Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Dans un futur où les humains ont découvert une planète peuplée d'êtres aux pouvoirs prodigieux, Sachiko, une adolescente amnésique de Nagoya, attire l'attention de multiples personnes. Tandis qu'elle cherche ses origines, des créatures de cet autre monde la traquent sans relâche. Le mystère qui les entoure est sur le point d'être révélé et de leur rencontre dépend l'avenir de tous.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Après une période de remise en question,
Laura Faly Rabesandratana publie ce livre comme une revanche sur la vie. Elle a su mêler son expérience, ses nombreuses lectures ainsi que son imagination débordante pour écrire son premier roman.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 494
Veröffentlichungsjahr: 2023
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Laura Faly Rabesandratana
Shäomickya
Tome I
Investigations
Roman
© Lys Bleu Éditions – Laura Faly Rabesandratana
ISBN :979-10-377-9917-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ma sœur est une personne sans compromis. J’ai toujours été impressionnée par sa capacité à dire oui, ou non, mais pas peut-être et encore moins pourquoi pas. C’était ce qu’elle avait envie de faire, ou rien. Et c’était un mélange de choses rares, parfois à l’opposé l’une de l’autre, et difficiles à décrire.
Cet univers, c’est tout simplement la réalité que Laura a construite, loin du brouhaha des êtres humains et de la planète Terre, recluse dans sa chambre, penchée sur ses nombreux journaux intimes et cahiers de dessin… Elle pouvait passer des heures et des journées entières sans lever la tête, absorbée à matérialiser cette imagination sans fin.
Telle la petite sœur que vous ne souhaiterez jamais avoir, j’ai tenté si fort de m’infiltrer dans cet univers. J’ai organisé des missions commando pour voler les fameux journaux, déchiffrer les cartes, les langages, les personnages qu’elle y décrivait… En vain.
Il a fallu que Sachiko prenne vie à travers ces deux tomes et tout l’univers qui les accompagnent pour que je comprenne, enfin, la vision qui anime ma sœur :
Le cheminement classique consiste à faire des choix. Scientifique ou littéraire, rouge ou noir, bien ou mal, vivre ou survivre… Mais en réalité, rien ne devrait s’imposer à nous ainsi. La liberté telle que nous l’avons communément définie nous donne l’incontestable pouvoir de conquérir sans compromis. La quête de cette liberté peut être longue et semée d’embûches, mais ce livre nous montre qu’elle peut être extrêmement révélatrice.
Shäomickya, c’est le récit époustouflant d’une quête vers soi. Celle de ma sœur, mais aussi la vôtre, la nôtre. C’est une quête semée d’embûches, qui empreinte au Japon ses valeurs et ses paysages, à la France ses maux et ses solutions, à Madagascar, ses contradictions et sa tradition… Et à un tout nouvel univers construit sur des années de recherche littéraire et imaginaire, sa force et sa candeur. Ce récit nous ramène au plus près de nous-mêmes à travers ses personnages – leurs traits de caractère, leurs doutes, leurs luttes internes et les sentiments qu’ils vont développer.
Quelle est votre place dans la société ? Pourquoi c’est si dur de nouer de vraies amitiés ? Combien de temps ça prend ? êtes-vous fait pour ce monde ? Si non, est-ce que ça veut dire que vous êtes ici pour en créer un nouveau ? Et ce nouveau monde, sur quels idéaux s’appuie-t-il ? Quels combats il demande de mener ? Êtes-vous prêts pour cette nouvelle aventure ?
Voilà toutes les questions que ma sœur vous pose. Le récit qui va suivre vous mènera à prendre de nouveaux chemins dans cette quête.
Bonne évasion,
Anouk Rabesandratana
The little sister
Il fait chaud, trop chaud. L’air est irrespirable à cause des particules de poussière et on n’y voit presque rien. J’entends des bruits sourds un peu partout, plus ou moins rapprochés, semblables à des explosions, mais tout est trop confus. Je sens qu’on me serre encore plus fort dans les bras, comme par crainte de me faire tomber. Il faut courir, toujours plus vite, pour échapper à je ne sais quoi. Une menace oppressante, indescriptible et grandissante, étendant son ombre partout autour de nous, semble se rapprocher inéluctablement malgré nos efforts pour la semer.
