Rozenn - livre 1 - Laëtitia Danae - E-Book

Rozenn - livre 1 E-Book

Laëtitia Danae

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Beschreibung

Comment la liberté s'acquiert-elle pour un peuple qui a toujours connu l'esclavage ?

Rozenn Kaplang est une djinn.
Durant de longues années, son peuple a souffert de la domination des dagnirs, mais si l’esclavage est officiellement aboli, la liberté, elle, garde un goût amer.
Et si une union entre princes et princesses de ces différentes tribus permettait de tirer un trait sur un douloureux passé ?

Les tribus pourront-elles enfin trouver la paix et s'unir ? Un roman fantasy passionnant à découvrir rapidement !

EXTRAIT

Je n’ai jamais demandé à naître djinn.
Être comme moi, c’est l’assurance de mener une vie d’incertitudes mêlée à des craintes et un ressentiment féroce. La discrétion est devenue une seconde nature pour mon peuple. Et pour quoi ? Échapper à des êtres vicieux, avides de ce qu’ils ne peuvent obtenir autrement que par la force. Rien d’autre.
Les gens comme moi sont pacifiques et mènent une existence simple sur les Terres Libres depuis des siècles. Pour certains d’entre nous, il n’est pas prudent de s’établir trop longtemps quelque part, mais j’ai eu la chance de vivre à l’abri du besoin et de la menace représentée par les dagnirs. Issue d’une Caste sédentaire, aucun véritable danger ne pèse sur moi et mes congénères tant que nous ne nous éloignons pas de la Bulle, cet arbre gigantesque et protecteur qui étend ses ramures haut dans le ciel. Ouvrir les yeux le matin sans avoir à me demander où je me trouve, avoir un pied-à-terre, un refuge digne de ce nom, déambuler dans la Bulle sans craindre que quelqu’un ne m’espionne ou ne manigance un plan pour m’enlever. La voilà, la vie que je mène.
Hélas, tout le monde n’a pas ma chance…

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Rozenn est donc un immense coup de cœur pour moi. J’ai été littéralement subjuguée. Un vent d’Orient se lève et bruisse entre les pages, nous charmant et nous envoûtant par la force évocatrice des mots. - Blog Les rêveries d'Isis

La fin du roman est juste explosive, nous apportant quelques réponses au passage, gommant certains personnages de l'action à venir et ne nous laissant que le choix d'attendre les précommandes avec impatience ! Un magnifique premier tome, aussi bien du point de vue de l'histoire et des personnages que de l'objet livre lui-même. - Blog You can read

À PROPOS DE L'AUTEUR

Née un certain vingt avril, Laëtitia Danae a grandi en France, bien qu’originaire de cinq pays différents. Sa famille travaillant en majorité dans le milieu médical, c’est tout naturellement qu’elle s’est lancée dans le domaine hospitalier, en intégrant une école de soins infirmiers. Mais son grand amour est et a toujours été l’écriture. Sa plus grande peur ? Les limites de son imagination.
Attirée par l’odeur entêtante des livres vers l’âge de dix ans, elle n’a saisi la plume qu’une fois adolescente. Avant cela, elle se contentait de ses poupées et d’histoires rocambolesques déclamées à voix haute.
Un ordinateur qui plante et plusieurs fictions de perdues plus tard, Pierre de Lune voit le jour, suivi de Rozenn. De modestes projets au premier abord, qui ont fini par envahir son quotidien et ses songes pour ne plus jamais s’en aller. Depuis, elle ne sort jamais de chez elle sans un livre et un bloc-note au fond de son sac, car Moira, Rozenn et les autres s’invitent dans ses pensées à toute heure du jour et de la nuit.

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Rozenn
ISBN : 979-10-9478643-7
ISSN : 2430-4387
Rozenn, Livre I
Copyright © 2018 Éditions Plume Blanche
Copyright © Illustration couverture, Patricia Lo
Copyright © Entrave Rozenn, Patricia Lo
Copyright © Entraves autres, Blanche Edenn
Tous droits réservés

