Sans Nom - Wilkie Collins - E-Book

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Wilkie Collins

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Wilkie Collins nous dépeint pendant toutes ces pages la vie d'une famille heureuse où grosso modo tout se passe pour le mieux. En effet, la famille Vanstone, les parents et leurs deux filles, vivent un bonheur complet. La famille est aisée, privilégiée, et tout le monde s'aime.

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Sans Nom

Sans NomSCÈNE QUATRIÈME. (SUITE.)V. 4VI. 4VII. 4VIII. 4IX. 4X. 4XI. 4XII. 4XIII. 4XIV. 4INTERMÈDE.I. GEORGE BARTRAM À NOËL VANSTONE.II. NORAH VANSTONE À MISS GARTH.III. M. JOHN LOSCOMBE, avocat, À GEORGE BARTRAM, Esq.IV. NORAH VANSTONE À MISS GARTH.V. MISTRESS LECOUNT À M. DE BLÉRIOT, agent général à Londres.VI. MONSIEUR DE BLÉRIOT À MISTRESS LECOUNT.VII. M. PENDRIL À NORAH VANSTONE.VIII. NORAH VANSTONE À M. PENDRIL.IX. M. DE BLÉRIOT À MISTRESS LECOUNT.X. MISS GARTH À M. PENDRIL.XI. MISTRESS LECOUNT À M. DE BLÉRIOT.XII. M. PENDRIL À MISS GARTH.XIII. M. DE BLÉRIOT À MISTRESS LECOUNT.XIV. MISTRESS LECOUNT À M. DR BLÉRIOT.SCÈNE CINQUIÈME. BALIOL-COTTAGE, DUMFRIES.I. 5II. 5III. 5INTERMÈDE. 2I. MISTRESS NOËL VANSTONE À M. LOSCOMBE.II. M. LOSCOMBE À MISTRESS NOËL VANSTONE.III. MISTRESS NOËL VANSTONE À MISS GARTH.IV. M. LOSCOMBE À MISTRESS NOËL VANSTONE.V. M. PENDRIL À MISS GARTH.VI. M. LOSCOMBE À MISTRESS NOËL VANSTONE.VII. MISTRESS NOËL VANSTONE À M. LOSCOMBE.VIII. M. LOSCOMBE À MISTRESS NOËL VANSTONE.IX. MISTRESS NOËL VANSTONE À M. LOSCOMBE.SCÈNE SIXIÈME. ST. JOHN’S-WOOD.I. 6II. 6INTERMÈDE. 3I. MISS GARTH À M. PENDRIL.II. M. PENDRIL À MISS GARTH.III. L’AMIRAL BARTRAM À MISTRESS DRAKE, femme de charge à Saint-Crux.IV. MISTRESS DRAKE À L’AMIRAL BARTRAM.SCÈNE SEPTIÈME. SAINT-CRUX-IN-THE-MARSH.I. 7II. 7III. 7IV. 7INTERMÈDE. 4I. GEORGE BARTRAM À L’AMIRAL BARTRAM.II. GEORGE BARTRAM À MISS GARTH.III. MISS GARTH À GEORGE BARTRAM.IV. MISTRESS DRAKE À GEORGE BARTRAM.V. GEORGE BARTRAM À MISS GARTH.-VI. M. LOSCOMBE À MISTRESS NOËL VANSTONE.VII. GEORGE BARTRAM À MISS GARTH.-VIII. M. LOSCOMBE À MISTRESS NOËL VANSTONE.IX. MISTRESS RUDDOCK, maîtresse d’hôtel garni, À M. LOSCOMBE.X. M. LOSCOMBE À MISTRESS RUDDOCK.SCÈNE DERNIÈRE. AARON’S BUILDINGS.I. 8II. 8III. 8IV. 8Page de copyright

Sans Nom

 Wilkie Collins

SCÈNE QUATRIÈME. (SUITE.)

V. 4

Lorsque Madeleine parut dans le salon, quelque peu avant sept heures, son attitude ne trahissait plus aucune inquiétude. Sa physionomie, son langage, étaient aussi calmes, aussi nonchalants qu’à l’ordinaire.

À sa vue, la mélancolie méfiante du capitaine Wragge s’éclaircit tout de suite. Il y avait eu, durant cette après-midi, des moments où il s’était sérieusement demandé si le plaisir de satisfaire sa rancune contre Noël Vanstone, – et la perspective de gagner deux cents livres, – ne seraient pas trop chèrement achetés au prix de la découverte périlleuse qu’il pouvait encourir à chaque instant du jour, grâce à l’inconstante humeur de Madeleine. La preuve manifeste qu’elle lui donnait actuellement de son empire sur elle-même le débarrassait d’une grave inquiétude. Ce qu’elle pouvait souffrir, une fois retirée dans sa chambre inquiétait fort médiocrement le capitaine, pourvu qu’elle en sortît avec un visage qui défiât l’examen, et une voix où nulle émotion ne se trahît.

Sur le chemin de Sea-View-Cottage, le capitaine Wragge manifesta l’intention d’adresser à la femme de charge quelques questions sympathiques au sujet de ce frère malade qu’elle avait en Suisse. Il pensait que la mauvaise santé de ce gentleman était en passe d’exercer une influence essentielle sur la marche future du complot. Tout ce qui pouvait amener une séparation entre la femme de charge et son maître constituait, selon lui, dans la situation actuelle des choses, une chance heureuse « méritant les investigations les plus strictes : « Si nous réussissons, au moment opportun, à nous débarrasser de mistress Lecount, chuchotait le capitaine tout en poussant la porte du jardin de son hôte, je vous garantis bien que l’homme est à nous ! »

Une minute après, Madeleine se retrouvait sous le toit de Noël Vanstone, – cette fois dans le rôle d’une personne régulièrement invitée par lui.

Ce qui se passa pendant la soirée fut, à beaucoup d’égards, la répétition de ce qui s’était passé pendant la promenade du matin. M. Noël Vanstone alternait entre son admiration pour la beauté de Madeleine et la glorification fanfaronne de tout ce qu’il possédait au monde. Les inépuisables leçons du capitaine Wragge, – émaillées, çà et là, par quelques questions fort indirectes au sujet du frère de mistress Lecount, – vinrent continuellement distraire la jalouse vigilance de la femme de charge, et l’empêcher de guetter au passage les regards et les madrigaux de son maître. La soirée s’écoula ainsi jusqu’à dix heures. À ce moment, le savoir d’emprunt dont le capitaine faisait montre se trouvait épuisé à peu près, et la mauvaise humeur de la femme de charge perçait par degrés sous ses dehors doucereux. Comme naguère, le capitaine Wragge avertit Madeleine par un regard, et malgré les hospitalières protestations de M. Noël Vanstone, les visiteurs se levèrent sagement pour prendre congé.

« Je me suis procuré les renseignements que je voulais, remarqua le capitaine tandis qu’ils s’en retournaient. Le frère de mistress Lecount habite Zurich. Il est célibataire, possède quelques capitaux, et n’a pas de plus proche parent que sa sœur. Si à l’heure qu’il est il avait l’obligeance de tomber malade, il nous épargnerait une multitude d’embarras que cette brave dame est bien capable de nous susciter. »

Il faisait un beau clair de lune. Le capitaine, en parlant ainsi, s’était tourné vers Madeleine, pour voir si son intraitable abattement s’était derechef emparé d’elle.

Non ! son humeur inconstante avait subi une nouvelle métamorphose. Elle promenait de tous côtés des regards empreints d’une gaieté fiévreuse et légèrement affectée. La seule idée de trouver chez mistress Lecount un obstacle réel excitait ses railleries ; elle contrefaisait la voix aigrelette de Noël Vanstone, et répétait ses compliments emphatiques, prenant un amer plaisir à le tourner en ridicule. Au lieu de se réfugier dans la maison, comme naguère, elle flânait avec insouciance à côté de son étrange compagnon, fredonnant quelques lambeaux de couplets, et chassant du pied, à droite où à gauche, les cailloux qu’elle rencontrait sur l’allée du jardin. Le capitaine saluait, comme autant d’heureux présages, ces changements inattendus. Il croyait y voir le signe certain que le génie de famille allait de nouveau reprendre son empire.

« Fort bien ! disait-il en allumant le flambeau qu’elle allait emporter dans sa chambre… Demain, quand nous nous retrouverons tous sur le Champ de parade, nous verrons bien, comme disent nos amis les navigateurs, sur quel point de la côte il faut mettre le cap. Tout ce que je puis vous dire, chère enfant, c’est que, si mes yeux ne m’ont pas servi trop mal, il doit se brasser à l’heure qu’il est, dans l’atmosphère domestique de M. Noël Vanstone, une tempête bien caractérisée. »

La pénétration habituelle du capitaine n’était pas en défaut. Aussitôt que la porte de Sea-View-Cottage se fut refermée sur les hôtes qu’il avait abrités ce soir-là, mistress Lecount s’efforça d’affermir sur ses bases l’autorité que l’influence de Madeleine semblait menacer déjà.

