Robinson Crusoé - Daniel Defoe - E-Book

Robinson Crusoé E-Book

Daniel Defoe

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Beschreibung

Daniel Defoe, de son vrai nom Daniel Foe, est un aventurier, commerçant, agent politique et écrivain anglais, né vers 1660 à Londres et mort en avril 1731 dans la Cité de Londres. Il est notamment connu pour être l'auteur de Robinson Crusoé et de Heurs et Malheurs de la fameuse Moll Flanders.

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Veröffentlichungsjahr: 2019

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Robinson Crusoé

Pages de titreDeuxième volumeDéfaillanceCombat avec les loupsLes deux neveuxProposition du neveuLe vaisseau incendiéRequête des incendiésLa cabineRetour dans l’îleBatterie des insulairesBrigandage des trois vauriensSoumission des trois vauriensPrise des trois fuyardsCaptifs offerts en présentLoterieFuite à la grotteDéfense des deux AnglaisMort de faim !…Habitation de William AtkinsDistribution des outilsConférenceSuite de la conférenceArrivée chez les AnglaisConversion de William AtkinsMariagesDialoguela femme d’AtkinsBaptême de la femme d’AtkinsLa BibleÉpisode de la cabineMort de VendrediThomas JeffrysThomas Jeffrys penduSaccagement du village indienMutinerieRencontre du canonnierAffaire des cinq chaloupesCombat à la poixLe vieux pilote portugaisArrivée à QuinchangLe négociant japonaisVoyage à NankingLe Don Quichotte chinoisLa grande murailleChameau voléLes Tartares-MongolsCham-Chi-ThaunguLes TongousesLe prince moscoviteLe fils du prince moscoviteDernière affairePage de copyright

Robinson Crusoé II

Daniel Defoe

Deuxième volume

Le vieux capitaine portugais

Quand j’arrivai en Angleterre, j’étais parfaitement étranger à tout

le monde, comme si je n’y eusse jamais été connu. Ma bienfaitrice,

ma fidèle intendante à qui j’avais laissé en dépôt mon argent, vivait

encore, mais elle avait essuyé de grandes infortunes dans le monde ;

et, devenue veuve pour la seconde fois, elle vivait chétivement. Je la

mis à l’aise quant à ce qu’elle me devait, en lui donnant l’assurance

que je ne la chagrinerais point. Bien au contraire, en reconnaissance

de ses premiers soins et de sa fidélité envers moi, je l’assistai autant

que le comportait mon petit avoir, qui pour lors, il est vrai, ne me

permit pas de faire beaucoup pour elle. Mais je lui jurai que je

garderais toujours souvenance de son ancienne amitié pour moi. Et

vraiment je ne l’oubliai pas lorsque je fus en position de la secourir,

comme on pourra le voir en son lieu.

Je m’en allai ensuite dans le Yorkshire. Mon père et ma mère

étaient morts et toute ma famille éteinte, hormis deux sœurs et deux

enfants de l’un de mes frères. Comme depuis longtemps je passais

pour mort, on ne m’avait rien réservé dans le partage. Bref je ne

trouvai ni appui ni secours, et le petit capital que j’avais n’était pas

suffisant pour fonder mon établissement dans le monde.

À la vérité je reçus une marque de gratitude à laquelle je ne

m’attendais pas : le capitaine que j’avais si heureusement délivré

avec son navire et sa cargaison, ayant fait à ses armateurs un beau

récit de la manière dont j’avais sauvé le bâtiment et l’équipage, ils

m’invitèrent avec quelques autres marchands intéressés à les venir

voir, et tous ensemble ils m’honorèrent d’un fort gracieux

compliment à ce sujet et d’un présent d’environ deux cents livres

sterling.

Après beaucoup de réflexions, sur ma position, et sur le peu de

moyens que j’avais de m’établir dans le monde, je résolus de m’en

aller à Lisbonne, pour voir si je ne pourrais pas obtenir quelques

informations sur l’état de ma plantation au Brésil, et sur ce qu’était

devenu mon partner, qui, j’avais tout lieu de le supposer, avait dû

depuis bien des années me mettre au rang des morts.

Dans cette vue, je m’embarquai pour Lisbonne, où j’arrivai au

mois d’avril suivant. Mon serviteur Vendredi m’accompagna avec

beaucoup de dévouement dans toutes ces courses, et se montra le

garçon le plus fidèle en toute occasion.

Quand j’eus mis pied à terre à Lisbonne, je trouvai après quelques

recherches, et à ma toute particulière satisfaction, mon ancien ami le

capitaine qui jadis m’avait accueilli en mer à la côte d’Afrique. Vieux

alors, il avait abandonné la mer, après avoir laissé son navire à son

fils, qui n’était plus un jeune homme, et qui continuait de commercer

avec le Brésil. Le vieillard ne me reconnut pas, et au fait je le

reconnaissais à peine ; mais je me rétablis dans son souvenir aussitôt

que je lui eus dit qui j’étais.

Après avoir échangé quelques expressions affectueuses de notre

ancienne connaissance, je m’informai, comme on peut le croire, de

ma plantation et de mon partner. Le vieillard me dit : — « Je ne suis

pas allé au Brésil depuis environ neuf ans ; je puis néanmoins vous

assurer que lors de mon dernier voyage votre partner vivait encore,

mais les curateurs que vous lui aviez adjoints pour avoir l’œil sur

votre portion étaient morts tous les deux.

Je crois cependant que vous pourriez avoir un compte très exact

du rapport de votre plantation ; parce que, sur la croyance générale

qu’ayant fait naufrage vous aviez été noyé, vos curateurs ont versé le

produit de votre part de la plantation dans les mains du Procureur-

Fiscal, qui en a assigné, — en cas que vous ne revinssiez jamais le

réclamer, — un tiers au roi et deux tiers au monastère de Saint-

Augustin, pour être employés au soulagement des pauvres, et à la

conversion des Indiens à la foi catholique. — Nonobstant, si vous

vous présentiez, ou quelqu’un fondé de pouvoir, pour réclamer cet

héritage, il serait restitué, excepté le revenu ou produit annuel, qui,

ayant été affecté à des œuvres charitables, ne peut être réversible. Je

vous assure que l’intendant du roi et le proveedor, ou majordome du

monastère, ont toujours eu grand soin que le bénéficier, c’est-à-dire

votre partner, leur rendît chaque année un compte fidèle du revenu

total, dont ils ont dûment perçu votre moitié. »

Je lui demandai s’il savait quel accroissement avait pris ma

plantation ; s’il pensait qu’elle valût la peine de s’en occuper, ou si,

allant sur les lieux, je ne rencontrerais pas d’obstacle pour rentrer

dans mes droits à la moitié.

Il me répondit : — « Je ne puis vous dire exactement à quel point

votre plantation s’est améliorée, mais je sais que votre partner est

devenu excessivement riche par la seule jouissance de sa portion. Ce

dont j’ai meilleure souvenance, c’est d’avoir ouï dire que le tiers de

votre portion, dévolu au roi, et qui, ce me semble, a été octroyé à

quelque monastère ou maison religieuse, montait à plus 200

moidores par an. Quant à être rétabli en paisible possession de votre

bien, cela ne fait pas de doute, votre partner vivant encore pour

témoigner de vos droits, et votre nom étant enregistré sur le cadastre

du pays. » — Il me dit aussi : — « Les survivants de vos deux

curateurs sont de très probes et de très honnêtes gens, fort riches, et

je pense que non seulement vous aurez leur assistance pour rentrer en

possession, mais que vous trouverez entre leurs mains pour votre

compte une somme très considérable.

C’est le produit de la plantation pendant que leurs pères en avaient

la curatelle, et avant qu’ils s’en fussent dessaisis comme je vous le

disais tout à l’heure, ce qui eut lieu, autant que je me le rappelle, il y

a environ douze ans. »

À ce récit je montrai un peu de tristesse et d’inquiétude, et je

demandai au vieux capitaine comment il était advenu que mes

curateurs eussent ainsi disposé de mes biens, quand il n’ignorait pas

que j’avais fait mon testament, et que je l’avais institué, lui, le

capitaine portugais, mon légataire universel.

— « Cela est vrai, me répondit-il ; mais, comme il n’y avait point

de preuves de votre mort, je ne pouvais agir comme exécuteur

testamentaire jusqu’à ce que j’en eusse acquis quelque certitude. En

outre, je ne me sentais pas porté à m’entremettre dans une affaire si

lointaine. Toutefois j’ai fait enregistrer votre testament, et je l’ai

revendiqué ; et, si j’eusse pu constater que vous étiez mort ou vivant,

j’aurais agi par procuration, et pris possession de l’engenho, — c’est

ainsi que les Portugais nomment une sucrerie — et j’aurais donné

ordre de le faire à mon fils, qui était alors au Brésil.

