Rouletabille chez les bohémiens - Gaston Leroux - E-Book

Rouletabille chez les bohémiens E-Book

Gastón Leroux

0,0
2,99 €

-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

Lors d'un séjour dans le patriarcat de Sever Turn, l'aventurier Hubert de Lauriac dérobe le "Livre des ancêtres", un document d'une valeur inestimable que se transmettent les primats de Bohème, de génération en génération...

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB
MOBI

Seitenzahl: 566

Veröffentlichungsjahr: 2019

Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Rouletabille chez les bohémiens

Pages de titreIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXXXIXXIIXXIIIXXIVXXVXXVIXXVIIXXVIIIXXIXXXXXXXIXXXIIXXXIIIXXXIVXXXVXXXVIXXXVIIXXXVIIIXXXIXXLXLIXLIIXLIIIXLIVXLVXLVIXLVIIXLVIIIXLIXLLILIILIIILIVLVLVILVIILVIIILIXLXLXIPage de copyright

Gaston Leroux

Rouletabille chez les bohémiens

Les aventures extraordinaires de Rouletabille, reporter parurent de 1907 à 1922, en huit épisodes :

Le mystère de la chambre jaune

Le parfum de la Dame en noir

Rouletabille chez le tsar

Le château noir (Rouletabille à la guerre)

Les étranges noces de Rouletabille

Rouletabille chez Krupp

Le crime de Rouletabille

Rouletabille chez les bohémiens

I

Où il est question pour la première fois de « la Pieuvre »

Jean de Santierne gravit l’escalier qui montait à l’appartement de Rouletabille avec une telle rapidité que, malgré sa jeunesse et l’habitude des sports, il s’arrêta un instant, essoufflé, devant la porte. Le célèbre reporter du journal L’Époque habitait depuis deux ans cette vieille maison du faubourg Poissonnière, où il était venu se réfugier après la mort de sa femme, survenue dans des circonstances tragiques que nous n’avons pas à rappeler ici. Fuyant toute mondanité, ne fréquentant que de rares amis, au premier rang desquels il fallait compter Santierne, il s’était ainsi rapproché du grand quotidien auquel il semblait avoir donné tout son temps dans le dessein d’oublier.

Jean sonna. On mit quelque temps à venir lui ouvrir la porte. Enfin un domestique à figure camuse, toujours sombre et taciturne, que Rouletabille avait ramené des Balkans et qui ne connaissait que sa consigne, déclara que Monsieur n’était pas là.

« Allons donc, Olajaï !... protesta Santierne, très énervé, je sais qu’il est chez lui... Laisse-moi passer !

– Monsieur n’y est pour personne ! » repartit le domestique.

Mais déjà le jeune homme l’avait bousculé et, d’autorité, ouvrait la porte du studio de Rouletabille.

Il n’y avait pas plutôt pénétré qu’il poussait une sourde exclamation et prononçait de vagues excuses. Une femme était là, dans une pièce qui semblait avoir été mise au pillage ; des livres avaient été jetés sur les tapis, par piles ; des dossiers gisaient, entrouverts, les tiroirs du bureau semblaient avoir été forcés et cependant Santierne paraissait moins étonné de ce singulier désordre que d’y rencontrer la femme qui semblait y présider. Elle n’était point belle, mais, comme on dit, elle était pire. Très jeune encore, dans les trente ans, un visage étrange sous des cheveux coupés droits sur le front, barrant celui-ci à hauteur des yeux qu’elle clignait à la façon des myopes et dont la lueur inquiétante glissait sur les gens et sur les choses avec une apparente indifférence, vêtue d’un tailleur gris clair d’une simplicité parfaite, mais d’une élégance sûre. Que faisait-elle quand il était entré si brusquement ? Il lui eût été bien difficile de le dire, mais, assurément, il l’avait gênée.

Elle avait jeté sur lui un regard hostile et s’était détournée aussitôt, glissant derrière le bureau, et disparaissant par une porte qui faisait communiquer le studio avec l’appartement intime de Rouletabille.

Si vite qu’elle se fût effacée, Santierne n’en avait pas moins reconnu une silhouette dont la vision l’avait comme cloué sur place.

« La Pieuvre ! murmura-t-il haletant... La Pieuvre ici ! Oh ! cela explique bien des choses ! »

Quand il eut surmonté son émotion, il ressortit dans le vestibule et appela Olajaï :

« Comment le studio se trouve-t-il dans cet état ? Ton maître déménage donc ?

– Monsieur vient tout de suite », répondit l’autre sans plus, et il le laissa là.

Presque aussitôt, Rouletabille le rejoignait dans le bureau, lui tendait une main un peu fiévreuse, s’assurait lui-même de la fermeture des portes et lui demandait affectueusement ce qui l’amenait. Tant de tranquillité n’était qu’apparente. Santierne ne pouvait s’y tromper :

« Parlons d’abord de toi, lui dit-il, que se passe-t-il ici ? Je te demande pardon d’avoir forcé ta porte !

– Mon cher Jean, je vais te dire une chose que je voulais cacher à tout le monde et pour laquelle je te demande, jusqu’à nouvel ordre, le plus grand secret. Il se passe tout simplement ceci, que Rouletabille vient d’être cambriolé !

– Toi, cambriolé !

– Moi !...

– J’espère que tu sais déjà par qui et pourquoi ?

– Je ne sais rien et je n’y comprends rien !...

– Rouletabille, fit Jean à voix basse, quand j’ai pénétré ici tout à l’heure, je me suis trouvé en face d’une femme que ma présence a semblé bien gêner...

– Oublie que tu as vu cette femme, fit le reporter d’une voix nette en regardant Santierne bien en face. Il le faut !... Personne ne doit avoir vu cette femme chez moi !...

– Et moi, je regrette surtout de l’y avoir rencontrée ! répliqua Jean d’une voix sourde...

– Pourquoi le regrettes-tu ?

– Pour toi !... Mme de Meyrens ici !... Tu sais comment on l’appelait, cette femme ?...

– Oui ! répondit le journaliste avec un sourire qui déplut à Jean... Elle m’a raconté ses malheurs !...

– Tu veux dire les malheurs des autres ! Nous l’appelions « la Pieuvre » !... Je suis assez ton ami, j’espère, pour te dire : Rouletabille, méfie-toi !... Partout où cette femme s’est montrée, il y a eu des désastres !... Elle n’a laissé derrière elle que le désespoir et la ruine... À Vienne, à Pétersbourg, où toutes les portes lui étaient ouvertes, car elle avait des appuis officiels, elle passait pour être de la haute police... Depuis la guerre, elle avait disparu... Certains prétendaient même qu’elle avait été fusillée dans un fossé de Schlusselbourg... Et je la retrouve ici ! chez toi, comme chez elle, dans ton intimité !... Écoute, Rouletabille, je savais que, depuis quelques mois, tu avais une intrigue, mais j’étais loin de me douter... Et cependant, maintenant que tu viens de m’apprendre qu’il t’est arrivé un malheur, je ne m’étonne plus de rien !

– À toi, personnellement, elle ne t’a jamais rien fait ?...

– Non ! parce que du temps que j’étais attaché d’ambassade, l’ambassadeur m’avait dit : « Prenez garde ! » Du reste, ses manières m’avaient toujours inquiété... Je n’aimais pas ses façons garçonnières, son regard où il y avait trop d’intelligence dans le moment qu’elle semblait vous séduire par la plus innocente familiarité... Méfie-toi, te dis-je, et ne me raconte pas qu’elle te sert par sa connaissance du monde, de tous les mondes !... C’est elle qui « t’aura » ! En tout cas, tu ne l’aimes pas, n’est-ce pas ?... Dis-moi que tu ne l’aimes pas !...

– Moi, répliqua Rouletabille... rassure-toi !... je la déteste !...

– Et elle ?...

– Elle aussi !...

– Vous en êtes là !...

– Oui, mais parlons d’autre chose... Dis-moi ce qui t’amène !

– Dis-moi d’abord comment tu as été cambriolé ?

– C’est honteux à raconter... Voilà !... Tu sais que j’ai l’habitude de rester au journal !... Je ne rentre guère ici avant deux heures du matin... Hier soir, par hasard, je me suis couché à dix heures. Je me sentais fatigué, las, inexplicablement. Je me suis même demandé depuis si l’on ne m’avait pas fait prendre, sans que je m’en aperçoive, quelque narcotique...

