Saveur Citron - Soline Brunet - E-Book

Saveur Citron E-Book

Soline Brunet

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Beschreibung

Un soir, Matthew, architecte trentenaire, se laisse embarquer dans un défi par ses amis : se faire embrasser par une jolie inconnue. Après un rapide tour du bar, une cible est désignée : Joséphine. La belle se prête au jeu, mais ne manque pas de donner une leçon à Matthew. Avant de disparaître sans laisser son nom, elle lui verse son verre sur la tête. Troublé par cette rencontre, Matthew s'entête à la retrouver. Pourtant il est loin de se douter que sa belle inconnue s'est forgée une carapace autour du coeur. Il y a quatre ans, Joséphine a été frappée par le deuil, laissant peu de chance à un nouvel amour. Partagée entre son tragique passé et son désir d'aller de l'avant, pourrait-elle se laisser tenter par Matthew et dépasser sa peur d'aimer ? Osera-t-elle s'autoriser à aimer de nouveau ?

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Veröffentlichungsjahr: 2024

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Ähnliche


“Mais y’a pas d’amour sans histoire…”

Francis Cabrel – C’est écrit

Sommaire

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34

Chapitre 35

Chapitre 36

Chapitre 37

Chapitre 38

Chapitre 39

Chapitre 40

Chapitre 41

Chapitre 42

Chapitre 43

Chapitre 44

Chapitre 45

Chapitre 46

Chapitre 47

Chapitre 48

Chapitre 49

Chapitre 50

Chapitre 51

Chapitre 52

Chapitre 53

Chapitre 54

Chapitre 55

Chapitre 56

Chapitre 57

Chapitre 58

Chapitre 59

Chapitre 60

Chapitre 61

Chapitre 62

Chapitre 63

Chapitre 64

EPILOGUE

1

Matthew

J’attends nos verres au bar, et j’observe mes amis plaisanter autour d’une table de comptoir. Cependant, leurs rires sonnent faux, la tension est palpable.

Nous sommes une bande d’amis, inséparables depuis le lycée. Malgré des carrières bien différentes, nous sommes restés très proches.

Il y a trois mois, nous avons perdu l’un des nôtres, James, le chien fou de la bande. Un accident de la route lui a été fatal, et nous sommes ici, ce soir, en son honneur.

Il aimait la vie, la vivait sans limite. En dépit de notre peine, et du choc laissé par sa disparition, il aurait souhaité nous voir réunis autour d’une bière comme nous le faisions souvent. Pourtant, nous n’avons pu nous résoudre à nous retrouver dans les lieux où nous avions l’habitude d’aller : trop tôt, trop de souvenirs.

Jack, qui est aussi mon associé, a découvert ce pub après un rendez-vous d’affaire près de Leicester Square.

L’endroit est agréable avec son immense bar en bois sombre qui longe le mur principal. La salle s’étend sur deux niveaux avec, près du bar, des tables hautes entourées de tabourets. Quelques marches mènent à la pièce centrale, où sont disposées plusieurs tables basses avec banquettes pour une ambiance plus cosi. Des lampes, de différentes dimensions, contribuent à donner à ce lieu une atmosphère chaleureuse. Dans un coin, un écran retransmet un match de rugby et en fond sonore, on perçoit une musique rythmée, couverte par le brouhaha des clients. Il y a foule en ce jeudi soir et toutes les tables sont occupées.

Jack me tire de mes pensées en réclamant nos bières que le patron vient de me servir. Les quatre verres en main, je les rejoins et m’installe sur le tabouret libre.

— À James, lance Andrew en levant son verre. Qu’il repose en paix et veille sur nous !

— T’es sérieux ? À mon avis, où qu’il soit, il n’est pas prêt de se reposer. Il doit y semer un sacré boxon en charmante compagnie. Tout ce que j’espère, c’est qu’il nous en laisse quelques unes le moment venu… réplique Jack.

Sa remarque me fait sourire et je lève mon verre.

— À James ! lançons-nous à l’unisson en faisant entrechoquer nos verres avant d’en boire une gorgée.

— Je ne pense pas que Jenny te laisse approcher qui que ce soit, même après le trépas… enchaîne Stephen.

Jack esquisse un sourire, mais ne relève pas, pleinement conscient qu’il a raison. Jenny et lui se sont rencontrés à l’université. Un vrai cliché. Très populaire, il en avait beaucoup profité jusqu’à ce qu’il tombe sur Jennifer Lens, étudiante studieuse, sur qui ses charmes n’avaient aucun effet.

Par principe, il s’était fait un challenge de l’accrocher sur son tableau de chasse. Pourtant la belle n’avait succombé à aucune de ses avances. Après plusieurs semaines d’une cour acharnée, mais clairement sans effet, il s’était fait prendre à son propre jeu. Il avait passé les mois qui suivirent à tenter de la conquérir. Nous l’avions soutenu, alors qu’il était désemparé et sincèrement fou amoureux d’elle. Nous avions finalement convaincu la jeune femme de lui accorder un unique rendez-vous, et de lui laisser sa chance. Depuis, ils ne s’étaient plus quittés. Et sans être d’une jalousie maladive, Jenny connaissait le passé de Jack et s’assurait de lui éviter de retomber dans ses travers d’étudiant. Cette relation avait transformé Jack. À presque 30 ans, il était devenu un homme sérieux, heureux d’être l’homme d’une seule femme et un excellent associé.

— Je vais la demander en mariage ! lâche-t-il alors que je prends une autre gorgée de ma bière.

Je manque de m’étouffer à cette annonce.

— Matt, ça va ? me demande-t-il alors qu’il me tape dans le dos.

— Préviens avant d’annoncer ce genre de chose ! dis-je en toussant.

— Elle est enceinte ? plaisante Stephen.

— Très drôle, non ! En tout cas pas que je sache. Mais avec ce qu’il s’est passé…

L’allusion à l’accident de moto nous fait garder le silence.