LAËTITIA DANAE

Rozenn
Livre I
(Roman)
« Il est écrit à propos de ceux d’entre eux [les djinns] qui sont maléfiques : 
« Ils ont des coeurs avec lesquels ils ne comprennent rien ; 
ils ont des yeux avec lesquels ils ne voient pas, 
ils ont des oreilles avec lesquelles ils n’entendent pas » ». 
Dictionnaire élémentaire de l’Islam, TAHAR GAÏD, archipress.org
À Maman qui y croit toujours pour deux
—————————————
Famille Maddy
—————————————
Règne sur Pretamia
Race : dagnir
CALLAHAN MADDY : Sultan de Pretam ia
PADMÉ MADDY : Sultane de Pretamia
CALLUM MADDY : Prince aîné 
CAMERON MADDY : Prince cadet
CAYDEN MADDY : Prince benjamin 
CASEY MADDY : Princesse benjamine
—————————————
Famille Kaplang
—————————————
Règne sur la Bulle de Mydriav
Race : djinn
ESKANDAR KAPLANG : Émir de Mydriav
ELIL KAPLANG : Emira de Mydriav
ODELEEN KAPLANG : Princesse aînée 
ROZENN KAPLANG : Princesse cadette 
DAIRE KAPLANG : Princesse benjamine 
—————————————
Famille Sohan
—————————————
Règne sur la Bulle de Brymeriel
Race : djinn
LOCAS SOHAN : Émir de Brymeriel
VIVIEN SOHAN : Emira de Brymeriel
ISHMER SOHAN : Fils illégitime de Locas Sohan
KARMIN SOHAN : Prince légitime
LOULA SOHAN : Princesse légitime
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Famille Roya
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Règne sur la Bulle de Saeed
Race : djinn
JAHANGIR ROYA : Emir de Saeed 
ANAHITA ROYA : Emira de Saeed (décédée)
CECE ROYA : Princesse aînée
AZILIZ ROYA : Princesse cadette
—————————————
Caste des Terres Libres
—————————————
Nomades
Race : djinn
Premiere partie
Djinn inaccessible
Chapitre 1
—————————
FUITE ENTÉNÉBRÉE
—————————
Faire des djinns les esclaves de nos désirs nous ôte-t-il
une part de notre humanité ? 
Zakaria al Nihel, 
Rapport sur la conférence pour le droit des djinns à Varda
Je n’ai jamais demandé à naître djinn. 
Être comme moi, c’est l’assurance de mener une vie d’incertitudes mêlée à des craintes et un ressentiment féroce. La discrétion est devenue une seconde nature pour mon peuple. Et pour quoi ? Échapper à des êtres vicieux, avides de ce qu’ils ne peuvent obtenir autrement que par la force. Rien d’autre.
Les gens comme moi sont pacifiques et mènent une existence simple sur les Terres Libres depuis des siècles. Pour certains d’entre nous, il n’est pas prudent de s’établir trop longtemps quelque part, mais j’ai eu la chance de vivre à l’abri du besoin et de la menace représentée par les dagnirs. Issue d’une Caste sédentaire, aucun véritable danger ne pèse sur moi et mes congénères tant que nous ne nous éloignons pas de la Bulle, cet arbre gigantesque et protecteur qui étend ses ramures haut dans le ciel. Ouvrir les yeux le matin sans avoir à me demander où je me trouve, avoir un pied-à-terre, un refuge digne de ce nom, déambuler dans la Bulle sans craindre que quelqu’un ne m’espionne ou ne manigance un plan pour m’enlever. La voilà, la vie que je mène. 
Hélas, tout le monde n’a pas ma chance…
Les djinns qui ne sont affiliés à aucune Caste sont voués à prendre la fuite pour assurer leur sécurité. De grandes familles lèvent régulièrement le camp et ne prennent jamais leurs aises trop longtemps au même endroit. 
Rien que pour cela, je voue une haine implacable à ceux qui leur imposent ce mode de vie : les Sang Visage, ces chasseurs de djinns hors la loi. Je donnerais n’importe quoi pour que les choses changent. Pour qu’au lieu de fuir, ces djinns soient en mesure de se défendre. 
— Tu es réveillée ? 
Le visage d’Odeleen, ma sœur aînée, s’encadre dans l’ouverture de mon pavillon végétal. Je chasse mes humeurs noires et me compose une expression décidée. 
— Bien sûr. Tu me prends pour qui ?
Elle me fait signe de parler moins fort et jette un œil derrière son épaule pour s’assurer que la cité dort à poings fermés.
— Cesse de râler, habille-toi en vitesse. 
Je m’empresse d’obéir et enfile les manches d’un manteau informe que je serre autour de mes épaules. 
Mon autre sœur, Daire, qui partage mon lit pour la nuit, a tendance à se réveiller au moindre craquement de brindilles. Elle redresse la tête, anxieuse. 
— C’est le moment ? 
Sa voix n’est plus qu’un couinement tant elle est dévorée par l’angoisse. 
— Oui, il faut partir maintenant, je confirme. 
Nous rassemblons nos effets dans le plus grand des silences. J’ai du mal à refréner ma fébrilité et mes doigts se mettent à trembler lorsque je noue le cordon de la besace autour de ma taille. Ce que je m’apprête à faire, je le regrette déjà.  
Ce matin, un changement va se produire, un changement lourd de conséquences. L’aube n’est pas encore là, les trois lunes dispensent une lumière qui ne parvient pas à percer l’épaisseur compacte des branchages, et le silence est rompu par les piaillements insistants d’une harde d’oiseaux nocturnes. Dans quelques heures, les fleurs sauvages s’ouvriront au contact des premières clartés, plongeant la Bulle sous une brume de pollen. Père nous fera appeler, car il souhaitera nous annoncer une nouvelle sans précédent. 
À cette idée, mon estomac se contracte douloureusement. Je ne veux pas entendre ce qu’il a à nous dire, car je connais déjà sa décision. S’il me demandait mon avis, je piquerais sûrement une crise, faisant frémir la forêt tout entière. Je préfère fuir le restant de mes jours plutôt que de me plier à sa requête. 
Plus rien ne sera jamais pareil. L’un des rouages de mon monde s’est enrayé, mon équilibre va bientôt s’écrouler comme un vulgaire château de cartes. 
— Est-ce que tu hésites ? 
Je fais semblant de ne pas entendre Daire et entreprends de fourrer quelques affaires dans mon sac, mais elle s’entête et répète sa question, plus fort cette fois. Avec un soupir, je me retourne. 
— Bien sûr que j’hésite. Seulement, on n’a pas le choix, je te l’ai déjà dit. 
— On pourrait aller parler à Père, insiste-t-elle, le regard malheureux. Si on lui expliquait que ce n’est pas la solution, que… 
— Ne te torture pas. Ils ont pris leur décision comme ils le font chaque fois. Si on reste ici, on en sera les instruments. Ce n’est pas plus compliqué que ça. 
Je déteste faire du mal à ma petite sœur. Quand je vois ses épaules s’affaisser et ses lèvres frémir, je n’ai qu’une envie : la serrer fort dans mes bras et lui dire que tout va s’arranger. Sauf qu’aujourd’hui, j’ai la certitude que rien ne va s’arranger. Rien du tout.  
Odeleen nous attend un peu plus loin en mâchant une feuille d’eprel. Elle se redresse en nous voyant sortir avec nos bagages. 
— Vous plaisantez, j’espère. On ne peut pas emmener tout ça, c’est impossible. 
Elle tourne brusquement la tête sur le côté, aux aguets. Je n’ai rien entendu, mais je ne peux pas m’empêcher de l’imiter, la peur au ventre. 
— J’ai mis des provisions et quelques vêtements confortables dans ma besace, j’explique.
— Et qu’y a-t-il là-dedans ? s’enquiert-elle en pointant du doigt les paquetages de Daire. 
Cette dernière tangue dangereusement sous la charge des sacs. 
— Mes toilettes et mes plus jolies paires de babouches. Je ne me voyais pas les abando…
Le regard de son aînée suffit à la faire capituler.
— Bon d’accord, soupire-t-elle en les laissant tomber à ses pieds, en plein milieu de l’entrée. 
— Où est ta canne ? 
Un long gémissement plaintif lui échappe. 
— Allons, Odee, tu sais que je n’en aurai pas besoin, je suis médiocre dès qu’il s’agit de me battre.
L’intéressée reste de marbre et ordonne en articulant soigneusement chaque syllabe :
— Va chercher ta canne. 