– Où as-tu dîné, et avec qui ?...

– Calme-toi ! Pas avec elle ! et ici !...

– Es-tu sûr de ton domestique ?

– En principe, je ne suis sûr de personne... mais raisonnablement, j’ai dû repousser l’idée du narcotique... En admettant que mon domestique fût d’accord avec mes cambrioleurs, ils avaient tous intérêt à me voir partir le plus tôt possible et non à me retenir même endormi, chez moi !... Non ! ils ont été aussi étonnés de m’y trouver que moi de les y voir... Je m’étais donc couché ; il pouvait être minuit et demi, une heure du matin quand j’ouvris les yeux ; un bruit singulier, un grincement répété, comme d’une lime sur une serrure, me sortit de mon appesantissement... et tout à coup il y eut un craquement et puis plus rien !... Il me semblait que l’on venait de forcer un meuble avec une pince-monseigneur... Ce n’était peut-être qu’une illusion, le bruit naturel d’une boiserie qui éclate. Je me soulevai, assez flasque. Tu sais si je suis courageux, eh bien ! la nuit, je me suis trouvé souvent inquiet comme un enfant devant les bruits inexplicables que font les choses dans les ténèbres...

« Oppressé, la sueur aux tempes, j’allongeai la main jusqu’au tiroir de ma table de nuit. Il était vide de mon revolver. Je me rappelai l’avoir laissé dans une case de mon bureau. Justement, les bruits venaient du studio. Ils avaient repris ; le grincement recommençait : cela se précisait, et devant cette précision, je reconquis soudain tout mon sang-froid...

« Je me glissai hors du lit, j’entrouvris avec précaution la porte de ma chambre. Il y avait un rai de lumière qui ourlait le bas de la porte du studio donnant sur le vestibule. Je me souvins d’une matraque dans le porte-parapluie... Je m’en armai et allai coller mon oreille contre la porte du bureau.

« J’entendais des voix qui chuchotaient des mots dans une langue que je ne comprenais pas. Mon domestique couche à l’étage supérieur, j’étais seul contre une bande qui n’hésiterait certainement pas à me faire un mauvais parti : je résolus de sortir de l’appartement s’il en était temps encore et d’aller prévenir le concierge ; mais, au même moment la porte du studio s’ouvrit, il y eut quelques exclamations vite étouffées et trois hommes me sautèrent à la gorge...

« En un instant, continua Rouletabille, je fus terrassé, bâillonné, transporté dans ma chambre, ligoté avec mes draps, réduit à l’impuissance. Ils avaient éteint naturellement toute lumière, mais je les sentais grouiller encore autour de moi. À quelle besogne obscure se livraient-ils ? Tout à coup, le timbre de la porte d’entrée retentit et ils disparurent comme une volée de vilains oiseaux nocturnes.

« On donnait de forts coups de poing dans la porte et j’entendais la grosse voix de mon camarade La Candeur qui me criait :

« – C’est moi ! Ouvre-moi, Rouletabille ! On a besoin de toi au journal... On ne peut plus te téléphoner. Pourquoi as-tu décroché l’appareil ?... Le patron est furieux ! »

« De mon côté, je faisais des efforts inutiles pour me libérer, pour me faire entendre. La Candeur redescendit en jurant. À la réflexion, je ne fus pas fâché qu’il ne m’eût point vu dans cet état !... Moi, Rouletabille, m’être laissé surprendre ainsi... J’étais honteux, vexé ! Voilà le sentiment qui dominait maintenant en moi ! C’est mon domestique qui m’a délivré ce matin. Je l’ai menacé du bagne s’il parlait jamais, et quant à toi, je compte bien que tu ne voudras pas me déshonorer !

– Mais enfin, que signifie une pareille agression ? questionna encore Jean de Santierne qui oubliait ses propres préoccupations au récit de cette singulière aventure.

– Ah ! voilà ! fit Rouletabille en montrant d’un geste large son studio bouleversé, j’ai cherché... On est venu certainement ici pour me voler des documents... mais lesquels ?... Après inventaire, il ne m’en manque aucun ! J’ai pu croire un instant qu’il y avait un lien entre l’événement de cette nuit et mon article d’avant-hier sur les scandales de la Société du Bengale, mais le dossier est au complet... Mystère !...

– Tout de même, tu dois avoir une idée ! Ces gens, tu as pu les entrevoir !...

– Oui ! une seconde !... mais ils ont fait l’obscurité tout de suite, tu penses !...

– Et comment étaient-ils faits, tes voleurs ?

– Comme des voleurs !... Trop comme des voleurs !... des mines affreuses, trop !... Trop de vêtements sales !... Trop d’horribles casquettes !...

– Par où sont-ils passés ?...

– Par le balcon... l’appartement d’à côté est vide. Ils y avaient pénétré par l’escalier de service... Ici, ils ont scié un volet, fait sauter un carreau... c’est simple !...

– Et tu ne vas pas avertir la police ?

– Non !...

– Et, Rouletabille, tu ne soupçonnes personne ?...

– Si !...

– Qui ?...

– La police !... Il se peut qu’elle cherche quelque chose qu’elle ne trouvera pas ici !... J’en aurai bientôt le cœur net ! »

Jean, sombre, réfléchissait...

« Rouletabille ! je te le répète... méfie-toi de la Pieuvre !...

– Ne m’as-tu pas dit, exprima le reporter, ironique, qu’elle était de la police !...

– On me l’a affirmé !

– Eh bien mais, fit l’autre en allumant sa pipe, c’est par elle que je saurai si c’est la police qui a fait le coup !... »

Jean se leva :

« Allons, soupira-t-il, je vois qu’il n’y a plus rien à te dire... adieu !... »

Et il ajouta, avec une intention un peu sournoise :

« Je ne veux pas vous gêner davantage !... »

Rouletabille ne lui répondit pas tout d’abord, mais il prit sa canne et son chapeau :

« Je t’accompagne, fit-il... car je vois qu’il te répugne de me parler d’Odette sous le toit qui abrite Mme de Meyrens !

– Comment sais-tu que je viens te parler d’Odette ?... »

Rouletabille haussa les épaules, le poussa dans l’escalier :

« Tu as reçu des nouvelles de Camargue, de mauvaises nouvelles... Hubert ne quitte plus Odette, se fait plus pressant, presque menaçant...

– Qui t’a si bien renseigné ? questionna Jean stupéfait... Qui t’a dit ?...

– Toi !... Tout cela est écrit là... »

Rouletabille lui passa un doigt sur le front.

« Que penses-tu d’Hubert ?...

– Je le crois capable de tout ! Mais je t’avouerai que ce n’est pas lui qui m’inquiète pour toi... as-tu parlé à Callista ?

– Non ! et je suis venu pour que tu lui parles, toi !...

– Charmant ! s’exclama le reporter, qui semblait vouloir cacher sous un air goguenard le désagrément que lui apportait une pareille commission... charmant !... j’ai failli être étranglé cette nuit... on va m’arracher les yeux ce soir !... »

II

Callista

« Je ne sais vraiment pas comment annoncer à Callista mon mariage avec Odette ! » Rouletabille se répétait cette phrase de son ami Jean, tandis que Jean, au piano jouait du Beethoven et que dans le boudoir, Callista, les jambes nues sous l’envolée des voiles noirs lamés d’or, dansait. Rouletabille n’était pas seul à regarder danser Callista. Il y avait encore l’ourson et le perroquet.

La scène était étrange. Une demi-obscurité l’enveloppait. Jean, lui, était tout à fait dans le noir. On l’entendait, on ne le voyait pas. On entendait aussi sonner les bracelets de Callista quand le rythme s’accentuait. Les trois spectateurs, Rouletabille, l’ourson et le perroquet, étaient sages comme les images d’ombres chinoises que leurs profils dessinaient sur le mur. Ils étaient éclairés par une lampe basse à feu rouge dans sa gaine de papier de soie, posée sur un plateau d’argent où des cartes avaient été rageusement dispersées avec, au milieu d’elles, la reine de cœur arrachée (la femme blonde en morceaux). Naturellement, Callista était brune, mais on ne voyait encore que ses jambes éblouissantes qui passaient comme des flammes courant sur le tapis. Tout à coup, les jambes s’éteignirent sous les voiles, la femme s’écroula et, dans la volute farouche de la chevelure dénouée, une face de beauté et de sauvage douleur apparut.