— La vie est courte les gars, reprend Jack d’un ton sérieux après un moment. Je n’ai aucun doute sur notre relation. Jenny a 28 ans, on veut fonder une famille…

— Pourvu qu’elle dise oui ! lâche Andrew en éclatant de rire.

Le visage de Jack se décompose au souvenir des semaines de galère qui avaient précédé leur relation. Nos rires font écho à celui d’Andrew. Tous plus détendus, nous levons nos verres pour trinquer.

— Sur une telle annonce, James nous aurait lancé un challenge ! s’exclame Andrew avec un sourire en coin.

C’est vrai, James ne ratait jamais l’occasion de s’amuser. Je l’ai vite compris lors de notre rencontre alors que nous n’étions que des enfants.

Nous avons grandi ensemble dans les quartiers nord de Londres. À l’époque, tout nous opposait. Seul garçon d’une fratrie de six, j’ai grandi dans une famille nombreuse et unie.

James était fils unique. Sa mère est décédée alors qu’il était très jeune. Son père ne s’en est jamais remis et a sombré dans l’alcool, obligeant son fils à se débrouiller seul la plupart du temps, et ce par n’importe quel moyen.

Notre rencontre a été fracassante. Nous avions dix ans quand il a essayé de me racketter. Je me suis défendu et, à l’issue de la bagarre, qui m’a d’ailleurs laissé une cicatrice sur l’arcade sourcilière, nous avons tous les deux écopé d’un renvoi de l’école. Durant les deux semaines d’exclusion, nos pères ont décidé de nous faire travailler ensemble pour aider à rénover la chambre de ma sœur Ellie dont nous attendions la naissance.

Par la force des choses, nous sommes devenus amis. Pour James, notre maison était pratiquement devenue la sienne. Sa disparition a laissé un énorme vide en moi. J’ai perdu un frère.

— Alors, qu’est-ce que tu proposes? demande Stephen.

— Comme nous sommes encore « officiellement » quatre célibataires, je propose que le plus rapide d’entre nous à se faire embrasser par une jeune et belle inconnue, ne paye pas sa tournée.

— Alors là, les gars, je vous arrête tout de suite, dit Jack. Si je veux m’avancer jusqu’à l’autel avec tous mes attributs, je passe mon tour !

— C’est pas faux, approuve Stephen. Dans ce cas, tu seras l’arbitre. Tu tiens le chrono et tu désignes les prétendantes.

— C’est n’importe quoi, retorqué-je. C’est dégradant ! On a passé l’âge des paris d’ado, et je vous rappelle que je viens de payer ma tournée…

— Ouais… En fait, tu te dégonfles, me lance Andrew avec un sourire. Et tu sais très bien que James aurait proposé bien pire !

— Allez, réplique Jack. En sa mémoire. Promis, dernière attitude dépravée… avant mon enterrement de vie de garçon.

Je lui lance un regard noir, sachant très bien qu’il ne va pas se prêter lui-même au jeu, et finis par accepter dans un soupire. Je n’en reviens pas qu’à 30 ans et patron de ma propre boîte je me laisse entraîner dans une telle galère.

2

Andrew se lance le premier. Jack lui a désigné un groupe de filles et parmi elles, une jolie blonde en robe courte, perchée sur des talons aiguilles. Il ne lui faut pas plus de trente secondes pour se prendre une gifle. Quand il revient, la main sur la joue, nous trinquons avec lui à sa défaite.

Stephen est le deuxième à se prêter au jeu. Avec son look d’homme d’affaire décontracté – jean, chemise blanche et veste de costume – c’est un négociateur hors pair. Il vend des voitures de luxe, la séduction, c’est son job !

Je finis tranquillement ma bière en sachant que je n’ai aucune chance face à lui. Notre arbitre lui a choisi une petite brune, qui sirote un verre avec une amie au bar. Il s’avance vers elles, avec une assurance certaine et entame la conversation. Nous ne les lâchons pas des yeux. Ils rient et flirtent, la jeune femme semble sous le charme. Le chrono affiche près de quatre minutes, lorsqu’elle se tourne vers lui pour l’embrasser. J’en reste ébahi. Jack et Andrew se font un check, alors que Stephen s’incline pour saluer les jeunes femmes et prendre congé.

Alors qu’il nous rejoint à la table, la jeune femme se tourne vers nous et nous fais un signe de la main. Entre son index et son majeur est glissé un billet de dix livres sterling. Un sourire aux lèvres, elle s’adresse à Stephen, et même si la distance ne nous permet pas de l’entendre, le « merci » que l’on peut lire sur ses lèvres est explicite.

— C’est pas vrai, tu l’as payée pour t’embrasser ! Tu me déçois, dis-je en le frappant sur l’épaule non sans me retenir de rire.

Stephen lève les deux bras en l’air en signe de reddition, fier de sa tricherie, le sourire aux lèvres.

— Nouvelle règle, ajoute Jack. Il est interdit de payer ou soudoyer la demoiselle.

— Quoi ? Tu rajoutes des règles en cours de route ? J’abandonne !

— Parce que tu allais payer la fille, toi aussi ? s’étonne Andrew.

— Non, pas du tout !

— Dans ce cas, c’est à ton tour, dit Jack. Alors voyons, qui sera l’heureuse élue ?

Son regard parcourt la salle et s’arrête sur une jeune femme, assise seule sur une banquette.

Comme elle est dos à nous, il m’est impossible de voir à quoi elle ressemble. Encouragé par mes soi-disant amis, je me lance, ne sachant toujours pas pourquoi j’ai accepté.

En m’approchant, je commence à détailler ce que j’aperçois d’elle. Ses cheveux auburn sont retenus en un chignon décoiffé, duquel quelques mèches s’échappent. Elle porte un tailleurpantalon sombre et des talons hauts.