— » Mais, poursuivit le vieillard, j’ai une autre nouvelle à vous

donner, qui peut-être ne vous sera pas si agréable que les autres :

c’est que, vous croyant perdu, et tout le monde le croyant aussi, votre

partner et vos curateurs m’ont offert de s’accommoder avec moi, en

votre nom, pour le revenu des six ou huit premières années, lequel

j’ai reçu. Cependant de grandes dépenses ayant été faites alors pour

augmenter la plantation, pour bâtir un engenho et acheter des

esclaves, ce produit ne s’est pas élevé à beaucoup près aussi haut que

par la suite.

Néanmoins je vous rendrai un compte exact de tout ce que j’ai

reçu et de la manière dont j’en ai disposé. »

Après quelques jours de nouvelles conférences avec ce vieil ami,

il me remit un compte du revenu des six premières années de ma

plantation, signé par mon partner et mes deux curateurs, et qui lui

avait toujours été livré en marchandises : telles que du tabac en

rouleau, et du sucre en caisse, sans parler du rhum, de la

mélasphærule, produit obligé d’une sucrerie. Je reconnus par ce

compte que le revenu s’accroissait considérablement chaque année :

mais, comme il a été dit précédemment, les dépenses ayant été

grandes, le boni fut petit d’abord. Cependant, le vieillard me fit voir

qu’il était mon débiteur pour 470 moidores ; outre, 60 caisses de

sucre et 15 doubles rouleaux de tabac, qui s’étaient perdus dans son

navire, ayant fait naufrage en revenant à Lisbonne, environ onze ans

après mon départ du Brésil.

Cet homme de bien se prit alors à se plaindre de ses malheurs, qui

l’avaient contraint à faire usage de mon argent pour recouvrer ses

pertes et acheter une part dans un autre navire. — « Quoi qu’il en

soit, mon vieil ami, ajouta-t-il, vous ne manquerez pas de secours

dans votre nécessité, et aussitôt que mon fils sera de retour, vous

serez pleinement satisfait. »

Là-dessus il tira une vieille escarcelle, et me donna 160 moidores

portugais en or. Ensuite, me présentant les actes de ses droits sur le

bâtiment avec lequel son fils était allé au Brésil, et dans lequel il était

intéressé pour un quart et son fils pour un autre, il me les remit tous

entre les mains en nantissement du reste.

J’étais beaucoup trop touché de la probité et de la candeur de ce

pauvre homme pour accepter cela ; et, me remémorant tout ce qu’il

avait fait pour moi, comment il m’avait accueilli en mer, combien il

en avait usé généreusement à mon égard en toute occasion, et

combien surtout il se montrait en ce moment ami sincère, je fus sur le

point de pleurer quand il m’adressait ces paroles. Aussi lui demandai-

je d’abord si sa situation lui permettait de se dépouiller de tant

d’argent à la fois, et si cela ne le gênerait point. Il me répondit qu’à la

vérité cela pourrait le gêner un peu, mais que ce n’en était pas moins

mon argent, et que j’en avais peut-être plus besoin que lui.

Tout ce que me disait ce galant homme était si affectueux que je

pouvais à peine retenir mes larmes. Bref, je pris une centaine de

moidores, et lui demandai une plume et de l’encre pour lui en faire

un reçu ; puis je lui rendis le reste, et lui dis : — « Si jamais je rentre

en possession de ma plantation, je vous remettrai toute la somme, —

comme effectivement je fis plus tard ; — et quant au titre de

propriété de votre part sur le navire de votre fils, je ne veux en

aucune façon l’accepter ; si je venais à avoir besoin d’argent, je vous

tiens assez honnête pour me payer ; si au contraire je viens à palper

celui que vous me faites espérer, je ne recevrai plus jamais un penny

de vous. »

Quand ceci fut entendu, le vieillard me demanda s’il ne pourrait

pas me servir en quelque chose dans la réclamation de ma plantation.

Je lui dis que je pensais aller moi-même sur les lieux. — « Vous

pouvez faire ainsi, reprit-il, si cela vous plaît ; mais, dans le cas

contraire, il y a bien des moyens d’assurer vos droits et de recouvrer

immédiatement la jouissance de vos revenus. »

— Et, comme il se trouvait dans la rivière de Lisbonne des

vaisseaux prêts à partir pour le Brésil, il me fit inscrire mon nom

dans un registre public, avec une attestation de sa part, affirmant,

sous serment, que j’étais en vie, et que j’étais bien la même personne

qui avait entrepris autrefois le défrichement et la culture de ladite

plantation.

À cette déposition régulièrement légalisée par un notaire, il me

conseilla d’annexer une procuration, et de l’envoyer avec une lettre

de sa main à un marchand de sa connaissance qui était sur les lieux.

Puis il me proposa de demeurer avec lui jusqu’à ce que j’eusse reçu

réponse.

Défaillance

Il ne fut jamais rien de plus honorable que les procédés dont ma

procuration fut suivie : car en moins de sept mois il m’arriva de la

part des survivants de mes curateurs, les marchands pour le compte

desquels je m’étais embarqué, un gros paquet contenant les lettres et

papiers suivants :

1°. Il y avait un compte courant du produit de ma ferme en

plantation durant dix années, depuis que leurs pères avaient réglé

avec mon vieux capitaine du Portugal ; la balance semblait être en

ma faveur de 1174 moidores.

2°. Il y avait un compte de quatre années en sus, où les immeubles

étaient restés entre leurs mains avant que le gouvernement en eût

réclamé l’administration comme étant les biens d’une personne ne se

retrouvant point, ce qui constitue Mort Civile. La balance de celui-ci,

vu l’accroissement de la plantation, montait en cruzades à la valeur

de 3241 moidores.

3° Il y avait le compte du prieur des Augustins, qui, ayant perçu

mes revenus pendant plus de quatorze ans, et ne devant pas me

rembourser ce dont il avait disposé en faveur de l’hôpital, déclarait

très honnêtement qu’il avait encore entre les mains 873 moidores et

reconnaissait me les devoir. — Quant à la part du roi, je n’en tirai

rien.

Il y avait aussi une lettre de mon partner me félicitant très

affectueusement de ce que j’étais encore de ce monde, et me donnant

des détails sur l’amélioration de ma plantation, sur ce qu’elle

produisait par an, sur la quantité d’acres qu’elle contenait, sur sa

culture et sur le nombre d’esclaves qui l’exploitaient.

Puis, faisant vingt-deux croix en signe de bénédiction, il

m’assurait qu’il avait dit autant d’Ave Maria pour remercier la très

Sainte-Vierge de ce que je jouissais encore de la vie ; et m’engageait

fortement à venir moi-même prendre possession de ma propriété, ou

à lui faire savoir en quelles mains il devait remettre mes biens, si je

ne venais pas moi-même. Il finissait par de tendres et cordiales

protestations de son amitié et de celle de sa famille, et m’adressait en

présent sept belles peaux de léopards, qu’il avait sans doute reçues

d’Afrique par quelque autre navire qu’il y avait envoyé, et qui

apparemment avaient fait un plus heureux voyage que moi. Il

m’adressait aussi cinq caisses d’excellentes confitures, et une

centaine de pièces d’or non monnayées, pas tout à fait si grandes que

des moidores.

Par la même flotte mes curateurs m’expédièrent 1200 caisses de

sucre, 800 rouleaux du tabac, et le solde de leur compte en or.

Je pouvais bien dire alors avec vérité que la fin de Job était

meilleure que le commencement. Il serait impossible d’exprimer les

agitations de mon cœur à la lecture de ces lettres, et surtout quand je

me vis entouré de tous mes biens ; car les navires du Brésil venant

toujours en flotte, les mêmes vaisseaux qui avaient apporté mes

lettres avaient aussi apporté mes richesses, et mes marchandises

étaient en sûreté dans le Tage avant que j’eusse la missive entre les

mains. Bref, je devins pâle ; le cœur me tourna, et si le bon vieillard

n’était accouru et ne m’avait apporté un cordial, je crois que ma joie

soudaine aurait excédé ma nature, et que je serais mort sur la place.

