Sapho - Alphonse Daudet - E-Book

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Alphonse Daudet

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Beschreibung

Pour les amateurs de romans psychologiques et de littérature realiste, 'Sapho' d'Alphonse Daudet est un incontournable. Ce livre offre une plongée profonde dans les méandres de l'amour et des relations humaines, tout en soulignant les dilemmes moraux auxquels chacun peut être confronté. Laissez-vous emporter par la beauté des mots de Daudet et par la justesse de ses analyses psychologiques, pour une lecture qui ne manquera pas de vous captiver et de vous faire réfléchir longtemps après avoir refermé le livre.

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Alphonse Daudet

Sapho

 
EAN 8596547455042
DigiCat, 2022 Contact: [email protected]

Table des matières

La première de couverture
Page de titre
Texte

I

— Regardez-moi, voyons… Jaime la couleur de vos yeux…

— Comment vous appelez-vous?

— Jean.

— Jean tout court?

— Jean Gaussin.

— Du Midi, jentends ça… Quel âge?

— Vingt et un ans.

— Artiste?

— Non, madame.

— Ah! tant mieux…

Ces bouts de phrases, presque inintelligibles au milieu des cris, des rires, des airs de danse dune fête travestie, séchangeaient — une nuit de juin — entre un pifferaro et une femme fellah dans la serre de palmiers, de fougères arborescentes, qui faisait le fond de latelier de Déchelette.

Au pressant interrogatoire de lÉgyptienne, le pifferaro répondait avec lingénuité de son âge tendre, labandon, le soulagement dun Méridional resté longtemps sans parler. Étranger à tout ce monde de peintres, de sculpteurs, perdu dès en entrant dans le bal par lami qui lavait amené, il se morfondait depuis deux heures, promenant sa jolie figure de blond hâlé et doré par le soleil, les cheveux en frisons serrés et courts comme la peau de mouton de son costume; et un succès, dont il ne se doutait guère, se levait et chuchotait autour de lui.

Des épaules de danseurs le bousculaient brusquement, des rires de rapins blaguaient la cornemuse quil portait tout de travers et sa défroque de montagne, lourde et gênante dans cette nuit dété. Une Japonaise aux yeux de faubourg, des couteaux dacier tenant son chignon remonté, fredonnait en lagaçant: Ah! quil est beau, quil est beau, le postillon…[1]; tandis quune novio espagnole en blanches dentelles de soie, passant au bras dun chef apache, lui fourrait violemment sous le nez son bouquet de jasmins blancs.

Il ne comprenait rien à ces avances, se croyait extrêmement ridicule et se réfugiait dans lombre fraîche de la galerie vitrée, bordée dun large divan sous les verdures. Tout de suite cette femme était venue sasseoir près de lui.

Jeune, belle? Il naurait su le dire… Du long fourreau de lainage bleu où sa taille pleine ondulait, sortaient deux bras, ronds et fins, nus jusquà lépaule; et ses petites mains chargées de bagues, ses yeux gris larges ouverts et grandis par les bizarres ornements de fer lui tombant du front, composaient un ensemble harmonieux.

Une actrice sans doute. Il en venait beaucoup chez Déchelette; et cette pensée nétait pas pour le mettre à laise, ce genre de personnes lui faisant très peur. Elle lui parlait de tout près, un coude au genou, la tête appuyée sur la main, avec une douceur grave, un peu lasse… «Du Midi vraiment?… Et des cheveux de ce blond-là!… Voilà une chose extraordinaire.»

Et elle voulait savoir depuis combien de temps il habitait Paris, si cétait très difficile cet examen pour les consulats quil préparait, sil connaissait beaucoup de monde et comment il se trouvait à la soirée de Déchelette, rue de Rome, si loin de son quartier Latin. Quand il dit le nom de létudiant qui lavait amené… «La Gournerie… un parent de lécrivain… elle connaissait sans doute…» lexpression de ce visage de femme changea, sassombrit subitement; mais il ny prit pas garde, ayant lâge où les yeux brillent sans rien voir. La Gournerie lui avait promis que son cousin serait là, quil le présenterait. «Jaime tant ses vers… je serais si heureux de le connaître…»

Elle eut un sourire de pitié pour sa candeur, un joli resserrement dépaules, en même temps quelle écartait de sa main les feuilles légères dun bambou et regardait dans le bal si elle ne lui découvrirait pas son grand homme.