Je fais le tour de la banquette pour me retrouver face à elle. Absorbée dans la lecture d’un document, elle ne s’est pas aperçue de ma présence. Cela me laisse encore un bref instant pour la découvrir réellement.

Elle est vraiment très jolie. Des traits fins et délicats, une bouche charnue et des formes féminines mises en valeur par un chemisier clair.

Tout à ma contemplation, je ne me rends pas compte qu’elle a levé les yeux sur moi.

— Oui ? me dit-elle.

— Bonsoir, dis-je en reprenant contenance. J’aimerais vous offrir un verre.

— Non merci, me répond-elle en me désignant celui à peine entamé devant elle.

Sans plus de cérémonie, elle reprend sa lecture pour mettre fin à la conversation.

Ne sachant quoi faire, je reste planté là, et tourne la tête vers mes amis hilares, en haussant les épaules en quête d’une aide miraculeuse.

Curieuse, l’inconnue jette un œil par-dessus son épaule et aperçoit Jack, qui tient toujours son portable pour vérifier le chrono.

— Un pari ?

Son ton sec me déstabilise. Décontenancé, je me passe la main dans les cheveux pour marquer mon malaise.

— Oui, c’est idiot… Excusez-moi, c’était une erreur. Je suis navré de vous avoir dérangée.

— Je pense être en droit de connaître l’objet du pari… ?

— Un baiser, dis-je sans savoir quoi répondre d’autre.

— Et vous gagnez… ?

— Un verre, dois-je avouer.

Elle me fixe quelques instants, pensive, puis commence à ranger ses documents et son portable dans le sac posé près d’elle.

— D’accord.

— Quoi ?

Surpris, je feins de rebrousser chemin.

— C’était parfaitement idiot, on était entre amis, ça ne justifie rien, ajouté-je. Laissez-moi régler votre ver...

— J’insiste, me coupe-t-elle en se levant. Un baiser pour un verre !

Elle contourne la table et s’approche sans me quitter du regard. Ses yeux sont clairs mais sous cet éclairage je ne saurais dire s’ils sont bleus ou verts. Une chose est sûre, ils me déstabilisent. De taille moyenne, elle doit lever la tête pour me regarder. Je prends conscience de notre proximité lorsque sa main se pose sur mon torse et qu’elle se hisse sur la pointe des pieds. Indéniablement nos visages se rapprochent jusqu’à n’être qu’à quelques centimètres. Je meurs d’envie de les franchir mais je ne le ferai pas. Cela doit venir d’elle et je le sais. Je crois deviner un sourire au coin de ses yeux avant qu’elle ne les ferme et dépose ses lèvres sur les miennes.

Ce baiser est tel que je me le suis imaginé. D’abords léger et quelque peu hésitant, il s’affirme à mesure que nos corps suppriment l’espace qui les sépare. Sa bouche porte le goût de son cocktail à la fraise. Sa main libre remonte le long de mon cou, alors que les miennes s’invitent sur la cambrure de son dos et sur sa nuque pour prolonger l’instant.

À regret, je sens qu’elle met fin à notre étreinte. En rouvrant les yeux, il me semble déceler dans les siens une certaine lueur, de tristesse, de nostalgie peut-être. Puis en une fraction de seconde, son regard change. Elle observe par-dessus mon épaule le spectacle de mes amis, qui reproduisent une pâle version de la danse de la victoire.

Alors que je les contemple à mon tour, dépité par leur attitude, je sens qu’on me verse un liquide sur la tête, me forçant par réflexe à la rentrer dans les épaules. Je me retourne et fais face à mon agresseur, qui n’est autre que ma jolie inconnue. Elle arbore un sourire espiègle, son verre vide à la main.

— Un baiser pour un verre ! me lance-t-elle avec un brin de malice.

Ce coup de théâtre fait éclater l’hilarité de mes amis, et la scène n’a pas échappé aux autres jeunes femmes victimes de ce pari stupide. Celles-ci applaudissent et sont bientôt rejointes par quelques clients du pub, près de nous.

Bon perdant, et prêt à présenter mes plus plates excuses, je me rends alors compte qu’elle s’est éclipsée. Ses affaires ont également disparu. Je regarde d’instinct la porte du pub, et la vois échanger quelques mots avec le patron du bar avant de disparaître.

Je me précipite pour la rattraper, mais je suis stoppé dans mon élan par ledit patron, qui me réclame le paiement du verre dont je sens encore quelques gouttes couler le long de ma nuque.

Je cherche en vain mon portefeuille que j’ai dû laisser sur la table. Je me retourne vers le patron et tente de lui expliquer que je dois rattraper la jeune femme qui vient de sortir, mais il ne veut rien entendre.

Jack, qui a dû comprendre la situation, s’interpose avec mon portefeuille à la main.

Sans même regarder, je tends quelques billets au patron, qui, satisfait, me laisse passer.

Je sors en trombe dans la rue et l’aperçois vingt mètres plus loin tandis qu’elle hèle un taxi, qui s’engage sur la voie pour s’arrêter devant elle. Alors que je m’approche, ma belle inconnue se retourne et me lance un regard amusé. Le téléphone à l’oreille, elle semble passer un appel. Sans entendre ses paroles, je comprends qu’elle laisse un message sur un répondeur. À son intonation, à sa façon de parler, je crois percevoir un léger accent.

Arrivé presqu’à sa hauteur, je l’interpelle.

— Je vous en prie, ne partez pas, laissez-moi vous offrir un verre pour me faire pardonner.

— Mais c’est déjà fait…, dit-elle alors qu’elle s’apprête à monter dans le taxi.

— Peut-être un que vous pourriez consommer ?

Elle accueille ma réplique avec un sourire, qui fait briller ses yeux de malice. Je sens à cet instant que c’est la plus douce des punitions.

— Donnez-moi une chance de m’excuser…Vous venez souvent dans ce pub ? Je n’ai pas l’impression que vous êtes de Londres.