« Elle n’a jamais dansé aussi tragiquement, pensait Rouletabille. On dirait qu’elle prévoit la catastrophe ! Nous allons passer des moments difficiles ! »

Mais, par un miracle de cette physionomie mobile, l’image du désespoir qui se traînait sous la lampe s’effaça presque instantanément sous le plus espiègle et le plus passionné sourire, et puis Callista se retrouva debout, se montrant tour à tour fière et douce, amoureuse et sage, faible ou rieuse.

Finalement, elle éclata de rire. Sa danse avait été d’un démon, d’une Grâce, d’une Muse, d’un ange, d’un lutin.

Et Rouletabille se rappelait la première fois qu’il l’avait vue danser. Il y avait deux ans de cela... C’était en Camargue, aux environs des Saintes-Maries-de-la-Mer où il était allé chasser, avec son ami Jean, les oiseaux de passage. Elle était sortie en dansant d’une roulotte de bohémiens, échouée entre deux tamaris, et ils avaient été arrêtés par la volupté biblique de cette scène de plein air. Silencieuse, accroupie autour de la danseuse, la tribu extatique et sale regardait la belle fille aux gestes divins tandis qu’un mâle, d’une sombre beauté assis près du feu qui s’éteignait, faisait entendre, sur sa balalaïka, un rythme millénaire.

Ils avaient été vus et tout s’était arrêté et ils avaient été chassés par le silence hostile de tous. Et puis, le lendemain, comme ils déjeunaient en bande (une bande de joyeux vivants, il faut bien le dire) dans un petit hôtel champêtre du voisinage, à deux pas d’une rivière, ils avaient vu apparaître au milieu de leurs jeux civilisés (quelqu’un, au piano, jouait un shimmy) une naïade brune poursuivie par un faune. Dans la jeune fille demi-nue, ils avaient reconnu la bohémienne de la veille, et, dans le faune, l’homme à la balalaïka. L’homme terrible avait déjà agrippé la pauvre enfant qui se débattait en criant et en le mordant. Et déjà l’homme l’emportait quand Jean et Rouletabille, suivis de leurs amis, s’étaient précipités. Et le bohémien avait dû céder au nombre. Il s’était éloigné lentement tournant de temps en temps la tête vers celle qui le poursuivait de ses imprécations.

Celle-ci, haletante, s’était mise sous la protection de Jean :

« Je m’appelle Callista ; cet homme a nom Andréa. C’est un gitan, mais non de ma tribu. Mon père étant mort, il cherche à m’emmener. Il ne m’est rien ! »

Une heure plus tard, pour éviter de nouveaux incidents, Jean emportait Callista dans son auto, au milieu des acclamations de ses amis. Et voilà comment Callista et Jean s’étaient aimés et pourquoi Callista l’aimait encore.

Elle s’était apparemment civilisée avec une ardeur de néophyte à laquelle on révèle les joies d’une religion aux douceurs insoupçonnées. Bien que son cœur fût resté sauvage, elle s’était vite transformée en une étrange Parisienne, élégante et ultra-moderne. On eût dit qu’elle voulait faire oublier ses origines. Pour Jean seul, et pour Rouletabille qui ne comptait pas, elle dansait parfois, dans le particulier, des danses gitanes et encore nous avons vu que Jean mettait du Beethoven autour.

Donc, maintenant, Callista riait. Mais son rire faisait frissonner Rouletabille. Le perroquet et l’ourson aussi se mirent à rire : « Cette maison des grimaces m’épouvante ! » se dit le reporter en essayant de secouer la torpeur maladive qui l’envahissait :

« Ah ! ce sont encore des parfums d’Arménie !... Elle a beau faire ! ça tiendra toujours du bazar chez elle !... »

Jean avait fermé le piano et essayait d’expliquer à Callista la nécessité où il était de la quitter de bonne heure ce soir.

« Rouletabille te tiendra compagnie... »

Elle ne lui répondit pas. Elle tendit à son baiser un front de marbre... Il se sauva, balbutiant des excuses. Rouletabille aurait donné cher pour le suivre.

Callista s’était assise sur le divan. Elle ne bougeait pas. Elle se tenait raide comme une reine d’Égypte. Sur son bras nu, on voyait briller un énorme anneau d’esclavage. Il fallait se décider. Rouletabille toussa. Il se trouvait ridicule, odieux ; il maudissait Jean qui l’avait chargé d’une pareille corvée. Ce fut elle cependant qui parla la première :

« Il veut me quitter, n’est-ce pas ? »

Rouletabille toussa encore. Il trouvait cette toux éloquente ; si Callista, qui n’était pas dénuée d’intelligence, voulait faire un tout petit effort, elle comprendrait ! Et de fait, elle avait compris et, sans plus tarder, elle le lui prouva. Elle vint se planter devant le jeune homme, éleva son bras nu à la hauteur de son visage et, lui montrant le cercle d’or où l’on avait tracé un signe mystérieux fait de la rencontre et du mélange de deux religions : la croix et le croissant, le tout en forme de poignard :

« Rouletabille, dit-elle, répète à Jean ceci : les filles gitanes qui portent cet anneau au bras... et ce signe sur cet anneau... sont de vraies filles de Bohême gardant la fidélité à l’amour et le souvenir de l’injure !... Et maintenant va-t’en ! Va, te dis-je... va rejoindre ton ami !... »

Et ils furent trois à le chasser, car l’ourson et le perroquet s’étaient joints à Callista, et le perroquet n’était pas le moins redoutable...

III

Olajaï

Rouletabille, après avoir feuilleté l’indicateur qui traînait sur son bureau, alla à l’une des grandes cartes routières de l’Europe qui, sur les murs, entre « les bois » de la bibliothèque, étalaient leur puzzle bariolé.

Dans le studio, tout était rentré dans l’ordre. Les livres avaient retrouvé leur place. La vitre du balcon avait été remise. Toute trace du cambriolage de la veille avait disparu et jamais le maître du logis n’avait paru aussi calme.

D’un geste précis, son doigt posé sur ce mot : « Avignon » avait suivi un instant une route descendante ; après quoi, Rouletabille était revenu au téléphone :

« Monsieur de Santierne n’est pas encore rentré chez lui ?...

– Non !...

– Je l’attends ici jusqu’à une heure, j’ai besoin de le voir de toute urgence. Dans vingt minutes, s’il n’est pas arrivé, je vous téléphonerai pour vous donner mes dernières instructions. »

Et il raccrocha l’appareil sans nervosité.

Il avait endossé le complet à carreaux et coiffé la casquette qui lui faisaient un uniforme célèbre dans le monde entier ; une valise soigneusement revêtue de sa gaine de toile annonçait un prochain voyage. Il sortit d’un tiroir un browning dont il vérifia l’armement, l’enferma dans sa poche, s’assit et ferma les yeux.

Pour qui connaissait bien Rouletabille, son entrain habituel, sa naturelle exubérance sous laquelle il cachait souvent les plus sérieuses inquiétudes, son besoin perpétuel de bouger, « de faire quelque chose », une pareille attitude en disait long...

Jamais Rouletabille ne travaillait autant que lorsqu’il ne faisait rien. Jamais la nature n’a d’appesantissement plus redoutable qu’à l’heure où elle se dispose à tout déchirer. Pour quelle aventure nouvelle Rouletabille se recueillait-il ? Il devait la prévoir de taille pour accumuler tant de sang-froid... Quels événements graves entrevoyait-il derrière le rideau de ses paupières closes ?...

Soudain il ouvrit les yeux. Il se leva ; il avait reconnu le pas de Jean...

Celui-ci se précipita avec des cris joyeux :

« J’enterre ce soir ma vie de garçon ; je t’invite ! Tu sais que ça s’est admirablement passé avec Callista !... Ma parole ! Je ne sais pas ce que tu as depuis quelque temps, tu prends tout au tragique. C’est Mme de Meyrens qui te donne des idées noires !... Depuis que tu fréquentes cette femme on ne te reconnaît plus !... Pour en revenir à Callista, mon vieux elle a été parfaite !... Moi aussi, d’ailleurs, j’ai été parfait : « Tu sais combien je t’ai aimée !... Je ne t’oublierai jamais... Mais la vie... la nécessité de me marier... de me ranger !... » Enfin un bon boniment et de bons titres de rente !...

– Elle a accepté de l’argent ?

– Je lui ai laissé le paquet sur la cheminée, j’espère que ça la consolera !...