Malgré cela, je continuai à aller fort mal pendant quelques heures,

jusqu’à ce qu’on eût appelé un médecin, qui, apprenant la cause

réelle de mon indisposition, ordonna de me faire saigner, après quoi

je me sentis mieux et je me remis. Mais je crois véritablement que, si

je n’avais été soulagé par l’air que de cette manière on donna pour

ainsi dire à mes esprits, j’aurais succombé.

J’étais alors tout d’un coup maître de plus de 50 000 livres sterling

en espèces, et au Brésil d’un domaine, je peux bien l’appeler ainsi,

d’environ mille livres sterling de revenu annuel, et aussi sûr que peut

l’être une propriété en Angleterre. En un mot, j’étais dans une

situation que je pouvais à peine concevoir, et je ne savais quelles

dispositions prendre pour en jouir.

Avant toutes choses, ce que je fis, ce fut de récompenser mon

premier bienfaiteur, mon bon vieux capitaine, qui tout d’abord avait

eu pour moi de la charité dans ma détresse, de la bonté au

commencement de notre liaison et de la probité sur la fin. Je lui

montrai ce qu’on m’envoyait, et lui dis qu’après la Providence

céleste, qui dispose de toutes choses, c’était à lui que j’en étais

redevable, et qu’il me restait à le récompenser, ce que je ferais au

centuple. Je lui rendis donc premièrement les 100 moidores que

j’avais reçus de lui ; puis j’envoyai chercher un tabellion et je le priai

de dresser en bonne et due forme une quittance générale ou décharge

des 470 moidores qu’il avait reconnu me devoir. Ensuite je lui

demandai de me rédiger une procuration, l’investissant receveur des

revenus annuels de ma plantation, et prescrivant à mon partner de

compter avec lui, et de lui faire en mon nom ses remises par les

flottes ordinaires.

Une clause finale lui assurait un don annuel de 100 moidores sa

vie durant, et à son fils, après sa mort, une rente viagère de 50

moidores. C’est ainsi que je m’acquittai envers mon bon vieillard.

Je me pris alors à considérer de quel côté je gouvernerais ma

course, et ce que je ferais du domaine que la Providence avait ainsi

replacé entre mes mains. En vérité j’avais plus de soucis en tête que

je n’en avais eus pendant ma vie silencieuse dans l’île, où je n’avais

besoin que de ce que j’avais, où je n’avais que ce dont j’avais

besoin ; tandis qu’à cette heure j’étais sous le poids d’un grand

fardeau que je ne savais comment mettre à couvert. Je n’avais plus de

caverne pour y cacher mon trésor, ni de lieu où il pût loger sans

serrure et sans clef, et se ternir et se moisir avant que personne mît la

main dessus. Bien au contraire, je ne savais où l’héberger, ni à qui le

confier. Mon vieux patron, le capitaine, était, il est vrai, un homme

intègre : ce fut lui mon seul refuge.

Secondement, mon intérêt semblait m’appeler au Brésil ; mais je

ne pouvais songer à y aller avant d’avoir arrangé mes affaires, et

laissé derrière moi ma fortune en mains sûres. Je pensai d’abord à ma

vieille amie la veuve, que je savais honnête et ne pouvoir qu’être

loyale envers moi ; mais alors elle était âgée, pauvre, et, selon toute

apparence, peut-être endettée. Bref, je n’avais ainsi d’autre parti à

prendre que de m’en retourner en Angleterre et d’emporter mes

richesses avec moi.

Quelques mois pourtant s’écoulèrent avant que je me

déterminasse à cela ; et c’est pourquoi, lorsque je me fus

parfaitement acquitté envers mon vieux capitaine, mon premier

bienfaiteur, je pensai aussi à ma pauvre veuve, dont le mari avait été

mon plus ancien patron, et elle-même, tant qu’elle l’avait pu, ma

fidèle intendante et ma directrice. Mon premier soin fut de charger un

marchand de Lisbonne d’écrire à son correspondant à Londres, non

pas seulement de lui payer un billet, mais d’aller la trouver et de lui

remettre de ma part 100 livres sterling en espèces, de jaser avec elle,

de la consoler dans sa pauvreté, en lui donnant l’assurance que, si

Dieu me prêtait vie, elle aurait de nouveaux secours. En même temps

j’envoyai dans leur province 100 livres sterling à chacune de mes

sœurs, qui, bien qu’elles ne fussent pas dans le besoin, ne se

trouvaient pas dans de très heureuses circonstances, l’une étant

veuve, et l’autre ayant un mari qui n’était pas aussi bon pour elle

qu’il l’aurait dû.

Mais parmi tous mes parents en connaissances, je ne pouvais faire

choix de personne à qui j’osasse confier le gros de mon capital, afin

que je pusse aller au Brésil et le laisser en sûreté derrière moi. Cela

me jeta dans une grande perplexité.

J’eus une fois l’envie d’aller au Brésil et de m’y établir, car j’étais

pour ainsi dire naturalisé dans cette contrée ; mais il s’éveilla en mon

esprit quelques petits scrupules religieux qui insensiblement me

détachèrent de ce dessein, dont il sera reparlé tout à l’heure.

Toutefois ce n’était pas la dévotion qui pour lors me retenait ; comme

je ne m’étais fait aucun scrupule de professer publiquement la

religion du pays tout le temps que j’y avais séjourné, pourquoi ne

1

l’eussé-je pas fait encore .

Non, comme je l’ai dit, ce n’était point là la principale cause qui

s’opposât à mon départ pour le Brésil, c’était réellement parce que je

ne savais à qui laisser mon avoir. Je me déterminai donc enfin à me

rendre avec ma fortune en Angleterre, où, si j’y parvenais, je me

1 Voir à la Dissertation religieuse.

promettais de faire quelque connaissance ou de trouver quelque

parent qui ne serait point infidèle envers moi. En conséquence je me

préparai à partir pour l’Angleterre avec toutes mes richesses.

À dessein de tout disposer pour mon retour dans ma patrie, — la

flotte du Brésil étant sur le point de faire voile, — je résolus d’abord

de répondre convenablement aux comptes justes et fidèles que j’avais

reçus. J’écrivis premièrement au prieur de Saint-Augustin une lettre

de remerciement pour ses procédés sincères, et je le priai de vouloir

bien accepter les 872 moidores dont il n’avait point disposé ; d’en

affecter 500 au monastère et 372 aux pauvres, comme bon lui

semblerait. Enfin je me recommandai aux prières du révérend Père,

et autres choses semblables.

J’écrivis ensuite une lettre d’action de grâces à mes deux

curateurs, avec toute la reconnaissance que tant de droiture et de

probité requérait. Quant à leur adresser un présent, ils étaient pour

cela trop au-dessus de toutes nécessités.

Finalement j’écrivis à mon partner, pour le féliciter de son

industrie dans l’amélioration de la plantation et de son intégrité dans

l’accroissement de la somme des productions. Je lui donnai mes

instructions sur le gouvernement futur de ma part, conformément aux

pouvoirs que j’avais laissés à mon vieux patron, à qui je le priai

d’envoyer ce qui me reviendrait, jusqu’à ce qu’il eût plus

particulièrement de mes nouvelles ; l’assurant que mon intention était

non seulement d’aller le visiter, mais encore de m’établir au Brésil

pour le reste de ma vie.

À cela j’ajoutai pour sa femme et ses filles, — le fils du capitaine

m’en avait parlé, — le fort galant cadeau de quelques soieries

d’Italie, de deux pièces de drap fin anglais, le meilleur que je pus

trouver dans Lisbonne, de cinq pièces de frise noire et de quelques

dentelles de Flandres de grand prix.

Ayant ainsi mis ordre à mes affaires, vendu ma cargaison et

converti tout mon avoir en bonnes lettres de change, mon nouvel

embarras fut le choix de la route à prendre pour passer en Angleterre.

J’étais assez accoutumé à la mer, et pourtant je me sentais alors une

étrange aversion pour ce trajet ; et, quoique je n’en eusse pu donner

la raison, cette répugnance s’accrut tellement, que je changeai d’avis,

et fis rapporter mon bagage, embarqué pour le départ, non seulement

une fois, mais deux ou trois fois.

Il est vrai que mes malheurs sur mer pouvaient bien être une des

raisons de ces appréhensions ; mais qu’en pareille circonstance nul

homme ne méprise les fortes impulsions de ses pensées intimes.

