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La romance de Shakespeare joue, dans la traduction française: Cymbeline, Pericles, The Tempest et The Winter's Tale.
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Seitenzahl: 543
Veröffentlichungsjahr: 2018
published by Samizdat Express, Orange, CT, USA
established in 1974, offering over 14,000 books
Other collections of Shakespeare plays in French translation (by M. Guizot)
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CYMBELINE PAR WILLIAM SHAKESPEARE, TRADUCTION DE M. GUIZOT
PÉRICLÈS PAR WILLIAM SHAKESPEARE, TRADUCTION DE M. GUIZOT
LA TEMPÊTE PAR WILLIAM SHAKESPEARE, TRADUCTION DE M. GUIZOT
Ce document est tiré de:OEUVRES COMPLÈTES DESHAKSPEARE
NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUEAVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEAREDES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES
PARISA LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUEDIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS35, QUAI DES AUGUSTINS, 1862
NOTICE SUR CYMBELINE
PERSONNAGES
ACTE PREMIER
SCÈNE I, La Grande-Bretagne.--Jardin derrière le palais de Cymbeline.
SCÈNE II, Une place publique.
SCÈNE III, L'appartement d'Imogène.
SCÈNE IV, Rome.--Appartement de la maison de Philario.
SCÈNE V, Grande-Bretagne.--Appartement dans le palais de Cymbeline.
SCÈNE VI, Un autre appartement du palais.
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I, Une cour devant le palais de Cymbeline.
SCÈNE II, Une chambre à coucher, et dans un coin un coffre.
SCÈNE III, Une antichambre dans l'appartement d'Imogène.
SCÈNE IV, Rome.--Appartement de la maison de Philario.
SCÈNE V, Rome.--Un autre appartement dans la même maison.
ACTE TROISIÈME
SCÈNE I, Grande-Bretagne.--Une salle d'apparat dans le palais de Cymbeline.
SCÈNE II, Un autre appartement dans le même palais.
SCÈNE III, Le pays de Galles.--Contrée montagneuse, avec une caverne.
SCÈNE IV, Les environs du havre de Milford.
SCÈNE V, Appartement dans le palais de Cymbeline.
SCÈNE VI, Devant la caverne de Bélarius.
SCÈNE VII, Rome.
ACTE QUATRIÈME
SCÈNE I, Forêt près de la caverne.
SCÈNE II, A l'entrée de la caverne.
SCÈNE III, ARVIRAGUS entre soutenant dans ses bras IMOGÈNE qu'il croit morte.
SCÈNE IV, Appartement dans le palais de Cymbeline.
SCÈNE V, Devant la caverne.
ACTE CINQUIÈME
SCÈNE I, Une grande plaine qui sépare le camp des Romains du camp des Bretons.
SCÈNE II, Même lieu.
SCÈNE III, Un autre côté du champ de bataille.
SCÈNE IV, L'intérieur d'une prison.
SCÈNE V, La tente de Cymbeline.
Une nouvelle du Décaméron de Boccace et une chronique d'Holinshed sontles deux sources où Shakspeare a puisé cette tragédie. Le roi qui luidonne son nom régnait du temps de César Auguste, selon Holinshed, ce quin'a pas empêché Shakspeare de peupler Rome d'Italiens modernes, Iachimo,Philario, etc. Malgré cette confusion de temps, de noms et de moeurs;malgré l'invraisemblance de la fable et l'absurdité du plan, Cymbelineest une des tragédies les plus admirées de Shakspeare. Le personnaged'Imogène a fait réellement des passions. Que les critiques comparent,s'ils le veulent, cette pièce à un édifice irrégulier et informe, maisqu'ils conviennent qu'Imogène est une divinité digne d'orner un templede la plus noble architecture. Quoique Posthumus semble le héros de lapièce, c'est Imogène qui y répand le charme de sa pureté conjugale, desa douceur céleste, de son dévouement et de sa constance.
Sans artifice, comme l'innocence, elle a peine à croire à l'infidélitéde Posthumus; indulgente comme la vertu, elle pardonne à Iachimo sespremières calomnies sans affecter une haine d'ostentation contre levice. Faussement accusée, elle ne sait se justifier qu'en disant combienelle aime; modeste et timide sous son déguisement, elle apparaît dans lagrotte de Bélarius comme l'ange de la grâce, elle est belle dans ledésert comme à la cour, et ajoute encore à la beauté du paysage danslequel Shakspeare a placé les deux jeunes princes.
Les autres caractères de la pièce ne manquent pas de vérité. Posthumusne serait-il que l'époux adoré d'Imogène, il nous intéresserait; mais ily a en lui le courage et la noblesse des héros. Philario est un de cesserviteurs fidèles que Shakspeare a souvent pris plaisir à représenter,et Iachimo un des plus adroits menteurs que l'Italie ait produits; soneffronterie a quelque chose d'amusant; Bélarius, opiniâtre dans son plande vengeance, offre un de ces caractères fermes qu'on voit avec plaisirtransplantés du milieu des montagnes et mis tout à coup en présence d'uncourtisan. Ses deux élèves ont déjà l'instinct des grandes âmes; et leuramitié fraternelle est touchante.
La méchanceté de la reine et la crédulité conjugale du roi prêtent aussià l'analyse et forment un contraste piquant. Cloten, le seul personnagecomique de la pièce, peut être jugé de plus d'une manière: on voit enlui la sottise et l'orgueil d'un prince privé d'éducation; mais ilsemble que Shakspeare ait oublié qu'il nous l'a donné d'abord pour uneâme lâche et sans énergie, lorsque, dans le conseil royal, il lui faitadresser à l'ambassadeur romain une réponse pleine de dignité; soitqu'il ait cru que, vis-à-vis de l'étranger, l'honneur national peutenflammer les âmes les plus communes; soit que le poëte ait vouluinsinuer que le rôle des princes leur est souvent tracé d'avance dansles grandes occasions.
En général, l'intérêt qu'inspire la tragédie de Cymbeline, est d'unenature douce et mélancolique plutôt que tragique. On s'échappevolontiers de la cour avec Imogène, et l'on se sent disposé à rêver dansl'asile romantique où elle retrouve ses frères sans les connaître.
Des sentiments noblement exprimés, quelques dialogues naturels et desscènes charmantes rachètent les nombreux défauts de cette composition.
Cymbeline est l'une des dix-sept pièces qui ont été publiées pour lapremière fois dans l'édition in-folio de 1623. Il est impossible dedéterminer avec précision le moment où elle fut écrite; mais il paraîtprobable que ce fut vers 1610 ou 1611. On a en effet de bonnes raisonsde croire que la Tempête et le Conte d'hiver furent composés à cetteépoque, et l'on retrouve, entre ces deux pièces et Cymbeline, desanalogies de style, de pensée et d'allure qui semblent indiquer qu'ellessont toutes trois sorties de la même veine d'esprit.
CYMBELINE, roi de la Grande-Bretagne.
CLOTEN, fils de la reine, du premier lit.
LEONATUS POSTHUMUS, chevalier, marié secrètement à la princesse Imogène.
BELARIUS, seigneur, exilé par Cymbeline, et déguisé sous le nom de Morgan.
GUIDÉRIUS. }fils de Cymbeline, et
ARVIRAGUS, }crus fils de Bélarius
}sous les noms de Polydore et
}de Cadwal.
PHILARIO, ami de Posthumus, }
IACHIMO, ami de Philario, }Italiens
UN FRANÇAIS, ami de Philario.
CAIUS-LUCIUS, général de l'armée romaine.
UN OFFICIER ROMAIN.
PISANIO, attaché au service de Posthumus.
CORNÉLIUS, médecin.
DEUX GENTILSHOMMES.
DEUX GEOLIERS.
DEUX OFFICIERS ANGLAIS.
LA REINE, femme de Cymbeline.
IMOGÈNE, fille de Cymbeline, de son premier mariage.
HÉLÈNE, suivante d'Imogène.
LORDS, LADYS, SÉNATEURS, ROMAINS,
TRIBUNS, APPARITIONS, UN DEVIN,
UN GENTILHOMME HOLLANDAIS, UN
GENTILHOMME ESPAGNOL, MUSICIENS,
OFFICIERS, CAPITAINES, SOLDATS, MESSAGERS.
La scène est tantôt dans la Grande-Bretagne, tantôt en Italie.
Entrent DEUX GENTILSHOMMES.
LE PREMIER GENTILHOMME.--Vous ne rencontrez ici personne qui ne froncele sourcil. Nos visages n'obéissent pas plus que nos courtisans aux loisdu ciel. Tous retracent la tristesse peinte sur le visage du roi.
LE SECOND.--Mais quel est le sujet?...