La fête à ce moment étincelait et roulait comme une apothéose de féerie. Latelier, le hall plutôt, car on ny travaillait guère, développé dans toute la hauteur de lhôtel et nen faisant quune pièce immense, recevait sur ses tentures claires, légères, estivales, ses stores de paille fine ou de gaze, ses paravents de laque, ses verreries multicolores, et sur le buisson de roses jaunes garnissant le foyer dune haute cheminée Renaissance, léclairage varié et bizarre dinnombrables lanternes chinoises, persanes, mauresques, japonaises, les unes en fer ajouré, découpées dogives comme une porte de mosquée, dautres en papier de couleur pareilles à des fruits, dautres déployées en éventail, ayant des formes de fleurs, dibis, de serpents; et tout à coup de grands jets électriques, rapides et bleuâtres, faisaient pâlir ces mille lumières et givraient dun clair de lune les visages et les épaules nues, toute la fantasmagorie détoffes, de plumes, de paillons, de rubans qui se froissaient dans le bal, sétageaient sur lescalier hollandais à large rampe menant aux galeries du premier que dépassaient les manches des contrebasses et la mesure frénétique dun bâton de chef dorchestre.

De sa place, le jeune homme voyait cela à travers un réseau de branches vertes, de lianes fleuries qui se mêlaient au décor, lencadraient et, par une illusion doptique, jetaient au va-et- vient de la danse des guirlandes de glycine sur la traîne dargent dune robe de princesse, coiffaient dune feuille de dracæna un minois de bergère Pompadour; et pour lui maintenant lintérêt du spectacle se doublait du plaisir dapprendre par son Égyptienne les noms, tous glorieux, tous connus, que cachaient ces travestis dune variété, dune fantaisie si amusantes.

Ce valet de chiens, son fouet court en bandoulière, cétait Jadin; tandis quun peu plus loin cette soutane élimée de curé de campagne déguisait le vieil Isabey, grandi par un jeu de cartes dans ses souliers à boucles. Le père Corot souriait sous lénorme visière dune casquette dinvalide. On lui montrait aussi Thomas Couture en bouledogue, Jundt en argousin, Cham en oiseau des îles.

Et quelques costumes historiques et graves, un Murat empanaché, un prince Eugène, un Charles Ier, portés par de tout jeunes peintres, marquaient bien la différence entre les deux générations dartistes; les derniers venus, sérieux, froids, des têtes de gens de bourse vieillis de ces rides particulières que creusent les préoccupations dargent, les autres bien plus gamins, rapins, bruyants, débridés.

Malgré ses cinquante-cinq ans et les palmes de lInstitut, le sculpteur Caoudal en hussard de baraque, les bras nus, ses biceps dhercule, une palette de peintre battant ses longues jambes en guise de sabretache, tortillait un cavalier seul du temps de la Grande Chaumière en face du musicien de Potter, en muezzin qui fait la fête, le turban de travers, mimant la danse du ventre et piaillant le «la Allah, il Allah» dune voix suraiguë.

On entourait ces joyeux illustres dun large cercle qui reposait les danseurs; et au premier rang, Déchelette, le maître du logis, fronçait sous un haut bonnet persan ses petits yeux, son nez kalmouck, sa barbe grisonnante, heureux de la gaieté des autres et samusant éperdument, sans quil y parût.

Lingénieur Déchelette, une figure du Paris artiste dil y a dix ou douze ans, très bon, très riche, avec des velléités dart et cette libre allure, ce mépris de lopinion que donnent la vie de voyage et le célibat, avait alors lentreprise dune ligne ferrée de Tauris à Téhéran; et chaque année, pour se remettre de dix mois de fatigues, de nuits sous la tente, de galopades fiévreuses à travers sables et marais, il venait passer les grandes chaleurs dans cet hôtel de la rue de Rome, construit sur ses dessins, meublé en palais dété, où il réunissait des gens desprit et de jolies filles, demandant à la civilisation de lui donner en quelques semaines lessence de ce quelle a de montant et de savoureux.