L’air très abattu, Daire obéit et s’engouffre dans l’ouverture de notre pavillon. Elle en ressort quelques secondes plus tard en agitant son arme sous notre nez. 
— Voilà, tu es contente ? 
Nous descendons les marches qui serpentent dans le cœur de la Bulle en contournant les brasiers de lucioles encore fumants qui nous avaient réchauffées la veille. Nous avançons sur la pointe des pieds, évitant instinctivement les veilleurs qui montent la garde, nous fondant dans l’obscurité. 
Gênée par la pénombre ambiante, Daire trébuche à plusieurs reprises, mais Odeleen la rattrape toujours à temps. Quant à moi, je serre les mâchoires d’appréhension. Mon cœur cogne comme un fou dans ma poitrine. Ce que l’on s’apprête à faire est presque au-dessus de mes forces. Presque. 
Au terme de plusieurs minutes, ma jeune sœur souffle avec des trémolos dans la voix :
— Quand Père et Mère apprendront ce que l’on a fait… 
Ces quelques mots piquent mon âme du douloureux sentiment de la culpabilité. J’imagine la tristesse s’installer dans les pupilles de nos parents. Ils seront tellement accablés par notre départ… 
Et pourtant, je carre les épaules avec détermination. 
— Ils comprendront pourquoi on s’est donné tout ce mal. On ne va quand même pas les laisser régenter notre vie sans protester. Père nous a toujours conseillé de faire ce que l’on pensait juste. 
— Non, gémit Daire avec plus de force, cette fois. Tu sors ces phrases de leur contexte. Il ne nous a jamais dit de quitter la Bulle avant l’aube pour lui échapper. Jamais. 
Nous nous arrêtons et échangeons un regard. Un calme apaisant règne aux alentours.  
— Il ne nous a pas élevées comme ça, insiste Daire. Partir comme des voleuses, ça n’a rien de juste. Si ça se trouve, il entendra ce qu’on a à lui dire. Donnons-lui la chance de nous expliquer. Nous en parlerons devant un bon lait au miel et quelques loukoums, en famille. 
— Arrête tes pleurnicheries. 
Je n’ai pas cherché à être cassante, mais Daire ravale ses sanglots dans la seconde, trop étonnée pour protester. Je ne peux pas la laisser instiller le doute dans nos esprits. Se dégonfler maintenant, ce serait renoncer à faire nos propres choix. 
Je poursuis :
— Hier soir, tu étais d’accord sur ce point. Nous devons partir. Non seulement pour nous, mais également pour préserver notre peuple. C’est tout aussi difficile pour toi que pour moi, tu sais. J’ai l’impression de les trahir, mais ce que nous faisons aujourd’hui, on nous en remerciera plus tard. Est-ce que tu comprends ? 
Elle hoche la tête en reniflant bruyamment. 
— Oui, je crois. 
— Bien. 
Nous descendons le long des marches inégales taillées dans l’écorce de la Bulle. Nos pas sont étouffés par le lichen qui grignote le bois.
Odeleen s’arrête devant une échelle qui donne sur les étages inférieurs, puis se tourne avec lenteur pour murmurer :
— Il fait encore nuit et le pavillon aux tapis n’est pas gardé, à cette heure-là. Si chacune d’entre nous arrive à prendre le sien, nous irons bien plus vite qu’à pieds. Lorsque l’on s’apercevra de notre absence, nous se-rons déjà très loin de la Bulle.
Il me semble entendre un petit grincement en contrebas, ce qui accroît mon sentiment d’urgence. Peu désireuse de discuter les suggestions de mon aînée dans pareille situation, je m’empresse de répondre :
— C’est d’accord, allons récupérer les tapis et partons d’ici avant de nous faire prendre.
Daire obtempère sans chercher à protester. Elle tremble comme une fleur malmenée par le vent, toute frêle dans son grand manteau de voyage.
Nous dévalons l’échelle et traversons une trouée artificielle faite d’écorce et de branchages. À chaque angle, nous nous coulons le long du tronc, l’oreille tendue, avant de nous engager sur les chemins un peu branlants.  
Nous parvenons enfin au pavillon niché dans le tronc creux de la Bulle. L’obscurité est totale et les fragrances de térébenthine se font plus fortes. Je suis entrée dans cette pièce un nombre incalculable de fois, j’en connais chaque coin et recoin. Petite, j’aimais m’asseoir à même le sol pour observer les mouvements presque lascifs des tapis enchaînés, n’attendant que d’être déroulés pour s’envoler. 
Sur ma droite, j’entends un froissement de tissu au moment où Odeleen fouille dans ses poches pour en extraire une petite bourse. Quelques se-condes plus tard, une poignée de lucioles s’en échappe et se met à voleter autour de nous, projetant leur lueur blafarde sur les cloisons en bois. 
Les tapis agitent leurs franges sur des étagères haut perchées. Je caresse le tissu épais de celui qui m’appartient et il se love langoureusement contre ma paume, tel un chat qui ferait le gros dos. Je n’ai pas le temps de retirer l’œillet métallique qui l’empêche de prendre son envol que des bruits retentissent et me glacent jusqu’à la moelle.
— Les princesses ont disparu, j’ai trouvé des affaires éparpillées devant le nid de l’une d’entre elles ! 
Daire… Daire avait laissé tous ses sacs à l’entrée avant de partir ! Je me maudis intérieurement.
— Elles ont peut-être été enlevées. Déployez-vous autour de la Bulle immédiatement !
L’ordre déclamé à voix haute agit sur les tapis comme un stimulant. Ils remuent sur leur présentoir en soulevant quelques feuilles éparses, jusqu’à faire trembler murs et étagères. Si nous décidons de les libérer maintenant, ils seront incontrôlables. 
Un stress viscéral déferle le long de ma colonne vertébrale. Sans même nous concerter, Odeleen, Daire et moi filons comme le vent, abandonnant l’idée de nous enfuir par la voie des airs. 
Je me jette dans le vide et me rattrape de justesse à une branche. J’a-vale la distance qui me sépare de la terre ferme, trouvant des prises sur de fragiles ramifications, défiant quiconque de faire de même. 
Les globes à vers luisants s’agitent au-dessus de ma tête alors que des silhouettes se détachent dans la semi-pénombre. La Bulle s’éveille plus tôt que prévu, et nous en sommes la cause.
Une fois que j’estime pouvoir me laisser tomber sans risquer une fracture, je lâche la branche et me réceptionne dans une roulade qui fait s’envoler les feuilles mortes sur mon passage. Je ne réfléchis plus, je cours maintenant à en perdre haleine, avec l’impression que des cristaux acérés déchirent mes poumons. Mon souffle devient rauque et sifflant. Et mon cœur… mon cœur se fraye déjà un chemin entre mes côtes. Dans la précipitation, j’en oublie presque de penser à mes sœurs et il est trop tard quand je m’aperçois que nos trajectoires ont complètement dévié les unes des autres. 
Sur ma droite, bien loin, Odeleen galope entre les arbres avec une vélocité presque aérienne. Sa peau, devenue plus sombre, se fond remarquablement bien au milieu des vers luisants qui brasillent comme de petites étoiles froides. Concentrée, je décide de faire de même et m’enfonce plus profondément dans la forêt. Je ne vois Daire nulle part, mais j’espère de toutes mes forces qu’elle a échappé à nos poursuivants. 
Nous sommes sœurs, nous nous retrouverons toujours, c’est inscrit au plus profond de nous. 
Au loin, les veilleurs nous talonnent. Je les entends organiser une battue en se criant des ordres. Le cœur au bord des lèvres, j’allonge mes enjambées. Je cours en dépassant mes limites pendant ce qui me semble être une éternité. 
Puis, sans crier gare, je perçois une foulée se calquer à la mienne. Le pas n’est pas aussi empressé que celui de Daire, ni aussi léger que celui d’Odeleen ; j’ai donc affaire à l’un de mes poursuivants. Je n’ai pas le temps de me retourner qu’il me plaque déjà au sol. Emportée par la violence du choc, je m’écroule. Des racines venimeuses brûlent mes pommettes au passage. 