LE PREMIER.--L'héritière de son royaume, sa fille qu'il destinait aufils unique de sa femme (une veuve qu'il vient d'épouser), s'est donnéeà un pauvre, mais digne gentilhomme: elle est mariée;--son époux estbanni, elle emprisonnée. Tout présente les dehors de la tristesse; pourle roi, je le crois, il est affligé jusqu'au fond du coeur.
LE SECOND.--Personne autre que le roi?
LE PREMIER.--Celui aussi qui a perdu la princesse; la reine aussi, quisouhaitait le plus cette alliance; mais il n'est pas un des courtisans,quoiqu'ils portent des visages composés sur celui du roi, qui n'ait lecoeur joyeux de ce dont ils affectent de paraître mécontents.
LE SECOND.--Et pourquoi cela?
LE PREMIER.--L'homme à qui la princesse échappe est un être trop mauvaispour une mauvaise réputation; mais celui qui la possède (je veux direcelui qui l'a épousée, ah! l'honnête homme! et qu'on bannit pour cela),c'est une créature si accomplie qu'on aurait beau chercher son pareildans toutes les régions du monde, il manquerait toujours quelque chose àcelui qu'on voudrait lui comparer. Je ne pense pas qu'un extérieur aussibeau et une âme aussi noble se trouvent réunis dans un autre homme.
LE SECOND.--Vous le vantez beaucoup.
LE PREMIER.--Je ne le vante, seigneur, que d'après l'étendue de sonmérite; je le rapetisse plutôt que je ne le déroule tout entier.
LE SECOND.--Quel est son nom, sa naissance?
LE PREMIER.--Je ne puis remonter jusqu'à sa première origine. Siciliusétait le nom de son père, qui s'unit avec honneur à Cassibelan contreles Romains. Mais il reçut ses titres d'honneur de Ténantius, qu'ilservit avec gloire et avec un succès admiré, et il obtint le surnom deLéonatus. Il eut, outre le chevalier en question, deux autres fils qui,dans les guerres de ce temps, moururent l'épée à la main. Leur père,vieux alors et aimant ses enfants, en conçut tant de chagrin qu'ilquitta la vie: son aimable épouse, alors enceinte du gentilhomme dontnous parlons, mourut en lui donnant le jour. Le roi prit l'enfant soussa protection, lui donna le nom de Posthumus, l'éleva, et l'attacha à sachambre: il l'instruisit dans toutes les sciences dont son âge pouvaitêtre susceptible; et il les reçut comme nous recevons l'air aussitôtqu'elles lui furent offertes; dès son printemps, il porta une moisson:il vécut à la cour loué et aimé (chose rare), modèle des jeunes gens,miroir redouté des hommes d'un âge mûr; et pour les vieillards, unenfant qui guidait les radoteurs. Quant à sa maîtresse, pour laquelle ilest banni aujourd'hui, ce qu'elle lui a donné proclame le cas qu'ellefaisait de sa personne et de ses vertus. On peut lire dans son choix, etjuger au vrai quel homme est Posthumus.
LE SECOND.--Je l'honore sur votre seul récit. Mais, dites-moi, je vousprie, la princesse est-elle le seul enfant du roi?
LE PREMIER.--Son seul enfant. Il avait deux fils; et si ce détail vousintéresse, écoutez-moi. Tous deux furent dérobés de leur chambre; l'aînéà l'âge de trois ans, et l'autre encore au maillot; jusqu'à cette heure,pas la moindre conjecture sur ce qu'ils sont devenus.
LE SECOND.--Combien y a-t-il de cela?
LE PREMIER.--Vingt ans environ.
LE SECOND.--Qu'on enlève ainsi les enfants d'un roi! qu'ils fussent sinégligemment gardés, et qu'on ait été si lent dans les recherches qu'onn'ait pu retrouver leur trace!
LE PREMIER.--Quelque étrange que cela vous semble, et quoique cettenégligence soit vraiment ridicule, le fait est vrai, seigneur.
LE SECOND.--Je vous crois.
LE PREMIER.--Il faut nous taire, voici Posthumus, la reine et laprincesse.
(Ils sortent.)
(La reine, Posthumus, Imogène entrent avec leur suite.)
LA REINE.--Non; soyez-en sûre, ma fille, vous ne trouverez jamais enmoi, comme on le reproche à la plupart des marâtres, un oeil malveillantpour vous. Vous êtes ma captive; mais votre geôlière vous confiera lesclefs qui ferment votre prison. Pour vous, Posthumus, aussitôt que jepourrai fléchir le courroux du roi, on me verra plaider votre cause;mais le feu de la colère est encore en lui; et il serait à propos devous soumettre à son arrêt, avec toute la patience que votre prudencepourra vous inspirer.
POSTHUMUS.--Si Votre Majesté le trouve bon, je partirai d'iciaujourd'hui.
LA REINE,--Vous connaissez le danger.--Je vais faire un tour dans lesjardins, compatissant aux angoisses des amours qu'on traverse, quoiquele roi ait ordonné de ne pas vous laisser ensemble.
(Elle sort.)
IMOGÈNE.--O feinte complaisance! Comme ce tyran sait caresser au momentoù elle blesse! Mon cher époux, je crains un peu la colère de mon père,mais, soit dit sans blesser mes devoirs sacrés envers lui, je ne redouterien des effets de sa colère sur moi. Il vous faut partir; et moi jesoutiendrai ici à toute heure le trait de ses regards irrités, n'ayantrien qui me console de vivre, si ce n'est la pensée qu'il existe dans lemonde un trésor que je puis revoir encore.
POSTHUMUS.--Ma reine! mon amante! Ah! madame, ne pleurez plus; si vousne voulez m'exposer à me faire soupçonner de plus de faiblesse qu'il neconvient à un homme. Je veux être l'époux le plus fidèle, qui jamais aitengagé sa foi. Ma résidence sera à Rome, chez un nommé Philario, qui futl'ami de mon père; moi, je ne le connais que par lettres. Écrivez-moilà, ô ma reine! mes yeux en dévoreront les mots que vous enverrez, dûtl'encre être de fiel.
(La reine entre.)
LA REINE.--Abrégez, je vous prie. Si le roi survenait, je ne sais pas oùs'arrêterait sa colère contre moi. (À part.) Cependant je sauraidiriger ici sa promenade; je ne l'offense jamais qu'il ne paye mesoffenses pour nous réconcilier; il achète chèrement tous mes torts.
(Elle sort.)
POSTHUMUS.--Quand nous passerions à nous dire adieu tout le temps quinous reste encore à vivre, la douleur de nous séparer ne feraitqu'augmenter... Adieu.
IMOGÈNE.--Ah! demeure un moment. Quand tu monterais à cheval uniquementpour aller prendre l'air, cet adieu serait encore trop court.--Vois, monami, ce diamant était à ma mère; prends-le, mon bien-aimé, mais garde-lejusqu'à ce que tu épouses une autre femme quand Imogène sera morte.
POSTHUMUS.--Quoi! quoi! une autre femme? Dieux bienfaisants,accordez-moi seulement de posséder celle qui est à moi; que les liens dela mort me préviennent dans mes embrassements si j'en cherche une autre.(Il met le diamant à son doigt.) Reste, reste à cette place tant quele sentiment pourra t'y conserver. (A Imogène.) Et vous, la plustendre, la plus belle, qui, à votre perte infinie, n'avez reçu que moien échange de vous; je gagne encore sur vous quand il s'agit de cesbagatelles; pour l'amour de moi, portez ceci; c'est une chaîne; je veuxla mettre moi-même à ce beau prisonnier d'amour.
(Il lui attache un bracelet.)
IMOGÈNE.--O dieux! quand nous reverrons-nous?
(Entrent Cymbeline et les seigneurs de la cour.)
POSTHUMUS.--Hélas! le roi!...
CYMBELINE.--Vil objet, va-t'en; disparais de ma vue. Si, après cet ordreencore, tu fatigues la cour de ton indigne présence, tu meurs. Fuis, tavue empoisonne mon sang.
POSTHUMUS.--Que les dieux vous protègent et bénissent les hommes de bienque je laisse à votre cour; je m'en vais.
(Il sort.)
IMOGÈNE.--La mort n'a point d'angoisses plus douloureuses que celles-ci.
CYMBELINE.--Fille déloyale, toi qui devrais rajeunir ma vieillesse, tuaccumules un siècle sur ma tête.
IMOGÈNE.--Seigneur, je vous en conjure, ne vous faites point de mal parces emportements; car je suis insensible à votre courroux: un sentimentplus rare étouffe en moi toute peine, toute crainte.
CYMBELINE.--Au delà de toute grâce! de toute obéissance!
IMOGÈNE.--Au delà de l'espérance! au désespoir!... Dans ce sens, au delàde toute grâce!