«Déchelette est arrivé.» Cétait la nouvelle des ateliers, sitôt quon avait vu se lever comme un rideau de théâtre limmense store de coutil sur la façade vitrée de lhôtel. Cela voulait dire que la fête commençait et quon allait en avoir pour deux mois de musiques et festins, danses et bombances, tranchant sur la torpeur silencieuse du quartier de lEurope à cette époque des villégiatures et des bains de mer.

Personnellement, Déchelette nétait pour rien dans le bacchanal qui grondait chez lui nuit et jour. Ce noceur infatigable apportait au plaisir une frénésie à froid, un regard vague, souriant, comme hatschisché, mais dune tranquillité, dune lucidité imperturbables. Très fidèle ami, donnant sans compter, il avait pour les femmes un mépris dhomme dOrient, fait dindulgence et de politesse; et de celles qui venaient là, attirées par sa grande fortune et la fantaisie joyeuse du milieu, pas une ne pouvait se vanter davoir été sa maîtresse plus dun jour.

«Un bon homme tout de même…» ajouta lÉgyptienne qui donnait à Gaussin ces renseignements. Sinterrompant tout à coup:

— Voilà votre poète…

— Où donc?

— Devant vous… en marié de village…

Le jeune homme eut un «Oh!» désappointé. Son poète! Ce gros homme, suant, luisant, étalant des grâces lourdes dans le faux-col à deux pointes et le gilet fleuri de Jeannot… Les grands cris désespérés du Livre de lAmour lui venaient à la mémoire, du livre quil ne lisait jamais sans un petit battement de fièvre; et tout haut, machinalement, il murmurait:

Pour animer le marbre orgueilleux de ton corps,Ô Sapho, jai donné tout le sang de mes veines…

Elle se retourna vivement, avec le cliquetis de sa parure barbare:

— Que dites-vous là?

Cétaient des vers de La Gournerie; il sétonnait quelle ne les connût pas.

«Je naime pas les vers…» fit-elle dun ton bref; et elle restait debout, le sourcil froncé, regardant la danse et froissant nerveusement les belles grappes lilas qui pendaient devant elle. Puis, avec leffort dune décision qui lui coûtait: «Bonsoir…» et elle disparut.

Le pauvre pifferaro resta tout saisi. «Quest-ce quelle a?… Que lui ai-je dit?…» Il chercha, ne trouva rien, sinon quil ferait bien daller se coucher. Il ramassa mélancoliquement sa cornemuse et rentra dans le bal, moins troublé du départ de lÉgyptienne que de toute cette foule quil devait traverser pour gagner la porte.

Le sentiment de son obscurité parmi tant dillustrations le rendait plus timide encore. Maintenant on ne dansait plus; quelques couples çà et là, acharnés aux dernières mesures dune valse qui mourait, et parmi eux Caoudal, superbe et gigantesque, tourbillonnant la tête haute avec une petite tricoteuse, coiffe au vent, quil enlevait sur ses bras roux.

Par le grand vitrage du fond large ouvert, entraient des bouffées dair matinales et blanchissantes, agitant les feuilles des palmiers, couchant les flammes des bougies comme pour les éteindre. Une lanterne en papier prit feu, des bobèches éclatèrent, et tout autour de la salle, les domestiques installaient des petites tables rondes comme aux terrasses des cafés. On soupait toujours ainsi par quatre ou cinq chez Déchelette; et les sympathies en ce moment se cherchaient, se groupaient.

Cétaient des cris, des appels féroces, le «Pil… ouit» du faubourg répondant au «You you you you» en crécelle des filles dOrient, et des colloques à voix basse, et des rires voluptueux de femmes quon entraînait dune caresse.