Une silhouette robuste s’assoit à califourchon sur moi et je balance les jambes dans tous les sens en hurlant comme une possédée. Ma canne est tombée un peu plus loin, je tends le bras dans l’espoir de l’atteindre.
— Lâchez-moi, je vous l’ordonne ! je glapis avec colère.
— Roz, c’est moi. Arrête de te tortiller comme un ver.
La voix basse est comme une caresse à l’oreille et je me fige, interdite. En plissant les yeux, j’arrive à distinguer des cheveux en bataille, ainsi qu’un immense regard luisant et expressif.
— Ishmer ? 
— Je ne voulais pas t’effrayer.
Il soulève son grand corps pour me laisser de l’espace. Je me tâte distraitement, m’assurant que je n’ai rien de cassé. 
— Tu es fou, ma parole ! J’ai eu la peur de ma vie ! 
— Désolé, glousse-t-il avec un sourire contrit. 
À le voir ainsi, solaire et bienveillant, la situation me paraît presque irréelle. 
— Il faut que j’y aille, il n’y a pas de temps à perdre. 
Son sourire se transforme en grimace. 
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui vous a pris de quitter la Bulle comme ça, sans au moins un garde pour vous escorter ? 
— Tu n’as pas compris que nous ne partions pas en promenade ramasser des champignons ? On s’en va pour de bon, Ishmer. 
Les jambes flageolantes, je m’appuie contre le tronc de l’arbre le plus proche. Cette course-poursuite m’a vidée de mes forces, l’adrénaline a déserté tout mon corps.
Ishmer me contemple, attendant que je reprenne mes esprits. J’ouvre la bouche pour parler. Ne sachant pas comment formuler mon histoire, je la referme. J’aimerais me confier et lui expliquer pourquoi je fais tout cela, mais le temps presse, je dois retrouver mes sœurs. Je crains aussi de le mettre inutilement en porte à faux avec mon père. Moins il en saura et plus il sera préservé par la suite. Sans compter que s’il apprend la vérité, il se donnera tout le mal du monde pour me faire oublier ce projet qui confine à la folie. Je le connais.
— Fais-moi confiance et contente-toi de ce que je vais te dire. Nous devons quitter le camp. Mon père est sur le point de conclure un accord et s’il l’applique… ce sera la fin des djinns libres. Nous serons pour toujours les esclaves des dagnirs. 
Je fais volte-face, m’apprêtant à plier bagage, mais ses doigts se referment autour de mon poignet pour m’arrêter dans mon élan. Ses sourcils sont froncés. Il ne me croit pas, évidemment. 
— Tu donnes dans le mélodramatique, maintenant ? N’exagère pas, ça ne peut pas être aussi grave que ça, si ?
Je secoue la tête. 
— Tu sais très bien que j’aime profondément mon père. Jamais je ne lui ferais de la peine si je n’y étais pas obligée. 
Ishmer me relâche puis croise les bras sur son torse, piqué par la curiosité. 
— Explique-moi ce qu’il s’est passé. Et ensuite, je m’engage à te laisser partir. 
— Je n’ai pas le temps de faire la causette, je grogne. J’ignore où sont les filles et nous devons nous éloigner de la Bulle. Oublie que tu nous as vues et retourne te coucher, Ishmer. Cette histoire ne te concerne pas.
Mon ami reste impavide et me barre le passage. J’évalue rapidement mes chances de fuite, puis avec un soupir, je finis par rendre les armes : 
— Très bien, je vais tout te raconter. Mais fichons le camp d’ici le plus vite possible et allons chercher mes sœurs.
Chapitre 2
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ALLIANCE ANCESTRALE
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L’ascension de la Caste Maddy sur les Terres Libres a toujours été un événement attendu. Magnanime, elle tolère chaque créature venue fouler son sol. 
Elle règne avec fermeté et surtout un grand sens de la justice.
La légende des rois Maddy, 
GRANDE BIBLIOTHÈQUE DE PRETAMIA
La nuit était encore douce et les feux à lucioles crépitaient joyeusement dans la ramure de la Bulle. En face de moi, l’amusement faisait pétiller les iris d’Odeleen.
— C’est ridicule, se défendit-elle, pudique. Tu te fais des idées.
Je ne pus m’empêcher de pouffer derrière ma main.
— Ben voyons. Comme si tu n’avais pas remarqué à quel point il te dévorait du regard. 
Ma sœur toussa pour réprimer un rire discret. Elle n’était pas très habituée à s’épancher et je doutais que ce soir, les choses soient différentes. 
Karmin Sohan, le prince de Brymeriel, était arrivé dans la soirée et n’avait cessé de lui adresser des œillades insistantes. Toutes les jeunes djinns en âge de se marier lui collaient aux babouches, mais il n’avait d’yeux que pour ma sœur. Je soupçonnais Odeleen de ne pas être insensible à ses nombreux charmes, même si elle jouait la carte de l’indifférence. 
Les rumeurs prétendaient que notre père et l’émir de Brymeriel envisageaient une alliance durable entre nos deux familles. Lier son fluide à celui d’un autre s’avérait être l’unique moyen de conclure un pacte de cette envergure. En d’autres termes : le mariage. 
L’attirance qui s’installait entre Karmin et Odeleen pourrait grandement faciliter la transaction, mais que leur  union soit arrangée me donnait des haut-le-cœur. Et si je ne me réjouissais pas à l’idée que l’on choisisse pour moi le père de mes futurs enfants, Odeleen, elle, était encore plus réfractaire. 
— Ça m’est complètement égal, feignit-elle de s’insurger. Ce n’est pas parce que je suis une princesse que je dois me marier. 
Cette fois-ci, je m’esclaffai franchement. 
— C’est ça. Ton visage tout entier est en train de se transformer en feu de forêt. Tu es ma sœur, je te rappelle, je sais parfaitement à quoi tu penses. 
Pour toute réponse, elle m’ébouriffa les cheveux et je la repoussai en gloussant de plus belle. 
— Père n’osera jamais me contraindre à me lier à quelqu’un dont je ne suis pas éprise. Karmin et moi nous connaissons depuis toujours, mais cela ne fait pas de nous des amoureux pour autant. Puis soyons honnêtes, les émirats djinns ne sont pas ce qu’il y a de plus… raffiné. Nous sommes peut-être princes et princesses, il n’empêche que l’on vit tous dans la boue. 
Pour appuyer ses dires, elle montra d’un mouvement de main notre Bulle verdoyante, ce rempart de végétation aux mille couleurs. Mon père était l’un des rares djinns à ne souffrir d’aucune entrave, ce qui signifiait qu’il pouvait employer ses dons à sa guise. Lorsqu’il touchait le sol, les racines sortaient des entrailles de la terre et se muaient en de gracieux roseaux. Ceux-ci s’entremêlaient entre eux, bâtissant de belles habitations résistant aux intempéries. C’était de cette manière qu’il avait créé la Bulle, un arbre aussi grand qu’une montagne, qui dominait la forêt de son œil insondable. Même si l’architecture de nos refuges était agréable à regarder, elle n’en restait pas moins modeste. 
D’autres familles avaient fait un choix différent, celui de lever le bivouac pour partir vers des contrées plus reculées. Notre région était envahie par les bois, nous offrant des cachettes pour échapper aux Sang Visage et aux dagnirs trop curieux. 
Voyant que je ne disais rien, Odeleen poursuivit sur un ton plus doux :
— N’es-tu pas d’accord ? Les dagnirs vivent tous dans des châteaux aussi solides que le roc. Nos émirs passent leur vie à se cacher, au milieu des animaux sauvages. C’est un peu injuste, quand on y pense…
— Si je suis ton raisonnement, tu aimerais épouser un dagnir pour qu’il t’extirpe de ta condition. 
J’écopai d’un regard furieux et vaguement blessé. 
— Je ne suis pas superficielle à ce point, figure-toi. Si nous devons sans cesse être aux aguets, c’est à cause des dagnirs. Alors non merci, je ne tiens pas à épouser mes bourreaux. 