CYMBELINE.--Tu pouvais épouser le fils unique de la reine.
IMOGÈNE.--Oh! bienheureuse de ne pas le pouvoir: j'ai choisi un aigle,et j'ai évité un faucon dégénéré.
CYMBELINE.--Tu as choisi un misérable; tu voulais asseoir l'ignominiesur mon trône.
IMOGÈNE.--Dites que j'en ai relevé l'éclat.
CYMBELINE.--O âme vile!
IMOGÈNE.--Seigneur, c'est votre faute si j'ai aimé Posthumus; vousl'avez élevé comme le compagnon de mes jeux: il n'est point de femmedont il ne soit digne; il m'achète plus que je ne vaux, presque de toutle prix que je lui coûte.
CYMBELINE.--Quoi! as-tu perdu la raison?
IMOGÈNE.--Peu s'en faut, seigneur: veuille le ciel me guérir! Oh! que jevoudrais être fille d'un paysan, et que Posthumus fût le fils du bergervoisin!(La reine paraît.)
CYMBELINE.--Femme imprudente, je les ai trouvés encore ensemble; vousn'avez pas suivi mes ordres, retirez-vous avec elle, et l'enfermez.
LA REINE, à Cymbeline.--J'implore votre patience. (A Imogène.)Silence, ma chère fille, silence.--Bon souverain, laissez-nous seules,et cherchez dans votre raison quelque consolation pour vous-même.
CYMBELINE.--Qu'elle languisse en perdant chaque jour une goutte de sang,et que vieille avant le temps elle meure de sa folie!
(Il sort.)
LA REINE, à Imogène.--Allons, il faut que vous laissiez passer...(Pisanio entre.) Voici votre serviteur. Eh bien! Pisanio, quellesnouvelles?
PISANIO.--Le prince, votre fils, a tiré l'épée contre mon maître.
LA REINE.--Ah! j'espère qu'il n'y a pas de mal?
PISANIO.--Il aurait pu y en avoir; mais mon maître n'a fait que jouerplutôt que de combattre, et il n'était pas soutenu par la colère; desgentilshommes qui se sont trouvés là les ont séparés.
LA REINE.--J'en suis bien aise.IMOGÈNE.--Votre fils est l'ami de mon père; il prend son parti! Tirerl'épée sur un proscrit! ô le brave prince!--Je voudrais les voir tousdeux dans les déserts de l'Afrique, et moi près d'eux, avec uneaiguille, pour en piquer le premier qui reculerait.--Pourquoi avez-vousquitté votre maître?
PISANIO.--Par son ordre. Il n'a pas voulu que je l'accompagne jusqu'auport; il m'a laissé une note des ordres que j'aurai à remplir quand ilvous plaira d'accepter mon service.
LA REINE.--Cet homme, jusqu'ici, a été pour vous un serviteur fidèle.J'ose garantir, sur mon honneur, qu'il le sera toujours.
PISANIO.--Je remercie humblement Votre Majesté.
LA REINE, à Imogène.--Je vous prie, promenons-nous un moment ensemble.
(Elles sortent.)
Entre CLOTEN, DEUX SEIGNEURS.
IMOGÈNE, à Pisanio.--Avant une demi-heure, je vous prie, revenez meparler: du moins vous irez voir mon époux à bord. Pour le moment,laissez-moi.
(La reine et Imogène sortent ensemble, Pisanio sort par un autre côté.)
PREMIER SEIGNEUR.--Je vous conseille, seigneur, de changer de chemise.La chaleur de l'action vous a fait fumer comme la victime d'unsacrifice. Quand un air sort, un air entre; et il n'en est point audehors qui soit aussi sain que celui qui sort de vous.
CLOTEN.--Si ma chemise était ensanglantée, alors j'en changerais...L'ai-je blessé?
SECOND SEIGNEUR, à part.--Non, d'honneur, pas même sa patience.
PREMIER SEIGNEUR.--Blessé? Ah! s'il ne l'est pas, il faut qu'il ait uncorps perméable; c'est un grand chemin pour l'acier s'il n'est pasblessé.
SECOND SEIGNEUR, à part.--Son acier avait des dettes; il est sorti parles derrières de la ville.
CLOTEN.--Le lâche n'osait pas m'attendre.
SECOND SEIGNEUR, à part.--Non, il allait toujours; mais en avant, versta face.
PREMIER SEIGNEUR.--Vous attendre? vous avez assez de terres à vous; maisil a ajouté à vos domaines, il vous a cédé du terrain.
SECOND SEIGNEUR, à part.--Autant de pouces de terre que tu asd'océans! Les fats!
CLOTEN.--Que je voudrais qu'on ne se fût pas mis entre nous!
SECOND SEIGNEUR, à part.--Et moi aussi, jusqu'à ce que tu eusses prispar terre la mesure d'un imbécile.
CLOTEN.--Mais comment peut-elle aimer ce misérable, et me rebuter, moi?
SECOND SEIGNEUR, à part.--Oh! si c'est un péché de bien choisir, elleest damnée.
PREMIER SEIGNEUR.--Seigneur, comme je vous l'ai toujours dit, son espritet sa beauté ne vont pas ensemble: c'est une belle enseigne; mais jen'ai vu en elle qu'un esprit peu lumineux.
SECOND SEIGNEUR, à part.--Elle ne luit pas pour les imbéciles de peurque la réflexion ne lui fasse tort.
CLOTEN.--Venez, je vais dans ma chambre: je voudrais bien qu'il y eût unpeu de mal.
SECOND SEIGNEUR, à part.--Je ne fais pas le même voeu, à moins que cen'eût été la chute d'un âne, ce qui ne serait pas un grand mal.
CLOTEN.--Voulez-vous nous suivre?
PREMIER SEIGNEUR.--J'accompagnerai Votre Altesse.
CLOTEN.--Oui, venez: allons ensemble.
SECOND SEIGNEUR.--Volontiers, prince.
(Ils sortent.)
IMOGÈNE, PISANIO.
IMOGÈNE.--Je voudrais que tu te tinsses sur le port pour interrogertoutes les voiles.--S'il m'écrivait, et que sa lettre ne me parvînt pas,ce serait une aussi grande perte que si c'était des lettres de grâce.Qu'est-ce qu'il t'a dit en dernier lieu?
PISANIO.--Ma reine! ma reine!
IMOGÈNE.--Et alors il agitait son mouchoir.
PISANIO.--Et il le baisait, madame.
IMOGÈNE.--Insensible tissu, tu étais plus heureux que moi!--Et ce futtout?
PISANIO.--Non, madame; car aussi longtemps qu'il a pu se fairedistinguer des autres, à mes yeux ou à mes oreilles, il est resté sur lepont, et me faisant des signes de son gant, de son chapeau, de sonmouchoir, il exprimait de son mieux, par les transports et lesmouvements de son coeur, combien son âme était lente et le vaisseauprompt à s'éloigner de vous.
IMOGÈNE.--Tu aurais dû le suivre de l'oeil, et ne le quitter quelorsqu'il t'aurait paru petit comme une corneille, ou moins encore.
PISANIO.--C'est ce que j'ai fait, madame.
IMOGÈNE.--J'aurais brisé les fibres de mes yeux seulement pour le voir,jusqu'à ce qu'il fût devenu, par l'éloignement, mince comme monaiguille. Oui, mes regards l'auraient suivi, jusqu'à ce que de lagrosseur d'un moucheron, il se fût tout à fait évanoui dans l'air; etalors j'aurais détourné mes yeux et pleuré...--Mais bon Pisanio, quandrecevrons-nous de ses nouvelles?
PISANIO.--Soyez-en sûre, madame, à la première occasion qu'il pourratrouver.
IMOGÈNE.--Je ne lui ai point fait mes adieux. J'avais tant de chosestendres à lui dire! Avant que j'aie pu lui dire comment je songerai àlui à certaines heures; quelles seront mes pensées; avant que j'aie pului faire jurer qu'aucune femme d'Italie ne lui ferait trahir mon amouret son honneur; lui recommander de s'unir à moi en prières, à six heuresdu matin, à midi, à minuit (car alors je suis dans les cieux pour lui);avant que j'aie pu lui donner ce baiser d'adieu, que j'aurais placéentre deux mots charmants; mon père arrive, et, semblable au souffletyrannique du nord, il fait tomber tous nos boutons et les empêche depousser.
(Une dame de la reine entre.)
LA DAME.--La reine, madame, désire que Votre Altesse se rende auprèsd'elle.
IMOGÈNE, à Pisanio.--Allez exécuter les ordres dont je vous ai chargé,je vais rejoindre la reine.
PISANIO.--Je vous obéirai, madame.
(Ils sortent.)
Entrent PHILARIO, IACHIMO, UN FRANÇAIS, UN HOLLANDAIS ET UN ESPAGNOL.