— Oui je viens souvent, mais, à vrai dire, je suis déçue ! dit-elle d’un air boudeur avant de reprendre. Je pensais que vous auriez reconnu le French Kiss.

Sa dernière phrase reste en suspens, alors qu’elle s’engouffre dans son taxi, qui disparaît dans la circulation encore dense dans ce quartier fréquenté.

3

Joséphine

Je suis réveillée par la lumière du soleil qui filtre à travers les rideaux. Ce rayon me réchauffe dans mon demi-sommeil, mais ce bien être est vite assombri par cette sensation qui me hante depuis bientôt quatre ans.

Ce matin, pourtant, j’ai une impression étrange. En une fraction de seconde, l’épisode d’hier soir me revient à l’esprit : le bar, le baiser, le verre… Je me cache le visage dans un oreiller, tout à fait réveillée à présent.

Comment ai-je pu me comporter comme ça ? Comme une fille qui ne me ressemble pas. Je suis plutôt quelqu’un de réservée et raisonnable d’habitude. Alors, quoi ? Ai-je été nourrie par un élan féministe, une sorte de vengeance de l’arroseur arrosé… Cette image si proche de la réalité me fait sourire, alors que je me revois verser mon cocktail sur ce pauvre garçon.

Je me redresse dans mon lit pour remettre de l’ordre dans mes idées, mais mon regard se pose sur le réveil. L’heure qu’il indique me fait sauter de mon lit, je n’ai pas dû l’entendre sonner ! Je me précipite sous la douche. Je vais devoir faire l’impasse sur mon petit déjeuner, si je ne veux pas être en retard.

J’aurais pourtant bien besoin d’un café. Mes nuits sont agitées, et les cauchemars s’intensifient à mesure que les jours passent. Je chasse cette pensée en secouant la tête, et me concentre sur l’eau chaude qui me réchauffe l’âme et le corps.

J’enfile une tenue habillée mais confortable. Je n’aurai pas le temps de repasser par l’appartement ce soir avant de partir pour Paris. Je sèche rapidement mes cheveux, me maquille légèrement, mets mes escarpins et me saisis de ma valise avant de me diriger vers la porte de mon appartement. Je prends le temps d’un dernier regard en arrière pour m’assurer que tout est en ordre, et que je n’ai rien oublié.

Arrivée dans la rue, je jette un coup d’œil à ma montre et constate avec soulagement que j’ai juste le temps de faire un détour au Starbuks. Il y a un peu de monde, mais à cette heure-ci le service est rapide et efficace. Je commande mon expresso et le latte de Jane, et finis par arriver pile à l’heure au bureau.

Mon amie m’accueille et se confond en excuses pour le lapin qu’elle m’a posé hier soir. Je range mes affaires dans un coin, et lui tends avec un sourire son gobelet encore chaud, pour lui faire comprendre que je ne lui en veux pas.

Nous nous connaissons depuis des années. C’est grâce à elle si j’ai obtenu ce poste chez T. Parker’s, lorsque j’ai quitté la France pour m’installer ici sur un coup de tête. Ted, Mr Teodore Parker pour les clients, m’a d’abord donné ma chance avec un poste à la réception du cabinet de maîtrise d’œuvre. Mais avec mon expérience et sur l’insistance de Jane, il m’a rapidement proposée d’assister mon amie sur des dossiers. Cela fait maintenant deux ans, que nous partageons ce bureau, dans cette petite entreprise d’une dizaine d’employés.

Nous nous installons quelques instants pour finir nos boissons. Elle m’explique, qu’hier soir, elle a été retenue par un dossier urgent à finaliser avec Ted. Mon amie s’est, soi-disant, aperçue de l’heure tardive que lorsqu’elle a vu mon message. J’accueille son explication avec un sourire entendu, connaissant son faible pour notre patron. Déchiffrant mon sourire, elle m’assène une tape sur l’épaule et attrape son gobelet pour en boire une gorgée, le rouge aux joues.

Ses yeux se posent sur ma valise, et elle remonte sur moi un regard intrigué.

— Tu me sembles étonnamment… sereine ! finit-elle après réflexion. Et ce n’était pas un sourire dans ta voix, lorsque tu as laissé ton message sur mon répondeur hier soir ? Il s’est passé quoi chez Bob ?

Je ne sais pour quelle raison, mais c’est à mon tour de sentir mes joues s’échauffer. Je lève les yeux sur Jane qui en reste estomaquée.

— Mademoiselle Joséphine Dubois, je veux tout savoir !

Je me lance dans le récit de ma soirée. Je ne m’interromps que pour finir mon café et prendre le temps d’observer mon amie suspendue à mes lèvres. Grande, brune et élancée, avec sa coupe à la garçonne, elle arbore toujours un petit air mutin.

— Tu as fait quoi ? me dit-elle hilare, alors que je viens d’achever mon histoire.

— Je lui ai renversé mon verre sur la tête !

— Non, tu l’as embrassé…

— Oui, et je lui ai versé mon verre sur la tête, ça faisait partie du concept, de la morale ou de ce que tu veux.

— J’adore ce concept ! Et il était comment ? enchaine-t-elle toute excitée.

— Trempé…dis-je en haussant les épaules.

— Tu vois bien ce que je veux dire, grogne-telle en levant les yeux au ciel. Il est quoi ? Petit, gros et boutonneux ?

Sa description me fait sourire, et l’espace d’un instant, je replonge dans l’ambiance du bar. Je le revois, debout devant moi à m’observer. Grand, châtain clair, les cheveux en bataille, des épaules larges, des yeux noisette je crois. Plutôt bel homme, je dois avouer.

— Jœ ? souffle Jane, me tirant brutalement de mes pensées.

— Pas mal : grand, plutôt sportif et non, pas boutonneux pour tout te dire, finis-je en rassemblant rapidement quelques documents sur mon bureau pour passer à autre chose.