Deux des vaisseaux que j’avais choisis pour mon embarquement,

j’entends plus particulièrement choisis qu’aucun autre ; car dans l’un

j’avais fait porter toutes mes valises, et quant à l’autre j’avais fait

marché avec le capitaine ; deux de ces vaisseaux, dis-je, furent

perdus : le premier fut pris par les Algériens, le second fit naufrage

vers le Start, près de Torbay, et, trois hommes exceptés, tout

l’équipage se noya. Ainsi dans l’un ou l’autre de ces vaisseaux

j’eusse trouvé le malheur. Et dans lequel le plus grand ? Il est

difficile de le dire.

Le guide attaqué par des loups

Mon esprit étant ainsi harassé par ces perplexités, mon vieux

pilote, à qui je ne celais rien, me pria instamment de ne point aller sur

mer, mais de me rendre par terre jusqu’à La Corogne, de traverser le

golfe de Biscaye pour atteindre La Rochelle, d’où il était aisé de

voyager sûrement par terre jusqu’à Paris, et de là de gagner Calais et

Douvres, ou bien d’aller à Madrid et de traverser toute la France.

Bref, j’avais une telle appréhension de la mer, que, sauf de Calais

à Douvres, je résolus de faire toute la route par terre ; comme je

n’étais point pressé et que peu m’importait la dépense, c’était bien le

plus agréable chemin. Pour qu’il le fût plus encore, mon vieux

capitaine m’amena un Anglais, un gentleman, fils d’un négociant de

Lisbonne, qui était désireux d’entreprendre ce voyage avec moi.

Nous recueillîmes en outre deux marchands anglais et deux jeunes

gentilshommes portugais : ces derniers n’allaient que jusqu’à Paris

seulement. Nous étions en tout six maîtres et cinq serviteurs, les deux

marchands et les deux Portugais se contentant d’un valet pour deux,

afin de sauver la dépense. Quant à moi, pour le voyage je m’étais

attaché un matelot anglais comme domestique, outre Vendredi, qui

était trop étranger pour m’en tenir lieu durant la route.

Nous partîmes ainsi de Lisbonne. Notre compagnie étant toute

bien montée et bien armée, nous formions une petite troupe dont on

me fit l’honneur de me nommer capitaine, parce que j’étais le plus

âgé, que j’avais deux serviteurs, et qu’au fait j’étais la cause première

du voyage.

Comme je ne vous ai point ennuyé de mes journaux de mer, je ne

vous fatiguerai point de mes journaux de terre ; toutefois durant ce

long et difficile voyage quelques aventures nous advinrent que je ne

puis omettre.

Quand nous arrivâmes à Madrid, étant tous étrangers à l’Espagne,

la fantaisie nous vint de nous y arrêter quelque temps pour voir la

cour et tout ce qui était digne d’observation ; mais, comme nous

étions sur la fin de l’été, nous nous hâtâmes, et quittâmes Madrid

environ au milieu d’octobre. En atteignant les frontières de la

Navarre, nous fûmes alarmés en apprenant dans quelques villes le

long du chemin que tant de neige était tombée sur le côté français des

montagnes, que plusieurs voyageurs avaient été obligés de retourner

à Pampelune, après avoir à grands risques tenté passage.

Arrivés à Pampelune, nous trouvâmes qu’on avait dit vrai ; et pour

moi, qui avais toujours vécu sous un climat chaud, dans des contrées

où je pouvais à peine endurer des vêtements, le froid fut

insupportable. Au fait, il n’était pas moins surprenant que pénible

d’avoir quitté dix jours auparavant la Vieille-Castille, où le temps

était non seulement chaud mais brûlant, et de sentir immédiatement

le vent des Pyrénées si vif et si rude qu’il était insoutenable, et

mettait nos doigts et nos orteils en danger d’être engourdis et gelés.

C’était vraiment étrange.

Le pauvre Vendredi fut réellement effrayé quand il vit ces

montagnes toutes couvertes de neige et qu’il sentit le froid de l’air,

choses qu’il n’avait jamais ni vues ni ressenties de sa vie.

Pour couper court, après que nous eûmes atteint Pampelune, il

continua à neiger avec tant de violence et si longtemps, qu’on disait

que l’hiver était venu avant son temps. Les routes, qui étaient déjà

difficiles, furent alors tout à fait impraticables. En un mot, la neige se

trouva en quelques endroits trop épaisse pour qu’on pût voyager, et,

n’étant point durcie par la gelée, comme dans les pays

septentrionaux, on courait risque d’être enseveli vivant à chaque pas.

Nous ne nous arrêtâmes pas moins de vingt jours à Pampelune ;

mais, voyant que l’hiver s’approchait sans apparence

d’adoucissement, — ce fut par toute l’Europe l’hiver le plus

rigoureux qu’il y eût eu depuis nombre d’années, — je proposai

d’aller à Fontarabie, et là de nous embarquer pour Bordeaux, ce qui

n’était qu’un très petit voyage.

Tandis que nous étions à délibérer là-dessus, il arriva quatre

gentilshommes français, qui, ayant été arrêtés sur le côté français des

passages comme nous sur le côté espagnol, avaient trouvé un guide

qui, traversant le pays près la pointe du Languedoc, leur avait fait

passer les montagnes par de tels chemins, que la neige les avait peu

incommodés, et où, quand il y en avait en quantité, nous dirent-ils,

elle était assez durcie par la gelée pour les porter eux et leurs

chevaux.

Nous envoyâmes quérir ce guide. — « J’entreprendrai de vous

mener par le même chemin, sans danger quant à la neige, nous dit-il,

pourvu que vous soyez assez bien armés pour vous défendre des

bêtes sauvages ; car durant ces grandes neiges il n’est pas rare que

des loups, devenus enragés par le manque de nourriture, se fassent

voir aux pieds des montagnes. »

— Nous lui dîmes que nous étions suffisamment prémunis contre

de pareilles créatures, s’il nous préservait d’une espèce de loups à

deux jambes, que nous avions beaucoup à redouter, nous disait-on,

particulièrement sur le côté français des montagnes.

Il nous affirma qu’il n’y avait point de danger de cette sorte par la

route que nous devions prendre. Nous consentîmes donc sur-le-

champ à le suivre. Le même parti fut pris par douze autres

gentilshommes avec leurs domestiques, quelques-uns français,

quelques-uns espagnols, qui, comme je l’ai dit avaient tenté le

voyage et s’étaient vus forcés de revenir sur leurs pas.

Conséquemment nous partîmes de Pampelune avec notre guide

vers le 15 novembre, et je fus vraiment surpris quand, au lieu de nous

mener en avant, je le vis nous faire rebrousser de plus de vingt

milles, par la même route que nous avions suivie en venant de

Madrid. Ayant passé deux rivières et gagné le pays plat, nous nous

retrouvâmes dans un climat chaud, où le pays était agréable, et où

l’on ne voyait aucune trace de neige ; mais tout à coup, tournant à

gauche, il nous ramena vers les montagnes par un autre chemin. Les

rochers et les précipices étaient vraiment effrayants à voir ;

cependant il fit tant de tours et de détours, et nous conduisit par des

chemins si tortueux, qu’insensiblement nous passâmes le sommet des

montagnes sans être trop incommodés par la neige. Et soudain il

nous montra les agréables et fertiles provinces de Languedoc et de

Gascogne, toutes vertes et fleurissantes, quoique, au fait, elles fussent

à une grande distance et que nous eussions encore bien du mauvais

chemin.

Nous eûmes pourtant un peu à décompter, quand tout un jour et

une nuit nous vîmes neiger si fort que nous ne pouvions avancer.

Mais notre guide nous dit de nous tranquilliser, que bientôt tout serait

franchi. Nous nous aperçûmes en effet que nous descendions chaque

jour, et que nous nous avancions plus au nord qu’auparavant ; nous

reposant donc sur notre guide, nous poursuivîmes.

Deux heures environ avant la nuit, notre guide était devant nous à

quelque distance et hors de notre vue, quand soudain trois loups

monstrueux, suivis d’un ours, s’élancèrent d’un chemin creux

joignant un bois épais. Deux des loups se jetèrent sur le guide ; et,

s’il s’était trouvé seulement éloigné d’un demi-mille, il aurait été à

coup sûr dévoré avant que nous eussions pu le secourir. L’un de ces

animaux s’agrippa au cheval, et l’autre attaqua l’homme avec tant de

violence, qu’il n’eut pas le temps ou la présence d’esprit de s’armer

de son pistolet, mais il se prit à crier et à nous appeler de toute sa

force. J’ordonnai à mon serviteur Vendredi, qui était près de moi,

d’aller à toute bride voir ce qui se passait. Dès qu’il fut à portée de

vue du guide il se mit à crier aussi fort que lui : — « Ô maître ! Ô

maître ! » — Mais, comme un hardi compagnon, il galopa droit au

pauvre homme, et déchargea son pistolet dans la tête du loup qui

l’attaquait.