IACHIMO.--Croyez-moi, seigneur; je l'ai vu en Angleterre, sa réputationallait croissant, on s'attendait à lui voir prouver le mérite qu'on luireconnaît aujourd'hui; mais je pouvais alors le regarder encore sansadmiration, quand le catalogue de ses qualités eût été inscrit à soncôté et que j'eusse parcouru article par article.
PHILARIO.--Vous parlez d'un temps où il n'était pas encore, commeaujourd'hui, revêtu de tout ce qui en fait un homme accompli, au dedanset au dehors.
LE FRANÇAIS.--Je l'ai vu en France; et nous avions là bien des gens quipouvaient fixer le soleil d'un oeil aussi ferme que lui.
IACHIMO.--Cette affaire, d'avoir épousé la fille de son roi, le faitvaloir, je n'en doute point, fort au delà de son mérite; on l'apprécied'après la valeur de son amante, bien plus que d'après la sienne.
LE FRANÇAIS.--Et puis son bannissement...
IACHIMO.--Oui, oui; les suffrages de ceux qui, sous la bannière de laprincesse, pleurent ce douloureux divorce; tout cela sertmerveilleusement à exalter Posthumus. Ne fût-ce que pour prouver le bonjugement d'Imogène, qu'il serait autrement aisé de nier si elle avaitpris pour époux un mendiant sans autres qualités. Mais commentarrive-t-il, Philario, qu'il vienne s'établir chez vous? Où votreliaison s'est-elle formée?
PHILARIO.--Son père et moi nous avons fait la guerre ensemble, et je nedois pas moins que la vie à son père, qui me l'a sauvée plus d'une fois.Voici l'Anglais. (Posthumus paraît.) Qu'il soit traité parmi vous avecles égards que des gentilshommes comme vous doivent à un étranger de saqualité. Je vous exhorte tous à lier une plus étroite connaissance avecce cavalier, je vous le recommande comme mon digne ami. Je veux luidonner le temps de montrer son mérite, plutôt que de faire son éloge ensa présence.
LE FRANÇAIS, à Posthumus.--Seigneur, nous nous sommes connus àOrléans.
POSTHUMUS.--Et depuis lors je vous suis resté redevable d'une fouled'attentions dont je resterai toujours votre débiteur tout enm'acquittant sans cesse.
LE FRANÇAIS.--Seigneur, vous estimez trop haut un faible service. Je mefélicitai de vous avoir réconcilié avec mon compatriote; c'eût été unepitié que de vous laisser rencontrer avec les intentions meurtrières quevous aviez alors tous deux pour une affaire aussi légère, une bagatelle.
POSTHUMUS.--Permettez, seigneur; j'étais alors un jeune voyageur:j'évitais de m'en rapporter à mes propres lumières, aimant mieux melaisser guider par l'expérience des autres; mais depuis que mon jugements'est formé, si je puis dire, sans offenser personne, qu'il s'est formé,je ne trouve pas que la querelle fût si frivole.
LE FRANÇAIS.--D'honneur, elle l'était trop pour mériter d'être décidéepar le fer, surtout entre deux hommes dont l'un aurait très-probablementimmolé l'autre, ou qui seraient restés tous deux sur la place.
IACHIMO.--Pouvons-nous, sans indiscrétion, vous demander quel était lesujet de ce différend?
LE FRANÇAIS.--Sans difficulté, je le pense; la querelle fut publique, etdès lors on peut, sans blesser personne, en faire le récit. C'était àpeu près la même thèse qui fut agitée entre nous l'autre soir, lorsquechacun de nous fit l'éloge des dames de son pays. Ce gentilhommesoutenait en ce temps-là, et offrait de le soutenir aux dépens de sonsang, que la sienne était plus belle, plus vertueuse, plus spirituelle,plus chaste, plus constante et moins abordable qu'aucune des dames lesplus accomplies de France.
IACHIMO.--Cette dame ne vit plus aujourd'hui, ou bien l'opinion qu'enavait ce gentilhomme doit être usée à présent.
POSTHUMUS.--Elle conserve toujours sa vertu, et moi mon opinion.
IACHIMO.--Il ne faut pas que vous lui donniez si fort la préférence surnos dames d'Italie.
POSTHUMUS.--Quand je serais poussé au point où je le fus en France, jene rabattrais rien de son prix, quoique je me déclare ici non son ami,mais son adorateur.
IACHIMO.--Aussi belle et aussi vertueuse puisque c'est une espèce decomparaison qui se tient par la main, c'est trop beau et trop bon pourquelque dame de Bretagne que ce soit. Si elle surpassait d'autres femmesque j'ai connues, comme le diamant que vous portez là dépasse en éclatbeaucoup de diamants que j'ai vus, je croirais volontiers qu'ellesurpasse beaucoup de femmes; mais je n'ai pas vu le plus beau diamant,ni vous la plus belle femme qui soit au monde.
POSTHUMUS.--Je l'ai louée d'après le cas que j'en fais, comme cediamant.
IACHIMO.--Et combien estimez-vous cette pierre?
POSTHUMUS.--Plus que les trésors du monde entier.
IACHIMO,--Ou votre incomparable maîtresse est morte, ou la voilàau-dessous du prix d'une bagatelle.
POSTHUMUS.--Vous êtes dans l'erreur: l'une peut s'acheter ou se donner,s'il se trouve assez de richesses pour la payer, ou de mérite pourl'obtenir en don. L'autre n'est pas une chose qui se vende, et les dieuxseuls peuvent en faire don.
IACHIMO.--Et ce don, les dieux vous l'ont fait?
POSTHUMUS.--Oui, et avec leur secours je le conserverai.
IACHIMO.--Vous pouvez le posséder en titre. Mais, vous le savez, desoiseaux étrangers viennent souvent s'abattre sur nos étangs voisins....Votre bague aussi, on peut vous la voler: ainsi, de cette paire detrésors inappréciables que vous possédez, l'un est bien fragile, etl'autre est casuel. Un adroit filou et un cavalier accompli pourraienttenter de vous les enlever tous deux.
POSTHUMUS.--Votre Italie n'a point de cavalier assez accompli pourtriompher de l'honneur de ma maîtresse, si c'est de la garde ou de laperte de l'honneur que vous prétendez parler, en disant qu'elle estfragile. Je ne doute pas que vous n'ayez des filous en abondance, etpourtant je ne crains rien pour mon anneau.
PHILARIO.--Restons-en là, messieurs.
POSTHUMUS.--Très-volontiers. Ce noble seigneur, et je l'en remercie, neme traite point en étranger: nous voilà familiers dès l'abord.
IACHIMO.--En cinq entretiens, pas plus longs que le nôtre, je voudraism'établir dans le coeur de votre belle maîtresse, et voir sa vertufléchir et prête à céder, si j'avais seulement accès près d'elle etl'occasion de lui faire ma cour.
POSTHUMUS.--Non, non.
IACHIMO.--J'ose parier là-dessus la moitié de ma fortune contre votrediamant, qui, à mon avis, vaut quelque chose de moins. Mais je fais magageure plutôt contre votre confiance que contre sa réputation; et depeur que vous vous en offensiez, j'ajoute que j'oserais le tenter avecquelque femme au monde que ce fût!
POSTHUMUS.--Vous êtes étrangement abusé par vos idées téméraires: et jene doute pas qu'il ne nous arrivât ce que vous méritez dans votretentative.
IACHIMO.--Et quoi?
POSTHUMUS.--D'être repoussé, quoique votre tentative, comme vousl'appelez, méritât quelque chose de plus, un châtiment peut-être.
PHILARIO.--Messieurs, en voilà assez là-dessus: cette vaine disputes'est élevée trop tôt; qu'elle meure comme elle est née; je vous prie,faites plus ample connaissance.
IACHIMO.--Je voudrais avoir engagé ma fortune et celle de mon voisin ausoutien de ce que j'ai avancé.
POSTHUMUS.--Quelle dame choisiriez-vous pour l'assaillir?
IACHIMO.--La vôtre, que vous croyez si bien affermie dans sa constance.Voulez-vous seulement me recommander à la cour où est votre dame? jegagerai dix mille ducats contre votre diamant, que, sans autresavantages que deux entretiens avec elle, je rapporterai de là cethonneur que vous croyez si bien défendu.
POSTHUMUS.--Je consens à parier de l'or, contre votre or. Pour monanneau, il m'est aussi cher que mon doigt; il en fait partie.
IACHIMO.--Vous êtes amant, et de là vient votre prudence.--Quand vousauriez acheté le corps d'une femme un million la drachme, vous nepourriez l'empêcher de se corrompre. Mais, je le vois, vous avez dansl'âme quelques scrupules puisque vous avez peur.