Tout en m’affairant, je relève les yeux sur Jane qui, les coudes sur la table, la tête posée dans ses mains en coupe, m’observe tendrement comme si j’étais un adorable petit chat.

— Arrête ! lui asséné-je en lançant une gomme qu’elle esquive de justesse. Ce n’était qu’une farce idiote avec un inconnu… Et ce n’est pas le moment, dis-je plus froidement en fixant ma valise.

— Ma belle, me dit-elle avec compassion en se levant et en me caressant doucement l’épaule. Ce ne sera jamais le bon moment. Tu dois aller de l’avant. Et ce petit coup de folie signifie peut-être que tu es prête… finit-elle d’un ton encourageant.

Un coup de folie ? Jane a probablement raison. Donner une leçon à ces hommes pour leur pari idiot, au détriment de la gente féminine, avait été ma première motivation. Mais ce baiser, notre étreinte même brève, m’avait bouleversée en un savant mélange de culpabilité et d’insouciance. Lorsque ses mains s’étaient posées sur moi, je m’étais sentie électrisée. Notre baiser était devenu plus profond. Je secoue la tête pour chasser ces pensées ambigües et revenir à la réalité.

— De toute façon, je ne le recroiserais probablement jamais, dis-je tout bas.

— Probablement… reprend mon amie d’un air espiègle le nez plongé dans un dossier.

Je secoue la tête cette fois d’exaspération et me remets au travail.

La journée passe relativement vite, entrecoupée de la pause déjeuner et de notre réunion hebdomadaire sur les dossiers en cours avec tout le staff.

Au moment de partir, Jane me serre dans ses bras et me propose une énième fois de m’accompagner jusqu’à la gare, mais je refuse et la remercie d’une nouvelle étreinte.

Je croise Ted dans le couloir qui me rappelle de lui rapporter un « souvenir culinaire » qui ne serait ni du fromage ni des grenouilles… du vin, pour résumer. J’affiche un sourire de façade, sentant la tension de ce voyage de nouveau m’accabler, et lui promets d’y penser.

Je fais le trajet jusqu’à la gare puis jusqu’à ma place dans l’Eurostar en pilotage automatique, perdue dans mes pensées, en appréhendant les jours à venir.

4

Matthew

— Tu crois vraiment que devenir un pilier de bar va te permettre de retrouver cette fille ? me lance Stephen en trinquant avec moi.

— Pour ta gouverne, je ne me saoule pas dès que je viens dans un pub, et oui, j’ose espérer la croiser.

— Ça fait pratiquement deux semaines que tu viens tous les soirs, tu ne crois pas que si tu avais dû la revoir, ce serait déjà fait ?

— Je ne suis pas venu tous les soirs, dis-je d’un air renfrogné.

Il accueille ma réponse en haussant un sourcil, un sourire en coin.

— Oui, pardon, tu n’es pas venu mardi, parce que tu avais un diner d’affaire que tu n’as pas pu décaler !

Sur ce point, il a raison et j’accuse le coup. Obnubilé par notre brève rencontre, je suis effectivement venu quasiment tous les soirs ces deux dernières semaines, accompagné par l’un ou l’autre de mes amis. Ils se sont d’abord moqués de moi, mais maintenant ils commencent à ne pas comprendre mon entêtement à la retrouver.

— Si tu veux mon avis, elle n’est probablement pas du coin et même pas Française. La preuve personne ne la connait ici. Et puis, qu’est-ce qu’elle a cette fille de particulier ? Tu l’as à peine croisé cinq minutes ! me lance-t-il d’un air blasé.

J’ai l’impression d’avoir eu cette conversation une bonne dizaine de fois, et c’est probablement le cas. Comment donner une explication rationnelle alors que je n’en ai pas moi-même. Ce pari m’a fait passer pour un salaud et je ne veux pas qu’elle garde cette image de moi. C’est vrai, je pourrais passer à autre chose, ne plus venir dans ce bar pour ne pas la croiser. Mais j’ai ce besoin inexplicable qu’elle comprenne que je ne suis pas comme ça.

Et ses yeux ? C’est déconcertant ! Ces deux semaines de travail pourtant chargées, n’ont pas réussi à me faire oublier son regard, cette lueur aperçue un court instant. J’ai besoin de comprendre.

— Ecoute, je sais, c’est totalement irrationnel ! Je ne sais même pas comment l’expliquer. Disons que c’est un peu comme lorsque tu pars en voyage, et que tu sais que tu as oublié quelque chose. Tu n’es pas serein tant que tu n’as pas découvert ce que c’est… J’ai l’impression que si je ne la retrouve pas, je vais passer à côté de quelque chose. J’ai besoin de la revoir… Son regard peut être, je ne sais pas, dis-je en secouant la tête de lassitude.

— Oui c’est ça, un regard ! me reprend-il en se moquant de moi. Et non un fantasme avec une working girl sexy… Et je suppose que le fait qu’elle t’ait embrassé n’influence pas tes recherches !

— Mais tu peux être un vrai enfoiré par moment. Je ne comprends pas comment tu peux avoir autant de succès avec les filles, dis-je en lui frappant l’épaule.

— Qu’est ce que tu veux. Je suis un dieu du sexe ! répond-il avec un sourire assuré et en trinquant de nouveau avec moi. Pour en revenir au sujet qui nous intéresse, ça tiens en deux mots : laisse tomber ! Ça fait quoi, dix ou quinze ans qu’on se connait, tu es plutôt un mec réfléchi et en particulier avec les femmes. Tu vas te casser le nez. Je connais bien ce type de filles, elle s’est bien foutue de toi. Elle est de celles qui te laissent un faux numéro, et à la façon dont elle t’a embrassé je ne serais pas surpris qu’elle se tape un mec différent chaque soir.

Je lui lance un regard noir et me rends compte que je ne suis pas le seul, en regardant la serveuse qui vient de nous servir un deuxième verre.