Elle employa toutes sortes d’artifices pour savoir au juste ce que Noël Vanstone pensait de la nouvelle venue ; elle tâcha, par toutes les ruses imaginables, de l’amener à trahir sans qu’il s’en doutât le plaisir qu’il prenait déjà dans la société de la belle miss Bygrave ; elle se glissa successivement par tous les interstices, par toutes les lacunes de ce caractère sournois, comme les grenouilles et les salamandres aquatiques se glissaient parmi les rocailles de son aquarium. Mais elle commit cette grave erreur à laquelle échappent rarement les gens d’esprit quand ils traitent avec leurs inférieurs intellectuels ; elle fit fond sur l’imbécillité d’un imbécile. Elle oubliait qu’une des plus infimes qualités humaines, – c’est-à dire la ruse, – est précisément celle qu’on trouve le plus largement développée dans les plus infimes intelligences. Si elle eût été tout de bon irritée contre son maître, elle lui aurait fait peur, très-probablement. Si elle l’eût ouvertement initié à toutes ses pensées, elle l’aurait étonné en présentant à ses perceptions bornées tout un enchaînement de calculs qu’elles n’auraient pas eu la force d’embrasser : la curiosité qu’il eût éprouvée lui aurait fait demander quelques explications, et, en tirant parti de cette curiosité, peut-être l’aurait-elle eu à sa discrétion. Au contraire, elle prétendit lutter de ruse avec lui, et l’imbécile se trouva de force à lui tenir tête, M. Noël Vanstone, pour qui tous les mobiles d’un ordre élevé demeuraient absolument lettre close, discernait fort bien les calculs mesquins en vertu desquels agissait sa femme de charge, et les pénétrait aussi promptement que le diplomate le plus habile aurait pu le faire. Mistress Lecount le quitta, ce soir-là, parfaitement battue et n’ignorant point qu’elle l’était ; – elle le quitta, ses instincts de tigresse ayant repris le dessus, avec un désir secret de promener ses ongles bien taillés sur le visage ironique de son vénéré maître.

Mais ce n’était pas une femme qu’une défaite ou même cent défaites pussent réduire à s’avouer vaincue. Elle était bien positivement déterminée à réfléchir, à réfléchir encore, à réfléchir toujours, jusqu’à ce qu’elle eût trouvé quelque moyen d’en finir une bonne fois, et pour jamais, avec cette intimité si rapidement établie entre les Bygrave et son maître. Dans la solitude où elle rentrait, elle retrouva la tranquillité nécessaire pour passer méthodiquement en revue les événements du jour, et en tirer les conclusions qu’ils devaient naturellement lui suggérer.

Il y avait pour elle, dans la voix de cette miss Bygrave, quelque chose de vaguement connu, et en même temps, par une contradiction inexplicable, quelque chose d’absolument nouveau. Le visage et la taille de la jeune personne lui étaient tout à fait étrangers. C’était un visage frappant, une taille remarquable ; et si à quelque époque antérieure elle avait vu l’une ou l’autre, elle s’en serait certainement souvenue. Miss Bygrave était donc, sans le moindre doute, une connaissance nouvelle ; et cependant…

Elle n’avait pu, durant le jour, pénétrer plus avant ; maintenant encore, elle ne le pouvait pas : l’enchaînement des pensées se brisait ici. Son intelligence en rajusta les fragments et forma ainsi une autre chaîne se rattachant à cette dame qu’on maintenait dans un isolement si absolu, – à cette tante qui avait bonne mine et pourtant souffrait des nerfs ; qui souffrait des nerfs, et pouvait cependant manier l’aiguille avec une si remarquable assiduité. Ainsi, d’un côté, chez la nièce, une incompréhensible ressemblance d’organe réveillant un souvenir confus ; chez la tante, une maladie énigmatique qui la retenait à l’abri des regards ; chez l’oncle, un degré tout à fait extraordinaire de culture scientifique, accompagnant une vulgarité, une effronterie de manières, qui ne donnaient en aucune façon l’idée d’un homme voué à des habitudes studieuses ; – que fallait-il penser de cette petite famille ? et les trois membres qui la composaient, fallait-il les accepter, comme on dit, sur l’étiquette du sac ?

Ce fut en s’adressant cette question que mistress Lecount se mit au lit.

Dès que sa bougie fut éteinte, l’obscurité sembla communiquer à ses idées une sorte d’indocilité inexplicable. Quoi qu’elle en eût, elles revinrent des choses présentes aux choses passées. Elles ressuscitèrent son défunt maître ; elles ravivèrent des propos tenus, des incidents arrivés dans la coterie anglaise de Zurich ; elles sautèrent de la au chevet du lit où le vieillard qui habitait alors Brighton avait rendu le dernier soupir ; de Brighton, elles revinrent à Londres ; elles entrèrent dans cette chambre incommode et nue qu’elle habitait à Vauxhall-Walk ; elles replacèrent l’aquarium sur la table de cuisine, et la prétendue miss Garth dans le fauteuil à côté de cette table, dérobant aux rayons du jour ses yeux enflammés ; elles lui remirent en main la lettre anonyme, cette lettre remplie d’allusions obscures à une trame secrète, et la ramenèrent, avec cette lettre, en présence de M. Vanstone ; elles lui rappelèrent la discussion relative à ce « blanc » qu’il fallait remplir dans la rédaction de l’annonce, et la querelle qui avait suivi, quand elle s’était permis de dire à son maître que la somme offerte par lui était d’une modicité tout à fait déraisonnable ; elles réveillèrent en son esprit une anxiété de vieille date et qui, depuis plusieurs semaines déjà, l’avait laissée parfaitement tranquille ; – une anxiété qui lui faisait se demander si le complot dénoncé jadis s’était évaporé en simples paroles, ou s’il fallait s’attendre à le voir revenir sur l’eau… Ses pensées, ici, se rompirent une fois de plus ; il y eut dans leur série une lacune momentanée. Mais, l’instant d’après, mistress Lecount se redressa sur son séant ; le cœur lui battait avec violence ; elle avait dans la tête un tourbillon pareil à celui qui précède un évanouissement. Avec la rapidité du courant électrique, son intelligence venait de réunir, de classer toutes ses idées éparses, et de les placer devant elle sous une forme qui les lui rendait intelligibles. Dans cette agitation du moment qui la dominait tout entière, elle se mit à battre des mains, et dans l’obscurité cria tout à coup :

« Miss Vanstone… c’est encore miss Vanstone ! » Elle sauta hors du lit et ralluma sa bougie. Si solide que fût son système nerveux, ce brusque soupçon l’avait fortement ébranlée ; sa main tremblait quand elle ouvrit sa table de toilette pour y prendre un petit flacon de sels. En dépit de ses joues si parfaitement lisses et de sa chevelure si parfaitement conservée, elle ne perdait plus un mois de son âge au moment où, mêlant l’eau et les sels, elle les but à longs traits, et où, ramassant autour d’elle les plis de son peignoir, elle se rassit au bord du lit pour tâcher de reprendre son sang-froid habituel.

Elle était absolument incapable de définir le procédé mental en vertu duquel cette découverte avait eu lieu. Elle ne pouvait assez se détacher d’elle-même pour voir que ses conclusions encore en germe, au sujet des Bygrave, avaient fini par lui rendre suspecte cette famille d’inconnus ; que l’association des idées avait reporté son esprit vers cet autre ordre de soupçons se rattachant au complot formé contre son maître ; enfin, que ces deux méfiances, provenant de deux sources parfaitement distinctes, mais tout à coup juxtaposées et s’entre-choquant l’une l’autre, avaient fait jaillir l’étincelle lumineuse… Incapable de remonter ainsi, par le raisonnement, de l’effet produit à la cause qui l’avait engendré, elle sentait seulement que ce soupçon n’était déjà plus un simple soupçon : la conviction la plus absolue n’aurait pu jeter dans son esprit de plus profondes racines.

Madeleine, maintenant éclairée de ce nouveau jour, suggérait à mistress Lecount des doutes qu’elle n’osait accueillir encore qu’avec une certaine réserve ; elle eût bien voulu se persuader qu’elle retrouvait chez cette belle et gracieuse enfant, assise une heure auparavant à la table de son maître, quelques traces du visage et de la taille de la prétendue miss Garth ; elle eût bien voulu se figurer qu’elle constatait entre la voix irritée qu’elle avait entendue dans Vauxhall-Walk et les accents adoucis, harmonieux, discrets, qui vibraient encore à ses oreilles, une ressemblance dont jusqu’alors elle n’avait jamais conçu l’idée. Elle aurait enfin voulu se persuader qu’elle était arrivée à tous ces résultats sans trop forcer la dose de vérité qui réellement lui était acquise ; mais ses efforts pour en arriver là demeurèrent inutiles.