– Il y est peut-être encore, sur la cheminée, ton argent !...

– Eh bien, mon cher, je n’irai pas y voir !... Je pourrais encore la rencontrer, et je ne veux plus penser qu’à Odette... à Mlle Odette de Lavardens, qui sera bientôt Mme Jean de Santierne !

– Tu ne risquerais pas de rencontrer Callista chez elle ! déclara froidement Rouletabille car elle n’y est plus !

– Où est-elle donc ?

– À Lavardens ! »

Jean bondit :

« Qu’est-ce que tu dis ?...

– Si elle n’est pas à Lavardens, elle n’en est pas loin !... Elle est partie pour les Saintes-Maries-de-la-Mer !...

– Callista aux Saintes-Maries !... Tu en es sûr ?

– Un coup de téléphone à sa femme de chambre m’a tout appris...

– Et quand as-tu appris cela ?

– Il y a vingt minutes !...

– Et tu me dis cela avec un calme... un calme qui m’épouvante... »

Jean aperçut alors la valise, le complet à carreaux...

« Tu pars en voyage ?... Tu me lâches dans un moment pareil ?...

– Ma foi, oui !... Je te laisse enterrer ta vie de garçon !

– Ah ! tais-toi !... Me diras-tu où tu vas ?

– Je n’ai pas de secret pour toi !... Je vais à Lavardens !...

– Rouletabille !... »

Jean se jetait dans ses bras et l’embrassait, mais Rouletabille déjà se dégageait.

« Ne nous attendrissons pas !... Quoi que nous fassions, nous aurons sur elle un retard de vingt-quatre heures... Puissions-nous arriver à temps !...

– Espérons-le !... soupira Jean. À tout prix, il faut éviter le scandale !...

– Le scandale ! releva Rouletabille avec un inquiétant sourire... Ah ! mon cher, si tu l’avais entendue me cracher cette phrase au visage : « Va dire à ton ami que les filles de Bohême qui portent ce signe... »

– Oui ! oui ! tu as raison !... Il faut tout craindre... je deviens fou !...

– Ce n’est pas le moment, si tu veux sauver Odette...

– Sauver Odette... Nous en sommes là ?...

– Il faut d’abord ne pas rater le train de deux heures dix. Nous serons à Avignon cette nuit à deux heures cinquante et une. Là, nous sauterons dans une auto et nous arriverons aux premières lueurs du jour à Lavardens... Et maintenant va faire ta valise ! Rendez-vous à la gare... J’ai encore une heure devant moi. J’ai le temps de passer à la préfecture...

– Quoi faire à la préfecture ?... Pour ton histoire de l’autre nuit ?

– Peut-être... À propos je n’ai plus de domestique !

– Tu l’as fichu à la porte ?... Tu as bien fait ! Sa figure ne m’est jamais « revenue » à ce garçon-là !...

– Je ne l’ai pas fichu à la porte... Hier soir, en rentrant, j’ai trouvé les clefs de l’appartement chez le concierge et ce mot sur mon bureau. Lis.

– Mais il écrit très bien le français, ton sauvage !

« Monsieur m’excusera de quitter si brusquement son service. Il se peut que je ne revoie jamais monsieur, mais je n’oublierai jamais les bontés que monsieur a eues pour moi !

Olajaï... »

« Encore un nom à coucher dehors !

– Oui, il signe Olajaï ! reprit Rouletabille d’une voix sourde. Et sais-tu ce que cela signifie dans le langage de son pays, ce mot-là ? Cela veut dire : Malédiction !

– C’est impressionnant ! » exprima Santierne qui déjà s’élançait vers l’escalier...

Rouletabille l’arrêta d’un geste :

« Oui, fit-il. C’est impressionnant !... Surtout quand on sait qu’Olajaï a pris le train, lui aussi, hier soir, pour...

– Pour ?...

– Pour les Saintes-Maries-de-la-Mer !... »

Santierne regardait maintenant Rouletabille avec des yeux énormes. « Mais qu’est-ce que tout cela signifie ?... balbutia-t-il. Cela ne peut pas être une simple coïncidence !... Qu’est-ce que cela cache ?...

– Je ne sais pas ce que cela cache, prononça le reporter sans quitter son calme imperturbable, mais tout cela nous révèle au moins, mon cher Jean, que nous sommes tous emportés là-bas par une force inconnue et fatale et que nous nous débattons dans un obscur tourbillon où tes affaires et les miennes se mêlent bien étrangement ! Olajaï !... Cet Olajaï est un Balkanique bohémien et je ne crois pas qu’il soit allé aux Saintes-Maries uniquement pour prier sainte Sarah !... »

C’est sur cette sombre parole que les jeunes gens se séparèrent.

Trois quarts d’heure plus tard, sur les quais de la gare de Lyon, Rouletabille voyait arriver Jean plus pâle et plus angoissé encore qu’il ne l’avait quitté. Il tenait une lettre dans sa main :

« Ah ! mon cher, lis ! tout se précipite ! »

C’étaient quelques mots d’Odette :

« Venez vite, Jean, venez vite !... J’ai peur pour vous !... J’ai peur pour moi ! Si c’était vrai que vous ne m’aimiez pas !... Que vous en aimez une autre !... Ah ! cet Hubert me fait peur !... Et papa aussi a peur ! Ah ! venez !... Je ne peux pas vous en dire davantage !... »

– Le misérable ! grondait Jean qui avait peine à se contenir... il n’y a pas de doute ! il lui a parlé de Callista ! »

Rouletabille poussa son ami dans le compartiment. Il ferma la portière. Ils étaient seuls :

« Il faut que tu me dises tout ce que tu sais d’Hubert !... »

Jean lui répondit, les sourcils froncés, l’œil mauvais :

« Tu l’as vu un après-midi, dans son cadre, tu en sais aussi long que moi ! Tu as vu une brute !

– C’est sommaire, fit Rouletabille.

– C’est comme lui !... répliqua Jean...

– Oh ! pardon ! releva le reporter... je le crois un peu plus compliqué que tu viens de le dépeindre !...

– Pour les moyens d’arriver à son but, peut-être !... mais je te jure que lorsqu’on a vu ce grand garçon, à cheval, parmi les bouviers et brandissant son trident derrière les troupeaux épouvantés, on emporte non seulement de lui une image physique, on a touché encore le fond de sa psychologie !... Et puis, c’est peut-être, lui aussi, un artiste « dans son genre »...

Et Santierne fit entendre un rire douloureux. Rouletabille ne s’y trompa point. Il avait en face de lui un homme jaloux... jaloux à en pleurer. Et c’est tout juste, en effet, si Jean, derrière son rire, parvenait à retenir ses larmes car c’était un tendre, celui-là... tout le contraire d’Hubert... et, sous son apparent snobisme, fleurissait une âme délicate d’une sensibilité presque maladive. Riche, ayant fréquenté les Hautes études politiques par désœuvrement, pratiqué tous les sports pour se plier au goût du jour, passé dans « la carrière » parce qu’un homme de la naissance, de l’éducation et de la grâce de Santierne se doit à lui-même d’avoir été plus ou moins attaché d’ambassade, la véritable personnalité de Jean se révélait quand il abordait la question de l’art et surtout la musique, à laquelle il s’était adonné comme à un délicieux poison.

C’était Mozart et Beethoven qui avaient fiancé Jean et Odette de Lavardens, mais Santierne n’ignorait pas qu’avant qu’il connût cette charmante fleur de la Camargue, Odette avait reçu, quand elle était encore enfant, d’autres impressions qui, pour être plus rustiques, n’en étaient peut-être pas moins redoutables. C’était Hubert qui avait appris à Odette à monter à cheval. Et quelle amazone il en avait fait !...

« Comprends-moi, disait Jean à Rouletabille : le vieux Lavardens, dans ce temps-là était, lui aussi, féru d’Hubert... Mais quand ce gentilhomme campagnard (je parle d’Hubert), qui n’avait pour toute fortune que son bastidon et son troupeau, demanda qu’on lui réservât la main d’Odette (il y a quatre ans de cela), Lavardens lui répondit : « Fais d’abord fortune et nous reparlerons de tout cela quand Odette aura l’âge !... » Eh bien ! aujourd’hui, Odette à l’âge, Hubert a fait fortune, mais Odette et moi nous nous aimons !... J’avais espéré un duel, mais il paraît qu’on ne se bat plus en duel !... Le lâche a préféré raconter à Odette mon histoire avec Callista... C’est infâme !