Gaussin profitait du tumulte pour se glisser vers la sortie, quand son ami létudiant larrêta, ruisselant, les yeux en boule, une bouteille sous chaque bras: «Mais où êtes-vous donc?… Je vous cherche partout… jai une table, des femmes, la petite Bachellery des Bouffes… En Japonaise, savez bien… Elle menvoie vous chercher. Venez vite…» et il repartit en courant.

Le pifferaro avait soif; puis livresse du bal le tentait, et le minois de la petite actrice qui de loin lui faisait des signes. Mais une voix sérieuse et douce murmura près de son oreille: «Ny va pas…»

Celle de tout à lheure était là, tout contre lui, lentraînant dehors, et il la suivit sans hésiter. Pourquoi? Ce nétait pas lattrait de cette femme; il lavait à peine regardée, et lautre là-bas qui lappelait, dressant les couteaux dacier de sa chevelure, lui plaisait bien davantage. Mais il obéissait à une volonté supérieure à la sienne, à la violence impétueuse dun désir.

Ny va pas!…

Et subitement ils se trouvèrent tous deux sur le trottoir de la rue de Rome. Des fiacres attendaient dans le matin blême. Des balayeurs, des ouvriers allant au travail regardaient cette maison de fête grondante et débordante, ce couple travesti, un Mardi Gras en plein été.

«Chez vous, ou chez moi?…» demanda-t-elle. Sans bien sexpliquer pourquoi, il pensa que chez lui ce serait mieux, donna son adresse lointaine au cocher; et pendant la route qui fut longue ils parlèrent peu. Seulement elle tenait une de ses mains entre les siennes quil sentait très petites et glacées; et, sans le froid de cette étreinte nerveuse, il aurait pu croire quelle dormait, renversée au fond du fiacre, avec le reflet glissant du store bleu sur la figure.

On sarrêta rue Jacob, devant un hôtel détudiants. Quatre étages à monter, cétait haut et dur.» Voulez-vous que je vous porte?…» dit-il en riant, mais tout bas, à cause de la maison endormie. Elle lenveloppa dun lent regard, méprisant et tendre, un regard dexpérience qui le jaugeait et clairement disait: «Pauvre petit…»

Alors lui, dun bel élan, bien de son âge et de son Midi, la prit, lemporta comme un enfant, car il était solide et découplé avec sa peau blonde de demoiselle, et il monta le premier étage dune haleine, heureux de ce poids que deux beaux bras, frais et nus, lui nouaient au cou.

Le second étage fut plus long, sans agrément. La femme sabandonnait, se faisait plus lourde à mesure. Le fer de ses pendeloques, qui dabord le caressait dun chatouillement, entrait peu à peu et cruellement dans sa chair.

Au troisième, il râlait comme un déménageur de piano; le souffle lui manquait, pendant quelle murmurait, ravie, la paupière allongée: «Oh! mami, que cest bon… quon est bien…» Et les dernières marches, quil grimpait une à une, lui semblaient dun escalier géant dont les murs, la rampe, les étroites fenêtres tournaient en une interminable spirale. Ce nétait plus une femme quil portait, mais quelque chose de lourd, dhorrible, qui létouffait, et quà tout moment il était tenté de lâcher, de jeter avec colère, au risque dun écrasement brutal.

Arrivés sur létroit palier: «Déjà…» dit-elle en ouvrant les yeux. Lui pensait: «Enfin!…» mais naurait pu le dire, très pâle, les deux mains sur sa poitrine qui éclatait.

Toute leur histoire, cette montée descalier dans la grise tristesse du matin.

II

Il la garda deux jours; puis elle partit, lui laissant une impression de peau douce et de linge fin. Pas dautre renseignement sur elle que son nom, son adresse et ceci: «Quand vous me voudrez, appelez-moi… je serai toujours prête…»

La toute petite carte, élégante, odorante, portait:

FANNY LEGRAND

6, rue de lArcade

Il la mit à sa glace entre une invitation au dernier bal des Affaires Étrangères et le programme enluminé et fantaisiste de la soirée de Déchelette, ses deux seules sorties mondaines de lannée; et le souvenir de la femme, resté quelques jours autour de la cheminée dans ce délicat et léger parfum, sévapora en même temps que lui, sans que Gaussin, sérieux, travailleur, se méfiant par-dessus tout des entraînements de Paris, eût eu la fantaisie de renouveler cette amourette dun soir.