Mistress Lecount n’était pas de ces femmes qui perdent leur temps et leur peine à tâcher de se faire illusion. Elle voulut bien croire qu’une conjecture instantanée l’avait mise sur le chemin des plus importantes découvertes. Mais, en même temps, elle s’avoua, quoique à regret, que la conviction maintenant établie chez elle ne pouvait se justifier encore, aux yeux des autres, par aucun fragment de preuve qui se dût raisonnablement invoquer.

Dans de telles circonstances, quelle marche fallait-il adopter vis-à-vis de son maître ?

Si elle lui disait, avec candeur, quand ils se retrouveraient ensemble le lendemain matin, le résultat de ses réflexions pendant cette nuit, elle pressentait, connaissant bien M. Noël Vanstone, que l’un de ces deux résultats viendrait infailliblement se produire : ou bien il se fâcherait et s’engagerait dans des chicanes infinies ; il demanderait des preuves et, n’en voyant produire aucune, accuserait sa femme de charge de l’alarmer sans cause pour satisfaire le penchant jaloux qui l’animait contre Madeleine, – ou bien, sérieusement inquiet, il invoquerait à grands cris la protection des lois et, dès le début, mettrait ainsi les Bygrave sur leurs gardes. Si Madeleine seule eût été impliquée dans le complot, cette dernière conséquence n’aurait pas semblé fort importante à la femme de charge. Mais elle avait trop d’esprit pour ne pas apprécier à leur juste valeur les inépuisables ressources du capitaine. « Si je n’ai pas l’évidence même de mon côté pour faire échec à cet impudent coquin, pensait mistress Lecount, j’aurai beau, demain matin, ouvrir les yeux de mon maître, M. Bygrave les aura refermés avant qu’il soit nuit. Le drôle joue cartes sous table, et il gagnera certainement la partie, si j’abats mon jeu dès le début. »

Cette politique expectante était d’une sagesse si manifeste – il était si sûr que M. Bygrave se serait pourvu, à tout événement, des témoignages nécessaires pour établir à son usage et à celui de sa nièce l’identité dont ils se paraient, – que mistress Lecount se détermina immédiatement à ne rien dire le lendemain matin et à n’attaquer le complot que lorsqu’elle pourrait produire des faits complétement irréfutables. Les relations de son maître avec les Bygrave n’avaient encore, après tout, qu’une journée de date. On n’avait pas à craindre de les voir dégénérer en une intimité dangereuse, si on se bornait à les tolérer pendant quelques jours, pourvu que, dans une semaine au plus tard, on se fût mis à même de les rompre à jamais.

Dans ce laps de temps qu’elle s’accordait ainsi, quelles mesures étaient à la disposition de mistress Lecount pour écarter les obstacles semés sur sa route et pour se procurer les armes dont elle pourrait avoir besoin ?

La réflexion lui indiqua trois chances différentes, qui lui étaient favorables, – trois différents moyens d’arriver à la découverte indispensable.

La première chance était de cultiver l’amitié de Madeleine, – et ensuite, la prenant au dépourvu, de l’amener à se trahir en présence de Noël Vanstone lui-même. La seconde chance était d’écrire à miss Vanstone l’aînée, et (sous quelque prétexte alarmant qui légitimât des questions aussi peu usitées) de lui demander, au sujet de sa sœur cadette, telles indications de lieux, tels renseignements personnels qui permissent à un étranger de constater l’identité de cette dernière. La troisième chance était de percer à jour le mystérieux isolement de mistress Bygrave, de pénétrer audacieusement jusqu’à elle, et de savoir au juste si la maladie réelle de cette dame ne serait point, par hasard, de ne savoir pas garder les secrets de son mari. Résolue à courir ces trois chances, dans l’ordre même où nous venons de les énumérer, et à tendre ses piéges pour Madeleine dès le jour qui s’apprêtait à paraître, mistress Lecount finit par ôter son peignoir et accorda quelque repos aux sollicitations de son corps épuisé.

L’aurore se levait sur les flots gris de la mer lorsqu’elle se replaça ainsi dans son lit. La dernière idée qui préoccupa son esprit avant que le sommeil se fut emparé d’elle caractérisait parfaitement cette femme : – c’était une menace à l’adresse du capitaine. « Il s’est joué du souvenir sacré de mon époux, pensait la veuve du Professeur… Sur mon honneur et sur ma vie, je lui ferai payer cher cette audace !… »

Le lendemain matin, de bonne heure, Madeleine commença la journée, – conformément à ce qui était convenu avec le capitaine, – en faisant sortir mistress Wragge pour qu’elle prît un peu d’exercice à une heure où il n’était pas à craindre qu’elle attirât l’attention du public. La géante insista longtemps pour qu’on la laissât au logis ; la robe de cachemire oriental préoccupait encore sa pensée, et, pour la centième fois au moins, elle éprouvait le besoin de relire les instructions de la couturière avant de pouvoir (ainsi qu’elle le disait) « monter son courage au premier coup de ciseau. » Mais Madeleine n’accepta aucun refus, et mistress Wragge fut forcée de sortir. Le seul but innocent que Madeleine donnât désormais à sa vie était le parti bien pris d’empêcher que la pauvre femme du capitaine fût, à cause d’elle, retenue en captivité ; et à cette résolution elle se cramponnait machinalement, comme au seul gage qui lui restât maintenant d’un passé où ses meilleurs instincts étaient seuls en jeu.

Les deux dames revinrent plus tard qu’à l’ordinaire pour le déjeuner. Tandis que mistress Wragge était en haut, s’arrangeant de la tête aux pieds pour passer l’inspection du matin à laquelle l’allait soumettre l’œil rigide du capitaine, et tandis que Madeleine et M. Wragge l’attendaient dans le salon, la domestique y apporta un billet venant de Sea-View-Cottage. Le commissionnaire attendait la réponse, et l’adresse portait le faux nom du capitaine Wragge.

Il rompit l’enveloppe et lut les lignes suivantes :

« Cher monsieur,

« Monsieur Noël Vanstone veut que je vous écrive pour vous annoncer qu’il se propose de consacrer cette belle journée à une excursion en voiture vers un des villages de la côte, appelé Dunwich. Il voudrait savoir s’il vous conviendrait de prendre avec lui la voiture de compte à demi, et de lui procurer ainsi, pour cette course un peu longue, le plaisir de voyager avec vous et avec miss Bygrave. On a la bonté de m’admettre à cette partie ; et si je pouvais, sans trop de présomption, manifester à cet égard mes sentiments, j’ajouterais volontiers mes prières à celles de mon maître pour vous déterminer, vous et votre jeune nièce, à vous réunir à nous. Nous proposons le départ pour onze heures très-précises.

« Croyez-moi, cher monsieur, votre très-humble servante,

« VIRGINIE LECOUNT. »

« De qui est la lettre ? demanda Madeleine qui, tandis qu’il lisait, remarqua une certaine altération sur les traits du capitaine Wragge… Que nous veut-on à Sea-View-Cottage ?

– Veuillez m’excuser, dit gravement le capitaine ; ceci demande considération… Accordez-moi une minute ou deux pour réfléchir. »

Il fit, là-dessus, un ou deux tours de chambre ; – puis, tout à coup, s’alla placer à une table écartée, sur laquelle étaient rangées ses affaires de bureau : « Vous me croyez donc né d’hier, madame ? » disait le capitaine se parlant facétieusement à lui-même. Il cligna de son œil brun, saisit une plume et traça rapidement la réponse.

« Parlerez-vous, maintenant ? demanda Madeleine quand la domestique fut sortie… Que renfermait la lettre, et comment y avez-vous répondu ? »

Le capitaine lui passa l’épître de mistress Lecount. « J’ai accepté l’invitation, » répondit-il ensuite avec calme.

Madeleine parcourait le billet. « Hier, disait-elle, une hostilité cachée ; aujourd’hui, une amitié qui s’avoue… Qu’est-ce que cela signifie ?

– Cela signifie, dit le capitaine Wragge, que mistress Lecount, en fait de finesse, passe encore mes prévisions… Elle sait déjà qui vous êtes.

– Impossible ! s’écria Madeleine. En si peu de temps, cela ne saurait être.

– Je ne me charge pas de dire comment elle vous a découverte, continua le capitaine avec un parfait sang-froid. Peut-être votre voix l’a-t-elle mieux renseignée que nous ne l’avions cru possible. Il se peut encore qu’en y réfléchissant elle ait trouvé à notre famille une physionomie suspecte, et tout incident suspect auquel était mêlée une femme a pu lui rappeler cette visite du matin que vous lui avez faite dans Vauxhall-Walk. De façon ou d’autre, le sens de ce changement soudain me paraît suffisamment clair. Elle sait qui vous êtes et veut vérifier sa découverte au moyen d’une ou deux questions à double détente, qu’elle vous glissera sous le couvert d’une causerie amicale. J’ai pratiqué l’humanité sous bien des formes, et mistress Lecount n’est pas le premier diplomate en jupons avec qui la destinée m’ait mis en lutte. Le monde entier n’est qu’un vaste théâtre, ma chère enfant, – et l’une des scènes que nous voulions y jouer, dans notre petit coin, est terminée à partir de ce moment. »

Là-dessus, il tira de sa poche son exemplaire des Dialogues scientifiques. « C’en est déjà fait de vous, ami Joyce ! dit le capitaine, donnant au volume d’enseignement élémentaire une chiquenaude d’adieu, et l’enfermant ensuite dans le secrétaire… Telle est la popularité humaine ! continua l’indomptable vagabond, empochant gaiement la clef du meuble. Maître Joyce, hier, était tout pour moi. Aujourd’hui, je n’en donnerais pas cela ! » Il fit claquer ses doigts et se mit à table.