Mon ami se lève et se dirige aux toilettes, sans se rendre compte du malaise qu’il laisse planer derrière lui, du doute qui s’insinue en moi.

Je reste pensif un long moment, quand je surprends une conversation agitée entre la serveuse et son patron. Je suis d’autant plus intrigué, lorsque je prends conscience des regards furtifs qu’ils jettent chacun leur tour dans ma direction. La serveuse doit avoir le dernier mot car elle se dirige vers moi, d’un pas décidé.

— Elle n’est pas comme votre ami vient de prétendre, m’annonce-t-elle sans préambule.

Je reste surpris en observant la serveuse et en jetant un regard au patron du bar qui, lui non plus ne me quitte pas des yeux, le front plissé et le regard sombre. À son air renfrogné, j’en déduis qu’il n’était pas d’accord pour que la jeune femme vienne me parler.

— Vous la connaissez ? Vous m’aviez pourtant dit…

— Je sais ce que je vous ai dit, m’interrompt-elle, mais on ne savait pas si vous étiez quelqu’un de sérieux ou un sale type.

Elle lance un regard méprisant à la place qu’occupait Stephen il y a quelques instants, ne laissant aucun doute quant à l’opinion qu’elle a de lui.

— Elle ne vous a pas menti, reprend-elle avec chaleur. Elle est bien française et elle vient régulièrement mais, elle a dû s’absenter.

— Comment s’appelle-t-elle ? Comment puis-je la revoir ?

Je la sens hésiter alors qu’elle tente un regard vers son patron, qui n’a pas bougé d’un iota, l’air toujours aussi peu enclin à cautionner cette conversation.

— S’il vous plait, comme vous le disiez je suis un type bien, je supplie pour attirer de nouveau son attention avec un sourire que j’espère convaincant.

Elle est déchirée entre sa loyauté envers son amie – car je suis sûr qu’il ne s’agit pas d’une simple cliente – et son envie de me croire et de me faire confiance.

— D’accord. Je vais vous aider mais à deux conditions.

— Tout ce que vous voulez !

— La première, me dit-elle en sortant son portable et en me prenant en photo. C’était sa condition pour que je vienne vous parler, m’explique-t-elle en me faisant un signe de tête en direction de son patron. Et Bob tient à ce que vous sachiez qu’il connaît votre nom, et qu’il saura vous retrouver s’il lui arrive quoi que ce soit, achève-t-elle en haussant les épaules en guise d’excuse.

Je me tourne vers Bob donc, et je le vois me fixer droit dans les yeux, arborant dorénavant un sourire qui se veut menaçant. Sans détourner le regard, je lui adresse un signe de tête pour lui signifier que j’ai bien saisi la teneur de son avertissement. A priori satisfait, il se saisit d’un torchon et entreprend de nettoyer un verre, tout en s’adressant à l’habitué qui s’est assis devant lui, sans plus se soucier de nous.

— Et la deuxième ?

— Je ne vous donnerai pas son nom. Elle vient de rentrer de voyage. Je vais la contacter, et lui dire que vous cherchez à la revoir. Elle décidera si elle le veut également. Si ce n’est pas le cas, je veux que vous respectiez son choix.

J’acquiesce sachant qu’il n’y a pas lieu de négocier et la remercie de son aide, soulagé de trouver une issue à cette quête que je croyais avortée dans l’œuf, quelques minutes auparavant.

C’est à ce moment-là que Stephen se décide à réapparaître, le portable collé à l’oreille. J’avais presque oublié qu’il était venu avec moi ce soir. Il ne s’aperçoit pas du regard mauvais que lui lance la serveuse en s’éclipsant.

— Désolé, me dit-il en raccrochant et en désignant son portable. J’ai dû prendre un appel.

Il jette un regard circulaire et me fait une tape sur l’épaule.

— Bon, ben, c’est pas pour ce soir mon gars !… Allez, on finit nos verres et on y va, hein ! Ce n’est pas la peine d’attendre des heures.

Il se saisit de son verre et le finit d’un trait. Je l’imite, tout à ma réflexion. Avant qu’il ne prenne sa veste, je le retiens par le bras et lui intime de m’attendre un instant. Je griffonne alors quelques mots sur un papier, et me dirige vers la jeune femme qui m’a proposé son aide. Je sors quelques billets et lui demande si elle peut faire livrer pour moi un bouquet de fleurs à son amie, avec le mot que je tiens dans la main.

Perplexe, elle s’en saisit et lit l’invitation à me retrouver demain soir, au même endroit.

— D’accord, Matthew, me dit-elle en lisant mon nom sur le papier. Je vais m’en occuper, mais ce n’est pas pour autant qu’elle viendra au rendez-vous. Vous le savez, n’est-ce pas ?

— Oui et je n’insisterai pas si elle ne souhaite pas me rencontrer, j’ai compris.

Elle regarde le mot en souriant et secoue la tête, se demandant probablement si c’est une bonne idée et si elle a raison de m’aider.

— Et pour les fleurs, une préférence ? finit-elle par me demander, résignée.

— Quelque chose de coloré mais simple, plutôt printanier, des tulipes peut-être ? dis-je avec hésitation, attendant son approbation.

Elle réfléchit, penche légèrement la tête sur le côté et finit par approuver mon choix.

Je la remercie chaleureusement et rejoins Stephen qui a fini par enfiler sa veste et régler la note. Je décide de ne rien lui révéler, trop incertain de ce qu’il va se passer demain. Lorsqu’il me questionne, je prétexte un marché passé avec la serveuse qui, moyennant quelques billets, s’est engagée à m’appeler si elle croisait ma belle inconnue. Cela lui semble plus raisonnable que de finir alcoolique à force de trainer ici tous les soirs.

Après avoir échangé quelques mots devant le bar, nous rentrons chacun de notre côté, moi légèrement grisé par l’anticipation.