C’est la panique dans tous les coins du château. Beaucoup de personnes se battent contre des ennemis que je ne parviens pas à distinguer dans l’épais brouillard qui nous entoure. Les tintements des armes qui s’entrechoquent ainsi que des explosions par intermittence raisonnent un peu partout. Plusieurs incendies s’étaient aussi déclarés à divers endroits, accélérant la destruction du palais, qui semblait pourtant indestructible jusqu’à ce jour. J’entends également des gens, probablement des soldats, criant des ordres incompréhensibles dans le vacarme ambiant, tandis que d’autres s’enfuient, comme nous. Un nuage de poussière brûlant vint me piquer les yeux. Je ne vois vraiment plus rien maintenant. Le bruit, lui, est toujours assourdissant. On continue notre course, en se faufilant tant bien que mal dans ce chaos. Enfin, il me semble que nous réussissons à distancer l’ombre si menaçante. Alors que je sentais l’allure ralentir et mon porteur reprendre son souffle, une énième déflagration me projeta à plusieurs mètres. Quelqu’un, certainement cette même personne, me rattrapa presque instantanément, puis m’entraîna avec lui à une vitesse de nouveau soutenue. Je pouvais ressentir son extrême inquiétude, mais aussi sa forte détermination et une lueur d’espoir, comme si ses émotions étaient les miennes, bien que je n’en comprenne les raisons.
Soudain, tout devint silencieux. Je me surpris même à frissonner du fait du changement, si brutal, de température. Il fait froid à présent et l’obscurité m’empêche de distinguer quoi que ce soit. J’entendis alors comme un ronronnement de moteur qu’on démarre. Puis, je distinguai une multitude de petites lanternes formant un cercle autour de ce qui ressemblait à un panier au centre de la pièce. Il fait cependant encore trop sombre pour me permettre de voir autre chose. Tout à coup, des coups violents se firent entendre dans notre dos. Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre qu’on essayait de forcer la porte donnant accès à la salle dans laquelle nous nous trouvions. Celui qui m’avait jusqu’alors porté me déposa hâtivement dans ce que j’avais d’abord pris pour un panier, qui était en fait une capsule toute en métal et en verre. L’intérieur était réconfortant, douillet et chaud. En scrutant plus attentivement autour de moi, je m’aperçus qu’un écran plat y était relié. La faible lumière bleutée provenant de celui-ci se projetait dans toute la pièce, lui donnant une atmosphère irréelle, comme dans un rêve. Hormis ce dernier et mon couffin, aucun autre meuble n’occupait la salle. Mon regard s’arrêta un moment sur le visage de l’homme qui m’avait amené ici. Je ne parvenais pas à le voir distinctement dans la pénombre. Il semblait néanmoins jeune et plutôt grand, avec des traits fins, des cheveux lisses et épais en désordre qui lui faisaient comme une crinière touffue, des petites oreilles pointues et de grands yeux jaunes en amande. Bien qu’il paraissait très soucieux, il restait étrangement calme malgré la situation. J’observais ensuite plus largement autour de moi : de larges colonnes sculptées de motifs abstraits et scintillantes comme le diamant s’élevaient à plusieurs mètres de haut, jusqu’au plafond, et se terminaient en magnifiques arcs de cercle. La porte par laquelle nous étions entrés quelques instants plus tôt était elle aussi immense, gravée de symboles inconnus et construite dans le même matériau brillant que les colonnes. Enfin, de hautes fenêtres décorées de vitrail laissaient passer la lumière pâle de la lune. Celles-ci ainsi que la porte tremblaient de plus en plus sous les assauts répétés de nos attaquants, à tel point qu’on aurait dit qu’elles allaient céder d’un moment à l’autre. Je m’étonnai même qu’elles soient aussi résistantes alors que le reste du château semblait déjà en ruine. Nos ennemis se firent plus pressants. Il ne nous restait plus beaucoup de temps.
Le moteur se mit à ronfler plus fort, ses échos emplissant toute la salle. Je compris tout à coup que j’étais dans une petite navette et que le but de cette course était de m’envoyer loin d’ici. L’homme qui m’avait transporté pianotait sur l’ordinateur de bord à une telle vitesse que je n’avais pas le temps de voir ce qu’il faisait. La vitre de ma capsule se ferma soudain avec un léger grincement. Je sentis alors un gaz me piquer le nez et m’engourdir rapidement. Bientôt, je ne distinguais plus qu’un intense flash lumineux et crus entendre une détonation, mais je ne pus en être sûre. Puis tout devint à nouveau noir et silencieux.