– La pauvre petite ! exprima Rouletabille, je la plains, entre Hubert et Callista !

– Odette t’aime beaucoup ! fit Jean en serrant la main de Rouletabille.

– Et moi j’ai une sincère affection pour elle, puisqu’elle sera ta femme ! »

Ils se turent un instant. Puis Jean dit :

« Écoute : là-bas, moi je fais mon affaire d’Hubert ; toi, tu t’occuperas de Callista !...

– Il vaut mieux que je me charge de tout ! » riposta le reporter...

Et comme Jean faisait un mouvement :

« Ah ! je t’en prie !... tu feras exactement tout ce que je te dirai !... Je t’assure que nous n’avons pas un instant à perdre ! et qu’à la moindre fausse manœuvre nous sommes fichus !...

– Tout de même, éclata Jean, ils ne vont pas me l’assassiner !...

– Non ! mais je crains que les événements ne se précipitent !... »

Ils se précipitèrent si bien, les événements que nous ne pouvons mieux faire pour en établir la rapide succession que de recopier, dans toute leur sécheresse, les notes du carnet du reporter prises dans cette nuit tragique.

Carnet de Rouletabille

« Onze heures quarante, Lyon. Jean agite la question de savoir s’il ne vaut pas mieux descendre là et brûler la route en auto... Gain de temps aléatoire. Je décide de nous en tenir à ma première idée. Jean devient inquiétant d’impatience et gênant. Deux heures cinquante du matin. Avignon-auto. Jean conduit comme un fou ; il va nous casser la figure. J’exige qu’il me cède la place au volant. Quatre heures du matin. Château de Lavardens. Réveillons le jardinier. Tout est calme. M. de Lavardens et sa fille se sont couchés de bonne heure. Quatre heures dix. Je laisse Jean à Lavardens et je lance l’auto sur la route des Saintes-Maries. Quatre heures trente-cinq, coup de feu sur la route. Pneu arrière éclaté. Un homme surgit devant moi, une carabine à la main. Je reconnais Olajaï ! Il est haletant et me regarde avec des yeux de fou : « Que monsieur ne se montre pas en Camargue !...Que monsieur ne quitte pas Lavardens ! » Et il s’enfonce dans les tamaris. En changeant ma roue, je réfléchis à ce que vient de me dire Olajaï. Le conseil est bon ! Je retourne à Lavardens. Six heures. Quelques instants après être rentré au château, je trouve une foule paysanne ameutée autour du cadavre de M. de Lavardens, que l’on vient de découvrir au fond de son parc, près d’une porte mitoyenne communiquant avec la propriété d’Hubert. M. de Lavardens a été frappé horriblement à la tempe. Je n’ai pas eu besoin d’examiner longtemps le corps pour être persuadé que l’on n’arrêtera jamais l’assassin... Sept heures. On arrête Hubert ! Entre-temps, on a découvert que Mlle de Lavardens a été enlevée dans la nuit. Jean est complètement fou. Chère petite Odette je te sauverai !... »

IV

Le Midi bouge et la Camargue aussi

Les quelques lignes jetées en hâte par Rouletabille sur son carnet ne faisaient que rapporter brutalement un fait tragique que la justice d’un côté et le journalisme de l’autre allaient essayer de reconstituer dans ses moindres détails. Si, ce jour-là, Rouletabille avait été sobre de commentaires, c’était sans doute qu’il aurait eu trop à en faire.

Prévoyait-il déjà que cette affaire, apparue tout d’abord comme un sinistre fait divers, allait prendre bientôt les proportions d’un événement d’une portée européenne ? Il est certain qu’obéissant à un instinct sûr servi par une logique coutumière (cette logique, dans son langage imagé il l’appelait « le bon bout de la raison ») le reporter eut tout de suite le pressentiment que sous le drame de Lavardens, remuait un autre drame formidable, dont le premier pouvait bien être la clef.

Voyons-le donc agir pas à pas depuis qu’il a été si étrangement chassé des routes de la Camargue par l’apparition fantomatique d’Olajaï. Il rentre à Lavardens. Ce n’est point à la minute précise de son arrivée que se fait la découverte du drame, mais, comme il le dit dans son carnet, quelques instants plus tard.

Jean l’attendait sur le perron du Viei-Castou-Noù (le vieux château neuf), comme on disait dans le pays pour désigner la vaste demeure de style provençal que les Lavardens s’étaient construite au commencement du siècle précédent sur la route d’Arles, au nord de la Camargue, dans une contrée pleine de fraîcheur et d’ombre, qui, au sortir de la plaine marécageuse, claire comme un étincelant miroir, surprenait comme une Normandie avec ses sentes gazonneuses, ses plaines de froment, ses arbres feuillus aux troncs puissants et moussus. Là était le toit de la bonne hospitalité. Là, le voyageur, ou le simple guardian qui allait retrouver ses troupeaux, était toujours accueilli par de bonnes paroles et un bon vin de choix « vif comme le pinson ».

Rouletabille vit tout de suite que Jean avait une mine des plus rassurantes. Quant à lui, encore sous le coup du singulier incident de la route, il était loin d’être aussi tranquille que son ami. Il se laissa conduire dans une petite salle où un domestique, le vieil Alari qui servait les Lavardens depuis trente ans, avait dressé un premier déjeuner.

« Nous sommes fous, disait Jean... Tout repose encore dans la maison. J’ai questionné Alari, Hubert fait bien des extravagances et je comprends qu’Odette se soit émue...

– Tout de même, fit entendre Alari quand il eut fini de verser le café, moi, à votre place, monsieur Jean, j’aurais l’œil... Il y a des jours où ce garçon est tau qu’un bregand dans lou fourest (tel qu’un brigand dans la forêt). »

Et le vieux domestique quitta la salle en hochant la tête et en répétant :

« Tau qu’un bregand dans lou fourest !... »

Jean reprit, quand il fut parti :

« Autre chose... Je sais maintenant pourquoi Callista est venue aux Saintes-Maries...

– Parle, mon ami, parle ! faisait Rouletabille qui pensait toujours à Olajaï.

– Mais c’est très simple : tu sais combien Callista, sous ses dehors parisiens, est restée bohémienne avec tous les préjugés et toutes les superstitions de sa race !

– Trop bohémienne !... beaucoup trop, mon cher Jean, pour notre repos à tous...

– Nous ne nous comprenons pas...

– C’est-à-dire que tu ne me comprends pas, ce qui n’est pas la même chose...

– Mais écoute-moi donc, je t’en prie ! Tu t’écoutes toujours, toi, et tu n’écoutes jamais personne !...

– Tu t’imagines cela, Jean !... Mais, moi, pour t’écouter, fit Rouletabille, je n’ai même pas besoin que tu parles !...

– Ah ! tu as bien dit cela ! avec l’assent !... Enfin, tu plaisantes... nos affaires vont mieux.

– Non ! elles ne vont pas mieux !... Alors tu me disais que Callista...

– Est superstitieuse, reprit Jean un peu décontenancé... Tu sais la dévotion qu’elle a pour sainte Sarah...

– Dame ! c’est leur patronne à ces gens-là...

– Oui, mais chez Callista, tu ne sais pas jusqu’où ça allait... elle avait fait incruster une icône dans le bois de son lit et plus d’une fois je l’ai surprise en prière devant cette horrible petite image...

– Après ?

– Après, tu sais que tous les ans le 24 mai, les bohémiens fêtent la sainte Sarah aux Saintes-Maries, dans la crypte de l’église qui a été élevée à l’endroit même où débarquèrent, d’après la légende, les saintes Maries et Lazare et leur suivante Sarah...

– Après ? après ?

– Je t’énerve ?

– Non, tu me fais perdre du temps avec ton cours d’histoire ! Je sais tout cela aussi bien que toi... Où veux-tu en venir ?

– À ceci... Alari vient de me dire que jamais la Camargue, à pareille époque, n’a été aussi infestée de gitanes, de zingaras, de gypsies... Il en est venu de partout, du Nord et du Midi, d’Italie, d’Espagne et de plus loin encore ! Le bruit court dans le pays que le 24 mai, cette année, correspond à une prophétie d’où toute la race attendrait de grandes choses. Cela posé, tu comprendras que pour une fanatique de sainte Sarah, comme Callista... »

Mais Rouletabille semblait ne plus l’écouter. Il avait repoussé sa tasse et s’en était allé rêveur à la fenêtre, en bourrant sa pipe.