Par bonheur pour le pauvre guide, ce fut mon serviteur Vendredi

qui vint à son aide ; car celui-ci, dans son pays, ayant été familiarisé

avec cette espèce d’animal, fondit sur lui sans peur et tira son coup à

bout portant ; au lieu que tout autre de nous aurait tiré de plus loin, et

peut-être manqué le loup, ou couru le danger de frapper l’homme.

Il y avait là de quoi épouvanter un plus vaillant que moi ; et de fait

toute la compagnie s’alarma quand, avec la détonation du pistolet de

Vendredi, nous entendîmes des deux côtés les affreux hurlements des

loups, et ces cris tellement redoublés par l’écho des montagnes,

qu’on eût dit qu’il y en avait une multitude prodigieuse ; et peut-être

en effet leur nombre légitimait-il nos appréhensions.

Quoi qu’il en fût, lorsque Vendredi eut tué ce loup, l’autre, qui

s’était cramponné au cheval, l’abandonna sur-le-champ et s’enfuit.

Fort heureusement, comme il l’avait attaqué à la tête, ses dents

s’étaient fichées dans les bossettes de la bride, de sorte qu’il lui avait

fait peu de mal. Mais l’homme était grièvement blessé : l’animal

furieux lui avait fait deux morsures, l’une au bras et l’autre un peu

au-dessus du genou, et il était juste sur le point d’être renversé par

son cheval effrayé quand Vendredi accourut et tua le loup.

On imaginera facilement qu’au bruit du pistolet de Vendredi nous

forçâmes tous notre pas et galopâmes aussi vite que nous le

permettait un chemin ardu, pour voir ce que cela voulait dire. Sitôt

que nous eûmes passé les arbres qui nous offusquaient, nous vîmes

clairement de quoi il s’agissait, et de quel mauvais pas Vendredi avait

tiré le pauvre guide, quoique nous ne pussions distinguer d’abord

l’espèce d’animal qu’il avait tuée.

Mais jamais combat ne fut présenté plus hardiment et plus

étrangement que celui qui suivit entre Vendredi et l’ours, et qui, bien

que nous eussions été premièrement surpris et effrayés, nous donna à

tous le plus grand divertissement imaginable.

— L’ours est un gros et pesant animal ; il ne galope point comme

le loup, alerte et léger ; mais il possède deux qualités particulières,

sur lesquelles généralement il base ses actions. Premièrement, il ne

fait point sa proie de l’homme, non pas que je veuille dire que la faim

extrême ne l’y puisse forcer, — comme dans le cas présent, la terre

étant couverte de neige, — et d’ordinaire il ne l’attaque que lorsqu’il

en est attaqué. Si vous le rencontrez dans les bois, et que vous ne

vous mêliez pas de ses affaires, il ne se mêlera pas des vôtres. Mais

ayez soin d’être très galant avec lui et de lui céder la route ; car c’est

un gentleman fort chatouilleux, qui ne voudrait point faire un pas

hors de son chemin, fût-ce pour un roi. Si réellement vous en êtes

effrayé, votre meilleur parti est de détourner les yeux et de

poursuivre ; car par hasard si vous vous arrêtez, vous demeurez coi et

le regardez fixement, il prendra cela pour un affront, et si vous lui

jetiez ou lui lanciez quelque chose qui l’atteignit, ne serait-ce qu’un

bout de bâton gros comme votre doigt, il le considérerait comme un

outrage, et mettrait de côté tout autre affaire pour en tirer vengeance ;

car il veut avoir satisfaction sur le point d’honneur : c’est là sa

première qualité. La seconde, c’est qu’une fois offensé, il ne vous

laissera ni jour ni nuit, jusqu’à ce qu’il ait sa revanche, et vous

suivra, avec sa bonne grosse dégaine, jusqu’à ce qu’il vous ait atteint.

Mon serviteur Vendredi, lorsque nous le joignîmes, avait délivré

notre guide, et l’aidait à descendre de son cheval, car le pauvre

homme était blessé et effrayé plus encore, quand soudain nous

aperçûmes l’ours sortir du bois ; il était monstrueux, et de beaucoup

le plus gros que j’eusse jamais vu.

À son aspect nous fûmes tous un peu surpris ; mais nous

démêlâmes aisément du courage et de la joie dans la contenance de

Vendredi. — « Ô ! Ô ! Ô ! s’écria-t-il trois fois, en le montrant du

doigt, Ô maître ! vous me donner congé, moi donner une poignée de

main à lui, moi vous faire vous bon rire. »

Vendredi montre à danser à l’ours

Je fus étonné de voir ce garçon si transporté. — « Tu es fou, lui

dis-je, il te dévorera ! » — « Dévorer moi ! dévorer moi ? répéta

Vendredi. Moi dévorer lui, moi faire vous bon rire ; vous tous rester

là, moi montrer vous bon rire. » — Aussitôt il s’assied à terre, en un

tour de main ôte ses bottes, chausse une paire d’escarpins qu’il avait

dans sa poche, donne son cheval à mon autre serviteur, et, armé de

son fusil, se met à courir comme le vent.

L’ours se promenait tout doucement, sans songer à troubler

personne, jusqu’à ce que Vendredi, arrivé assez près, se mit à

l’appeler comme s’il pouvait le comprendre : — « Écoute ! écoute !

moi parler avec toi. » — Nous suivions à distance ; car, ayant alors

descendu le côté des montagnes qui regardent la Gascogne, nous

étions entrés dans une immense forêt dont le sol plat était rempli de

clairières parsemées d’arbres çà et là.

Vendredi, qui était comme nous l’avons dit sur les talons de l’ours,

le joignit promptement, ramassa une grosse pierre, la lui jeta et

l’atteignit à la tête ; mais il ne lui fit pas plus de mal que s’il l’avait

lancée contre un mur ; elle répondait cependant à ses fins, car le drôle

était si exempt de peur, qu’il ne faisait cela que pour obliger l’ours à

le poursuivre, et nous montrer bon rire, comme il disait.

Sitôt que l’ours sentit la pierre, et aperçut Vendredi, il se retourna,

et s’avança vers lui en faisant de longues et diaboliques enjambées,

marchant tout de guingois et d’une si étrange allure, qu’il aurait fait

prendre à un cheval le petit galop. Vendredi s’enfuit et porta sa

course de notre côté comme pour demander du secours.

Nous résolûmes donc aussi de faire feu tous ensemble sur l’ours,

afin de délivrer mon serviteur. J’étais cependant fâché de tout cœur

contre lui, pour avoir ainsi attiré la bête sur nous lorsqu’elle allait à

ses affaires par un autre chemin. J’étais surtout en colère de ce qu’il

l’avait détournée et puis avait pris la fuite. Je l’appelai : — « Chien,

lui dis-je, est-ce là nous faire rire ? Arrive ici et reprends ton bidet,

afin que nous puisions faire feu sur l’animal. » — Il m’entendit et

cria : — « Pas tirer ! pas tirer ! rester tranquille : vous avoir beaucoup

rire. » — Comme l’agile garçon faisait deux enjambées contre l’autre

une, il tourna tout à coup de côté, et, apercevant un grand chêne

propre pour son dessein, il nous fit signe de le suivre ; puis,

redoublant de prestesse, il monta lestement sur l’arbre, ayant laissé

son fusil sur la terre, à environ cinq ou six verges plus loin.

L’ours arriva bientôt vers l’arbre. Nous le suivions à distance. Son

premier soin fut de s’arrêter au fusil et de le flairer ; puis, le laissant

là, il s’agrippa à l’arbre et grimpa comme un chat, malgré sa

monstrueuse pesanteur. J’étais étonné de la folie de mon serviteur,

car j’envisageais cela comme tel ; et, sur ma vie, je ne trouvais là-

dedans rien encore de risible, jusqu’à ce que, voyant l’ours monter à

l’arbre, nous nous rapprochâmes de lui.