« Je ne vous comprends point, dit Madeleine qui le regardait d’un air mécontent. Est-ce à dire que, pour l’avenir, vous m’abandonnez à mes seules ressources ?

– Eh ! ma chère enfant, s’écria le capitaine Wragge, ne vous ferez-vous jamais à mes saillies humoristiques ? J’en ai fini avec ma science d’emprunt, tout simplement parce que mistress Lecount, j’en suis bien certain, a cessé d’y croire. N’ai-je point accepté cette promenade à Dunwich ? Tranquillisez-vous donc !… L’assistance que je vous ai déjà donnée ne doit compter pour rien en regard de celle que vous me devrez désormais. Mon honneur est intéressé à rouler mistress Lecount. Cette dernière manœuvre fait de la question une affaire personnelle entre nous. Ne s’imagine-t-elle pas qu’elle peut me mystifier !… s’écria le capitaine frappant la table du manche de son couteau, dans un transport de vertueuse indignation… Par le ciel ! jamais de ma vie je ne reçus insulte pareille ! Rapprochez-vous de la table, ma chère petite, et accordez une minute d’attention à ce que je vais maintenant vous dire ! »

Madeleine lui obéit. Le capitaine Wragge, avant de continuer, prit soin de baisser la voix.

« Je vous ai déjà répété bien des fois, reprit-il, que le point important est de ne jamais laisser mistress Lecount vous surprendre dans un de vos accès de distraction mélancolique. Après ce qui est arrivé ce matin, je dois vous le redire plus que jamais. Qu’elle vous soupçonne tout à son aise !… Je la défie d’asseoir ses soupçons sur une base quelconque, à moins que nous ne la lui fournissions nous-mêmes. Nous allons voir aujourd’hui si elle a eu la témérité de se découvrir du côté de son maître, avant d’avoir quelques faits pour étayer ses insinuations malveillantes. Ceci, je me permettrai d’en douter ; mais s’il en est ainsi, et si elle a parlé, nous allons faire pleuvoir, jusqu’à ce qu’elle en éclate, sur la pauvre petite cervelle de M. Vanstone, les preuves de notre identité avec les Bygrave. Vous avez dans cette excursion deux objets à poursuivre : – le premier, de savoir démêler un piége à chaque parole que mistress Lecount vous adressera ; le second, de déployer toutes vos fascinations pour vous emparer, à dater de ce jour, de M. Noël Vanstone. Je vous en fournirai l’occasion lorsque nous quitterons la voiture pour parcourir les environs de Dunwich… Arborez votre chapeau, arborez votre sourire ; faites valoir, en serrant un peu votre corset, tous les avantages de votre taille ! Mettez vos bottines les plus élégantes et vos gants les plus frais ; accrochez à vos jupons, et solidement, ce misérable petit avorton ! Ceci fait, laissez-moi tout diriger, et vous verrez… Attention !… Voici mistress Wragge : nous devons maintenant nous montrer doublement assidus à la surveiller… Exhibez votre bonnet, mistress Wragge ! et voyons vos souliers !… Qu’aperçois-je sur ce tablier ? Une tache ? Je ne supporte pas les taches !… Vous ôterez ce tablier après déjeuner ; vous en mettrez un autre. Poussez votre chaise au milieu de la table ! – un peu plus à gauche ! – encore !… – encore !… Servez le déjeuner ! »

À onze heures moins un quart, mistress Wragge (de son plein et joyeux aveu) fut renvoyée dans la chambre du fond, où elle devait passer le reste du jour à s’empêtrer dans les difficultés d’une façon de robe. Au coup de l’horloge qui sonnait l’heure prescrite, mistress Lecount et son maître arrivèrent ponctuellement, en voiture, devant la porte de North-Shingles, où ils trouvèrent Madeleine et le capitaine Wragge qui les attendaient dans le jardin.

Sur la route de Dunwich, rien ne vint troubler le plaisir de la promenade. M. Noël Vanstone se portait fort bien et se montrait d’excellente humeur. Lecount s’était exécutée vis-à-vis de lui pour son petit malentendu de la veille au soir. Lecount avait sollicité, comme une faveur personnelle, cette excursion avec les Bygrave. Son maître songeait à ces concessions si flatteuses pour son autorité, tout en regardant Madeleine avec des sourires et des grâces interminables. Mistress Lecount jouait admirablement son rôle. Maternelle avec Madeleine, prodigue de tendres attentions à l’égard de Noël Vanstone, elle s’intéressait vivement à la conversation du capitaine Wragge et semblait humblement désappointée de la voir rouler sur des généralités à l’exclusion de toute science. Pas un mot, pas un regard ne lui échappa qui pût révéler, même de bien loin, ses véritables intentions. Élégante et convenable comme toujours, sa mise attestait les plus grands soins ; enfin, par cette étouffante journée d’été, elle fut la seule des quatre voyageurs qui parût complétement soustraite aux influences de la chaleur.

Comme ils descendaient de voiture en arrivant à Dunwich, le capitaine saisit un moment où les yeux de mistress Lecount s’étaient détournés de lui pour fortifier Madeleine par un dernier avertissement.

« Gare à la chatte ! murmura-t-il. C’est au retour qu’elle montrera ses griffes… »

Ils quittèrent le village pour se rendre à pied jusqu’aux ruines d’un couvent voisin, derniers débris d’une ville autrefois populeuse, et détruite depuis déjà quelques siècles par l’action dévorante des marées. Après avoir examiné ces ruines, ils se réfugièrent à l’ombre d’un petit bois situé entre le village et les basses dunes qui bordent et dominent l’Océan Germanique. Là, le capitaine Wragge manœuvra de manière à ce que Madeleine et Noël Vanstone prissent quelque avance sur mistress Lecount et lui, – puis il se trompa de route – et s’égara aussitôt avec la dextérité la plus consommée. Après quelques minutes de marche (dans la fausse direction), il gagna un espace découvert entre les dunes et la grève, et après avoir ouvert poliment son tabouret portatif pour le mettre au service de la femme de charge, il lui proposa d’attendre là où ils se trouvaient que leurs compagnons égarés les y vinssent découvrir.

Mistress Lecount accepta la proposition. Elle se rendait parfaitement compte que son guide l’avait perdue à dessein ; mais cette découverte n’avait altéré en rien la douceur affable de ses manières. Le temps de régler ses comptes avec le capitaine n’était pas encore venu pour elle : – aussi se borna-t-elle à inscrire sur sa liste cette nouvelle créance, et à profiter du siége qu’il lui offrait. Le capitaine Wragge s’étendit à ses pieds dans une attitude romanesque ; et ces deux ennemis acharnés (groupés comme un couple d’amoureux le serait en un tableau) entamèrent une conversation aussi facile, aussi agréable que s’ils eussent vécu, depuis vingt ans, dans la plus parfaite intimité.

« Je vous connais, madame ! pensait le capitaine pendant que mistress Lecount lui adressait de belles paroles… Vous aimeriez à prendre en défaut mon savoir de fraîche date, et ne trouveriez aucun inconvénient à me noyer dans l’aquarium du Professeur !

– Avec votre œil brun et votre œil vert, mauvais drôle que vous êtes, pensait mistress Lecount dès que le capitaine reprenait le dé de la conversation, vous avez beau être cuirassé : je trouverai bien à vous percer de part en part ! »

Ce fut dans cette réciproque disposition d’esprit qu’ils traitèrent à loisir mainte et mainte généralité, affaires publiques, paysages environnants, société anglaise et société suisse, santé, climat, livres, mariage, fortune, – et sans s’arrêter un moment, sans cesser d’être parfaitement d’accord, pendant près d’une heure, avant que Madeleine et Noël Vanstone, revenus par hasard de ce côté, eussent de nouveau reformé le quatuor primitif.

Quand ils regagnèrent l’auberge où la voiture les attendait, le capitaine Wragge laissa mistress Lecount en paisible possession de son maître, et fit signe à Madeleine de se tenir un moment en arrière, afin de pouvoir échanger quelques mots avec elle.

« Eh bien ? demanda tout bas le capitaine… Est-il solidement accroché à vos jupons ? » Elle frémit, en lui répondant, de la tête aux pieds :

« Il m’a baisé la main, dit-elle. Faut-il vous en apprendre davantage ?… Mais ne le laissez plus prendre place auprès de moi ! Je suis à bout de patience… Ménagez-moi pendant le reste du jour !…

– Je vous mettrai à côté de moi, sur le devant de la voiture, » répondit le complaisant capitaine.