Un merveilleux matin de Provence dorait déjà la campagne (l’auba cargat sa bella rauba pèr saluda lou Dièu dou jour) ; un vent léger apportait la senteur des lavandes et des myrtes mais quoique le reporter fût aussi bien que quiconque propre à goûter les joies simples que verse la nature, Rouletabille, en ce moment, ne voyait pas la campagne ni ne paraissait apte à apprécier les parfums... Sans doute était-il occupé à s’écouter, comme disait Jean, lequel, de plus en plus tranquille, continuait son léger repas, tout en suivant son idée :

« Alari me disait qu’on n’avait pas vu ça depuis la fameuse année où fut sacrée la Reine du Sabbat... »

Sans se retourner, Rouletabille dit de cette voix lointaine qu’il avait quelquefois comme s’il parlait du fond d’une autre pièce, d’une pièce dans laquelle il avait le droit de pénétrer et où il semblait s’être réfugié en y traînant avec lui toute sa pensée prisonnière :

« J’ai fait, il y a quelques semaines, un article à propos du procès des romanichels, cette curieuse association de voleurs « au rendez-moi », article dans lequel je parlais de la singulière destinée de cette race et je le terminais en annonçant que le peuple de la Route, en effet, n’avait pas perdu toute espérance...

– Et où a-t-il paru cet article ?... Comment se fait-il que je ne l’ai pas lu ?

– Il a paru dans la Revue de la langue d’oc et en provençal : j’avais jugé le sujet opportun !... » continua le reporter toujours de sa voix lointaine, de sa voix de l’autre pièce !...

Soudain il se retourna et revint droit à Jean.

« Je disais encore dans cet article que sainte Sarah avait promis à son peuple – et cela paraît-il, en termes formels – ne souris pas !... qu’il retrouverait à une date prochaine son antique prospérité. Je n’ai pas, du reste, à te cacher que je tenais tous ces précieux détails d’Olajaï lui-même.

– Eh bien, mon cher ! c’est pour faire ses dévotions à sainte Sarah que Callista est venue en Camargue !... Nous avons donc eu tort de nous affoler !...

– Mon domestique aussi est venu aux Saintes-Maries pour faire ses dévotions, mon cher Jean, et tu ne m’en vois pas plus tranquille pour cela !... À propos de mon domestique... je viens de le rencontrer !...

– Olajaï ?...

– Oui ! Olajaï ! Il m’a crevé un pneu d’un coup de carabine pour avoir l’occasion de me conseiller de rentrer ici au plus tôt et de ne plus quitter Lavardens !...

– Qu’est-ce que cela veut dire ? s’exclama Jean en se levant de table.

Rouletabille haussa les épaules :

– Eh ! qu’est-ce que cela voudrait dire si cela ne signifiait point que Lavardens est menacé !...

– Menacé de quoi ?... Lavardens n’a rien à faire avec les bohémiens !...

– Non ! mais Callista a peut-être à faire avec les Lavardens, et peut-être Olajaï en sait-il quelque chose !...

– Callista s’était donc entendue avec Olajaï ?

– Je ne crois pas Olajaï animé de mauvaises intentions à mon égard ; cependant, certains points obscurs de sa conduite ne laissent point de m’inquiéter... Je lui ai quelque peu sauvé la vie, là-bas, dans les Balkans... mais s’il n’y a pas entente... ily a peut-être pire !... Il y a une coïncidence qui, de quelque côté que je me retourne, m’effraie...

– Et toi, tu m’épouvantes ! s’écria Jean... Partons ! partons vite !... partons tous ! en laissant loin derrière nous et les bohémiens et Callista !... et Olajaï !... et ce brigand d’Hubert !...

– Partez donc !... et le plus tôt sera le mieux ! fit Rouletabille...

– Et toi ?...

– Moi, je reste !... »

V

Lou cabanou

Jean regarda Rouletabille avec étonnement :

« Pourrait-on savoir ce qui te retiendra ici quand nous n’y serons plus ? » demanda-t-il.

Sans doute Rouletabille n’avait-il point hâte de répondre, car il interpella tout de suite le vieil Alari qui entrait :

« Que se passe-t-il donc aux Saintes-Maries ?...

– Ah ! messies ! Dieu seul le sait !... Mais ce n’est pas pour rien qu’on appelle leur messe la messe du diable !

– Sache, mon ami, que les bohémiens sont de bons catholiques.

– Eh ! quès aco ?... N’empêche qu’ils disent la messe à rebours, dans la crypte !...

– Comment cela ?

– Eh bien ! leur vicaire leur fait face au lieu de leur tourner le dos, et l’autel lui aussi est retourné... Mais cela n’est rien, je vous dis... c’est ce qui se passe après !... Ah ! il ne faudrait pas qu’un roumi leur passe par les mains à ce moment-là !...

– Ils le mangeraient ?

– Non, mais il n’y a pas de bonne fête dans le fond de la crypte, s’il n’y a pas de sang !

– Qu’est-ce qui t’a dit ça ?

– Tout le monde sait ça en Camargue... »

Jean haussa les épaules.

« Eh ! monsieur, reprit Alari, j’ai abordé l’un de ces maudits, pas plus tard qu’hier... et je lui ai demandé : « Ounte vas toun grand coutère ? » (Où vas-tu avec ton grand couteau ?) Il m’a répondu en me regardant de travers : « Coupa di testo : sien bourrère ! » (Couper des têtes : suis bourreau !)

– Et en attendant, qu’est-ce qu’il coupait ?

– Des osiers pour tresser ses corbeilles.

– Tu vois, mon brave Alari... Tu es un peu simple d’esprit, tu sais !... »

Dans le même moment, on entendit des voix dans le vestibule et Alari s’en fut voir ce qui se passait. Il revint, l’air tout ahuri et tenant une gaze bleuâtre qu’il montra aux jeunes gens en disant :

« C’est le père Tavan qui a trouvé l’écharpe de mademoiselle dans le clos de M. Hubert !... »

Jean devint affreusement pâle. Rouletabille bondit hors de la pièce... Dans le vestibule, il se heurta à Estève, la femme de chambre, une Arlésienne qui n’était point depuis longtemps en service au Castou-Noù, et lui demanda d’une voix sèche si Mlle Odette était dans sa chambre.

« Eh ! je crois bien qu’elle est dans sa chambre ! Je descends lui chercher son petit déjeuner !... » répliqua cette fille, un peu étourdie des façons du reporter.

Celui-ci lui demanda encore :

« Mlle Odette est allée hier chez M. Hubert ? »

Estève, qui paraissait de plus en plus offusquée par ce brutal interrogatoire, se prit à rougir et tout à coup éclata :

« Eh ! est-ce que je sais, moi, si mademoiselle est allée chez M. Hubert ? Est terrible ! Est-ce que je suis là pour veiller sur mademoiselle ?... Laissez-moi passer !... Quès aco ?... »

À ce moment, Jean parut dans le vestibule, suivi d’Alari et dit à Estève :

« Tu porteras à ta maîtresse son écharpe que cet homme vient de trouver dans le jardin de M. Hubert...

– Dans soun jardin ?... répéta la servante, visiblement troublée.

– Oui, dans son jardin ! redit le père Tavan, un journalier qui travaillait en supplément quelquefois chez les Lavardens, mais le plus souvent chez Hubert.

– Et tu travaillais ce matin chez M. Hubert ? questionna Rouletabille.

– Oui... j’arrivais pour le travail, répondit l’autre... J’ai vu l’écharpe par terre, dans la petite allée. Je l’ai reconnue tout de suite. La demoiselle l’avait encore hier sur les épaules. Je suis allé frapper à la porte de M. Hubert, mais personne ne m’a répondu !... Alors j’ai rapporté lou fichu ici !

– Eh ! Tavan, fit Alari, où as-tu vu que mademoiselle avait hier lou fichu sur ses épaules ? Pas chez M. Hubert, apparemment !...

– Non ! mais quand elle est passée sur la route avec lou padre, à la promenade de cinq heures...

– Alors, fit Rouletabille, elle aura perdu cette écharpe pendant la promenade. M. Hubert l’aura trouvée, ramassée... et il l’aura lui-même perdue en rentrant chez lui !...

– À moins, fit Alari, que M. Hubert, rencontrant monsieur et mademoiselle à la promenade ait dérobé lou fichu en manière de plaisanterie...