Quand nous arrivâmes, Vendredi avait déjà gagné l’extrémité

d’une grosse branche, et l’ours avait fait la moitié du chemin pour

l’atteindre. Aussitôt que l’animal parvint à l’endroit où la branche

était plus faible, — « Ah ! nous cria Vendredi, maintenant vous voir

moi apprendre l’ours à danser. »

— Et il se mit à sauter et à secouer la branche. L’ours,

commençant alors à chanceler, s’arrêta court et se prit à regarder

derrière lui pour voir comment il s’en retournerait, ce qui

effectivement nous fit rire de tout cœur. Mais il s’en fallait de

beaucoup que Vendredi eût fini avec lui. Quand il le vit se tenir coi, il

l’appela de nouveau, comme s’il eût supposé que l’ours parlait

anglais : — « Comment ! toi pas venir plus loin ? Moi prie toi venir

plus loin. » — Il cessa donc de sauter et de remuer la branche ; et

l’ours, juste comme s’il comprenait ce qu’il disait, s’avança un peu.

Alors Vendredi se reprit à sauter, et l’ours s’arrêta encore.

Nous pensâmes alors que c’était un bon moment pour le frapper à

la tête, et je criai à Vendredi de rester tranquille, que nous voulions

tirer sur l’ours ; mais il répliqua vivement : — « Ô prie ! Ô prie ! pas

tirer ; moi tirer près et alors. » — Il voulait dire tout à l’heure.

Cependant, pour abréger l’histoire, Vendredi dansait tellement et

l’ours se posait d’une façon si grotesque, que vraiment nous pâmions

de rire. Mais nous ne pouvions encore concevoir ce que le camarade

voulait faire. D’abord nous avions pensé qu’il comptait renverser

l’ours ; mais nous vîmes que la bête était trop rusée pour cela : elle

ne voulait pas avancer, de peur d’être jetée à bas, et s’accrochait si

bien avec ses grandes griffes et ses grosses pattes, que nous ne

pouvions imaginer quelle serait l’issue de ceci et où s’arrêterait la

bouffonnerie.

Mais Vendredi nous tira bientôt d’incertitude. Voyant que l’ours se

cramponnait à la branche et ne voulait point se laisser persuader

d’approcher davantage : — « Bien, bien ! dit-il, toi pas venir plus

loin, moi aller, moi aller ; toi pas venir à moi, moi aller à toi. » — Sur

ce, il se retire jusqu’au bout de la branche, et, la faisant fléchir sous

son poids, il s’y suspend et la courbe doucement jusqu’à ce qu’il soit

assez près de terre pour tomber sur ses pieds ; puis il court à son

fusil, le ramasse et se plante là.

— « Eh bien, lui dis-je, Vendredi, que voulez-vous faire

maintenant ? Pourquoi ne tirez-vous pas ? » — « Pas tirer, répliqua-t-

il, pas encore ; moi tirer maintenant, moi non tuer ; moi rester, moi

donner vous encore un rire. » — Ce qu’il fit en effet, comme on le

verra tout à l’heure. Quand l’ours vit son ennemi délogé, il déserta de

la branche où il se tenait, mais excessivement lentement, regardant

derrière lui à chaque pas et marchant à reculons, jusqu’à ce qu’il eût

gagné le corps de l’arbre. Alors, toujours l’arrière-train en avant, il

descendit, s’agrippant au tronc avec ses griffes et ne remuant qu’une

patte à la fois, très posément. Juste à l’instant où il allait appuyer sa

patte de derrière sur le sol, Vendredi s’avança sur lui, et, lui

appliquant le canon de son fusil dans l’oreille, il le fit tomber roide

mort comme une pierre.

Alors le maraud se retourna pour voir si nous n’étions pas à rire ;

et quand il lut sur nos visages que nous étions fort satisfaits, il poussa

lui-même un grand ricanement, et nous dit : « Ainsi nous tue ours

dans ma contrée. » — « Vous les tuez ainsi ? repris-je, comment !

vous n’avez pas de fusils ? » — « Non, dit-il, pas fusils ; mais tirer

grand beaucoup longues flèches. »

Ceci fut vraiment un bon divertissement pour nous ; mais nous

nous trouvions encore dans un lieu sauvage, notre guide était

grièvement blessé, et nous savions à peine que faire. Les hurlements

des loups retentissaient toujours dans ma tête ; et, dans le fait,

excepté le bruit que j’avais jadis entendu sur le rivage d’Afrique, et

dont j’ai dit quelque chose déjà, je n’ai jamais rien ouï qui m’ait

rempli d’une si grande horreur.

Ces raisons, et l’approche de la nuit, nous faisaient une loi de

partir ; autrement, comme l’eût souhaité Vendredi, nous aurions

certainement dépouillé cette bête monstrueuse de sa robe, qui valait

bien la peine d’être conservée ; mais nous avions trois lieues à faire,

et notre guide nous pressait. Nous abandonnâmes donc ce butin et

poursuivîmes notre voyage.

La terre était toujours couverte de neige, bien que moins épaisse et

moins dangereuse que sur les montagnes. Des bêtes dévorantes,

comme nous l’apprîmes plus tard, étaient descendues dans la forêt et

dans le pays plat, pressées par la faim, pour chercher leur pâture, et

avaient fait de grands ravages dans les hameaux, où elles avaient

surpris les habitants, tué un grand nombre de leurs moutons et de

leurs chevaux, et même quelques personnes.

Nous avions à passer un lieu dangereux dont nous parlait notre

guide ; s’il y avait encore des loups dans le pays, nous devions à

coup sûr les rencontrer là. C’était une petite plaine, environnée de

bois de tous les côtés, et un long et étroit défilé où il fallait nous

engager pour traverser le bois et gagner le village, notre gîte.

Une demi-heure avant le coucher du soleil nous entrâmes dans le

premier bois, et à soleil couché nous arrivâmes dans la plaine. Nous

ne rencontrâmes rien dans ce premier bois, si ce n’est que dans une

petite clairière, qui n’avait pas plus d’un quart de mille, nous vîmes

cinq grands loups traverser la route en toute hâte, l’un après l’autre,

comme s’ils étaient en chasse de quelque proie qu’ils avaient en vue.

Ils ne firent pas attention à nous, et disparurent en peu d’instants.

Là-dessus notre guide, qui, soit dit en passant, était un misérable

poltron, nous recommanda de nous mettre en défense ; il croyait que

beaucoup d’autres allaient venir.

Nous tînmes nos armes prêtes et l’œil au guet ; mais nous ne

vîmes plus de loups jusqu’à ce que nous eûmes pénétré dans la plaine

après avoir traversé ce bois, qui avait près d’une demi-lieue. Aussitôt

que nous y fûmes arrivés, nous ne chômâmes pas d’occasion de

regarder autour de nous. Le premier objet qui nous frappa ce fut un

cheval mort, c’est-à-dire un pauvre cheval que les loups avaient tué.

Au moins une douzaine d’entre eux étaient à la besogne, on ne peut

pas dire en train de le manger, mais plutôt de ronger les os, car ils

avaient dévoré toute la chair auparavant.

Nous ne jugeâmes point à propos de troubler leur festin, et ils ne

prirent pas garde à nous. Vendredi aurait bien voulu tirer sur eux,

mais je m’y opposai formellement, prévoyant que nous aurions sur

les bras plus d’affaires semblables que nous ne nous y attendions. —

Nous n’avions pas encore traversé la moitié de la plaine, quand, dans

les bois, à notre gauche, nous commençâmes à entendre les loups

hurler d’une manière effroyable, et aussitôt après nous en vîmes

environ une centaine venir droit à nous, tous en corps, et la plupart

d’entre eux en ligne, aussi régulièrement qu’une armée rangée par

des officiers expérimentés.

Je savais à peine que faire pour les recevoir. Il me sembla

toutefois que le seul moyen était de nous serrer tous de front, ce que

nous exécutâmes sur-le-champ. Mais, pour qu’entre les décharges

nous n’eussions point trop d’intervalle, je résolus que seulement de

deux hommes l’un ferait feu, et que les autres, qui n’auraient pas tiré,

se tiendraient prêts à leur faire essuyer immédiatement une seconde

fusillade s’ils continuaient d’avancer sur nous ; puis que ceux qui

auraient lâché leur coup d’abord ne s’amuseraient pas à recharger

leur fusil, mais s’armeraient chacun d’un pistolet, car nous étions

tous munis d’un fusil et d’une paire de pistolets. Ainsi nous pouvions

par cette tactique faire six salves, la moitié de nous tirant à la fois.