5

Joséphine

Je suis arrivée très tôt au bureau ce matin, bien avant tout le monde pour tout dire. J’avais besoin de ce calme dans un environnement neutre, et le voir progressivement s’animer, à mesure de l’arrivée de mes collègues.

Ted est le premier à rompre le silence des lieux. Il ne manque pas de venir me remercier de la bouteille que j’ai déposée sur son bureau. J’en profite pour lui donner les recommandations du vendeur, qu’il ne respectera probablement pas, comme à son habitude. Il s’enquiert brièvement de mon voyage puis me fait un bref topo des dossiers dont j’ai la charge.

Même si je sais qu’il connait les raisons qui m’ont fait quitter la France – Jane m’a avoué lui en avoir parlé un soir qu’il s’inquiétait pour moi –, il n’y a jamais fait allusion. Cependant, il se montre toujours plus attentif et arrangeant à chaque fois que je dois partir, ou que je reviens d’un de mes retours aux sources. C’est pour cette raison qu’il n’a pas sourcillé lorsque j’ai demandé à faire ma reprise un vendredi plutôt que le lundi suivant.

Aujourd’hui tout particulièrement, j’avais besoin de m’occuper l’esprit. Me retrouver seule dans mon appartement était au dessus de mes forces. Il m’avait accordé cette reprise décalée sans me poser de question.

C’est une personne que j’apprécie beaucoup. Très charismatique, il impose le respect. Il peut s’avérer impitoyable en affaires mais il est l’une des personnes les plus loyales que je connaisse. Avec son style de dandy chic, ses cheveux savamment négligés, sa barbe taillée de près et son regard sombre, je comprends aisément ce qui peut attirer Jane chez lui.

Et justement, nous sommes interrompus dans notre échange par mon amie. Elle débarque telle une tornade dans le bureau, les bras chargés de boissons chaudes et de muffins. Comme à son habitude, sur des vêtements plutôt sobres, elle arbore une touche d’excentrisme. C’est ce qui fait son style. Aujourd’hui, c’est un bandeau dans les cheveux avec une grosse fleur de tournesol, dans un mélange charleston-hippie qui, bien sûr, lui va à ravir.

Au coup d’œil que lui lance Ted et à son sourire en coin, je devine que Jane ne le laisse pas indifférent. Après avoir accepté un muffin, il s’apprête à retourner dans son bureau. Il se ravise et se retourne vers moi en me posant la main sur l’épaule, en un geste attentionné.

— Ça va aller !? me demande-t-il.

Je comprends le double sens de sa phrase et acquiesce en le remerciant.

Il sonde mon regard pour s’assurer que je vais bien, puis sort de notre bureau, non sans avoir jeté un dernier coup d’œil à mon amie, qui semble tout à coup très occupée à remettre de l’ordre sur son bureau.

— C’était quoi ça ?

— Quoi donc ? me dit-elle plongée dans le tri quasi existentiel des trombones et élastiques de sa boîte fourre-tout.

— Il s’est passé un truc avec Ted pendant que je n’étais pas là ?

— Non, non, me lance-t-elle sans même lever les yeux sur moi.

Donc à l’évidence, je vais devoir attendre qu’elle se décide à m’en parler. Je lui lance un « ok » et m’affaire à poursuivre le cahier des charges sur lequel je travaillais avant que Ted n’arrive. Je vois ses épaules se détendre lorsqu’elle comprend que je n’insiste pas.

— Et toi comment ça s’est passé ? me demande-t-elle avec précaution.

Je lui trace les grandes lignes de mon séjour. Je dois lui avouer, non sans étonnement, que ce n’était pas si terrible que l’idée que je m’en faisais. Bien sûr, j’avais eu cette chape de plomb qui ne m’avait pas quittée de tout mon séjour, mais nous avions eu des moments agréables : le rire de mes neveux, les instants de complicité avec ma sœur, les gaffes incessantes de mon frère et la cuisine réconfortante de ma mère.

— Je me sens tellement coupable, finis-je par dire dans un souffle. Ils ont fait tellement d’efforts et pourtant, je n’avais qu’une envie, c’était de repartir. J’avais en permanence une boule dans la gorge qui m’empêchait de respirer.

— C’est normal tu sais, me dit-elle avec compassion. Et la signature ? demande-t-elle d’une voix hésitante.

— Je ne sais pas, fais-je en secouant la tête, les coudes sur le bureau et le visage dans les mains.

La main apaisante de mon amie qui se pose sur mon épaule, m’invite à continuer.

— J’étais tellement triste, accablée… mais aussi en colère et soulagée, c’est terrible, non ? soufflé-je en relevant la tête vers elle.

— Non, c’est… naturel, je pense, dit-elle en pesant ses mots et en tentant un sourire réconfortant.

— Merci d’être là pour moi, et de supporter mon air lugubre depuis des semaines.

— Toujours, ma belle, finit-elle avec un clin d’œil et en m’étreignant rapidement. Mais j’ai hâte de retrouver ma Jœ pétillante et joyeuse.

Je la remercie de nouveau avec un sourire sincère et nous nous remettons chacune au travail.

6

Les bureaux finissent par se remplir les uns après les autres, et tout le monde s’attèle à sa tâche.

— Hey Jœ, je crois que j’ai un truc pour toi, me lance Steve, le réceptionniste, dans l’entrebâillement de la porte.

— Pose-le avec les autres dossiers.

Sans relever la tête du contrat sur lequel je suis concentrée, je lui indique vaguement le meuble derrière moi.

— Tu es sûre ?

— Jœ, je pense que tu devrais regarder, me dit Jane, enthousiaste.

Je la regarde puis me tourne vers Steve, et le vois, tout sourire, les bras chargés d’un énorme bouquet de tulipes aux couleurs vives.

— Je ne comprends pas.

Je me lève et en m’avance vers lui, indécise.