21 mars 8162, Nagoya, Japon
C’est bientôt la rentrée des classes. Pour profiter des derniers jours avant la reprise, Sachiko avait proposé à Yumi, sa meilleure amie, de déjeuner ensemble. Elles s’étaient donné rendez-vous dans le jardin Shirotori, en plein cœur de la ville. C’est un des plus beaux parcs de Nagoya, s’étendant sur quatre hectares et présentant une grande diversité de végétation. L’adolescente, âgée de 16 ans, aimait particulièrement s’y promener à cette période de l’année. La nature reprend progressivement vie après un long hiver, les journées deviennent plus chaudes et se rallongent, les vacances se terminant et marquant le début d’une nouvelle année. Elle arriva devant la maison de thé, en plein milieu du jardin. C’était l’endroit idéal pour pique-niquer par cette belle après-midi ensoleillée. Yumi était déjà là et semblait l’attendre depuis un moment. La jeune fille, mesurant environ 1m70, était plus grande que Sachiko et plutôt enrobée. Elle avait une coupe en carré plongeant, beaucoup plus longue devant que derrière, une frange et des cheveux bicolores roses et bleu clair, simplement coiffée d’un serre-tête noir à pics. Yumi portait de grosses lunettes ovales à la monture noire très fine qui mettait joliment ses yeux bridés en valeur et harmonisait son visage rond. Une large tache de naissance rougeâtre occupait une partie de sa joue droite, descendant jusque dans son cou. Elle était habillée d’un élégant corset noir et rouge, d’une jupe courte en dentelles ainsi que de collants résilles déchirés et d’une paire de bottes en cuir noires. Apercevant enfin son amie, elle s’exclama avec entrain :
Les deux amies s’installèrent derrière la maison de thé, à l’ombre des cerisiers et autres arbres verdoyants. Elles bavardaient, parlant de tout et de rien, tout en dégustant leur repas ; au menu : un assortiment de sushis, makis et onigiris accompagné de deux grands bols de ramen au bœuf et de quelques mochis fourrés à la pâte de haricot rouge pour dessert. C’était un petit festin !
Yumi aborda un sujet qui tenait particulièrement à cœur aux deux adolescentes depuis longtemps :
Sa meilleure amie, qui était du même avis, se mit aussi à rire. Les deux jeunes filles étaient en effet passionnées de musique et avaient monté un duo ensemble depuis l’école primaire. Sachiko chantait et jouait également de la guitare basse, tandis que Yumi jouait du synthé tout en rappant, les deux jeunes filles ayant appris à jouer de leurs instruments de musique dès leur plus jeune âge. Au fil du temps, elles s’étaient chacune améliorées jusqu’à devenir presque des prodiges dans leurs spécialités. N’aimant également pas s’enfermer dans un seul style musical, elles s’amusaient alors à jouer autant de la musique classique, que de la pop, du RnB et du rock. Le concert de mi-année organisé chaque année par leur lycée, dont le but est de révéler les jeunes talents, était donc l’occasion rêvée pour elles de se faire plus largement connaître, bien qu’elles ne pensaient pas en faire leur carrière. Elles voyaient plutôt cela comme un passe-temps. Yumi et Sachiko avaient alors attendu leur deuxième année de lycée pour s’inscrire à cet évènement, en tant que participantes, afin d’avoir le temps de s’y préparer au mieux. Même si ce n’était qu’un loisir, elles tenaient à donner la meilleure prestation possible au public et avaient déjà commencé à s’entraîner pendant leurs vacances. La durée accordée par participant étant limitée à quinze minutes, elles discutèrent longuement des musiques qu’elles prévoyaient de présenter sur scène.
Après s’être à peu près mises d’accord sur les styles musicaux qu’elles joueront – de la pop et du rock –, Sachiko changea de sujet et se décida enfin à parler à son amie de ses étranges visions ; celles-ci revenaient de plus en plus fréquemment ces derniers temps. Pendant longtemps, Sachiko avait hésité à les évoquer, de peur que personne ne la croie ou pire de passer pour une folle.
Il faut dire que son passé est quelque peu particulier. En effet, l’adolescente a toujours été différente des autres : d’abord de par son apparence – plutôt petite et élancée, une peau mate gravée d’une multitude de lignes courbes plus claires, des traits fins, un visage enfantin avec des petites oreilles pointues, de grands yeux en amande d’un violet profond et une longue chevelure lisse allant d’un dégradé de violet foncé à violet pastel – et sa personnalité, espiègle, plutôt extravertie, très curieuse, avec un fort caractère et une apparente grande confiance en elle, Sachiko ne manquait jamais de se faire remarquer. La jeune fille est aussi appréciée pour son honnêteté, sa fiabilité, sa persévérance ainsi que son optimisme à toute épreuve. Elle est également douée d’une très grande agilité, d’une souplesse et d’une force exceptionnelles ainsi que d’une intelligence très supérieure à la moyenne, la faisant souvent passer pour une surdouée. Bien qu’elle ne les maîtrisait pas encore totalement, l’adolescente s’était rapidement découvert d’étonnants pouvoirs, tels que la télékinésie et la capacité à manipuler le feu.