– Drôle de plaisanterie ! ricana Jean... Mais M. Hubert nous renseignera là-dessus... Merci toujours, Tavan, et que Dieu te garde !... »

Pendant ce temps, Rouletabille ne perdait pas une ligne du jeu des physionomies autour de lui ; Estève s’était éclipsée, descendant aux cuisines ; Tavan avait une de ces figures de vieux paysan roublard qui affectent de cacher une sûre astuce sous une niaiserie problématique...

« Je m’en vais avec Tavan, fit le reporter... Il me montrera l’endroit où il a trouvé cette écharpe... »

Alors Jean les suivit dans le plus fâcheux état d’esprit. Alari fermait la marche.

Ils descendirent la route jusqu’à la porte de la petite propriété d’Hubert, une modeste bastide accotée au parc des Lavardens et qu’Alari ne désignait jamais autrement que par ces mots méprisants : « Lou Cabanou », bien qu’Hubert eût fait tous les frais nécessaires pour lui donner un aspect moderne et la meubler avec une certaine élégance.

Quand ils eurent pénétré dans l’enclos, Tavan désigna l’endroit où il avait trouvé l’écharpe... Rouletabille était déjà à quatre pattes... déjà il avait quitté l’allée pour suivre une piste fraîchement empreinte dans la terre molle du jardin et qui le conduisait jusque sur les derrières du bastidon.

Alari, qui regardait agir Rouletabille avec admiration, murmurait entre ses dents une vieille galéjade :

« Un jour qui sera nuit, les hommes auront une queue qui portera un œil – qui pirouettera de mille façons – et qui, à dix pas, verra les veines d’une puce ! »

Le mur qui bordait l’enclos de Hubert était assez bas à cet endroit. Soudain, en deux bonds, Rouletabille le franchit et retomba dans un chemin creux qui venait finir là en cul-de-sac. Les autres voulaient le suivre, mais il réapparut tout de suite, le front soucieux, un mot sur les lèvres :

« Auto !

– Eh bien, lui demanda Jean, que se passe-t-il ?

– Éloignez-vous un peu, commanda le reporter à Alari et à Tavan... j’ai à parler à M. de Santierne. »

Et quand les autres eurent fait quelques pas :

« Eh bien ! répéta Jean.

– Eh bien, Odette est venue ici !...

– Odette est venue chez Hubert ?

– Oui.

– Seule ?

– Mon Dieu, oui, seule... Mais ce qui m’effraie, vois-tu, ce n’est pas qu’elle soit venue, c’est que je ne vois pas comment elle en est ressortie !

– Tu rêves !... Où as-tu vu les pas d’Odette ? Montre-les-moi, je veux les voir ! »

Rouletabille le conduisit à l’endroit que l’homme avait désigné comme étant celui où il avait trouvé l’écharpe... Là, en effet, il y avait l’empreinte légère d’un petit soulier pointu... empreinte qui disparaissait tout d’un coup... Cette empreinte se dirigeait vers la maison d’Hubert !... et puis plus rien !...

« Plus rien ! répétait sourdement Rouletabille... Cette empreinte s’en vient et ne s’en retourne pas... Et elle est rencontrée là par des pas d’homme... des pas d’homme qui conduisent au mur... Et tu ne sais pas ce qu’il y avait derrière le mur ?... Il y avait, dissimulée dans le chemin creux, une auto qui attendait !... Ah ! si, à cette heure, Odette n’était pas dans sa chambre, on pourrait supposer le pire !

– Le pire que l’on puisse supposer, râlait Jean qui souffrait le martyre, c’est qu’Odette soit venue ici toute seule ! Le reste n’existe pas !... On ne l’a ni enlevée ni tenté de l’enlever !... sans quoi elle se serait plainte, n’est-ce pas ? Enfin, tu la connais...

– Oui ! fit Rouletabille d’une voix grave, je la connais !

– Et tu vois Odette, toi, venant la nuit chez Hubert !... Mais tu as juré de me faire devenir fou !...

– Du calme, Jean, du calme... Odette est un ange et tu es un poète... Laisse-moi faire mon métier qui est de regarder la trace que laissent en passant les gens et les choses sur la terre... »

VI

Un morceau d’étoffe couleur tango

« Qu’est-ce que tout cela prouve ? gronda Jean la tête basse, le front mauvais, pourquoi voudrais-tu qu’il n’y eût pas dans ce jardin des pas de femme ?... Est-ce que nous savons qui est venu hier chez Hubert ?... Et pourquoi veux-tu que cette empreinte soit justement celle du soulier d’Odette ?

– Pour trois raisons, répliqua Rouletabille en s’essuyant le front... d’abord parce que je la trouve à côté de l’écharpe, ensuite parce qu’elle correspond à la pointure d’Odette... enfin parce qu’elle vient de là ! »

Et le reporter désignait du doigt une petite porte dans un mur assez bas qui séparait la propriété d’Hubert du vieux château.

« Par la porte mitoyenne ! ricana Jean... Je la croyais condamnée depuis longtemps, la porte mitoyenne !...

– Eh bien, vois !... » fit Rouletabille.

Et il n’eut qu’à la pousser pour qu’elle s’ouvrît !...

« Oh ! gémit Jean, j’étouffe !... »

Et, se retournant, il fit quelques pas menaçants vers la maison d’Hubert, mais Rouletabille l’arrêta... Il lui montra Tavan qui, d’un œil sournois, observait à quelques pas de là tout ce qui se passait :

« Je t’en supplie, contiens-toi !...

– Cet Hubert ! grinça Jean, frémissant, je le tuerai !... »

Rouletabille haussa les épaules et, d’un signe, appela Alari près de lui. Il n’eut qu’à lui montrer la porte pour que le vieux domestique comprît.

« Je puis affirmer à monsieur qu’hier soir encore elle était fermée à clef et que les verrous en étaient poussés... Et ça n’est pas la rouille qui leur manque !... On ne les a pas tirés depuis des années... c’est bien simple... depuis la mort du père de M. Hubert...

– Et la clef de cette porte, où était-elle ?...

– Ah çà, monsieur, je ne sais pas ; il faudrait le demander à monsieur ou à mademoiselle...

– C’est bien, Alari... Tu vas rentrer au château et je te connais assez pour être sûr que tu ne diras pas un mot de tout ceci !...

– Certes ! monsieur... mais c’est lou père Tavan !...

– Lou père Tavan... J’en fais mon affaire. »

Il poussa le vieil Alari dans le parc et y passa lui-même suivi de Jean... De ce côté, il trouva la clef sur la serrure... Il constatait en même temps qu’il avait fallu se livrer à de gros efforts pour faire jouer les verrous... Jean, anéanti par cette idée qu’Odette était venue la nuit précédente, de son plein gré, chez Hubert, le regardait faire, d’un air stupide, hébété...

Soudain des cris sinistres retentirent parmi lesquels on reconnaissait la voix d’Alari.

Rouletabille et Jean se précipitèrent en tournant le coin d’une épaisse futaie, découvrirent tout un groupe autour d’Alari que l’on apercevait à genoux. Ces gens qui apportaient leurs fournitures quotidiennes au Viei-Castou-Noù, faisaient entendre des lamentations, des « Boun Dieu ! » et des « péchère » qui annonçaient un gros malheur.

De fait, les jeunes gens, ayant écarté cette petite troupe affolée, se trouvèrent devant un cadavre à la figure couverte de sang. Jean poussa un grand cri :

« M. de Lavardens assassiné ! »

Alari pleurait. Le père Tavan, qui était accouru, lui aussi, déclarait que « le pôvre » était déjà froid !...

Rouletabille l’écarta en défendant de toucher au corps. Lui seul en avait le droit. Il constatait rapidement une horrible blessure à la tempe qui semblait avoir été faite avec un instrument tranchant. En même temps, il relevait sur la victime des traces d’une lutte qui avait dû être acharnée... Les vêtements étaient en désordre, le col de la chemise était arraché, et dans sa main crispée M. de Lavardens tenait un morceau d’étoffe couleur tango... Aussitôt qu’il eut aperçu ce morceau d’étoffe Alari s’écria :

« Mais c’est la cravate de M. Hubert !... »

Et d’autres autour de lui répétèrent :

« Mais oui ! mais oui ! c’est la cravate de M. Hubert !...