Je hochai la tête, l’air appréciateur. Son avis sur la question rejoignait le mien. Je n’aimais pas du tout cette vie instable et je ne la souhaitais à personne. Hélas, il n’y avait pas d’autre alternative pour des êtres comme nous. 
— De toute façon, ça n’arrivera jamais, assurai-je. Les Sohan sont des Intouchables, Père ne laissera pas passer cette chance. 
Ma déclaration nous plongea dans un silence pensif. Je baissai les yeux sur mon bras. La lueur des lucioles faisait danser des reflets surréalistes sur ma peau. Celle-ci s’adaptait instantanément et sa carnation oscillait entre le pourpre tendre et l’orange. Mes doigts ressemblaient à des boutons de coquelicots.
Sur le dos de ma main, entre le pouce et l’index, mon entrave se tortillait comme un serpent. Je suivis son motif de l’ongle. Dès que j’entrais en contact avec elle, un nœud se formait dans mes entrailles et un tiraillement douloureux me tordait l’estomac, comme si des pics à glace lacéraient mes chairs. 
Père affirmait que cette sensation venait de mon pouvoir qui luttait contre l’entrave. C’était pourquoi j’évitais de la toucher. J’avais l’impression d’avoir été marquée au fer rouge et que la douleur engendrée ne disparaîtrait jamais complètement. 
Lorsque des bruits de pas me parvinrent, je levai distraitement la tête, m’attendant à voir quelques djinns prendre leur tour de garde. À l’entrée du nid de Père, plusieurs silhouettes s’échangaient de brèves confidences à l’oreille. De loin, je distinguai la cape brodée de Locas Sohan, émir de Brymeriel et père de Karmin. 
— Qu’est-ce qu’il fait ici ? chuchota Odeleen en plissant le nez d’inquiétude. 
Je haussai les épaules pour seule réponse. 
— Approchons, me dit-elle en se redressant lentement. 
Une petite voix me soufflait que c’était une très mauvaise idée. Nous n’étions pas autorisées à assister aux entrevues de notre père. Cela dit, j’imitai ma sœur sans broncher. Elle avait cette capacité naturelle d’étendre son ombre sur tout le monde, à tel point que les gens la suivaient sans réfléchir. Père appelait cela du charisme. 
— Tu m’as fait mander, mon ami ?  
À travers les mailles des roseaux, Odeleen et moi distinguions les éclats renvoyés par les torches à lucioles. Elles paraient la peau de notre père de délicats reflets irisés. Son visage n’en était que plus saisissant. 
Lui, d’habitude chaleureux et aimable, laissa échapper une réplique qui me liquéfia : 
— Locas, j’ai reçu une missive venant de Pretamia. 
À ma gauche, Odeleen se redressa légèrement et me transperça de ses iris. Nous partagions la même confusion. La péninsule de Pretamia était occupée par les dagnirs, nos ennemis par nature. 
L’émir de Brymeriel parut tout aussi surpris. Il se racla la gorge à plusieurs reprises. 
— Qu… quoi ? Pretamia, tu es sûr ? Que te veulent-ils ? Ça ne leur ressemble pas du tout. 
Père se contenta de lui tendre un parchemin frappé d’un sceau que je ne parvenais pas à discerner de là où je me tenais. Locas le déroula en tremblant légèrement et s’abîma dans la lecture pendant de longues secondes. Je retins mon souffle. 
Son front se plissait de plus en plus à mesure qu’il approchait de la fin. Lorsqu’il leva le nez de la missive, sa paupière était agitée d’un tic nerveux. 
— Je n’arrive pas à y croire. 
Les lèvres pincées, Père rangea le parchemin dans une de ses poches avant de se prendre la tête dans les mains. 
Ça ne sentait pas bon. Pas bon du tout. 
— Ne me dis pas que tu vas accepter ! supplia Locas. C’est… c’est tout bonnement terrible, ce qu’il t’oblige à faire. N… nous trouverons un moyen de contourner cela. Et puis, Karmin et Odeleen semblaient si bien s’entendre ! 
Père ne bougeait pas. L’émir de Brymeriel marmonnait toujours, des accents implorants dans la voix :
— C’est de la folie. Ou alors on nous fait une mauvaise blague. Je crois même que de mémoire de djinn, c’est quelque chose qui n’a jamais été envisagé. Si tu veux mon avis, c’est contre nature. 
— Ne dis pas n’importe quoi, répondit enfin mon père en se passant une main sur la joue pour gratter l’ombre de barbe qui lui mangeait le visage. Bien sûr que c’est quelque chose qui se fait. En Amadée, c’est devenu une pratique courante. 
— En Amadée, ce sont tous des sauvages qui ne savent pas aligner deux mots correctement.
— Locas…
— Non, Eskandar. Nous sommes amis et je ne peux pas te laisser faire pareille erreur sans te mettre en garde au préalable. Depuis des siècles, nos familles s’unissent pour perpétuer la lignée des Intouchables. C’est notre seule chance d’échapper à l’emprise des dagnirs. En étant Intouchables, ils ne peuvent accéder à notre fluide, à notre magie. 
— Je sais, soupira mon père. 
— Alors, explique-moi pourquoi – pourquoi ! – tu hésites. Renvoie-lui un message en lui conseillant d’arrêter de te prendre pour un idiot ! C’est d’un ridicule…
L’émir de Brymeriel était connu pour son caractère tempétueux, mais je ne l’avais jamais vu perdre son sang-froid de la sorte. Père, toujours stoïque, croisait et décroisait les mains juste devant lui. Il semblait plongé dans ses pensées. 
— J’hésite pour une bonne raison, fit-il en articulant soigneusement chaque mot. Dans sa missive, tu l’as bien remarqué, Callahan Maddy m’offre trois choix. Je peux décider de ne pas accéder à sa requête, et nous entrerons en guerre. Or, tu sais comme moi qu’une guerre signerait la fin de la Caste Kaplang. Nous ne serions plus qu’un souvenir, immortalisés dans quelques livres poussiéreux. Je peux aussi envoyer mes filles, et… 
— C’est de la folie pure et simple, coupa Locas d’une voix dure. Odeleen était promise à mon fils. Mon fils !
— Je ne l’ai pas oublié, murmura Père. 
— De toute évidence si, puisque tu comptes la marier à un dagnir. 
Près de moi, la respiration d’Odeleen se bloqua. Je sentais déjà les larmes me monter aux yeux. J’espérais avoir mal entendu, mal compris. Mais il semblait que la démarche de mon père était on ne peut plus claire. 
— Callahan Maddy explique qu’un conseil se réunira pour organiser les entrevues de nos enfants respectifs afin qu’ils s’apprivoisent. Il précise bien que si aucun de ses trois fils ne convient à mes filles, il comprendra. 
— Il comprendra, s’esclaffa Locas. Il comprendra ! Ne sois pas naïf, Eskandar. Maddy enfermera tes enfants et les saignera jusqu’à ce qu’il ne leur reste plus une seule goutte de fluide ! 
— Elles sont Intouchables, comme nous, contra Père. Il pourra les ponctionner tant qu’il voudra, il n’obtiendra jamais aucun fluide. 
L’émir de Brymeriel entreprit de faire les cent pas, sa longue tresse grise battant contre ses hanches. 
— Elles sont peut-être Intouchables, mais elles sont jeunes et ingénues. Ta petite, là… Daire ! Il suffit que l’on parle un peu trop fort pour qu’elle tombe dans les pommes. Combien de temps penses-tu que ça lui prendra pour accepter de céder ce qui fait d’elle une djinn ? Si tu les sers sur un plateau d’argent, tes filles deviendront les esclaves et le garde-manger du sultan Maddy ! 
Chapitre 3
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BRISER LES CHAÎNES
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Aujourd’hui, j’ai reçu mon entrave. Je n’ai pas encore les mots pour décrire la douleur que cela m’a procuré, mais je pense qu’elle me hantera des années durant. Les dagnirs m’ont marqué comme du bétail et pourront désormais se servir de mes pouvoirs sans mon consentement. Si j’ai eu un seul instant la naïveté de croire que mes enfants à naître, eux, pourraient jouir de leur magie, je me trompais lourdement. Un des apprentis Artisans m’a affirmé que l’entrave se transmettait par le sang. 