POSTHUMUS.--Tout ceci n'est qu'un jargon d'habitude; vous portez,j'espère, des sentiments plus réfléchis.
IACHIMO.--Je suis maître de mes paroles; et je jure que je veux tenterl'épreuve dont j'ai parlé.
POSTHUMUS.--Vous le voulez?--Je ne fais que prêter mon diamant jusqu'àvotre retour.--Qu'on dresse entre nous des conventions. Ma maîtressesurpasse en vertu toute l'étendue de vos indignes pensées. Je vous défiedans cette gageure; voilà ma bague.
PHILARIO.--Je ne souffrirai point qu'elle serve de gage.
IACHIMO.--Par les dieux, c'en est un. Si je ne vous rapporte pas despreuves suffisantes que j'ai joui des plus chers appas de votremaîtresse, mes dix mille ducats sont à vous, et votre diamant aussi; sije la quitte en laissant sans atteinte cet honneur auquel vous vousfiez, elle qui est votre joyau, le joyau que voilà et mon or, tout est àvous; mais il me faut votre recommandation, afin de me procurer un pluslibre accès.
POSTHUMUS.--J'accepte ces conditions. Faisons des conventions entrenous. Voici seulement ce dont vous me répondrez. Si vous faites cevoyage pour la séduire, et que vous me démontriez clairement que vousavez triomphé, je ne suis plus votre ennemi, et elle ne mérite pas notredispute. Mais si elle reste fidèle, et que vous ne puissiez me prouverle contraire, vous me répondrez l'épée à la main, et de votre mauvaiseopinion, et de l'attaque que vous aurez livrée à sa pudeur.
IACHIMO.--Votre main; l'accord est fait. Nous allons faire régler toutcela dans les formes, et je pars sur-le-champ pour la Grande-Bretagne,de peur que notre marché ne prît froid et ne se rompît. Je vais cherchermon or et faire inscrire le pari.
POSTHUMUS.--Convenu.
(Posthumus et Iachimo sortent.)
LE FRANÇAIS.--Le pari tiendra-t-il? Croyez-vous?
PHILARIO.--Le seigneur Iachimo ne reculera pas. Je vous prie,suivons-les.
(Ils sortent.)
LA REINE paraît avec ses DAMES ET CORNÉLIUS tenant une fiole.
LA REINE, à ses femmes.--Tandis que la rosée est encore sur la terre,allez cueillir ces fleurs; hâtez-vous. Qui de vous en a la liste?
UNE DES FEMMES.--Moi, madame.
LA REINE.--Allez. (Les dames sortent.) Maintenant, monsieur ledocteur, avez-vous apporté ces drogues?
CORNÉLIUS.--Sous le bon plaisir de Votre Majesté, les voici. (Ilprésente une petite boîte.) Mais si Votre Majesté me le permet, etj'espère qu'elle ne s'en offensera pas, ma conscience me force à vousdemander pour quel usage vous avez exigé de moi ces potionsempoisonnées, qui amènent une mort languissante, et sont mortellesquoique lentes.
LA REINE.--Je m'étonne, docteur, que vous me fassiez une pareillequestion. N'ai-je pas été longtemps votre disciple? Ne m'avez-vous pasenseigné l'art de composer des parfums, de distiller, de conserver lesfruits? Si bien que notre grand roi lui-même me fait souvent la courpour mes confitures? En étant arrivée là, serez-vous étonné, à moins quevous ne me supposiez une âme infernale, que je cherche à perfectionnerma science par de nouvelles expériences? Je veux faire l'essai de cescompositions sur de vils animaux qui ne valent pas la peine d'êtrependus; jamais sur aucune créature humaine, afin de connaître leurforce, d'opposer des antidotes à leur activité, et par là d'apprendreleurs diverses vertus et leurs effets.
CORNÉLIUS.--Votre Majesté, par ces expériences, ne fera que s'endurcirle coeur; d'ailleurs on ne voit point ces résultats sans dégoût ni sansdanger.
LA REINE.--Oh! soyez tranquille.--(Entre Pisanio.) (A part.) Voiciun flatteur de valet; c'est sur lui que je ferai mon premier essai; ilappartient à son maître, et est l'ennemi de mon fils.... Eh bien!Pisanio? (A Cornélius.) Docteur, votre office auprès de moi est finipour le moment; allez votre chemin.
CORNÉLIUS, s'éloignant et à part.--Vous m'êtes suspecte, madame; maisvous ne ferez aucun mal.
LA REINE, à Pisanio.--Écoute, un mot.
CORNÉLIUS, à part.--Je n'aime point cette femme.... Elle croit tenirdes poisons lents et étranges; je connais bien son âme, je ne confieraipas à une personne aussi perverse des ingrédients d'une nature aussiinfernale; ceux qu'elle possède assoupiront et alourdiront un moment lessens; peut-être ses essais commenceront-ils par des chiens et des chats,pour monter ensuite plus haut; mais il n'y a aucun danger dans la mortapparente qu'elle donnera; elle ne fera que suspendre pour un temps lesesprits, qui renaîtront plus actifs. Elle est trompée par ces fauxeffets; et moi, en la trompant ainsi, je n'en suis que plus fidèle.
LA REINE.--Docteur, je n'ai plus besoin de votre présence jusqu'à ce queje vous fasse rappeler.
CORNÉLIUS.--Je prends humblement congé de vous.
(Il se retire.)
LA REINE.--Elle pleure donc toujours, dis-tu? Penses-tu qu'avec le tempsses larmes ne s'arrêteront pas, pour laisser entrer les conseils de laraison là où règne maintenant la folie? Travaille à cela: et quand tuviendras me dire qu'elle aime mon fils, je te dirai à l'instant même quetu es aussi grand que ton maître; plus grand que lui; car sa fortune estgisante et sans voix, et sa renommée est à l'agonie: il ne peut revenirici, ni demeurer où il est.... En changeant d'existence, il ne fera quechanger de misère; et chaque jour en arrivant vient ruiner un jour de savie. Quel est ton espoir, en t'appuyant sur une colonne qui penche etqu'il sera impossible de relever?--sur un homme qui n'a pas même assezd'amis pour l'étayer? (La reine laisse tomber une boîte: Pisanio laramasse.) Tu ne connais pas ce que tu tiens là; reçois-le de moi pourtes services, c'est un élixir de ma composition: il a déjà arraché cinqfois le roi à la mort: je ne connais pas de cordial plus efficace. Non,je te prie, prends-le, comme un gage des faveurs plus grandes que je tedestine:--fais sentir à ta maîtresse quelle est sa position; fais-lecomme de toi-même: songe quelle chance t'offre la fortune, songeseulement que tu conserves toujours ta maîtresse, et de plus tu gagnesmon fils, qui se souviendra de toi.... J'intéresserai le roi à tonavancement, quoi que tu puisses désirer; et moi-même alors, moi surtoutqui t'aurai mis sur la voie de mériter les grâces, je m'engage àrécompenser richement ton mérite. Appelle mes femmes: songe à mesparoles. (Pisanio sort.) Un valet fin et fidèle qu'on ne peutébranler: l'agent de son maître auprès d'elle, et qui lui rappelle sanscesse de conserver sa main et sa foi à son seigneur. Je lui ai fait làun don qui, s'il en fait usage, enlèvera à la belle son émissaire auprèsde son doux ami; et elle-même, dans la suite, si elle ne plie pas sonhumeur, peut être sûre d'en goûter aussi. (Pisanio reparaît avec lesdames, qui rapportent des paniers de fleurs.) Fort bien, fort bien:portez dans mon cabinet ces violettes, ces primevères, ces pervenches:adieu, Pisanio; songe à ce que je t'ai dit.
(La reine sort suivie de ses femmes.)
PISANIO seul.--J'y songerai, mais quand je deviendrai infidèle à monbon maître, je m'étoufferai de mes propres mains: c'est là tout ce queje ferai pour toi.
(Il sort.)
IMOGÈNE seule.
IMOGÈNE.--Un père cruel, une belle-mère perfide, un stupide soupirantprès d'une femme mariée, dont l'époux est banni: oh! mon époux! lecomble et la couronne de tous mes chagrins! et des vexations qui serenouvellent à chaque instant!--Si j'avais été dérobée par des voleurs,comme mes deux frères, je serais heureuse: mais malheureux ceux queleurs désirs élèvent trop haut! Heureux, quelque humble que soit leurétat, ceux qui voient accomplir leurs modestes voeux que chaque saisonsatisfait.... Quel peut être cet homme? Fi donc!
(Iachimo entre précédé par Pisanio.)
PISANIO.--Madame, un noble gentilhomme de Rome vous apporte des lettresde mon maître.