Pendant qu’ils s’en revenaient, mistress Lecount réalisa la prédiction du capitaine Wragge. La chatte montra ses griffes.

Le moment ne pouvait être mieux choisi ; les circonstances n’auraient pu la favoriser davantage. Madeleine était abattue, lasse de corps et d’esprit ; elle se trouvait, de plus, exactement en face de la femme de charge, qui, en vertu du nouvel arrangement, s’était vue forcée de prendre à côté de son maître la place d’honneur. Ayant ainsi toute facilité d’observer les moindres changements qui se manifestaient sur le visage de Madeleine, mistress Lecount essaya d’abord d’amener la conversation sur le séjour de Londres et les avantages relatifs que peuvent offrir, aux personnes qui viennent s’y fixer, les différents quartiers de la capitale, sur les deux rives du fleuve. Wragge, toujours sous les armes, pénétra plus tôt son intention qu’elle ne s’y était attendue, et vint immédiatement s’interposer. « Vous prenez, madame, le chemin de Vauxhall-Walk, pensa le capitaine ; j’y serai avant vous, soyez-en sûre ! »

Il se lança immédiatement dans une description purement imaginaire des différents quartiers de Londres où lui-même avait résidé ; puis, mentionnant adroitement Vauxhall-Walk sur cette liste chimérique, il para d’avance le coup que mistress Lecount voulait porter à Madeleine en la questionnant à bout portant sur cette même localité. Après avoir parlé de ses diverses résidences, le capitaine en vint, par une transition bien ménagée, à se mettre lui-même sur le tapis ; et (toujours dans le rôle de M. Bygrave) il régala les oreilles de la femme de charge de ses annales domestiques au grand complet, – sans oublier le tombeau de son frère dans le Honduras, et le monument élevé par le sculpteur nègre, fils de ses œuvres, non plus que la veuve de son frère, la corpulence extraordinaire de cette dame, et la nécessité où elle était d’habiter, à Cheltenham, le rez-de-chaussée de sa maison garnie. Ces épanchements autobiographiques servirent bien à gagner du temps, ce qui permit à Madeleine de se remettre, mais ils ne pouvaient avoir d’autre effet. Mistress Lecount écoutait, sans ajouter pourtant la moindre créance à rien de ce que pouvait dire le capitaine. Il l’affermissait seulement de plus en plus dans cette pensée, qu’il ne fallait pas songer à mettre Noël Vanstone de moitié dans ses méfiances, avant de pouvoir invoquer des faits concluants contre la fausse identité qui enveloppait le capitaine Wragge d’un rempart provisoirement inexpugnable. Elle attendit tranquillement le terme de ses divagations bavardes, et revint ensuite à la charge, comme si de rien n’était.

« C’est par une coïncidence singulière que votre oncle se trouve avoir résidé dans Vauxhall-Walk, dit-elle, s’adressant à Madeleine… Mon maître y possède une maison, et nous y étions établis avant notre départ pour Aldborough… Puis-je vous demander, miss Bygrave, si vous connaîtriez, de près ou de loin, une personne appelée miss Garth ?… »

Cette fois, elle décocha sa question avant que le capitaine pût intervenir. Madeleine aurait dû s’y trouver préparée par ce qui venait de se passer devant elle ; – mais les incidents de la journée avaient fortement ébranlé ses nerfs, et tout ce qu’elle put faire fut de répondre négativement à la question, après une pause de quelques instants employée à se remettre. Son hésitation, trop éphémère pour être remarquée d’un auditeur désintéressé, avait duré assez longtemps pour confirmer mistress Lecount dans ses convictions secrètes et pour l’encourager à persister quelque peu sur cette voie.

« Je vous demandais ceci, – continua-t-elle arrêtant obstinément ses yeux sur Madeleine, et négligeant, avec tout autant d’obstination, les efforts du capitaine Wragge pour se mettre en tiers dans la causerie ; je vous demandais ceci, parce que miss Garth m’est tout à fait inconnue, et que je m’attache à réunir de tous côtés des renseignements qui la concernent… La veille de notre départ, miss Bygrave, une personne, s’attribuant le nom que je viens de prononcer, nous honora d’une visite fort extraordinaire. »

Avec des façons toujours doucereuses et conciliantes, – avec un raffinement de mépris presque diabolique par la manière ingénieuse dont il se dissimulait sous le langage de la pitié, – la femme de charge se mit alors à dépeindre hardiment, en présence de Madeleine, le déguisement sous lequel, naguère, Madeleine était venue la trouver. Elle eut soin de parler avec dédain des derniers possesseurs de Combe-Raven, comme de personnes qui avaient toujours tracassé, déconsidéré la branche aînée de la famille, bien autrement digne de respect ; elle s’affligea de ce que les enfants de M. et mistress André Vanstone, marchant sur les traces paternelles, eussent essayé d’exploiter M. Noël Vanstone, au point de vue pécuniaire, en s’abritant sous les dehors d’une personne respectable et en usurpant audacieusement son nom. Englobant adroitement son maître dans la conversation, pour que le capitaine fût hors d’état d’opérer par là une diversion favorable, n’épargnant aucun détail injurieux, frappant tour à tour sur tous les endroits sensibles où la langue d’une femme irritée pouvait porter son venin, elle aurait, sans aucun doute, remporté la victoire et forcé Madeleine à se trahir sous l’aiguillon des tortures qu’elle lui infligeait, si le capitaine Wragge ne l’eût arrêtée court, en pleine carrière, par une espèce de cri d’alarme et en saisissant brusquement le poignet de sa prétendue nièce.

« Dix mille pardons, chère madame ! s’écria le capitaine. Je vois sur le visage de cette enfant, je sens à l’agitation de son pouls qu’elle va être en proie à quelqu’une de ces violentes crises nerveuses dont elle souffre de temps en temps… Pourquoi n’osez-vous, chère petite, avouer à des amis que vous êtes horriblement souffrante ?… Quelle politesse hors de propos !… On lit, – n’est-il pas vrai, mistress Lecount, – la souffrance sur son visage ? Ce sont des élancements poignants, monsieur Vanstone, des élancements poignants au côté gauche de la tête. Baissez votre voile, chère enfant, et appuyez-vous sur mon épaule ? Nos amis vous excuseront ; nos excellents amis, pour tout le reste du jour, voudront bien nous excuser. »

Avant que mistress Lecount pût le moins du monde révoquer en doute la sincérité de cet accès névralgique, la sympathie tracassière de son maître s’était déjà manifestée, comme le capitaine l’avait pressenti, par les démonstrations les plus actives. Il fit arrêter la voiture, réclamant avec instance un changement immédiat dans la distribution des places. Celles du fond, larges et commodes, devaient échoir à miss Bygrave et à son oncle ; Lecount et lui se contenteraient du siége de devant. Lecount avait-elle apporté son flacon de sels ? Bonne créature ! elle allait immédiatement le donner à miss Bygrave, et le cocher aurait désormais à les conduire avec précaution… Si le cocher avait le malheur de secouer miss Bygrave, il pouvait bien renoncer d’avance à toute espèce de pourboire… On employait fréquemment le magnétisme pour ce genre d’indispositions. Le père de M. Noël Vanstone avait été l’un des plus puissants magnétiseurs qui fussent en Europe, et M. Noël Vanstone était le fils de son père. L’autoriserait-on à magnétiser ? Ordonnerait-il à ce cocher d’enfer de les conduire en quelque endroit ombragé, favorable à ce genre d’opérations ? Préférerait-on les secours de la médecine ? trouverait-on à se les procurer avant d’avoir regagné Aldborough ?… Cet animal de cocher n’en savait rien… « Arrêtez tout homme de bonne mine que vous verrez passer en tilbury, et sachez de lui s’il est médecin !… » C’est ainsi que M. Noël Vanstone continua de pérorer, – sauf quelques pauses indispensables pour reprendre haleine, – de plus en plus sympathique, et de plus en plus important, aussi longtemps que dura le trajet de retour.

Mistress Lecount avait accepté sa défaite sans articuler un mot. À partir du moment où le capitaine Wragge l’interrompit, elle ferma ses lèvres minces, qui ne se rouvrirent plus pendant le reste du voyage. Les expressions les plus chaleureuses de l’inquiétude que les souffrances de la jeune personne inspiraient à son maître ne provoquèrent, chez elle, aucuns signes extérieurs d’irritation ou de dépit. Elle s’occupait de lui le moins possible. Elle n’accordait non plus aucune attention au capitaine qui, plus poli que jamais, prodiguait à son ennemie vaincue des égards bien faits pour l’exaspérer. Plus ils se rapprochaient d’Aldborough, plus les yeux noirs et durs de mistress Lecount demeurèrent assidument fixés sur la jeune fille à demi couchée devant elle, les yeux clos et le voile baissé.