Notre peuple a été asservi pour de bon. 
Journal de bord deQamar Badr
La clairière dans laquelle nous avons trouvé refuge est luxuriante, dévorée par la mousse. La rosée perle le long des feuilles au-dessus de nos têtes, avant de goutter autour de nous pour atterrir dans des flaques translucides. La lueur des lunes nous donne des allures immatérielles.  
Je n’arrive pas à identifier l’expression qu’arbore Ishmer, mais je sens que la nouvelle l’a contrarié. Il est le fils de l’émir de Brymeriel, demi-frère de Karmin et de la jeune Loula ; lui aussi est un Intouchable. Il aurait irrémédiablement fini par épouser l’une d’entre nous afin de perpétuer la lignée de sa famille. Manifestement, mon père en a décidé autrement, brisant ainsi des siècles de tradition. Pour la première fois dans notre Histoire, il a choisi d’unir ses filles à la vile race des dagnirs. 
— Tu as peut-être mal entendu… murmure mon ami.
Ces quelques mots, prononcés avec une voix fêlée, me font monter les larmes aux yeux. Je les ravale discrètement et explique sur un ton monocorde : 
— Au contraire, c’était clair comme de l’eau de roche. Mon père a décidé de nous vendre à Callahan Maddy, mes sœurs et moi. S’il nous met le grappin dessus, tout sera terminé. 
Ishmer cille sous le poids de mon regard humide. J’ai l’impression qu’il aimerait dire quelque chose, mais qu’il se retient de toutes ses forces. 
— Si vous n’y allez pas, il déclarera la guerre aux djinns. 
— Si nous y allons, il aura la mainmise sur le fluide de notre peuple, je réponds du tac au tac. 
Il fronce les sourcils, encore indécis. 
— Est-ce que tu peux me laisser partir, maintenant ? j’insiste avec force. Tu m’avais promis que je pourrais m’en aller.
— Je viens avec vous.  
— Quoi ? 
J’ai parlé un peu trop fort. Je tends l’oreille pour m’assurer qu’aucun veilleur n’est en approche. Ishmer n’en démord pas, imperturbable : 
— Je veux t’accompagner. Vous êtes des princesses, vous avez besoin d’une escorte. 
J’ai bien envie de lui rire au nez, car je sais qu’il se montre friand de plaisanteries en tout genre. On ne peut pas vraiment dire qu’il ait reçu une éducation militaire très poussée. Fin comme une tige et plus grand que la moyenne, Ishmer manie la canne comme une Belle manie la plume à parchemin. Il s’intéresse beaucoup plus au bricolage qu’aux duels. S’il me fallait une escorte, il ne serait certainement pas mon premier choix. 
En voyant sa moue déterminée, je réalise qu’il est très sérieux et sincèrement désireux de nous apporter son aide. Soucieuse de ne pas le froisser, je réponds : 
— Si on se fait prendre, ce sera une catastrophe. En venant avec nous, tu jetteras le déshonneur sur ta Caste. 
Il saisit ma main qu’il serre avec tendresse. 
— Alors tu ne comprends pas ? 
— Qu’est-ce que je ne comprends pas ? 
— Roz, les choses sont très claires pour moi. Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours été ton ami. C’est mon devoir de veiller sur toi.
Ma gorge se noue. 
— Je sais. 
— Tu ne peux pas me laisser en retrait. Vous risquez votre vie toutes les trois. 
Je lui souris faiblement et il m’attire à lui. J’inspire à fond contre sa peau, puisant une force incommensurable dans cette étreinte. 
— Les princes Maddy ne vous attraperont jamais, m’assure-t-il doucement. 
Les ricanements d’un happeur à bec noir brisent la quiétude de la forêt. Je l’écoute distraitement déblatérer un chapelet d’insanités sans m’en approcher. Mon ami et moi nous frayons un passage à travers l’humus en nous tenant la main.
— Tu les sens ? me demande-t-il. 
Je lui réponds par un petit grognement. Non, je ne sens pas mes sœurs. Une magie ancienne veut que, même si nous sommes perdues, nos chemins finissent toujours par se recroiser. C’est ainsi. J’avance donc sans but, parce que je sais que je vais tomber sur l’une d’entre elles. 
Et ça ne rate pas. Après un temps infini durant lequel nous nous appliquons à nous éloigner le plus possible de la Bulle, un léger chuchotis venant du nord me parvient. 
— Tu as entendu ? 
Il hoche la tête sans piper mot. 
Quelques secondes plus tard, Odeleen et Daire apparaissent, dévalant une pente tapissée de feuilles mortes. 
— Enfin, tu es là ! me salue mon aînée avec soulagement. 
Ses bas sont maculés de terre, mais elle semble en pleine forme. Sa bouche prend un pli sévère lorsqu’elle jauge celui qui m’accompagne. 
— Que fait-il ici ? 
— Quel plaisir de te voir aussi réjouie à l’idée que je sois là ! raille l’intéressé.
— Il veut venir et j’ai dit oui. 
Contrairement à Odeleen, Daire lui adresse un sourire lumineux. 
— Salut, Ishmer. Contente de te savoir de notre côté.
Son visage est barbouillé de sève et des branchages s’emmêlent dans ses cheveux. Elle, d’habitude si apprêtée, a piètre allure aujourd’hui. 
Nous décidons de nous reposer quelques heures au fond d’une petite grotte naturelle entourée de pissenlits géants. Les soleils finissent par émerger et une légère bruine apporte une touche de fraîcheur, faisant remonter les senteurs qui émanent de la végétation. 
Daire et moi nous serrons contre Ishmer. Je ferme résolument les paupières en chassant l’image de Père de mon esprit. L’idée de le décevoir me hante et je devine qu’il doit être hors de lui à l’heure actuelle. Nous sommes parties sans prévenir et sans même lui laisser un mot pour lui expliquer nos agissements. 
— Ne tardons pas trop à repartir, nous conseille Odeleen, le regard alerte. 
Elle a préféré rester à l’entrée de la grotte et s’est accoudée contre la pierre, faisant tournoyer sa canne entre ses doigts. 
— Vous avez pensé à l’endroit où vous vous cacherez ? demande Ishmer. Parce que ce n’est pas le tout de vouloir échapper à votre père, il faut aussi que nous trouvions un coin tranquille, où personne ne nous mettra la main dessus. 
Odeleen se trouble un instant. La vérité, c’est que nous n’avons pas poussé notre plan bien loin. Échapper aux veilleurs de Père nous semblait déjà assez périlleux comme cela. La seule chose sur laquelle nous étions tombées d’accord, c’est qu’il n’était pas question d’être unies à des dagnirs, princes ou non. 
Face à notre silence, mon ami soupire bruyamment. 
— Ça m’aurait étonné. Moi j’y ai pensé, figurez-vous. 
Daire se redresse et l’étudie de ses grands yeux curieux. 
— Quelle est ton idée ? 
— Amadée. 
— Ne dis pas n’importe quoi, Ishmer, proteste Odeleen en fronçant les sourcils. Nous serions complètement folles de partir là-bas. En plus…
Elle s’interrompt, cherchant ses mots. 
Amadée, là où la nuit ne connaît jamais de fin… Les dagnirs et les djinns s’y côtoient. On prétend même qu’ils s’y marient. C’est aussi un repère à brigands, un coupe-gorge, une terre que l’on foule en prenant le risque de ne pas en revenir. Il règne un sacré chaos en ces lieux. Je n’ai jamais voulu vérifier si les rumeurs disaient vrai. 
— C’est le seul endroit où personne ne pensera à aller vous chercher. Et même dans le cas contraire, on ne vous trouvera jamais. 
Je réfléchis quelques instants à ce qu’il vient de dire. L’idée ne me plaît pas plus qu’à Odeleen, mais avons-nous seulement le choix ? 
Finalement, ma sœur décrète qu’il ne faut pas prendre de décision en hâte et le silence retombe. J’observe la forêt s’éveiller lentement et me concentre sur le pouce d’Ishmer qui réalise des cercles concentriques le long de mon épaule. 