IACHIMO.--Vous changez de couleur, madame? Le noble Léonatus est ensûreté: il salue tendrement Votre Altesse.
(Il lui présente une lettre.)
IMOGÈNE.--Je vous remercie, bon seigneur: vous êtes le très-bienvenu.
IACHIMO, à part.--Tout ce qu'elle laisse voir est parfait: si elle estmunie d'une âme aussi rare, c'est ici le phénix de l'Arabie, et j'aiperdu la gageure. Hardiesse, sois mon amie; audace, arme-moi de pied encap, ou bien, comme le Parthe, je ne combattrai qu'en fuyant, ou plutôtje fuirai sans avoir combattu.
IMOGÈNE, lisant tout haut la lettre.--C'est un cavalier de la plushaute distinction, et auquel de bons offices m'ont infiniment attaché.Traitez-le en conséquence comme vous estimez votre fidèle Léonatus.
Je ne lis que cela tout haut; mais mon coeur est réchauffé jusqu'au fondpar le reste de la lettre: il est tout ému de reconnaissance.--Vous êtesle bienvenu, digne seigneur, autant que peuvent l'exprimer mes paroles;et vous l'éprouverez dans tout ce que je pourrai faire pour vous.
IACHIMO.--Je vous rends grâces, belle dame.--Eh quoi! les hommessont-ils insensés? La nature leur aura donné des yeux pour voir l'archevoûtée des cieux et les richesses de la terre et des mers, pourdistinguer les globes enflammés sur nos têtes, et les pierres semées surles rivages; et avec des organes si précieux, nous ne pourrons pas fairela différence de la laideur et de la beauté!
IMOGÈNE.--D'où vient votre étonnement?
IACHIMO.--Cela ne peut être la faute des yeux: des singes et des guenonsplacés entre deux créatures semblables bavarderaient de ce côté, etrepousseraient l'autre par des grimaces. Ce n'est pas la faute dujugement: l'idiot devant cette beauté saurait faire son choix. Ce n'estpas la passion; car la laideur, mise à côté de cette beauté parfaite,exciterait le désir à vomir à vide au lieu de le pousser à sesatisfaire.
IMOGÈNE.--Quelle est donc la cause...?
IACHIMO.--Le vice blasé, ce désir rassasié mais non satisfait (comme unvase plein et qui fuit), dévore d'abord l'agneau, et puis est avide decharogne.
IMOGÈNE.--Quelle est donc, digne seigneur, la cause de votre agitation?Êtes-vous bien?
IACHIMO.--Bien, merci, madame. (A Pisanio.) Ami, je vous prie,ordonnez à mon serviteur de m'attendre là où je l'ai laissé: il estétranger et susceptible.
PISANIO.--J'allais sortir, seigneur, pour lui faire accueil.
(Il sort.)
IMOGÈNE.--La santé de mon seigneur continue-t-elle à être bonne? Degrâce, dites-le-moi.
IACHIMO.--Bonne, madame.
IMOGÈNE.--Est-il disposé à la gaieté? J'espère qu'il l'est.
IACHIMO.--Excessivement gai: Rome n'a point d'étranger aussi jovial,aussi folâtre: on l'appelle le joyeux Anglais.
IMOGÈNE.--Lorsqu'il était ici, il était enclin à la mélancolie, etsouvent sans savoir pourquoi.
IACHIMO.--Jamais je ne l'ai vu triste. Il y a un Français, soncompagnon, un monsieur d'un rang éminent, qui aime fort à ce qu'ilparaît une jeune Française restée dans son pays; il pousse de profondssoupirs, comme la flamme d'une fournaise; pendant que le joyeux Anglais(votre époux, veux-je dire) rit aux éclats et s'écrie: «Comment mescôtes y résisteront-elles, lorsqu'on songe que l'homme, qui sait parl'histoire, par tous les récits, par sa propre expérience, ce qu'est lafemme et ce qu'il lui est impossible de ne pas être, va languir enlivrant ses heures de liberté à un esclavage volontaire!»
IMOGÈNE.--Est-ce que mon époux dit cela?
IACHIMO.--Oui, madame, en riant jusqu'aux larmes. C'est un amusement quede se trouver là, et de le voir se moquer du Français. Mais le ciel saitqu'il est des hommes qui sont bien blâmables.
IMOGÈNE.--Ce n'est pas lui, j'espère?
IACHIMO.--Lui? Non. Cependant il devrait recevoir avec plus dereconnaissance les bontés du ciel envers lui: il y a en lui et envous,--que je regarde comme son bien au-dessus de toutes lesrichesses;--oui, il y a pour moi des motifs d'admirer et en même tempsde plaindre.
IMOGÈNE.--Et qui plaignez-vous, seigneur?
IACHIMO.--Deux créatures du fond du coeur.
IMOGÈNE.--Suis-je une des deux, seigneur? Vous me regardez; quel ravagediscernez-vous en moi qui mérite votre pitié?
IACHIMO.--C'est lamentable! Quoi? Fuir le soleil radieux et se plairedans un cachot auprès d'une chandelle!
IMOGÈNE.--Je vous prie, seigneur, énoncez plus clairement vos réponses àmes questions? Pourquoi me plaignez-vous?
IACHIMO.--Parce que d'autres, j'allais le dire, jouissent de votre...;mais c'est l'office des dieux d'en tirer vengeance, et ce n'est pas lemien de parler.
IMOGÈNE.--Vous paraissez savoir quelque chose qui me concerne ou quim'intéresse. Je vous prie, parlez: puisque soupçonner que les chosesvont mal fait souvent plus souffrir que la certitude qu'il en est ainsi;les faits certains sont au-dessus des remèdes, ou bien connus à temps onpeut y appliquer le remède. Ah! découvrez-moi ce secret qui vous pousseà parler et que vous retenez.
IACHIMO.--Si j'avais cette joue pour y reposer mes lèvres; cette maindont le toucher, le seul toucher devrait forcer un homme au serment defidélité; si je possédais cet objet qui captive les regards errants demes yeux et les tient attachés sur lui seul; irais-je souiller mabouche, comme un réprouvé, sur des lèvres aussi publiques que les degrésqui conduisent au Capitole; presserais-je de mes mains des mainsflétries par le travail, et plus encore par des parjures journaliers; sij'allais fixer mes regards sur des yeux, sur des yeux abjects et ternescomme la lueur opaque de ces flambeaux que nourrit un suif fétide, neserait-il pas bien juste que tous les fléaux de l'enfer punissent unefois une telle trahison?
IMOGÈNE.--Mon seigneur, je le crains, a oublié la Bretagne.IACHIMO.--Et lui-même. Ce n'est pas mon penchant qui me porte à vouséclairer, à révéler la bassesse de son changement, ce sont vos grâcesqui, du fond de ma conscience muette, attirent malgré moi sur mes lèvrescet aveu.
IMOGÈNE.--Je ne veux pas en entendre davantage.
IACHIMO.--O chère âme, votre sort touche mon coeur d'une pitié qui mefait mal. Une princesse aussi belle et née dans la puissance, quidoublerait la grandeur du plus grand roi, être ainsi associée avec deviles créatures louées avec l'argent même que fournissent vos coffres;avec d'infâmes aventurières, qui, pour de l'or, jouent avec tous lesmaux dont la corruption souille la nature; pestes contagieuses, quipourraient empoisonner le poison; vengez-vous, ou celle qui vous portan'était pas reine, et vous dégénérez de votre illustre origine.
IMOGÈNE.--Me venger! et comment me venger? Si ce récit est vrai, car jeporte un coeur qui doit craindre de se laisser trop vite abuser par mesdeux oreilles; si ce récit est vrai, comment pourrais-je me venger?
IACHIMO.--Quoi! vous ferait-il vivre comme une vestale de Diane entredes draps glacés, tandis qu'il se livre à de capricieuses prostituées,au mépris de votre personne, aux dépens de votre bourse? Vengez-vous. Jeme consacre à votre bon plaisir. Amant plus noble que ce déserteur devotre lit, je resterai fidèle à votre tendresse, toujours discret ettoujours constant.
IMOGÈNE.--Holà! Pisanio!
IACHIMO.--Souffrez que je jure sur vos lèvres mon dévouement.
IMOGÈNE.--Va-t'en!--J'en veux à mes oreilles de t'avoir écouté silongtemps. Si tu avais de l'honneur, tu m'aurais fait ce récit parvertu, et non pour la fin que tu te proposes, aussi basse qu'étrange! Tuoutrages un gentilhomme qui est aussi loin de ta calomnie que tu l'es del'honneur, et tu tentes de séduire ici une femme qui te méprise comme ledémon. Holà! Pisanio!... Le roi mon père sera instruit de ton audace;s'il trouve bon qu'un étranger téméraire marchande à sa cour comme dansune mauvaise maison de Rome, et nous dévoile ses brutales pensées, il aune cour dont il ne se soucie guère, et une fille qu'il estime bien peu.Holà! Pisanio!