— Tu es sûr que c’est pour moi ?

— Je pense, oui ! Il est adressé à la « Jolie Française ». À part toi, je ne vois pas… Et il y a un carton si tu veux, ça va peut-être te permettre de savoir lequel de tes prétendants te les a envoyées… finit-il avec un clin d’œil et en me laissant avec le bouquet dans les bras.

— Alors ? s’exclame Jane en tapant dans ses mains toute excitée. Qui t’envoie ces fleurs ?

— Aucune idée, mais tiens, dis-je en lui remettant le bouquet dans les bras pour ouvrir plus facilement le carton.

À la lecture du mot, je lève les yeux de surprise sur Jane sentant mes joues se colorer. Je m’assois, le regard fixé sur le bouquet en secouant la tête et le sourire aux lèvres.

Jane m’arrache le mot des mains n’en pouvant plus d’attendre et le lit à haute voix.

Laissez-moi me faire pardonner ce pari idiot

et vraiment tenter de vous offrir un autre verre

Je vous attendrai ce soir au Robert’s Tavern

Amicalement

Matthew Stanton

Elle se tourne vers moi, les yeux brillants de malice. Le sourire éblouissant qui illumine son visage ne me dit rien qui vaille.

— « Je ne le reverrais probablement jamais » disais-tu ?

— Je ne sais pas encore si je vais y aller…

— Tu vas y aller, me lance-t-elle avec conviction. Qu’est-ce qui t’en empêche ?

— Outre le fait que je ne sache rien de lui ? C’est un jour particulier, je ne crois pas que ce soit le bon moment.

— C’est sûr, dit-elle après réflexion. Mais que ce soit aujourd’hui ou demain ne changera rien. Et tu m’as dit toi-même qu’il était charmant !

— Je n’ai jamais dit ça ! je m’exclame, écarlate.

— Oui, c’est ça ! C’est ce que j’en déduis à la couleur de tes joues alors. Plus j’y repense et plus je me dis que charmant est en dessous de la vérité. En plus il doit être intelligent et plein de ressources pour t’avoir retrouvée, qu’en dis-tu ? Tu as besoin de te changer les idées. Ce sera une façon séduisante de t’occuper l’esprit, tu ne penses pas ?

En effet, il est bientôt midi et depuis ce matin, je me suis plongée dans le travail pour ne pas me laisser le temps de penser à autre chose. Cependant, Jane a raison. À peine vais-je être rentrée chez moi, que l’angoisse va m’envahir et là, tout de suite, je m’en sens incapable.

— J’irai, dis-je finalement.

— Et tu passeras le reste de ta soirée à me raconter tout ça au téléphone, finit-elle en sautillant jusqu’à son bureau.

Je lève les yeux au ciel et tente de reprendre le travail, mais inlassablement mon regard se pose sur le bouquet que j’ai déposé dans un vase de fortune.

Une douce angoisse, plus grisante que celle que je m’attendais à vivre aujourd’hui, commence doucement à m’envahir. J’ai du mal à me concentrer du reste de la journée. Je me surprends à imaginer la scène qui va se jouer ce soir. À mesure que l’heure approche, je sens le doute s’insinuer.

Cela fait tellement longtemps que je n’ai pas été dans ce genre de situation, dans ce jeu de séduction. Est-ce que j’en ai l’envie, le courage ?

Jane s’en rend compte. Elle me rassure et propose même de m’accompagner mais je ne préfère pas. Je me sens suffisamment tendue comme ça pour ne pas avoir ses yeux braqués sur moi toute la soirée. De toute façon, je serai en terrain conquis. Je ne serai pas vraiment seule, Bob et Wendy seront là. En pensant à eux, je réalise que pour me retrouver le jeune homme a dû se rendre au pub faire son enquête. Je décide d’appeler Wendy pour lui en parler.

Je récupère mon portable dans mon sac. Je m’aperçois qu’elle a tenté de me joindre à trois reprises et m’a laissé deux messages. Dans le premier, elle m’explique qu’un certain Matthew « trop craquant » cherche à me revoir et que c’est à sa demande, qu’elle m’a envoyé des fleurs pour m’inviter ce soir au pub. Dans son deuxième message, elle ajoute qu’elle ne veut pas m’influencer, mais qu’il semble être quelqu’un de bien et que si ça peut me rassurer, Bob a placardé sa photo derrière le bar.

Je laisse échapper un petit rire en pensant à ce que Bob a pu faire subir à ce pauvre garçon. Je tente de la rappeler, mais je tombe également sur son répondeur. Je lui laisse à mon tour un message. Je la remercie pour ses appels et l’informe qu’on se verra probablement ce soir.

Le reste de la journée passe finalement à toute vitesse. À 18h, je décide de ne pas rentrer chez moi me changer sur les conseils de Jane, qui trouve que ma tenue est parfaite pour l’occasion.

Selon elle, je rayonne, avec mon chemisier col Claudine blanc, ma jupe rouge et mes escarpins assortis. Mes cheveux remontés en queue de cheval haute, me donnent un air sophistiqué et mon maquillage, que j’ai pris le soin de retoucher, reste très naturel.

Nous trainons encore presqu’une heure à spéculer et à imaginer les versions les plus épiques de cette soirée, dans une ambiance légère et détendue, frôlant une certaine euphorie adolescente.

Nous ne sommes qu’à un quart d’heure du pub, et Jane me convainc au moins de m’y accompagner à pied. À mesure que la distance se réduit, nos rires s’effacent, laissant place à un silence lourd de questionnement.

C’est idiot, je n’ai plus quinze ans, et ce n’est pas mon premier pseudo rendez-vous avec un homme séduisant. C’est pourtant l’effet que ça me fait.

Lorsque nous arrivons devant le pub, j’arrête un taxi pour mon amie. Après ses dernières recommandations, elle me fait promettre de l’appeler dès mon retour à la maison.