Lorsque je redresse la tête, Daire s’est profondément endormie, le vi-sage niché contre le torse de mon ami. Trop agitée pour m’abandonner au sommeil, je rejoins Odeleen. La ligne dure de ses lèvres trahit son débat intérieur. Hormis ce tic, rien ne laisse voir à quel point elle est bouleversée tout au fond d’elle. Odeleen est ainsi. 
Si le sultan Maddy envisage de nous faire intégrer sa famille, c’est parce que dans notre sang coule une magie puissante. Nous sommes des Intouchables et des Morphes. Notre force réside dans nos émotions, et ces émotions nous trahissent continuellement. Il suffit d’observer Daire et sa peau d’une délicieuse couleur indigo, signe qu’elle dort paisiblement. Odeleen, plus encline à dissimuler ses sentiments, ne laisse presque rien deviner. Sa carnation mate reste inchangée en toutes circonstances. 
— Nous nous sommes comportées comme les dernières des empotées, affirme-t-elle avec calme, sans me regarder. 
— Cela ne fait aucun doute. Nous avons quitté le camp sans la moindre préparation, avec pour seul objectif de nous soustraire à trois mariages arrangés. 
Ma sœur soupire et soudain, je me sens envahie par la curiosité. 
— C’est Karmin qui te manque ?
Ma question semble l’exaspérer. Elle laisse échapper un rire sans joie. 
— Karmin ? C’est une blague ? 
— Oh, ne fais pas celle qui ne comprend pas. Tu sais pertinemment ce que je veux dire. 
— Écoute, Rozenn, le mariage est la dernière chose que je souhaite, que ce soit avec un prince dagnir ou un djinn. Élever de la marmaille dans un monde comme le nôtre ne m’attire pas du tout. Qu’aurait-on à offrir à nos enfants, hein ? Une vie de fuites et de peur ! 
— Nous sommes Intouchables, je m’insurge. Les dagnirs ne peuvent pas nous ponctionner. 
Cette fois-ci, ses prunelles s’arriment aux miennes. La gravité qui les transperce me bouleverse au plus profond de mon être.
— Et alors ? Être Intouchable est une force, c’est indéniable, mais l’esprit est une matière si fragile, si friable. Ils pourraient nous briser comme de simples coquilles d’œufs. 
Je médite ses paroles un bon moment. Moi qui espérais une conversation légère en abordant le sujet de Karmin Sohan, je me suis lourdement trompée. Odeleen n’a jamais été éprise de lui ni de personne. Elle s’y refuse. 
— Quelle existence allons-nous mener, dans ce cas ? 
Je sens la panique m’envahir insidieusement. J’aimerais être avec Père et Mère, retrouver la Bulle et mes repères. La vie de cavale n’est pas faite pour moi. 
Odeleen me répond d’une voix d’outre-tombe :
— Commençons par briser nos chaînes. Le reste attendra.
Chapitre 4
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BELLES DE CHAHEM
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GOULES (OU BELLES) : créatures qui peuplent les contrées autour de Chahem. Elles passent leurs journées à fouiller la terre des fosses, à la recherche de cadavres 
et de chairs putrides. 
Les rumeurs prétendent que leurs capacités sont très aléatoires, mais tout le monde s’accorde à dire que leur force est phénoménale et qu’il faut se tenir loin de leur territoire. 
Encyclopédie des Contes et Mystères en Terres Libres
Nous avons marché sans but pendant deux jours, nous contentant de quelques baies et de l’eau des sources. Durant ces deux jours, pas un village ne s’est dessiné à l’horizon. 
Quant à moi, je suis passée par tous les états d’esprit. Entre espoir et lassitude, j’ai imaginé de toutes mes forces la vie que je pourrais avoir en Amadée. 
Daire a pleuré à plusieurs reprises, balbutiant que Père et Mère lui manquaient affreusement. En bon ange gardien, Ishmer veille sur elle et lui chuchote des paroles d’encouragement. Il essuie également ses larmes lorsqu’elle est prise d’une vague nostalgique. 
Et Odeleen… Odeleen ne laisse rien transparaître, comme à son habitude. Si je ne la connaissais pas aussi bien, je jurerais qu’elle sait dans quoi elle nous embarque. La réalité est cependant différente. Elle est aussi perdue que nous et peine à mettre un pied devant l’autre.
La pénombre s’installe lorsque nous décidons de faire une halte. Depuis plusieurs lieues, une odeur nauséabonde nous prend au nez, bien loin du doux parfum des fleurs géantes. Il nous est impossible de deviner sa provenance. Je dépose mon sac et plante ma canne à côté de moi. Je ne suis pas certaine d’être capable de dormir dans cette atmosphère irrespirable.  
Odeleen s’accroupit et sort quelques fruits qu’elle nous tend gentiment. Je la sens à cran, mais comme toujours, elle ne veut rien nous montrer et se comporte comme la grande sœur qu’elle a toujours été. 
Je mords dans la chair en essayant d’oublier que je ne mange que ça depuis deux jours. 
— Non merci, décline ma cadette en repoussant la main d’Ishmer. Je n’arriverai pas à avaler quoi que ce soit avec cette puanteur infecte.  
Elle accompagne sa réplique d’un froncement de nez dégoûté. Mon ami hausse les épaules avec indifférence et engloutit sa portion en quelques secondes. 
— À la longue, on ne sent plus rien. 
Daire soupire, sceptique. 
— Je m’inquiète. Ça sent un peu comme…
Elle s’interrompt, les yeux dans le vague. 
— La mort, conclut Odeleen, imperturbable. Ça sent la mort. 
Je ne peux retenir un frisson d’appréhension. Mon aînée a mis les mots sur quelque chose qui me dérangeait. Oui, la forêt est imprégnée de l’odeur de la mort et des cadavres en décomposition. Pourtant, tout autour de nous, il n’y a que la verdure et des arbres à la cime aussi haute que les tours d’un château. 
Finalement, nous nous endormons à même le sol, à défaut d’avoir trouvé un abri digne de ce nom dans les environs. Lovée contre Odeleen et Daire, j’en oublie les exhalaisons morbides et je me laisse porter par un sommeil bienvenu. 
Un craquement suivi d’un étrange glapissement me réveille sur le champ. Je saute sur mes jambes, prête à prévenir les autres d’une minute à l’autre. 
Frottement. 
Gargouillis. 
Soupir. 
Et cette odeur immonde qui persiste, rendant l’atmosphère poisseuse. 
L’esprit encore un peu embrumé, je tends le bras et ma paume se referme sur la canne toujours plantée dans le sol. Sans vraiment savoir pourquoi, je m’éloigne du groupe en suivant les bruits qui brisent le silence de la forêt. Je ne vais pas bien loin. Sous le couvert des arbres, une silhouette s’affaire, accroupie au milieu des feuilles mortes. De là où je me tiens, j’ai l’impression qu’elle creuse un trou à la seule force de ses mains. Ses borborygmes se font malheureux, comme si elle pleurait. 
Une fois à sa hauteur, je murmure :
— Qui êtes-vous ? 
Comme dans un cauchemar, l’ombre lève brusquement la tête et la lueur des pleines lunes me renvoie un visage encadré par des cheveux noir corbeau. C’est impossible… Ce visage, c’est le mien ! 
Poussant un cri strident, je cherche à faire demi-tour, mais ma botte se prend dans un enchevêtrement de racines noueuses. Je m’étale de tout mon long. La créature s’approche de moi, l’air curieux. Son corps, caché par une cape usée, se meut avec aisance, et son visage – mon visage – est d’une pâleur alarmante. Quelle est donc cette nouvelle farce ? 
Avec empressement, je recule sur les fesses le plus vite possible, mais la silhouette me suit sans précipitation. Je ne sais pas où je suis ni ce que je dois faire. Ce qui importe, c’est d’échapper à mon double.
Au milieu de la terre humide et des mauvaises herbes, ma main rencontre une chose molle et glissante. Un instinct primitif me pousse à baisser les yeux et je manque de défaillir. Des rangées de boyaux couverts d’un liquide visqueux et collant. Le choc m’empêche de hurler.