Ce fut seulement lorsque la voiture s’arrêta devant North-Shingles, et au moment où le capitaine Wragge donnait la main à Madeleine pour l’aider à descendre, que la femme de charge consentit enfin à s’occuper de lui. Comme il lui souriait en la saluant à la portière, la pénible contrainte qu’elle s’était imposée vint à céder tout à coup ; elle lui jeta un regard, un seul, qui dessécha et flétrit sur place toute la politesse fleurie du capitaine. Il se détourna immédiatement, remerciant à la hâte Noël Vanstone de ses derniers témoignages de sympathie, et ramena Madeleine dans la maison.

« Je vous avais annoncé qu’elle montrerait ses griffes, lui dit-il. Ce n’est pas ma faute, si elle vous a égratignée avant que je pusse l’empêcher… Elle ne vous a pas blessée, je l’espère ?

– Elle m’a blessée et servie en même temps, répondit Madeleine ; elle m’a donné le courage de continuer… Dites-moi ce qu’il faudra faire, demain, et fiez-vous à moi pour exécuter vos instructions de point en point. » Elle accompagna ces paroles d’un profond soupir, et remonta dans sa chambre.

Le capitaine Wragge regagna le salon d’un air pensif, et s’assit pour réfléchir. Il n’était pas, à beaucoup près, aussi certain qu’il l’eût voulu de la marche qu’allait adopter l’ennemi après l’échec de cette première journée. Le regard d’adieu que lui avait lancé la femme de charge lui donnait clairement à comprendre qu’elle n’était pas encore à bout de ressources, et l’ex-milicien sentait toute l’importance des préparatifs à faire, en temps utile, pour se trouver en état de résister à la prochaine attaque. Il alluma un cigare et tendit contre les dangers de l’avenir tous les ressorts de son intelligence féconde en stratagèmes.

Tandis que le capitaine Wragge réfléchissait dans le salon de North-Shingles, mistress Lecount méditait dans sa chambre à coucher de Sea-View. Son exaspération, en voyant échouer la première épreuve tentée pour déjouer le complot, ne lui avait pas fait méconnaître l’urgente nécessité de tenter un second effort avant que le croissant engouement de Noël Vanstone eût pris des proportions qui la mettraient dans l’impossibilité de le combattre. Le piége tendu à Madeleine l’ayant été vainement, la première chance à courir était de faire tomber sa sœur dans quelque chausse-trappe du même genre. Mistress Lecount demanda une tasse de thé, ouvrit son écritoire, et commença le brouillon d’une lettre qu’elle comptait dépêcher à miss Vanstone l’aînée par le courrier du lendemain.

Ainsi se termina l’escarmouche préliminaire. – Le fort de la bataille était encore à venir.

VI. 4

Toute pénétration humaine a ses limites. Avec quelque exactitude que le capitaine Wragge se fût dirigé jusqu’alors, sa subtile perspicacité se trouvait elle-même en défaut pour le moment. Il acheva son cigare avec cette mortifiante conviction qu’il n’était nullement en mesure de deviner, et par conséquent de paralyser la prochaine manœuvre de mistress Lecount.

Dans une pareille difficulté, son expérience lui conseillait un moyen de salut, un moyen à peu près unique. Il résolut d’essayer sur la femme de charge l’effet embarrassant d’un complet changement de tactique, avant qu’elle eût le temps de mettre à profit ses avantages en l’attaquant dans les ténèbres où il était. Cette idée en tête, il envoya la domestique prier miss Bygrave de vouloir bien venir lui parler.

« J’espère ne vous avoir pas dérangée, dit le capitaine lorsque Madeleine entra dans le salon… Acceptez mes excuses pour cette odeur de tabac, et souffrez quelques mots d’explication au sujet de la marche que nous allons adopter… Pour garder avec vous ma franchise habituelle, je vous avouerai que mistress Lecount m’intrigue, et je voudrais bien l’intriguer à mon tour. Dans ce but, je propose un moyen des plus simples. J’ai déjà eu l’honneur de vous donner un accès nerveux des plus graves, et je vous demande la permission (lorsque M. Noël Vanstone enverra demain aux nouvelles) d’ajouter à cette liberté que j’ai prise celle de vous aliter complétement. Question venue de Sea-View-Cottage : – Comment va, ce matin, miss Bygrave ?… Réponse de North-Shingles : – Beaucoup plus mal ; miss Bygrave est retenue dans sa chambre… Chaque jour la question se renouvelle, peut-être pendant une quinzaine ; – Comment se porte miss Bygrave ? Pendant tout ce temps-là, s’il le faut, même réponse : – Elle ne va pas mieux. Pourrez-vous supporter la réclusion ? Je ne vois pas pourquoi, le matin en vous levant, ou le soir en vous couchant, vous ne respireriez pas quelque peu l’air du Nord. Mais, tout le reste de la journée, je ne puis vous le dissimuler, vous devrez vous ranger dans la même catégorie que mistress Wragge ; – vous devrez strictement garder la chambre.

– À quelle intention m’assignez-vous cette ligne de conduite ? demanda Madeleine.

– Mon intention est double, répondit le capitaine. Je rougis de me trouver si stupide ; mais le fait est que je ne sais pas trop bien ce que va être la prochaine démarche de mistress Lecount. Une seule chose m’est démontrée : c’est qu’elle compte faire une autre tentative pour ouvrir à la vérité les yeux de son maître. Quel que soit le moyen qu’elle puisse employer pour constater votre identité, il lui sera indispensable, afin d’en arriver là, de conserver avec vous des rapports personnels…, Fort bien !… Si j’empêche ces rapports, j’embarrasse sa marche dès le début. – Je lui force la main, comme on dit aux cartes… Comprenez-vous ? »

Madeleine comprenait fort bien. Le capitaine continua :

« Ma seconde raison pour vous enfermer ainsi, reprit-il, est uniquement relative au maître de mistress Lecount. L’amour croit, à certains égards, ma chère enfant, dans des conditions tout à fait exceptionnelles ; – les obstacles le développent et le font s’épanouir. Nous commençons par faire goûter à M. Noël Vanstone tous les charmes de votre société. Puis nous le désolons en la lui retirant tout à coup. Sans notre situation actuelle vis-à-vis de mistress Lecount, et les périls que cette situation peut receler, j’aurais proposé quelques entrevues de plus, afin de rendre plus certain l’effet que nous voulons produire. Comme vont les choses, il faut nous contenter de la fascination que M. Vanstone a subie dans la journée d’hier, et tenter l’épreuve d’une brusque séparation un peu plus tôt que je ne l’aurais souhaité en d’autres circonstances. Vous ne verrez plus ce monsieur, mais je le verrai, moi ; – et s’il y a, du côté de son cœur, quelque petit endroit mis à vif, fiez-vous à moi pour y frapper d’une main experte !… Vous êtes maintenant tout à fait au courant de mes vues… Prenez le temps de réfléchir, puis donnez-moi votre réponse par oui ou par non.

– J’accepterai comme favorable, dit Madeleine, tout changement appelé à m’isoler de mistress Lecount et de son maître !… Soit fait ainsi que vous le désirez ! »

Elle avait répondu jusqu’alors en personne lasse et qui se sent faible ; mais ces derniers mots furent dits à voix plus haute et avec un teint plus animé, – symptômes qui avertirent le capitaine Wragge de ne pas insister davantage.

« Voilà qui va bien, dit-il. Nous nous comprenons, comme d’ordinaire. Je vois que vous êtes fatiguée et je ne veux pas vous retenir plus longtemps. »

Il se leva pour aller ouvrir la porte, mais à mi-chemin s’arrêta, et revenant sur ses pas : « Laissez-moi, continua-t-il, tout régler avec la domestique !… Vous ne pouvez non plus garder le lit d’une manière absolue ; il faudra s’assurer de la discrétion de cette fille, chargée de répondre à la porte, – sans toutefois, comme de juste, la mettre dans la confidence. Je me charge de lui faire comprendre qu’elle doit vous dire malade, absolument comme elle dirait que vous n’êtes pas chez vous, afin de ne pas admettre des visiteurs mal venus… Et maintenant, permettez-moi de vous ouvrir la porte. – Ah, pardon !… Vous allez dans l’atelier de mistress Wragge au lieu de rentrer chez vous.

– Je le sais, dit Madeleine. Je veux retirer mistress Wragge de cette pièce, la moins habitable de la maison, et remmener là-haut avec moi.

– Pour la soirée ?

– Pour toute la quinzaine. »

Le capitaine Wragge la suivit dans la salle à manger, et ferma prudemment la porte avant de reprendre la parole.

« Prétendriez-vous sérieusement vous infliger la société de ma femme, pendant des semaines entières ? demanda-il, tout étonné.

– Votre femme est la seule créature innocente qu’abrite ce toit coupable, s’écria-t-elle avec véhémence… Je dois et je veux la garder auprès de moi !