– Vous en êtes sûrs ? questionna Jean d’une voix rauque.

– Ah ! si j’en suis sûr ! répéta Alari en se relevant... Et le père Tavan lui aussi en est sûr !... Pourquoi ne dis-tu rien, Tavan ?

– Parce que ça commence à être des choses qui ne me regardent pas !

– Qu’est-ce donc qui te regarde ? lui demanda brusquement Rouletabille...

– « Mon jardin » ! répliqua l’autre, sûrement ce matin j’aurais mieux fait de rester dans « moun jardin » !

– Ça n’aurait pas empêché ton maître d’être un assassin ! » s’écria Jean.

Tout le monde se ruait déjà derrière Jean dans la propriété d’Hubert ; on entendait par-dessus tous le vieil Alari qui répétait :

« Je l’avais bien dit ! Je l’avais bien dit ! Tai qu’un bregand dans la fourest ! »

Quant à Rouletabille, il n’avait point suivi cette troupe. Bien au contraire, après avoir examiné rapidement toutes choses autour du cadavre, il se prit à courir du côté opposé, c’est-à-dire du côté de Castou-Noù.

Dans le vestibule, il retrouvait Estève, la femme de chambre, qui montait des cuisines, portant le déjeuner de sa maîtresse sur un plateau ; car tout ce que nous venons de raconter n’avait pas duré un quart d’heure.

Estève, en revoyant le reporter, ne put dissimuler un mouvement d’inquiétude :

« Quoi de nouveau encore, monsieur, que vous voilà, le visage tout à l’envers ?

– Monte ! je te suis ! »

Elle haussa les épaules, agacée, et gravit l’escalier.

« Tu vas dire à ta maîtresse qu’il faut que je lui parle, tout de suite !... »

Elle voulut répondre quelque chose, mais Rouletabille la regarda d’un air qui lui ferma la bouche. Alors elle frappa à la porte de la chambre et entra. Elle en ressortit presque aussitôt toute pâle, mais essayant de dominer une émotion trop visible, et faisant des efforts pour affermir sa voix :

« Mademoiselle vous verra bientôt ! Mademoiselle ne peut pas vous recevoir tout de suite ! »

Rouletabille la bousculait, ouvrait la porte d’autorité et se trouvait dans la chambre d’Odette.

La chambre était vide... Le lit n’avait pas été défait...

Le reporter se retourna d’un bond vers Estève, qui voulut fuir ; mais il l’avait saisie au poignet et, refermant la porte, il lui dit :

« À nous deux maintenant ! »

VII

Estève

« Qu’est-ce que j’ai fait ?... Qu’est-ce que j’ai fait ?... s’écria l’Arlésienne au comble de l’épouvante...

– Je te jure que tu vas me le dire !... lui jeta Rouletabille dans la figure... D’abord, tu savais que ta maîtresse n’était pas dans sa chambre ! Ne mens pas ! tu nous as trompés !

– Je te jure, moun Dieu, que je croyais mademoiselle dans sa chambre ! Ô segnour ! bias-me la pas ! (Ô seigneur, donnez-moi la paix), je jure moun Dieu ! je jure moun Dieu ! »

Elle levait vers lui de grands yeux qui l’imploraient.

Rouletabille y plongea les siens, puis la lâcha, apparemment radouci. Il essayait de se calmer lui-même, et pour la calmer, elle, il lui parla le langage de son terroir...

« Tout à l’ouro... de quei que t’avié troubalado !

– Le sais-je ? fit-elle... vos yeux me faisaient peur !

– Tu mens, Estève, tu sais quelque chose que tu ne veux pas me dire, mais apprends que l’on a enlevé ta maîtresse, cette nuit, que l’on est allé chercher le juge et que tu vas être arrêtée comme complice !

– Enlevée ! Enlevée ! s’écria la pauvre fille et elle s’écroula avec des larmes au pied du lit de Mlle de Lavardens ! Ah ! soupira-t-elle, perquêté sies envoulado ? (pourquoi t’es-tu envolée ?)

– Estève, je te crois une honnête fille, reprit Rouletabille, mais tu peux avoir commis quelque imprudence qui te sera pardonnée si tu parles avec sincérité... N’es-tu pas entrée hier en conversation avec des personnes qu’on n’a point l’habitude de voir au Viei-Castou-Noù ou dans les environs ?

– Non, monsieur !... Non, monsieur !... Avec personne !... Ah ! attendez ! attendez !... Hier matin, la grille était ouverte, je faisais la chambre de mademoiselle et j’ai aperçu devant la grille un homme de mauvaise mine... Justement mademoiselle passait et j’ai vu que ce vaurien était assez osé pour appeler mademoiselle.

– Et mademoiselle, qu’est-ce qu’elle a fait ?...

– Elle est allée à lui et lui a parlé pendant quelque temps, bien gentiment, ma foi !... Mademoiselle est trop bonne avec les gens de la route... surtout quand ils sont faits comme celui-là qui avait l’air d’un vrai brigand et qui regardait mademoiselle avec ses yeux du diable...

– Quand mademoiselle est rentrée, elle ne t’a rien dit ?

– Non !... mais moi, je l’ai questionnée. J’étais curieuse de savoir ce que voulait cet homme. Elle m’a répondu : « C’est un tondeur de chiens ! Il m’a demandé si je n’avais pas un chien à tondre !... » C’est tout ce que mademoiselle m’a dit... Alors moi, je suis retournée à la fenêtre, mais l’homme était parti... N’importe, sa figure ne me revenait pas ! C’est sûrement lui qui a fait le coup !... Ah ! pauvre mademoiselle, se reprit à gémir Estève, elle si confiante... si bonne avec tout le monde !... »

À ce moment, Jean arrivait en trombe... On l’entendait bondir dans l’escalier et crier :

« Odette ! Odette ! »

Rouletabille enferma d’un tour de clef Estève dans un petit cabinet voisin en lui jetant :

« Tu es ma prisonnière ! Nous sommes loin d’en avoir fini tous les deux ! »

Puis il ouvrit la porte de la chambre à son ami à qui il n’eut qu’à montrer le lit non défait pour lui apprendre le nouveau malheur qui le frappait et qu’il redoutait par-dessus tout !...

Jean poussa un rugissement :

« Ah ! le misérable !

– De qui parles-tu ? lui demanda froidement Rouletabille.

– Tu me demandes de qui je parle ? s’écria Jean, mais de l’assassin de M. de Lavardens et du ravisseur d’Odette... Ah ! Rouletabille, Rouletabille !... Tu sais qu’on a enlevé Odette et tu n’es pas déjà sur ses traces !...

– Qui te dit que je ne suis pas sur ses traces ! releva le reporter avec impatience... qui te dit que je ne cours pas après elle plus vite dans cette chambre que dans une auto qui brûlerait la route ! Malheureux ! ajouta-t-il en se rapprochant de lui, tu cours après Hubert !... Autant de pas qui t’éloignent d’Odette !...

– Tu défends Hubert ! râla Jean... Eh bien ! tiens ! lis !... voilà ce que j’ai trouvé chez Hubert, dans une pièce ravagée par le drame qui s’est déroulé cette nuit !... Lis ! mais lis donc !... »

Rouletabille lisait une lettre brutalement froissée :

« Mademoiselle, l’accueil que j’ai reçu chez vous, au mépris de la parole donnée, l’attitude de votre père et la vôtre, hélas ! à mon égard, tout cela m’indigne ! Il faut que je vous voie, je vous attendrai ce soir même à dix heures dans le jardin, près de la porte mitoyenne. Si vous ne venez pas, je ne réponds plus de moi-même ! Votre désespéré Hubert de Lauriac. »

« Comprends-tu maintenant ? haletait Jean... Je te jure qu’il n’y a pas besoin de se mettre à quatre pattes pour comprendre. Odette reçoit une lettre, elle veut éviter un malheur. Elle se rend dans le jardin... Le misérable l’entraîne chez lui. La pauvre petite crie. Son père l’entend, décroche un fouet à chien que voici – et Jean mettait sous le nez du reporter le fouet à chien de M. de Lavardens qu’il venait également de ramasser chez Hubert – et il se précipite chez ce misérable !... Scène terrible... il veut ramener sa fille !... La scène se poursuit jusque dans le jardin, jusque dans le parc et il ne recule pas devant le crime pour pouvoir emporter Odette !... Et maintenant où est-elle, mon Dieu !... où courir pour la sauver ?... »