Néanmoins, pour le moment, il n’y eut pas nécessité : à la première

décharge les ennemis firent halte, épouvantés, stupéfiés du bruit

autant que du feu. Quatre d’entre eux, frappés à la tête, tombèrent

morts ; plusieurs autres furent blessés et se retirèrent tout sanglants,

comme nous pûmes le voir par la neige. Ils s’étaient arrêtés, mais ils

ne battaient point en retraite. Me ressouvenant alors d’avoir entendu

dire que les plus farouches animaux étaient jetés dans l’épouvante à

la voix de l’homme, j’enjoignis à tous nos compagnons de crier aussi

haut qu’ils le pourraient, et je vis que le dicton n’était pas absolument

faux ; car, à ce cri, les loups commencèrent à reculer et à faire volte-

face. Sur le coup j’ordonnai de saluer leur arrière-garde d’une

seconde décharge, qui leur fit prendre le galop, et ils s’enfuirent dans

les bois.

Ceci nous donna le loisir de recharger nos armes, et, pour ne pas

perdre de temps, nous le fîmes en marchant. Mais à peine eûmes-

nous bourré nos fusils et repris la défensive, que nous entendîmes un

bruit terrible dans le même bois, à notre gauche ; seulement c’était

plus loin, en avant, sur la route que nous devions suivre.

Combat avec les loups

La nuit approchait et commençait à se faire noire, ce qui empirait

notre situation ; et, comme le bruit croissait, nous pouvions aisément

reconnaître les cris et les hurlements de ces bêtes infernales. Soudain

nous aperçûmes deux ou trois troupes de loups sur notre gauche, une

derrière nous et une à notre front, de sorte que nous en semblions

environnés. Néanmoins, comme elles ne nous assaillaient point, nous

poussâmes en avant aussi vite que pouvaient aller nos chevaux, ce

qui, à cause de l’âpreté du chemin, n’était tout bonnement qu’un

grand trot. De cette manière nous vînmes au-delà de la plaine, en vue

de l’entrée du bois à travers lequel nous devions passer ; mais notre

surprise fut grande quand, arrivés au défilé, nous aperçûmes, juste à

l’entrée, un nombre énorme de loups à l’affût.

Tout à coup, vers une autre percée du bois, nous entendîmes la

détonation d’un fusil ; et comme nous regardions de ce côté, sortit un

cheval, sellé et bridé, fuyant comme le vent, et ayant à ses trousses

seize ou dix-sept loups haletants : en vérité il les avait sur ses talons.

Comme nous ne pouvions supposer qu’il tiendrait à cette vitesse,

nous ne mîmes pas en doute qu’ils finiraient par le joindre ;

infailliblement il en a dû être ainsi.

Un spectacle plus horrible encore vint alors frapper nos regards :

ayant gagné la percée d’où le cheval était sorti, nous trouvâmes les

cadavres d’un autre cheval et de deux hommes dévorés par ces bêtes

cruelles. L’un de ces hommes était sans doute le même que nous

avions entendu tirer une arme à feu, car il avait près de lui un fusil

déchargé. Sa tête et la partie supérieure de son corps étaient rongées.

Cette vue nous remplit d’horreur, et nous ne savions où porter nos

pas ; mais ces animaux, alléchés par la proie, tranchèrent bientôt la

question en se rassemblant autour de nous. Sur l’honneur, il y en

avait bien trois cents ! — Il se trouvait, fort heureusement pour nous,

à l’entrée du bois, mais à une petite distance, quelques gros arbres

propres à la charpente, abattus l’été d’auparavant, et qui, je le

suppose, gisaient là en attendant qu’on les charriât. Je menai ma

petite troupe au milieu de ces arbres, nous nous rangeâmes en ligne

derrière le plus long, j’engageai tout le monde à mettre pied à terre,

et, gardant ce tronc devant nous comme un parapet, à former un

triangle ou trois fronts, renfermant nos chevaux dans le centre.

Nous fîmes ainsi et nous fîmes bien, car jamais il ne fut plus

furieuse charge que celle qu’exécutèrent sur nous ces animaux quand

nous fûmes en ce lieu : ils se précipitèrent en grondant, montèrent sur

la pièce de charpente qui nous servait de parapet, comme s’ils se

jetaient sur leur proie. Cette fureur, à ce qu’il paraît, était surtout

excitée par la vue des chevaux placés derrière nous : c’était là la

curée qu’ils convoitaient. J’ordonnai à nos hommes de faire feu

comme auparavant, de deux hommes l’un, et ils ajustèrent si bien

qu’ils tuèrent plusieurs loups à la première décharge ; mais il fut

nécessaire de faire un feu roulant, car ils avançaient sur nous comme

des diables, ceux de derrière poussant ceux de devant.

Après notre seconde fusillade, nous pensâmes qu’ils s’arrêteraient

un peu, et j’espérais qu’ils allaient battre en retraite ; mais ce ne fût

qu’une lueur, car d’autres s’élancèrent de nouveau.

Nous fîmes donc nos salves de pistolets. Je crois que dans ces

quatre décharges nous en tuâmes bien dix-sept ou dix-huit et que

nous en estropiâmes le double. Néanmoins ils ne désemparaient pas.

Je ne me souciais pas de tirer notre dernier coup trop à la hâte.

J’appelai donc mon domestique, non pas mon serviteur Vendredi, il

était mieux employé : durant l’engagement il avait, avec la plus

grande dextérité imaginable chargé mon fusil et le sien ; mais,

comme je disais, j’appelai mon autre homme, et, lui donnant une

corne à poudre, je lui ordonnai de faire une grande traînée le long de

la pièce de charpente. Il obéit et n’avait eu que le temps de s’en aller,

quand les loups y revinrent, et quelques-uns étaient montés dessus,

lorsque moi, lâchant près de la poudre le chien d’un pistolet

déchargé, j’y mis le feu. Ceux qui se trouvaient sur la charpente

furent grillés, et six ou sept d’entre eux tombèrent ou plutôt sautèrent

parmi nous, soit par la force ou par la peur du feu. Nous les

dépêchâmes en un clin d’œil ; et les autres furent si effrayés de cette

explosion, que la nuit fort près alors d’être close rendit encore plus

terrible, qu’ils se reculèrent un peu.

Là-dessus je commandai de faire une décharge générale de nos

derniers pistolets, après quoi nous jetâmes un cri. Les loups alors

nous montrèrent les talons, et aussitôt nous fîmes une sortie sur une

vingtaine d’estropiés que nous trouvâmes se débattant par terre, et

que nous taillâmes à coups de sabre, ce qui répondit à notre attente ;

car les cris et les hurlements qu’ils poussèrent furent entendus par

leurs camarades, si bien qu’ils prirent congé de nous et s’enfuirent.

Nous en avions en tout expédié une soixantaine, et si c’eût été en

plein jour nous en aurions tué bien davantage. Le champ de bataille

étant ainsi balayé, nous nous remîmes en route, car nous avions

encore près d’une lieue à faire. Plusieurs fois chemin faisant nous

entendîmes ces bêtes dévorantes hurler et crier dans les bois, et

plusieurs fois nous nous imaginâmes en voir quelques-unes ; mais,

nos yeux étant éblouis par la neige, nous n’en étions pas certains.

Une heure après nous arrivâmes à l’endroit où nous devions loger.

Nous y trouvâmes la population glacée d’effroi et sous les armes, car

la nuit d’auparavant les loups et quelques ours s’étaient jetés dans le

village et y avaient porté l’épouvante. Les habitants étaient forcés de

faire le guet nuit et jour, mais surtout la nuit, pour défendre leur

bétail et se défendre eux-mêmes.

Le lendemain notre guide était si mal et ses membres si enflés par

l’apostème de ses deux blessures, qu’il ne put aller plus loin. Là nous

fûmes donc obligés d’en prendre un nouveau pour nous conduire à

Toulouse, où nous ne trouvâmes ni neige, ni loups, ni rien de

semblable, mais un climat chaud et un pays agréable et fertile.

Lorsque nous racontâmes notre aventure à Toulouse, on nous dit que

rien n’était plus ordinaire dans ces grandes forêts au pied des

montagnes, surtout quand la terre était couverte de neige. On nous

demanda beaucoup quelle espèce de guide nous avions trouvé pour

oser nous mener par cette route dans une saison si rigoureuse, et on

nous dit qu’il était fort heureux que nous n’eussions pas été tous

dévorés.