Lexamen, ministériel aurait lieu en novembre. Il ne lui restait que trois mois pour le préparer. Après, viendrait un stage de trois ou quatre ans dans les bureaux du service consulaire; puis il sen irait quelque part, très loin. Cette idée dexil ne leffrayait pas; car une tradition chez les Gaussin dArmandy, vieille famille avignonnaise, voulait que laîné des fils suivît ce quon appelle la carrière, avec lexemple, lencouragement et la protection morale de ceux qui ly avaient précédé. Pour ce provincial, Paris nétait que la première escale dune très longue traversée, ce qui lempêchait de nouer aucune liaison sérieuse en amour comme en amitié.

Une semaine ou deux après le bal de Déchelette, un soir que Gaussin, la lampe allumée, ses livres préparés sur la table, se mettait au travail, on frappa timidement; et, la porte ouverte, une femme apparut en toilette élégante et claire. Il la reconnut seulement quand elle eut relevé sa voilette.

— Vous voyez, cest moi… je reviens…

Puis surprenant le regard inquiet, gêné, quil jetait sur la besogne en train:

— Oh! je ne vous dérangerai pas… je sais ce que cest…

Elle défit son chapeau, prit une livraison du Tour du monde, sinstalla et ne bougea plus, absorbée en apparence par sa lecture; mais, chaque fois quil levait les yeux, il rencontrait son regard.

Et vraiment il lui fallait du courage pour ne pas la prendre tout de suite entre ses bras, car elle était bien tentante et dun grand charme avec sa toute petite tête au front bas, au nez court, à la lèvre sensuelle et bonne, et la maturité souple de sa taille dans cette robe dune correction toute parisienne, moins effrayante pour lui que sa défroque de fille dÉgypte.

Partie le lendemain de bonne heure, elle revint plusieurs fois dans la semaine, et toujours elle entrait avec la même pâleur, les mêmes mains froides et moites, la même voix serrée démotion.

— Oh! je sais bien que je tennuie, lui disait-elle, que je te fatigue. Je devrais être plus fière… Si tu crois!… Tous les matins en men allant de chez toi, je jure de ne plus venir; puis ça me reprend, le soir, comme une folie.

Il la regardait, amusé, surpris dans son dédain de la femme, par cette persistance amoureuse. Celles quil avait connues jusque-là, des filles de brasserie ou de skating, quelquefois jeunes et jolies, lui laissaient toujours le dégoût de leur rire bête, de leurs mains de cuisinières, dune grossièreté dinstincts et de propos qui lui faisait ouvrir la fenêtre derrière elles. Dans sa croyance dinnocent, il pensait toutes les filles de plaisir pareilles. Aussi sétonnait-il de trouver en Fanny une douceur, une réserve vraiment femme, avec cette supériorité — sur les bourgeoises quil rencontrait en province chez sa mère — dun frottis dart, dune connaissance de toutes choses, qui rendaient les causeries intéressantes et variées.

Puis elle était musicienne, saccompagnait au piano et chantait, dune voix de contralto un peu fatiguée, inégale, mais exercée, quelque romance de Chopin ou de Schumann, des chansons de pays, des airs berrichons, bourguignons ou picards dont elle avait tout un répertoire.

Gaussin, fou de musique, cet art de paresse et de plein air où se plaisent ceux de son pays, sexaltait par le son aux heures de travail, en berçait son repos délicieusement. Et de Fanny, cela surtout le ravissait. Il sétonnait quelle ne fût pas dans un théâtre, et apprit ainsi quelle avait chanté au Lyrique.

— Mais pas longtemps… Je mennuyais trop…

En elle effectivement rien de létudié, du convenu de la femme de théâtre; pas lombre de vanité ni de mensonge. Seulement un certain mystère sur sa vie au-dehors, mystère gardé même aux heures de passion, et que son amant nessayait pas de pénétrer, ne se sentant ni jaloux ni curieux, la laissant arriver à lheure dite sans même regarder la pendule, ignorant encore la sensation de lattente, ces grands coups à pleine poitrine qui sonnent le désir et limpatience.

