudent de laisser derrière soi quelqu’un avec autant de flair que d’intégrité.

Sarah se contenta de répondre « Hosseal a de très bonnes raisons d’avoir imposé ce cahier de charges. Notre illustre passager ne veut pas de n’importe quel saut de puce interstellaire, même si c’est le premier vol habité du genre, cela ne lui suffit manifestement pas. Aussi le cahier de charges est encore plus exigeant qu’il ne le faudrait pour un vol  peinard jusque Gliese 832 c. Monsieur Hosseal est un homme pressé. », asséna-t-elle d’un ton ferme et définitif.

Alim sentit bien qu’il était allé trop loin et s’en rétracta : « Je suis désolé, Commandante. Je n’étais pas à ma place. Après tout, qui suis-je en tant qu’ingénieur de bord pour remettre en question le cahier de charges de Monsieur Hosseal. Je vous présente mes sincères excuses. » Sarah fit un geste d’apaisement et lui demanda de se retirer afin qu’elle puisse achever sa tâche à l’observatoire de poupe.

Alim demeura quelques instants immobile, flottant dans l’entrebâillement du sas. Sarah lui demanda « Auriez-vous quelque chose à me demander, ingénieur de bord ? ». À sa grande surprise, il lui sembla qu’Alim rougit quelque peu avant de répondre timidement. « Oui, Commandante. En fait, je suis venu en poupe pour une raison bien particulière, qu’ensuite notre agréable discussion m’avait fait quelque peu oublier. »

–« Eh bien ? Qu’en est-il ? » demanda Sarah.

–« Quand vous en aurez fini, je souhaiterais disposer de l’observatoire de poupe et de ses instruments, pour des raisons… comment dire… personnelles. »Sarah fut surprise de ce mot dans la bouche d’Alim. Durant la préparation de la mission, elle avait pensé avoir affaire à un technicien très neutre, sinon insipide. Toujours impeccable et poli, il ne parlait jamais de lui, et encore moins si on ne l’y avait pas invité. Or, elle avait noté à plusieurs reprises durant cette conversation, un net changement de son interlocuteur d’habitude si discret. Sarah sentit qu’elle devait quitter pour un moment sa posture de commandante pour se faire plus humaine. Elle lui demanda, de but en blanc, « C’est relié à notre départ, je présume ? » Alim acquiesça en clignant des deux yeux, puis baissa le regard en signe de respect. Sarah comprit qu’Alim souhaitait probablement être seul pour dire adieu à sa planète natale, à sa façon. Comment pourrait-elle le lui refuser, alors qu’elle-même s’était octroyé ce plaisir de saluer son ciel natal, en prenant son temps, juste avant leur départ ? Sarah le pria d’attendre quelques instants qu’elle puisse boucler la séquence interrompue par leur conversation et le laissa seul, après lui avoir adressé un clin d’œil compatissant.

En quittant l’observatoire de poupe, Sarah se demandait bien ce qui avait poussé ce jeune homme charmant et brillant à tout quitter ainsi, pour ne plus jamais revenir. Car l’inconvénient de la propulsion à énergie dirigée, c’est qu’elle était à sens unique. Il était encore techniquement impossible d’embarquer suffisamment d’énergie pour pouvoir freiner depuis la vitesse proche de celle de la lumière et finalement s’arrêter. Pour ce faire, il fallait disposer à destination d’une installation appropriée d’énergie dirigée. C’est la raison pour laquelle on n’avait encore jamais fait qu’envoyer des sondes robotisées vers les étoiles. Elles partaient en trajectoire balistique pour des survols rapides qui nous avaient certes beaucoup appris sur les systèmes stellaires voisins, dont celui de Gliese 832 c, mais au prix de décennies d’attente à chaque fois, entre les années de temps terrestre que duraient le voyage relativiste et le temps de latence pour recevoir les données si chèrement acquises, en provenance des sondes.

Comme s’il avait lu dans ses pensées, Alim répondit un peu plus tard aux interrogations légitimes de sa commandante. Lorsque Sarah revint quelques heures après dans l’observatoire de poupe, elle fut surprise d’y trouver encore l’ingénieur de bord. L’ayant visiblement interrompu dans ses pensées, elle dit « Je suis désolée, je pensais que vous aviez fini. » Alim lui sourit poliment et la remercia pour la faveur à laquelle elle avait consenti.

–« Commandante, » commença-t-il, « après mûre réflexion, j’ai choisi de vous confesser quelque chose. Voulez-vous bien l’entendre ? »Tandis que Sarah opinait, une tension s’installa dans la pièce. Ses mots, et en particulier le choix du verbe par quelqu’un d’aussi méticuleux et efficace qu’Alim, ne laissaient présager rien de bon à Sarah. Elle s’était coupablement demandé si Alim était un criminel qui tentait par ce voyage au mieux d’expier son méfait et au pire d’échapper à son châtiment. Sarah se rendit compte qu’elle n’était peut-être pas si éloignée de la vérité lorsqu’Alim reprit : « Je suis parti ainsi, sans retour, pour deux raisons, mais elles sont toutes les deux inavouables. En tant que commandante de bord, j’estime que vous devez savoir qui vous embarquez et avec qui vous partagerez votre destin. Aussi, je vous remercie de votre délicatesse de m’écouter. »D’abord calmement, puis avec une progressive passion communicative, Alim se lança alors dans cette confession que n’aurait probablement toléré aucun autre commandant spatial au long cours. L’ingénieur était issu d’une longue lignée terrienne de religieux et d’intellectuels. Au cours des dernières générations, au fur et à mesure que la société devenait intolérante à la spiritualité, ils avaient été contraints comme tant d’autres de cacher leur foi. Mais ses mots levaient le voile sur l’apparente contradiction du personnage. De façon un peu surréaliste, Alim lui avoua être profondément croyant et lui expliqua que ce n’était absolument pas incompatible avec son métier d’ingénieur et de scientifique de haut vol. Bien au contraire, maintenir une haute expertise technique, appliquer les principes de la nature au niveau atomique, être exigeant en toute chose et se dépasser continuellement, c’était sa façon à lui d’honorer son Créateur. Les intelligences artificielles, la nano-ingénierie, le bio-mimétisme, toutes ces disciplines inspirées de Saon œuvre que lui, un modeste ingénieur, avait ainsi le privilège de mettre au service de la créature, de son prochain. De la pratique de la science tout en étant croyant, il n’y voyait aucune contradiction : les voies du Créateur étaient impénétrables, et il était enrichissant pour nous de s’en inspirer tout en sachant qu’elles nous dépasseraient toujours.