Au récit que nous fîmes de la manière dont nous nous étions

placés avec les chevaux au milieu de nous, on nous blâma

excessivement, et on nous affirma qu’il y aurait eu cinquante à gager

contre un que nous eussions dû périr ; car c’était la vue des chevaux

qui avait rendu les loups si furieux : ils les considéraient comme leur

proie ; qu’en toute autre occasion ils auraient été assurément effrayés

de nos fusils ; mais, qu’enrageant de faim, leur violente envie

d’arriver jusqu’aux chevaux les avait rendus insensibles au danger, et

si, par un feu roulant et à la fin par le stratagème de la traînée de

poudre, nous n’en étions venus à bout, qu’il y avait gros à parier que

nous aurions été mis en pièces ; tandis que, si nous fussions

demeurés tranquillement à cheval et eussions fait feu comme des

cavaliers, ils n’auraient pas autant regardé les chevaux comme leur

proie, voyant des hommes sur leur dos. Enfin on ajoutait que si nous

avions mis pied à terre et avions abandonné nos chevaux, ils se

seraient jetés dessus avec tant d’acharnement que nous aurions pu

nous éloigner sains et saufs, surtout ayant en main des armes à feu et

nous trouvant en si grand nombre.

Pour ma part, je n’eus jamais de ma vie un sentiment plus profond

du danger ; car, lorsque je vis plus de trois cents de ces bêtes

infernales, poussant des rugissements et la gueule béante, s’avancer

pour nous dévorer, sans que nous eussions rien pour nous réfugier ou

nous donner retraite, j’avais cru que c’en était fait de moi.

N’importe ! je ne pense pas que je me soucie jamais de traverser les

montagnes ; j’aimerais mieux faire mille lieues en mer, fussé-je sûr

d’essuyer une tempête par semaine.

Rien qui mérite mention ne signala mon passage à travers la

France, rien du moins dont d’autres voyageurs n’aient donné le récit

infiniment mieux que je ne le saurais. Je me rendis de Toulouse à

Paris ; puis, sans faire nulle part un long séjour, je gagnai Calais, et

débarquai en bonne santé à Douvres, le 14 janvier, après avoir eu une

âpre et froide saison pour voyager.

J’étais parvenu alors au terme de mon voyage, et en peu de temps

j’eus autour de moi toutes mes richesses nouvellement recouvrées,

les lettres de change dont j’étais porteur ayant été payées

couramment.

Mon principal guide et conseiller privé ce fut ma bonne vieille

veuve, qui, en reconnaissance de l’argent que je lui avais envoyé, ne

trouvait ni peines trop grandes ni soins trop onéreux quand il

s’agissait de moi. Je mis pour toutes choses ma confiance en elle si

complètement, que je fus parfaitement tranquille quant à la sûreté de

mon avoir ; et, par le fait, depuis, le commencement jusqu’à la fin, je

n’eus qu’à me féliciter de l’inviolable intégrité de cette bonne

gentlewoman.

J’eus alors la pensée de laisser mon avoir à cette femme, et de

passer à Lisbonne, puis de là au Brésil ; mais de nouveaux scrupules

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religieux vinrent m’en détourner . — Je pris donc le parti de

demeurer dans ma patrie, et, si j’en pouvais trouver le moyen, de me

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défaire de ma plantation .

Dans ce dessein j’écrivis à mon vieil ami de Lisbonne. Il me

répondit qu’il trouverait aisément à vendre ma plantation dans le

pays ; mais que, si je consentais à ce qu’au Brésil il l’offrit en mon

nom aux deux marchands, les survivants de mes curateurs, que je

savais fort riches, et qui, se trouvant sur les lieux, en connaissaient

parfaitement la valeur, il était sûr qu’ils seraient enchantés d’en faire

l’acquisition, et ne mettait pas en doute que je ne pusse en tirer au

moins 4 ou 5000 pièces de huit.

J’y consentis donc et lui donnai pour cette offre mes instructions,

qu’il suivit. Au bout de huit mois, le bâtiment étant de retour, il me fit

savoir que la proposition avait été acceptée, et qu’ils avaient adressé

33 000 pièces de huit à l’un de leurs correspondants à Lisbonne pour

effectuer le paiement.

De mon côté je signai l’acte de vente en forme qu’on m’avait

expédié de Lisbonne, et je le fis passer à mon vieil ami, qui

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m’envoya des lettres de change pour 32 800 pièces de huit , prix de

2 Voir à la Dissertation religieuse.

3 Ce paragraphe et le fragment que nous renvoyons à la Dissertation ont été

supprimés dans une édition contemporaine où l’on se borne au rôle de

traducteur fidèle.

4 La pièce de huit ou de huit testons, dont il a souvent été parlé dans le cours de

cet ouvrage, est une pièce d’or portugaise valant environ 5 Fr. 66 cent.

ma propriété, se réservant le paiement annuel de 100 moidores pour

5

lui, et plus tard pour son fils celui viager de 50 moidores , que je leur

avais promis et dont la plantation répondait comme d’une rente

inféodée. — Voici que j’ai donné la première partie de ma vie de

fortune et d’aventures, vie qu’on pourrait appeler une marqueterie de

la Providence, vie d’une bigarrure telle que le monde en pourra

rarement offrir de semblable. Elle commença follement, mais elle

finit plus heureusement qu’aucune de ses circonstances ne m’avait

donné lieu de l’espérer.

5 Le moidores que les Français nomment noror et les Portugais nordadouro, est

aussi une pièce d’or qui vaut environ 33 fr. 96 cent. P. B.

Les deux neveux

On pensera que, dans cet état complet de bonheur, je renonçai à

courir de nouveaux hasards, et il en eût été ainsi par le fait si mes

alentours m’y eussent aidé ; mais j’étais accoutumé à une vie

vagabonde : je n’avais point de famille, point de parents ; et, quoique

je fusse riche, je n’avais pas fait beaucoup de connaissances. — Je

m’étais défait de ma plantation au Brésil : cependant ce pays ne

pouvait me sortir de la tête, et j’avais une grande envie de reprendre

ma volée ; je ne pouvais surtout résister au violent désir que j’avais

de revoir mon île, de savoir si les pauvres Espagnols l’habitaient, et

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comment les scélérats que j’y avais laissés en avaient usé avec eux .

Ma fidèle amie la veuve me déconseilla de cela, et m’influença si

bien que pendant environ sept ans elle prévint mes courses lointaines.

Durant ce temps je pris sous ma tutelle mes deux neveux, fils d’un de

mes frères. L’aîné ayant quelque bien, je l’élevai comme un

gentleman, et pour ajouter à son aisance je lui constituai un legs

après ma mort. Le cadet, je le confiai à un capitaine de navire, et au

bout de cinq ans, trouvant en lui un garçon judicieux, brave et

entreprenant, je lui confiai un bon vaisseau et je l’envoyai en mer. Ce

jeune homme m’entraîna moi-même plus tard, tout vieux que j’étais,

dans de nouvelles aventures.

Cependant je m’établis ici en partie, car premièrement je me

mariai, et cela non à mon désavantage ou à mon déplaisir. J’eus trois

enfants, deux fils et une fille ; mais ma femme étant morte et mon

6 Dans l’édition où l’on se borne au rôle de traducteur fidèle, les cinq

paragraphes, à partir de : J’eus alors la pensée…, jusqu’à : ma fidèle amie la

veuve…, ont été supprimés. P. B.

neveu revenant à la maison après un fort heureux voyage en Espagne,

mes inclinations à courir le monde et ses importunités prévalurent, et

m’engagèrent à m’embarquer dans son navire comme simple

négociant pour les Indes-Orientales. Ce fut en l’année 1694.

Dans ce voyage je visitai ma nouvelle colonie dans l’île, je vis

mes successeurs les Espagnols, j’appris toute l’histoire de leur vie et

celle des vauriens que j’y avais laissés ; comment d’abord ils

insultèrent les pauvres Espagnols, comment plus tard ils

s’accordèrent, se brouillèrent, s’unirent et se séparèrent, et comment

à la fin les Espagnols furent obligés d’user de violence ; comment ils

furent soumis par les Espagnols, combien les Espagnols en usèrent

honnêtement avec eux. C’est une histoire, si elle était écrite, aussi

pleine de variété et d’événements merveilleux que la mienne, surtout

aussi quant à leurs batailles avec les Caribes qui débarquèrent dans

l’île, et quant aux améliorations qu’ils apportèrent à l’île elle-même.

Enfin, j’appris encore comment trois d’entre eux firent une tentative

sur la terre ferme et ramenèrent cinq femmes et onze hommes

prisonniers, ce qui fit qu’à mon arrivée je trouvai une vingtaine

d’enfants dans l’île.

J’y séjournai vingt jours environ et j’y laissai de bonnes