De temps en temps, lété étant très beau cette année-là, ils sen allaient à la découverte de tous ces jolis coins des environs de Paris dont elle savait la carte précise et détaillée. Ils se mêlaient aux départs nombreux, turbulents, des gares de banlieue, déjeunaient dans quelque cabaret à la lisière des bois ou des eaux, évitant seulement certains endroits trop courus. Un jour quil lui proposait daller aux Vaux-de-Cernay.

— Non, non… pas là… il y a trop de peintres…

Et cette antipathie des artistes, il se rappela quelle avait été linitiation de leur amour. Comme il en demandait la raison:

— Ce sont, dit-elle, des détraqués, des compliqués qui racontent toujours plus de choses quil ny en a… Ils mont fait beaucoup de mal…

Lui protestait:

— Pourtant, lart, cest beau… Rien de tel pour embellir, élargir la vie.

— Vois-tu, mami, ce qui est beau, cest dêtre simple et droit comme toi, davoir vingt ans et de bien saimer…

Vingt ans! on ne lui eût pas donné davantage, à la voir si vivante, toujours prête, riant à tout, trouvant tout bon.

Un soir, à Saint-Clair, dans la vallée de Chevreuse, ils arrivèrent la veille de la fête et ne trouvèrent pas de chambre. Il était tard, il fallait une lieue de bois dans la nuit pour rejoindre le prochain village. Enfin on leur offrit un lit de sangle, resté libre au bout dune grange où dormaient des maçons.

— Allons-y, dit-elle en riant… ça me rappellera mon temps de misère.

Elle avait donc connu la misère.

Ils se glissèrent à tâtons entre les lits occupés dans la grande salle crépie à la chaux, où fumait une veilleuse au fond dune niche sur la muraille; et toute la nuit serrés lun contre lautre, ils étouffaient leurs baisers et leurs rires, en entendant ronfler, geindre de fatigue ces compagnons, dont les bourgerons, les lourdes chaussures de travail traînaient tout près de la robe de soie et des fines bottes de la Parisienne.

Au petit jour, une chatière souvrit au bas du large portail, un rai de lumière blanche frôla la sangle des lits, la terre battue, pendant quune voix enrouée criait: «Ohé! la coterie…» Puis il se fit, dans la grange redevenue obscure, un remue-ménage pénible et lent, des bâillées, des étirements, de grosses toux, les tristes bruits humains dune chambrée qui séveille; et lourds, silencieux, les Limousins sen allèrent, un par un, sans se douter quils avaient dormi près dune belle fille.

Derrière eux, elle se leva, mit sa robe à tâtons, tordit ses cheveux en hâte: «Reste là… je reviens…» Elle rentrait au bout dun moment avec une énorme brassée de fleurs des champs inondées de rosée. «Maintenant dormons…» dit-elle en éparpillant sur le lit cette odorante fraîcheur de la flore matinale qui ravivait latmosphère autour deux. Et jamais elle ne lui avait paru si jolie quà cette entrée de grange, riant dans le petit jour, avec ses légers cheveux tout envolés et ses herbes folles.

Une autre fois, ils déjeunaient à Ville-dAvray devant létang. Un matin dautomne enveloppait de brume leau calme, la rouille des bois en face deux; et seuls dans le petit jardin du restaurant, ils sembrassaient en mangeant des ablettes. Tout à coup, dun pavillon rustique branché dans le platane au pied duquel leur table était mise, une voix forte et narquoise appela: «Dites donc, les autres, quand vous aurez fini de vous bécoter…» Et la face de lion, la moustache rousse du sculpteur Caoudal se penchait dans lembrasure en rondins du chalet.

— Jai bien envie de descendre déjeuner avec vous… Je mennuie comme un hibou dans mon arbre…

Fanny ne répondait pas, visiblement gênée de la rencontre; lui, au contraire, accepta bien vite, curieux de lartiste célèbre, flatté de lavoir à sa table.