IACHIMO.--O heureux Léonatus! je puis bien le dire, la confiance que tadame a en toi mérite bien la tienne, et ta parfaite vertu mérite bienaussi sa tranquille confiance! Vivez longtemps heureuse, vous la dame duplus digne chevalier dont jamais se soit vanté un pays; vous, samaîtresse digne seulement du plus noble coeur. Accordez-moi mon pardon;je n'ai parlé ainsi que pour éprouver si votre fidélité était bienenracinée; je vais rendre votre époux ce qu'il est déjà, l'homme le plusaimable et le plus fidèle; il possède la charmante sorcellerie decharmer toutes les sociétés; la moitié du coeur de tous les hommes est àlui.
IMOGÈNE.--Vous réparez vos fautes.
IACHIMO.--Il est assis au milieu des hommes comme un dieu descendu duciel, il est paré d'une sorte d'honneur qui surpasse sa beauté mortelle;ne soyez pas offensée, auguste princesse, si j'ai osé éprouver quelaccueil vous feriez à un faux rapport. Il n'a servi qu'à confirmerhonorablement votre bon jugement dans le choix que vous avez fait d'unépoux si rare, que vous saviez ne pouvoir faillir. C'est l'amitié quej'ai pour lui qui m'a porté à vous éprouver; mais les dieux vous ontformée différente de toutes les autres femmes, exempte de faiblesse; jevous prie, pardonnez-moi.
IMOGÈNE.--Tout est réparé, seigneur. Disposez de mon pouvoir dans cettecour.
IACHIMO.--Recevez mes humbles actions de grâces.--J'avais presque oubliéde faire à Votre Altesse une petite prière, et qui pourtant estimportante, car elle intéresse votre époux; plusieurs amis et moi avonspart aussi à cette affaire.
IMOGÈNE.--Je vous prie, de quoi s'agit-il?
IACHIMO.--Une douzaine de nos Romains et votre époux (la meilleure plumede notre aile), nous avons tous contribué pour une somme destinée àacheter un présent pour l'empereur; agent des autres, j'en ai faitl'emplette en France. C'est de la vaisselle d'un rare dessin, et desbijoux d'une forme exquise et riche; leur valeur est considérable;étranger comme je suis, je serais désireux de les voir en lieu sûr; vousplairait-il de les prendre sous votre protection?
IMOGÈNE.--Volontiers, et j'engage mon honneur à leur sûreté, puisque monseigneur y est intéressé; je veux les garder dans ma chambre à coucher.
IACHIMO.--Ils sont renfermés dans un coffre escorté par mes gens. Jeprendrai la liberté de vous les envoyer, seulement pour cette nuit.Demain je dois me rembarquer.
IMOGÈNE.--Oh! non, non.
IACHIMO.--Il le faut, daignez me le permettre, ou je manquerais à maparole en différant mon retour. J'ai traversé les mers en venant deFrance, pour tenir ma promesse de voir Votre Altesse.
IMOGÈNE.--Je vous remercie de votre peine; mais vous ne partirez pas dèsdemain?
IACHIMO.--Oh! il le faut, madame. Ainsi, si vous voulez saluer votreépoux dans une lettre, je vous supplie, écrivez-la ce soir; j'ai déjàpassé le terme marqué pour mon séjour, et le temps presse pour offrirnotre présent.
IMOGÈNE.--J'écrirai; envoyez-moi votre coffre, il sera gardé avec soinet fidèlement rendu. Vous êtes le bienvenu.
FIN DU PREMIER ACTE.
Entre CLOTEN avec DEUX SEIGNEURS.
CLOTEN.--Jamais homme a-t-il autant joué de malheur? Je frise le but[1],et puis je me vois rouler au loin! J'avais sur le coup cent livres depari, et il faudra encore qu'un impertinent faquin vienne m'entreprendrepour avoir juré, comme si je lui empruntais mes serments; et que je nefusse pas le maître de les prodiguer à mon gré!
[Note 1: I kissed the jack, cochonnet, but.]
PREMIER SEIGNEUR.--Qu'a-t-il gagné à cela? Vous lui avez cassé la têteavec votre boule.
SECOND SEIGNEUR, à part.--S'il n'eût pas eu plus de cervelle que celuiqui lui a cassé la tête, il ne lui en serait pas resté.
CLOTEN.--Lorsqu'un gentilhomme est en humeur de jurer, il n'appartientpas à aucun des spectateurs de venir interrompre[2] ses jurements, jecrois?
SECOND SEIGNEUR.--Non, seigneur, (à part) ni de leur couper lesoreilles[3].
CLOTEN.--Ce chien de bâtard!--Moi! lui donner satisfaction? Que n'est-ilquelqu'un de mon rang!
SECOND SEIGNEUR, à part.--Il serait au rang des fous[4]!
[Note 2: To curtail his oath, mot à mot, couper la queue à sesjurements, les mutiler.]
[Note 3: L'autre répond: Ni de leur couper les oreilles, nor cropthe ears of them.]
[Note 4: Jeu de mots sur rank, rang et rance; le second seigneurrépond: Sentir le fou.]
CLOTEN.--Rien au monde ne m'impatiente autant. Peste soit de lagrandeur! je voudrais n'être pas noble comme je suis. On n'ose pas sebattre avec moi, à cause de la reine ma mère: le dernier petit bourgeoiss'en donne son soûl de se battre, et moi, il faut que j'aille et viennecomme un coq dont on ne peut trouver le pair.
SECOND SEIGNEUR, à part.--Vous êtes à la fois un coq et un chapon, etvous chantez, coq, avec votre crête.
CLOTEN.--Vous dites?
PREMIER SEIGNEUR.--Qu'il n'est pas convenable que Votre Altesse semesure avec le premier venu qu'il lui aura plu d'insulter.
CLOTEN.--Non: je sais cela, mais il est convenable que j'offense mesinférieurs.
SECOND SEIGNEUR.--Oui, cela ne convient qu'à Votre Altesse.
CLOTEN.--C'est ce que je dis.
PREMIER SEIGNEUR.--Avez-vous entendu parler d'un étranger qui est arrivéce soir à la cour?
CLOTEN.--Un étranger! et je n'en sais rien!
SECOND SEIGNEUR, à part.--Ah! tu es toi-même un étrange sot[5], et tun'en sais rien non plus.
[Note 5: Jeu de mots sur strange, étrange et étranger.]
PREMIER SEIGNEUR.--Oui, il y a un Italien d'arrivé; on le croit un desamis de Léonatus.
CLOTEN.--De Léonatus, ce coquin de banni! Son ami en est un autre, quelqu'il soit.--Qui vous a appris l'arrivée de cet étranger?
PREMIER SEIGNEUR.--Un des pages de Votre Altesse.
CLOTEN.--Me convient-il d'aller le regarder? Le puis-je sans déroger?
SECOND SEIGNEUR.--Vous ne pouvez déroger, seigneur.
CLOTEN.--Cela ne m'est pas aisé, je crois.
SECOND SEIGNEUR, à part.--Vous êtes un imbécile avoué: et tout ce quivient de vous étant d'un imbécile, ne vous fait pas déroger.
CLOTEN.--Venez, je veux voir cet Italien: ce que j'ai perdu aujourd'huiaux boules, je le regagnerai le soir avec lui. Venez, allons.
SECOND SEIGNEUR.--Je suis Votre Altesse. (Cloten sort avec le premierseigneur.)--Comment une diablesse aussi rusée a-t-elle pu mettre aumonde cet âne? Une femme qui renverse tout avec sa tête; et voilà sonfils à qui on ne ferait pas comprendre qu'en ôtant deux de vingt, ilreste dix-huit.--Hélas! pauvre princesse, divine Imogène! que nesouffres-tu pas, entre un père que gouverne ta marâtre, une mère quitrame à tout moment des complots, et un amant plus odieux pour toi quel'horrible exil de ton cher époux;--plus odieux que cet horrible divorcequ'il désire!--Que le ciel soutienne les remparts de ta chère vertu;qu'il affermisse le temple de ta belle âme, afin que tu puisses un jourrésister et posséder et ton époux banni et ce vaste royaume!
(Il sort.)
IMOGÈNE, lisant dans son lit, une dame lui tient compagnie.
IMOGÈNE.--Qui est là? Est-ce vous, Hélène?
HÉLÈNE.--Que désirez-vous, madame?
IMOGÈNE.--Quelle heure est-il?
HÉLÈNE.--Près de minuit, madame.