– Ne vous agitez pas, je vous prie, dit le capitaine. Prenez mistress Wragge tant qu’il vous plaira !… Je saurai fort bien me passer d’elle. » Quand il eut ainsi abdiqué l’autre moitié de lui-même, il rentra discrètement au salon : « Sexe faible ! pensait le capitaine, frappant à petits coups sa tête bien avisée… Exigez de l’intelligence féminine un certain effort, et le caractère féminin se détend tout aussitôt. »

Cet effort auquel le capitaine faisait allusion n’était pas seulement imposé le même soir à l’intelligence féminine de North-Shingles : l’intelligence féminine de Sea-View y participait. Pendant près de deux heures, mistress Lecount, assise à son bureau, écrivit, corrigea, recopia obstinément, avant d’avoir pu rédiger pour miss Vanstone l’aînée une lettre qui répondit exactement à l’objet qu’elle avait en vue. Le brouillon finit cependant par la satisfaire, et la lettre, recopiée aussitôt de sa plus belle main, fut préparée pour la poste du jour suivant.

Cette épître était tout simplement un chef-d’œuvre d’adresse. Après les premières phrases d’introduction, la femme de charge informait directement Norah de cette visite qu’une personne déguisée avait faite à Vauxhall-Walk, de la conversation qui avait alors eu lieu, et du soupçon conçu par mistress Lecount que la prétendue miss Garth devait être, selon toute probabilité, miss Vanstone la cadette en propre personne. Jusque-là fidèle à la vérité, mistress Lecount ajoutait ensuite que son maître était armé de témoignages en vertu desquels il pouvait invoquer le secours des lois ; qu’il savait à l’œuvre, dans Aldborough même, les artisans du complot tramé contre lui. S’il hésitait à prendre les mesures nécessaires pour sa protection, c’était par déférence pour les devoirs de famille, et dans l’espoir que miss Vanstone l’aînée, usant de son influence sur sa sœur, rendrait inutile d’en venir à de telles extrémités.

« Dans de telles circonstances (continuait la lettre), il fallait de prime abord arriver à bien constater l’identité de la visiteuse de Vauxhall-Walk ; car, si la conjecture de mistress Lecount se trouvait fausse, et si l’on en venait à découvrir que la personne en question était une étrangère, M. Noël Vanstone était bien positivement résolu à commencer les poursuites nécessaires pour sa sûreté. Certains incidents dont Aldborough avait été le théâtre, et sur lesquels il était inutile d’insister, permettraient à mistress Lecount, avant peu de jours, de voir la personne suspecte, et cette fois, avec ses véritables dehors. Mais comme la femme de charge ne connaissait en aucune façon miss Vanstone la cadette, il était à désirer, bien évidemment, que l’affaire fût prise en main par quelque personne mieux renseignée à cet égard. Si miss Norah Vanstone se trouvait, par hasard, libre de venir en personne passer quelques heures dans Aldborough, aurait-elle la bonté d’écrire pour s’annoncer ? Mistress Lecount, dans ce cas, lui répondrait pour fixer un jour. Si, d’autre part, miss Norah Vanstone ne pouvait faire le voyage, mistress Lecount lui suggérait une réponse qui contiendrait la description la plus complète et, pour ainsi dire, le signalement personnel de sa sœur ; – qui mentionnerait les moindres signes particuliers existant sur son visage ou sur ses mains, – et qui (dans le cas où elle aurait écrit récemment) indiquerait l’adresse portée sur sa dernière lettre ; à défaut, le timbre de poste placé sur l’enveloppe. Aidée par de tels renseignements, mistress Lecount accepterait, dans l’intérêt même de la jeune égarée, la responsabilité des moyens à prendre pour constater secrètement son identité : elle ne manquerait pas de communiquer immédiatement à miss Vanstone l’aînée le résultat de cette enquête qui les intéressait toutes deux… »

La difficulté de faire passer cette lettre à sa véritable adresse n’embarrassa guère mistress Lecount. Se rappelant le nom de l’avocat qui, du temps de Michel Vanstone, avait défendu les intérêts des deux sœurs, elle adressa sa lettre « À Miss Vanstone, aux soins de M. Pendril, à Londres. » Une seconde enveloppe, renfermant cette précieuse épître, portait le nom de l’avocat de M. Noël Vanstone, et, à l’intérieur, une simple ligne, par laquelle ce gentleman était requis d’expédier l’incluse au cabinet de M. Pendril.

« Maintenant, pensait mistress Lecount qui enfermait la lettre dans son bureau en se promettant de la mettre elle-même à la poste dès le lendemain… maintenant, je la tiens, cette poupée ! »

Le lendemain matin arriva la domestique de Sea-View, chargée des compliments de son maître, et demandant « comment se trouvait miss Bygrave ? » Le bulletin du capitaine Wragge fut transmis exactement : – « Miss Bygrave était si souffrante qu’on l’avait condamnée à garder la chambre. »

M. Noël Vanstone, en recevant cette nouvelle, ressentit une anxiété qui lui fit prendre le parti de venir lui-même à North-Shingles, pendant sa promenade de l’après-midi. L’état de miss Bygrave était toujours le même. Il demanda s’il pourrait être admis auprès de M. Bygrave. Le rusé capitaine était préparé à cette requête. Il pensait qu’un peu d’inquiétude, portant sur les nerfs de M. Noël Vanstone, n’aurait pas une mauvaise influence ; et en conséquence, il avait chargé la domestique de répondre, en cas de besoin, que « M. Bygrave, hors d’état de voir personne, priait d’agréer ses excuses. »

Le second jour, mêmes démarches pour avoir des nouvelles ; message le matin et, dans l’après-midi, visite de M. Noël Vanstone. La réponse du matin, relative à Madeleine, fut « qu’elle éprouvait un léger mieux. » La réponse de l’après-midi (relative au capitaine Wragge) fut : « M. Bygrave vient de sortir. » Ce soir-là, l’humeur de M. Noël Vanstone fut particulièrement variable, et la patience, le tact de mistress Lecount, eurent fort à faire pour éviter toute occasion de conflit.

Le troisième jour, le bulletin de la jeune malade fut moins consolant : – « Miss Bygrave allait encore bien mal, et n’était pas en état de quitter son lit. » La domestique, en rapportant ce message à Sea-View, rencontra le facteur sur sa route, et entra dans la salle à manger avec deux lettres adressées à mistress Lecount.

La femme de charge reconnut immédiatement l’écriture de la première. C’était celle du médecin de Zurich qui soignait la maladie de son frère. Il annonçait que l’état du patient s’était amélioré dans les derniers jours, à ce point qu’on ne devait plus craindre pour sa vie.

L’adresse de la seconde lettre était d’une écriture inconnue. Mistress Lecount, en concluant que ce devait être la réponse de miss Vanstone, attendit pour en prendre connaissance que la fin du déjeuner lui permit de se retirer chez elle.

Là, elle ouvrit la lettre, regarda tout d’abord a la signature, et en la lisant tressaillit quelque peu. Cette signature n’était point celle de Norah Vanstone, mais bien celle d’Harriet Garth.

Miss Garth annonçait que miss Vanstone l’aînée avait accepté, huit jours auparavant, un emploi d’institutrice, – sous la condition d’aller rejoindre la famille de son nouveau patron, laquelle résidait depuis quelque temps dans le Midi de la France, pour revenir ensuite en Angleterre, lorsque cette famille y rentrerait elle-même, et probablement après un délai de quelques semaines. Durant cette absence inévitable, miss Vanstone avait autorisé miss Garth à ouvrir toutes ses lettres, cette combinaison ayant principalement pour but de ne laisser sans prompte réponse aucune des communications qui pourraient lui être adressées par sa sœur. Miss Madeleine Vanstone n’avait pas écrit depuis la mi-juillet, – époque où le timbre de sa lettre attestait qu’elle avait dû être mise à la poste à Londres même, dans le district de Lambeth, – et sa sœur aînée était partie d’Angleterre, emportant sur son compte les plus vives inquiétudes.

Cette explication donnée, miss Garth ajoutait que, des circonstances de famille l’empêchant de partir en personne pour Aldborough, elle ne pourrait concourir à la réalisation du plan de mistress Lecount ; – mais elle possédait heureusement, dans la personne de M. Pendril, un substitut bien plus apte qu’elle-même à remplir cet objet. Ce gentleman connaissait parfaitement miss Madeleine Vanstone ; et son expérience professionnelle, ainsi que sa discrétion éprouvée, rendraient son assistance doublement précieuse. Il voulait bien entreprendre le voyage d’Aldborough, aussitôt que sa présence y serait jugée nécessaire. Mais, ses instants étant comptés, miss Garth insistait spécialement pour qu’on évitât de le mander jusqu’à ce que mistress Lecount fût tout à fait sûre du jour où elle aurait à requérir ses services.