Caoudal, très coquet dans une apparence négligée, mais où tout était calculé depuis la cravate en crêpe de chine blanc pour éclaircir un teint sabré de rides et de couperoses, jusquau veston serré sur la taille encore svelte et les muscles en saillie, Caoudal lui parut plus vieux quau bal de Déchelette.

Mais ce qui le surprit et même lembarrassait un peu, ce fut le ton dintimité du sculpteur avec sa maîtresse. Il lappelait Fanny, la tutoyait.

— Tu sais, lui disait-il en installant son couvert sur leur nappe, je suis veuf depuis quinze jours. Maria est partie avec Morateur. Ça ma laissé assez tranquille les premiers temps… Mais ce matin, en entrant à latelier, je me suis senti faignant comme tout… Impossible de travailler… Alors jai lâché mon groupe et je suis venu déjeuner à la campagne. Fichue idée, quand on est seul… Un peu plus je larmoyais dans ma gibelotte…

Puis regardant le Provençal dont la barbe follette et les cheveux bouclés avaient le ton du sauternes dans les verres:

— Est-ce beau, la jeunesse!… Pas de danger quon le lâche, celui-là… Et ce quil y a de plus fort, cest que ça se gagne… Elle a lair aussi jeune que lui…

— Malhonnête!… fit-elle en riant; et son rire sonnait bien la séduction sans âge, la jeunesse de la femme qui aime et veut se faire aimer.

«Étonnante… Étonnante…» murmurait Caoudal, qui lexaminait tout en mangeant, avec un pli de tristesse et denvie grimaçant au coin de sa bouche.

— Dis donc, Fanny, te rappelles-tu un déjeuner ici… cest loin, dam!… nous étions Ezano, Dejoie, toute la bande… tu es tombée dans létang. On ta habillée en homme, avec la tunique du garde- pêche. Ça tallait richement bien…

— Rappelle plus… fit-elle froidement, et sans mentir; car ces créatures changeantes et de hasard ne sont jamais quà lheure présente de leur amour. Nulle mémoire de ce qui précéda, nulle crainte de ce qui peut venir.

Caoudal, au contraire, tout au passé, dévidait à coups de sauternes ses exploits de robuste jeunesse, damour et de beuverie, parties de campagne, bals à lOpéra, charges datelier, batailles et conquêtes. Mais, en se tournant vers eux avec léclair remonté à ses yeux de toutes les flammes quil remuait, il saperçut quils ne lécoutaient guère, occupés à égrener des raisins aux lèvres lun de lautre.

— Est-ce assez rasant ce que je vous raconte là… Mais si, mais si, je vous assomme… Ah! nom dun chien… Cest bête dêtre vieux…

Il se leva, jeta sa serviette

— Pour moi, le déjeuner, père Langlois… cria-t-il vers le restaurant.

Il séloigna tristement, traînant les pieds, comme rongé dun mal incurable. Longtemps les amoureux suivirent sa longue taille qui se voûtait sous les feuilles couleur dor.

«Pauvre Caoudal!… cest vrai quil se tasse…» murmura Fanny dun ton de douce commisération; et comme Gaussin sindignait que cette Maria, une fille, un modèle, pût samuser des souffrances dun Caoudal et préférer au grand artiste… qui?… Morateur, un petit peintre sans talent, nayant pour lui que sa jeunesse, elle se mit à rire: «Ah! innocent… innocent…» et lui renversant la tête à deux mains sur ses genoux, elle le humait, le respirait, dans les yeux, dans les cheveux, partout, comme un bouquet.

Le soir de ce jour-là, Jean pour la première fois coucha chez sa maîtresse qui le tourmentait à ce sujet depuis trois mois:

— Mais enfin, pourquoi ne veux-tu pas?

— Je ne sais… ça me gêne.

— Puisque je te dis que je suis libre, que je suis seule…

Et la fatigue de la partie de campagne aidant, elle lentraîna rue de lArcade, tout près de la gare. À lentresol dune maison bourgeoise dapparence honnête et cossue, une vieille servante en bonnet paysan, lair revêche, vint leur ouvrir.