IMOGÈNE.--Alors j'ai lu trois heures; mes yeux sont fatigués.--Pliez lefeuillet où j'en suis restée, et allez vous mettre au lit. N'emportezpoint le flambeau, laissez-le brûler: et si vous pouvez vous réveiller àquatre heures, appelez, je vous prie.--Le sommeil me gagne complètement.(Hélène sort.) Dieux, je me mets sous votre garde: protégez-moi, jevous en supplie, contre les fées et les esprits malfaisants de la nuit.
(Imogène s'endort.)
IACHIMO, sortant du coffre.--Les grillons chantent: les sens del'homme, épuisés par le travail, se réparent dans le repos. Ainsi jadisnotre Tarquin foulait doucement les joncs[6] avant d'éveiller lachasteté qu'il viola. Cythérée, comme tu es belle dans ton lit! pur lis!plus blanc que les draps! oh! si je pouvais te toucher, te donner unbaiser, un seul baiser! Rubis incomparable de ses lèvres, que vous lerendez précieux! C'est son haleine qui embaume ainsi l'appartement: laflamme du flambeau s'incline vers elle, et voudrait pénétrer sous sespaupières pour y voir les lumières qu'elles cachent maintenant sous leurrideau: globes d'un blanc mêlé d'azur, de l'azur même des cieux.--Maismon projet est d'observer la chambre; je vais tout écrire.--Ici destableaux.--Là une fenêtre.--Tels sont les ornements de son lit.--Lestapisseries, les personnages sont ainsi, et ainsi est le contenu dulivre.--Mais quelques signes naturels observés sur son corps seraient untémoignage plus important que la description de dix mille meubles, etils enrichiraient mon inventaire. O sommeil, image de la mort,appesantis-toi sur elle, et rends-la insensible comme un monument placédans une chapelle. (Prenant le bracelet d'Imogène.) Viens à moi,viens: tu es aussi aisé à défaire que le noeud gordien était serré.--Ilest à moi, et ce bracelet sera un témoin extérieur aussi fort que laconscience à l'intérieur pour désespérer son époux.--Son sein gaucheporte un signe à cinq rayons comme les gouttes de pourpre qui brillentdans le calice d'une primevère[7]. Voilà une preuve plus forte quetoutes celles que peuvent donner les lois. Ces signes cachés leforceront de croire que j'ai crocheté la serrure et ravi le trésor deson honneur. Que me faut-il de plus?--Qu'ai-je besoin d'écrire ce quiest écrit, imprimé dans ma mémoire? (Prenant le livre.)--Elle a lubien tard l'histoire de Térée; la feuille est pliée à l'endroit oùPhilomèle se rendit.--J'en ai assez: rentrons dans ce coffre etrefermons-en le ressort.--Vite, hâtez-vous, dragons de la nuit: quel'aurore vienne ouvrir l'oeil du corbeau.--Je vis dans la crainte;l'enfer est ici pour moi, quoiqu'un ange céleste y repose. (L'horlogesonne.) Une, deux, trois: il est temps, il est temps.
[Note 6: On étendait des joncs sur le parquet des appartements,comme nous y mettons aujourd'hui des tapis.]
[Note 7: Shakspeare avait observé la nature, mais il ne la peint pasici exactement: ces gouttes de la primevère sont jaunes et nonpourpres.]
(Il rentre dans le coffre; la scène se ferme.)
Entre CLOTEN ET les DEUX SEIGNEURS.
PREMIER SEIGNEUR.--Votre Altesse est l'homme le plus patient dans laperte, le joueur le plus froid qui ait jamais retourné un as.
CLOTEN.--Il n'y a pas d'homme que la perte ne rende froid.
PREMIER SEIGNEUR.--Mais tout le monde ne montre pas une patience aussinoble que Votre Altesse: vous êtes très-ardent, très-emporté lorsquevous gagnez.
CLOTEN.--Le gain donne du courage à tout le monde. Ah! si je pouvaisgagner cette entêtée d'Imogène, je serais assez riche. Le matinapproche, n'est-ce pas?
PREMIER SEIGNEUR.--Il est jour, seigneur.
CLOTEN.--Je voudrais bien voir arriver ces musiciens. On me conseille delui donner de la musique le matin; on m'a dit que cela pénétrerait.(Les musiciens entrent.) Venez, accordez vos instruments; si vouspouvez la pénétrer avec ce jeu de vos doigts, tant mieux; nousessayerons aussi notre langue; si rien ne réussit, qu'elle reste cequ'elle est; mais jamais je ne la céderai.--Imaginez d'abord quelquechose de piquant et d'exquis, exécutez ensuite un air d'une merveilleusedouceur, accompagné d'admirables et éloquentes paroles; et puislaissons-la à ses réflexions.
(Les musiciens chantent et s'accompagnent.)
AIR.
Écoute, écoute, l'alouette chante à la porte des cieux.
Et Phébus va se lever Pour abreuver ses coursiers à cette source qui repose dans le calice des fleurs;
Les marguerites clignotantes
Commencent à entr'ouvrir leurs yeux d'or.
Éveille-toi, ma douce maîtresse,
Avec toutes ces choses jolies;
Lève-toi, lève-toi.
CLOTEN, aux musiciens.--En voilà assez. Laissez-nous.--Si cecipénètre, je ferai grand cas de votre musique, sinon alors c'est un vicede son oreille que ni les crins de cheval[8], ni les boyaux de chat, nila voix de l'eunuque ne pourront jamais corriger.
(Les musiciens sortent.)
[Note 8: Horse hair and cat's guts, pour dire les crins del'archet et les cordes des instruments.]
(La reine et Cymbeline paraissent.)
SECOND SEIGNEUR.--Voici le roi.
CLOTEN.--Je suis bien aise d'être resté debout si tard; cela fait que jesuis levé de grand matin. En bon père, il ne peut qu'approuver l'hommageque je viens de rendre.--Salut à Votre Majesté et à ma noble mère.
CYMBELINE.--Vous assiégez donc la porte de cette fille sévère? Neparaîtra-t-elle point?
CLOTEN.--J'ai attaqué son coeur par la musique; mais elle ne daigne pasy faire attention.
CYMBELINE.--L'exil de son amant est trop récent; elle ne l'a pas encoreoublié; mais le temps effacera les traces de son souvenir, et alors elleest à vous.
LA REINE.--Vous devez bien des remerciements au roi: il ne laisseéchapper aucune occasion de vous faire valoir auprès de sa fille. Sachezvous-même mettre de la suite dans vos démarches auprès d'elle: apprenezà saisir l'occasion favorable; que ses refus augmentent vosempressements; que les devoirs que vous lui rendez paraissent uneinspiration naturelle; obéissez-lui en toutes choses excepté lorsqu'ellevous ordonne de vous éloigner d'elle: sur ce seul article soyezinsensible.
CLOTEN.--Insensible? Pas du tout.
(Un messager entre.)
LE MESSAGER.--Avec votre bon plaisir, seigneur, des ambassadeurs sontarrivés de Rome; l'un d'eux est Caïus-Lucius.
CYMBELINE.--C'est un digne Romain, quoiqu'il vienne cette fois dans desintentions hostiles, mais ce n'est pas sa faute. Je veux le recevoiravec les marques de distinction que je dois à celui qui l'envoie, et,quant à lui, nous devons nous souvenir de ses bontés passées enversnous. Mon fils, lorsque vous aurez dit bonjour à votre princesse, veneznous rejoindre; nous aurons besoin de vous employer auprès de ceRomain.--Venez, madame.
(Cymbeline sort avec la reine, les seigneurs et le messager.)
CLOTEN.--Si elle est levée, je veux lui parler, si elle ne l'est pas,qu'elle dorme et rêve à son aise. (Il frappe.) Holà! peut-on...? Jesais qu'elle est entourée de ses femmes.--Mais, si je leur dorais lamain. C'est l'or qui achète l'entrée des portes. Oh! oui; fort souventil corrompt jusqu'aux gardes de Diane, et leur fait livrer leurs bichesdans les mains du braconnier; c'est l'or qui fait périr l'honnête hommeet sauve le fripon; quelquefois aussi il fait pendre le fripon etl'honnête homme: que ne peut-il pas faire ou défaire? Je veux me faireun avocat d'une des femmes d'Imogène; car je n'entends pas encoremoi-même l'affaire.--Avec votre permission.
(Il frappe encore.)
UNE SUIVANTE.--Qui est là?--Qui frappe?
CLOTEN.--Un gentilhomme.
LA SUIVANTE.--N'est-ce que cela?
CLOTEN.--Et le fils d'une noble dame.
LA SUIVANTE, ouvrant la porte.--Bien des gens, dont les tailleurscoûtent aussi cher que le vôtre, ne pourraient pas se vanter de la mêmechose.--Que désire Votre Altesse?
CLOTEN.--La personne de votre maîtresse;--est-elle prête?