Tout en proposant cet arrangement, miss Garth regardait comme un devoir, ajoutait-elle, de n’en pas moins fournir à mistress Lecount le signalement écrit de miss Vanstone la cadette. Tel incident pourrait survenir qui ne laisserait pas à la femme de charge le temps de réclamer les services de M. Pendril, et les intentions bienveillantes de M. Noël Vanstone envers la malheureuse enfant qu’il traitait avec tant d’indulgence pourraient se réaliser trop tard, si quelque difficulté imprévue ne permettait pas d’établir, en temps utile, l’identité de Madeleine. Suivait le signalement, rédigé comme il devait l’être en pareilles circonstances. Aucun détail n’y était omis qui pût servir à faire reconnaître Madeleine ; et il y était question, naturellement, de ces « deux petits signes, tout près l’un de l’autre, sur le côté gauche du cou, » qui avaient déjà été mentionnés sur les affiches expédiées à York. En terminant, miss Garth exprimait la crainte que les soupçons de mistress Lecount ne se trouvassent, en définitive, que trop bien fondés. Mais, tant qu’il resterait la plus faible chance que la direction du complot pût être légitimement attribuée à un étranger, la reconnaissance de miss Garth pour les ménagements gardés par M. Noël Vanstone l’obligeait à lui prêter aide dans toutes les poursuites légales qu’il devait instituer, ce cas échéant. C’est pourquoi elle insérait dans sa lettre le démenti formel, – qu’au besoin elle répéterait en personne, – d’une identité quelconque entre elle et la personne travestie qui avait osé faire usage de son nom. C’était bien elle, miss Garth, qui avait occupé l’emploi d’institutrice chez feu M. André Vanstone ; et jamais de sa vie elle n’avait même approché les environs de Vauxhall-Walk.

Ce désaveu, – et les ferventes assurances données par miss Garth qu’elle était disposée à faire pour Madeleine tout ce que la sœur de celle-ci ferait elle-même, si elle fût restée en Angleterre, – formaient la conclusion de la lettre. Elle était signée par nom et prénom, et datée avec le soin, l’exactitude qui, en pareilles matières, assimilaient miss Garth à l’homme d’affaires le plus expert.

Cette lettre mettait une arme formidable aux mains de la femme de charge.

Elle fournissait le moyen d’établir l’identité de miss Bygrave, grâce à l’intervention officielle d’un avocat. Elle contenait une description personnelle assez minutieuse pour qu’on pût en tirer parti, s’il le fallait, avant l’arrivée de M. Pendril. Elle apportait une dénonciation de la prétendue miss Garth, écrite et signée par la véritable miss Garth ; elle établissait, enfin, que la dernière lettre écrite par miss Vanstone la cadette à sa sœur aînée avait été mise à la poste (et par conséquent écrite, selon toute probabilité) dans le voisinage de Vauxhall-Walk. Si une autre lettre eût été reçue postérieurement, revêtue du timbre d’Aldborough, l’enchaînement des preuves, – en tant qu’il s’agissait d’établir la succession de résidences, – aurait pu sans doute être plus complet ; mais, tel qu’il était, il devait suffire (corroboré au besoin par ce morceau de la robe d’alpaga que mistress Lecount avait conservé en sa possession) pour soulever le voile derrière lequel la conspiration était ourdie, et pour placer M. Noël Vanstone en face d’une vérité bien claire et bien frappante.

L’unique obstacle qui désormais empêchât la femme de charge d’agir immédiatement provenait de ce que miss Bygrave demeurait enfermée dans une solitude inaccessible. Avant de s’adresser à M. Pendril, la question était de savoir si l’on ne pourrait pas pénétrer jusqu’à elle. Mistress Lecount n’hésita pas à mettre son chapeau pour se rendre immédiatement à North-Shingles, et s’assurer, avant l’heure du courrier, de tout ce qu’elle pourrait y découvrir par elle-même.

Cette fois, M. Bygrave était au logis ; elle fut admise auprès de lui, sans la moindre difficulté.

De mûres réflexions, faites le matin même, avaient décidé le capitaine Wragge à précipiter quelque peu la crise imminente. Les moyens qu’il comptait employer pour en arriver là lui faisaient une nécessité de voir séparément la femme de charge et son maître ; il voulait, en effet, les mettre en complet désaccord l’un avec l’autre, en produisant sur leur esprit, par rapport à lui-même, deux impressions absolument contraires. La visite de mistress Lecount, par conséquent, au lieu de lui causer le moindre embarras, réalisait au contraire le plus cher de ses vœux. Il la reçut dans le salon, avec une réserve marquée qui devait la surprendre et la surprit en effet. Le gracieux sourire du capitaine et son engageante familiarité avaient fait place à une contenance solennelle, à un masque impénétrable.

« Je me permets de vous importuner, monsieur, dit mistress Lecount, pour vous exprimer le regret que nous cause, à mon maître et à moi, le fâcheux état de miss Bygrave… Est-ce qu’il ne s’améliore pas quelque peu ?

– Non, madame, répondit le capitaine aussi laconiquement que possible… Ma nièce n’est pas mieux portante.

– Je suis, monsieur Bygrave, assez expérimentée dans le métier de garde-malade… Si je pouvais vous être utile…

– Mille grâces, mistress Lecount… Nous n’avons pas, pour le moment, à profiter de votre bonté. »

Cette réponse, si nette, fut suivie d’un silence qui dura quelques instants. La femme de charge se sentait un peu perplexe. Qu’étaient devenues la courtoisie raffinée de M. Bygrave, et son interminable phraséologie ?… Aurait-il formé le projet de la blesser ?… S’il en était ainsi, mistress Lecount se promettait bien de ne pas permettre qu’il en vînt à bout.

« Pourrais-je savoir quelle est la nature de la maladie ? continua-t-elle. J’espère bien que notre excursion à Dunwich n’y est absolument pour rien ?

– Je vous le dis à regret, madame, répondit le capitaine, le mal a débuté par cet accès névralgique dont vous avez été témoin dans la voiture…

« Allons donc ! pensa mistress Lecount. Il n’essaie même pas de me faire croire à la réalité de la maladie : dès le début, il jette le masque !… – S’agit-il donc, monsieur, d’une maladie nerveuse ? » ajouta-t-elle à voix haute.

Le capitaine répondit par un geste de tête affirmatif et solennel.

« Vous avez donc alors, dans la maison, monsieur Bygrave, deux personnes atteintes de névralgie ?

– Oui, madame… Deux… Ma femme et ma nièce.

– C’est, en fait de malheurs, une coïncidence assez bizarre.

– Vous l’avez dit, madame… Tout à fait bizarre ! »

Bien que mistress Lecount fût déterminée à ne se point formaliser, l’exaspérante insensibilité du capitaine Wragge à tous les coups qu’elle lui portait finit par la troubler un peu. Elle eut quelque peine à retrouver toute son égalité d’âme, avant de reprendre le cours de la conversation.

« N’y a-t-il donc, recommença-t-elle, aucun espoir immédiat que miss Bygrave puisse quitter son appartement ?

– Pas le moindre espoir, madame.

– Vous êtes content, je suppose, du médecin qui la traite ?

– Je n’ai pas appelé de médecin, dit le capitaine avec sang-froid. Je surveille moi-même le traitement. »

Le venin qui s’accumulait chez mistress Lecount s’enfla tout à coup à cette réponse, et déborda de ses lèvres.

« La teinture générale de science que vous possédez, monsieur, dit-elle avec un mauvais sourire, implique, je présume, une teinture d’art médical ?

« Comme vous dites, madame, répondit le capitaine, sans que son visage ou ses gestes trahissent la moindre émotion… Je suis médecin au même titre que je suis savant. »

Le ton sur lequel ces paroles furent prononcées ne laissait qu’une issue à la dignité de mistress Lecount. Elle se leva pour terminer l’entretien. Mais la tentation du moment se trouva trop forte pour elle ; il lui fut impossible de quitter le capitaine Wragge sans le laisser sous le coup de quelque vague menace.

« Je remets, monsieur, lui dit-elle, les remercîments que je vous dois pour votre accueil au jour où je pourrai payer effectivement la dette qu’il m’a fait contracter… D’ici là, je suis heureuse de penser, vu l’absence de tout médecin, que la maladie de miss Bygrave n’a pas, à beaucoup près, la gravité que je lui supposais en venant ici.

– Jamais je ne contredis une dame, répliqua l’incorrigible capitaine… Si c’est votre bon plaisir, à notre prochaine rencontre, de croire que ma nièce est parfaitement rétablie, je m’inclinerai avec résignation devant cet arrêt infaillible. » Il suivit, à ces mots, la femme de charge dans le corridor, et lui ouvrit poliment la porte de la rue. « Je marque la levée, madame, se disait-il à lui-même en refermant cette porte. L’atout que vous avez en main est une entrevue avec ma nièce. J’aurai bien soin que vous ne puissiez le jouer ! » Il rentra au salon pour y attendre avec calme l’incident qui, selon toute probabilité, allait maintenant se produire, – à savoir une visite du maître de mistress Lecount. En moins d’une heure, les pressentiments du capitaine Wragge se trouvèrent justifiés ; M. Noël Vanstone fut introduit.