— Cest Machaume… Bonjour Machaume… dit Fanny lui sautant au cou. Tu sais, le voilà mon aimé, mon roi… je lamène… Vite, allume tout, fais la maison belle…

Jean resta seul dans un tout petit salon aux fenêtres cintrées et basses, drapées de la même soie bleue banale qui couvrait les divans et quelques meubles laqués. Aux murs trois ou quatre paysages égayaient et aéraient létoffe; tous portaient un mot de dédicace: «À Fanny Legrand», «À ma chère Fanny…».

Sur la cheminée, un marbre demi-grandeur de la Sapho de Caoudal, dont le bronze est partout, et que Gaussin dès sa petite enfance avait vu dans le cabinet de travail de père. Et à la lueur de lunique bougie posée près du socle, il saperçut de la ressemblance, affinée et comme rajeunissante, de cette oeuvre dart avec sa maîtresse. ces lignes du profil, ce mouvement de taille sous la draperie, cette rondeur filante des bras noués autour des genoux lui étaient connus, intimes; son oeil les savourait avec le souvenir de sensations plus tendres.

Fanny, le trouvant en contemplation devant le marbre, lui dit dun air dégagé: «Il y a quelque chose de moi, nest ce pas?… le modèle de Caoudal me ressemblait…» Et tout de suite elle lemmena dans sa chambre, où Machaume en rechignant installait deux couverts sur un guéridon; tous les flambeaux allumés, jusquaux bras de larmoire à glace, un beau feu de bois, gai comme un premier feu, flambant sous le pare-étincelles, la chambre dune femme qui shabille pour le bal.

— Jai voulu souper là, dit-elle en riant… nous serons plus vite au lit.

Jamais Jean navait vu dameublement aussi coquet. Les lampes Louis XVI, les mousselines claires des chambres de sa mère et de ses soeurs ne donnaient pas la moindre idée de ce nid ouaté, capitonné, où les boiseries se cachaient sous des satins tendres, où le lit nétait quun divan plus large que les autres, étalé au fond sur des fourrures blanches.

Délicieuse, cette caresse de lumière, de chaleur, de reflets bleus allongés dans les glaces biseautées, après leur course à travers champs, londée quils avaient reçue, la boue des chemins creux sous le jour qui tombait. Mais ce qui lempêchait de déguster en vrai provincial ce confort de rencontre, cétait la mauvaise humeur de la servante, le regard soupçonneux dont elle le fixait, au point que Fanny la renvoya dun mot: «Laisse-nous Machaume… nous nous servirons…» Et comme la paysanne jetait la porte en sen allant: «Ny fais pas attention, elle men veut de trop taimer… Elle dit que je perds ma vie… ces gens de campagne, cest si rapace!… Sa cuisine, par exemple, vaut mieux quelle… goûte-moi cette terrine de lièvre.»

Elle découpait le pâté, débouchait le champagne, oubliait de se servir pour le regarder manger, faisant à chaque geste remonter jusquà lépaule les manches dune gandoura dAlger, de laine souple et blanche, quelle portait toujours à la maison. Elle lui rappelait ainsi leur première rencontre chez Déchelette; et serrés sur le même fauteuil, mangeant dans la même assiette, ils parlaient de cette soirée.

— Oh! moi, disait-elle, dès que je tai vu entrer, jai eu envie de toi… Jaurais voulu te prendre, temmener tout de suite, pour que les autres ne taient pas… Et toi, quest-ce que tu pensais, quand tu mas vue?…

Dabord elle lui avait fait peur; puis il sétait senti plein de confiance, en intimité complète avec elle.

— Au fait, ajouta-t-il, je ne tai jamais demandé… Pourquoi tes-tu fâchée?… Pour deux vers de La Gournerie?…

Elle eut le même froncement de sourcils quau bal, puis un geste de tête:

— Des bêtises!… nen parlons plus…

Et les bras autour de lui:

—Cest que javais un peu peur, moi aussi… jessayais de me sauver, de me reprendre… mais je nai pas pu, je ne pourrai jamais…

— Oh! jamais.