La créature s’approche toujours plus près et dans un dernier sursaut de bon sens, j’empoigne ma canne, balance mon bras de haut en bas pour la déployer, et l’abats sur son nez. Elle glapit et fait un pas en arrière, plus surprise que blessée. J’en profite pour me redresser et me rattrape de justesse lorsque mon pied patine contre quelque chose que je ne parviens pas à discerner. 
Mon double revient à la charge, déchargeant sur moi son haleine fétide, et je suis prête à l’accueillir. J’écrase ma canne là où devrait se trouver son estomac, l’obligeant à se plier pour éviter l’assaut. Je l’enfonce ensuite en plein dans son plexus. C’est à peine si elle semble ébranlée par l’attaque. Je commence à désespérer. Je suis habituée à combattre à la canne, mais pas contre un adversaire qui absorbe aussi bien les coups. 
— Rozenn ! 
Sûrement alertés par les borborygmes du monstre, Odeleen, Ishmer et Daire apparaissent, échevelés et la mine fatiguée. Je prie intérieurement pour qu’il ne s’agisse pas d’une illusion de mon esprit affolé. C’est déjà suffisamment perturbant de s’affronter soi-même, ça le serait tout autant de subir les assauts de monstres ayant pris l’apparence de mes proches. 
Odeleen plante le bout de sa canne dans le dos de la créature, attirant ainsi son attention. 
— Cours, Roz, m’ordonne-t-elle. File te mettre à l’abri. 
— Il n’en est pas question ! je proteste.
La créature se tourne vers ma sœur. La surprise se peint sur ses traits. 
— Qu’est-ce que…
Daire et Ishmer, qui se tiennent derrière elle, semblent tout aussi estomaqués. 
— Mais… c’est moi ! s’écrie ce dernier. 
Je contourne la créature pour voir son visage sous le même angle que mon ami. J’ai toujours l’impression d’être face à mon double. 
Sans plus attendre, Odeleen s’élance, arme brandie. La créature esquive habilement son premier coup puis fond sur elle en quelques pas. Une fraction de seconde plus tard, ma sœur pousse un grognement en percutant durement le sol. À deux mains, elle place sa canne en travers de la gorge du monstre pour le tenir à distance. Ishmer intervient en frappant l’arrière de son crâne. Peine perdue, le monstre réagit à peine. 
Soudain sorties de nulle part, de grosses racines aussi épaisses que des bras émergent du sol et s’arriment au corps de la créature. Celle-ci a beau résister, les lianes s’enroulent autour de son cou, de ses chevilles et de ses mains, l’entravant pour de bon. Elle continue de s’agiter vainement en poussant des hurlements. 
Avec précaution, Odeleen s’extirpe de son étreinte et se redresse. Ses genoux tremblent tellement qu’ils s’entrechoquent. 
— Qu’est-ce que c’était que cette chose ? Et que…
— Je pense que vous avez eu votre lot d’aventures pour les prochaines années. 
Autour de nous, des dizaines de djinns se déploient, l’air solennel. Au comble de la gêne, j’aperçois mon père qui approche d’une démarche légère, les mains dans le dos. 
— Père… murmure Daire. 
Éclatant en sanglots, elle se jette à son cou et le serre de toutes ses forces. Mon père lui rend son étreinte et pose un baiser affectueux dans ses cheveux. 
Plus réservées, Odeleen et moi faisons quelques pas dans sa direction, gardant tout de même une distance raisonnable. Je ne suis pas aussi expansive que ma cadette, mais le voir me comble d’une joie contradictoire. Sa silhouette qui se découpe dans les ténèbres est si rassurante…
Derrière nous, la bête continue de se débattre contre ses liens comme une furie. 
— Vous avez perdu l’esprit, nous gronde Père. Cette partie de la forêt est dangereuse et vous êtes au cœur même de Chahem. Ne vous ai-je jamais appris à vous fier aux constellations pour vous orienter ? Moi qui vous croyais débrouillardes, vous venez de me prouver que vous n’êtes encore que des enfants qui ne regardent pas plus loin que le bout de leur nez !  
Je suis bouche bée. Mon esprit a cessé d’écouter dès qu’il a prononcé le mot « Chahem ». Cette ville fantôme que personne ne trouve jamais, car elle est en mouvement constant. Un jour elle peut s’établir au nord des Terres Libres, et le suivant à l’ouest. Les légendes disent que l’un des premiers sultans Maddy se débarrassait des cadavres des djinns ponctionnés dans une fosse, en plein cœur de Chahem. Des êtres abominables se seraient approprié les lieux, se nourrissant des chairs décomposées et ensevelissant les restes dans le sol pour le prochain festin. Ma mémoire se réveille. Je revois la créature creuser dans la terre, les boyaux sur lesquels j’ai glissé…
— Les Belles de Chahem… je murmure, les membres glacés d’effroi. 
Un très joli nom pour désigner les goules. Mon regard se pose sur la bête qui continue de lutter contre l’emprise des racines. La honte m’envahit. 
— C’est exact, approuve mon père avec sévérité. Une Belle de Chahem. Une chance que l’on vous ait trouvés avant qu’elle ne fasse plus de dégâts. Ce ne sont pas quelques coups de cannes qui seraient venus à bout d’une telle monstruosité. 
Odeleen renifle discrètement. Je devine qu’elle retient ses larmes tant bien que mal. 
— Je vous demande pardon, Père. L’idée de la fuite était de moi. 
Je m’apprête à protester, mais ma sœur me plante son talon dans le pied, ce que mon père ne peut pas voir à cause de l’obscurité. 
— Et pourquoi cela ? 
— J’ai entendu votre conversation avec Locas Sohan. J’ai pensé qu’il était mieux de s’éclipser plutôt que d’envisager une union avec nos ennemis. 
Autour de nous, les autres djinns échangent quelques murmures. Apparemment, la nouvelle d’un prochain mariage était encore tenue secrète. 
Père la jauge longuement sans rien dire, puis finit par ouvrir les bras. 
— Venez ici, mes chéries. 
Comme si elles n’attendaient que ce signal, mes jambes se mettent en marche et je me laisse aller contre mon père. Je sens la présence d’Odeleen et Daire autour de moi. Pour la première fois depuis des jours, j’ai la certitude d’être en parfaite sécurité. 
Chapitre 5
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MAGIE ET FLUIDE
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Boire le fluide d’un djinn est aussi délectable que boire un nectar divin. 
L’espace de quelques heures, de quelques jours, de quelques mois, 
nous devenons, nous aussi, des dieux. 
Raania Az Malala, 
noble de Pretamia
— J’ai eu très peur, les filles, nous confie Père d’une voix sévère. C’était imprudent et surtout indigne de vous de partir de cette façon. Votre mère est dans tous ses états. 
Je me mords la lèvre, envahie par des émotions conflictuelles. Si je suis heureuse de le voir, le problème reste entier et ses remontrances ne font qu’alimenter mon ressentiment. 
Odeleen tente de calmer le jeu :
— Je vous présente toutes mes excuses pour cette frayeur. Seulement, il va falloir que nous discutions sérieusement de cette proposition que le sultan Maddy vous a faite. Vous jouez avec nos vies…
Sa voix prend un accent désespéré et fait écho à mes propres angoisses. 
Père nous entraîne vers un sentier boueux, loin de son escorte. Nous le suivons sans rechigner. 
— J’aurais dû vous en parler dès que j’ai reçu cette invitation, consent-il, mais cela n’excuse pas votre fuite, loin de là. Votre mère et moi-même avions prévu de vous expliquer les raisons de notre choix. 
— Vous avez déjà pris votre décision… réalise Odeleen, une main sur la bouche.
Père recule, la tête tournée sur le côté dans une attitude distante. Son profil marqué ressort dans l’obscurité.