Son histoire est aussi peu commune. L’adolescente ignore presque tout de son passé, ses souvenirs les plus anciens remontant environ à ses six mois, lorsqu’elle vivait dans un orphelinat bien loin de Nagoya, avant d’être adoptée. Ce dernier se situait dans le petit village de Wakkanai, tout au nord de l’île d’Hokkaido. Sachiko en gardait toujours un souvenir assez précis, bien que ça ne soit pas une période très heureuse pour elle. L’institut se composait de trois blocs carrés : le bâtiment principal, qui était le plus grand, supportant deux autres bâtiments légèrement plus petits de chaque côté. Chacun d’eux portait un symbole. Le bloc principal – celui du milieu –, symbolisé par un œil, regroupait au rez-de-chaussée le hall d’entrée, le bureau de la directrice, les deux cuisines ainsi que la grande salle de réception servant aux repas, et à l’étage les dix salles de cours, les chambres des gouvernantes et leurs sanitaires privés. Les dortoirs – regroupés dans celui de gauche – étaient représentés par une étoile, le rez-de-chaussée étant réservé aux fillettes et l’étage étant pour les petits garçons. Les sanitaires – dans celui de droite – portaient le symbole d’une croix. Comme pour les dortoirs, le rez-de-chaussée était uniquement pour les filles et l’étage pour les garçons. Au sous-sol, un cachot, ayant comme symbole un crâne, servait à enfermer les pensionnaires les plus rebelles. La jeune fille, alors assez turbulente, y avait d’ailleurs passé de nombreux jours. Vu de l’extérieur, l’orphelinat paraissait plutôt luxueux et accueillant. Le bâtiment symbolisé par la croix était en marbre blanc avec un toit plat, tandis que ceux symbolisés par l’œil et l’étoile étaient entièrement en verre et en acier. Grâce à un habile procédé chimique lors du traitement du verre utilisé, il était cependant impossible de voir à travers celui-ci, ayant seulement un but esthétique, quel que soit le côté où l’on se trouvait. Le dortoir était surmonté d’une bulle transparente, parfaitement sphérique, en verre non traité. Il s’agissait en fait d’une terrasse dont le symbole était un cercle. À l’intérieur, l’aménagement était tout aussi fastueux : le sol entièrement en parquet brillant et impeccablement ciré, les escaliers recouverts d’un épais tapis en velours rouge bordeaux, les murs en marbre noir donnant une atmosphère particulière au lieu, les portes massives en bois sombre sculptées de motifs floraux et les nombreuses baies vitrées laissant rentrer la lumière du soleil. Les meubles, quant à eux, étaient étonnamment très disparates. Certains étaient en effet en différents métaux, d’autres en bois, d’autres encore en verre ou semblaient plus précieux : en or et en argent, et d’imposants lustres pendaient au plafond à intervalles réguliers. A une dizaine de mètres de l’orphelinat, on pouvait admirer un immense temple bouddhiste servant à la prière hebdomadaire. Hormis son toit en tuiles noires brillantes, il était entièrement en bois massif peint d’un rouge vif vernis, de forme parfaitement circulaire et avec un étage. Ses motifs gravés représentant des fleurs de cerisier ainsi que de majestueux renards le rendaient encore plus impressionnant. Il n'avait aucune fenêtre et seule son imposante porte d’entrée était vitrée, bien qu’il soit impossible de voir à travers elle.
Malgré les années qui étaient passées, Sachiko se souvenait également parfaitement de l’environnement entourant son ancien orphelinat. Il était entouré d’un jardin d’au moins trois hectares, dont une grande partie servait de potager et de verger. Celui-ci était délimité par une clôture de plusieurs mètres de haut dont les barreaux se terminaient en pointes aiguisées et entièrement électrifiées. Il était donc presque impossible de la franchir sans se blesser. Au-delà de cette barrière, une forêt dense s’étendait à perte de vue sur plusieurs kilomètres. Elle était traversée par une large rivière la plupart du temps déchaînée, dont l’écho des vagues s’entendait jusqu’à l’institut, et parsemée de nombreux pièges ayant pour but d’éviter les fugues des orphelins indisciplinés. Seul un étroit sentier de terre reliait l’entrée de l’orphelinat – un immense portail en acier – à la route principale la plus proche, se situant à une trentaine de kilomètres. Près du portail, une cabane toute en béton servait d’abris pour la meute de chiens de garde, des Dobermans, appartenant à la directrice. Tout était fait pour empêcher les pensionnaires de s’évader de cet endroit, ce qui avait toujours énormément contrarié la jeune fille.
À l’époque, l’institution l’avait trouvé un matin sur le pas de sa porte, âgée de quelques mois seulement, sans aucune indication sur ses origines ni d’où elle venait. Malgré les recherches effectuées par les gouvernantes de cet orphelinat pour retrouver d’éventuelles traces de sa famille biologique, elles n’en trouvèrent aucune et n’eurent bientôt qu’une seule certitude : le nourrisson n’était certainement pas entièrement humain. Étant situé dans un lieu relativement reculé et isolé, elles avaient bien sûr déjà entendu parler de l’existence d’autres êtres vivants surpuissants habitant sur une lointaine planète nommée Komyah, car tout le monde sur Terre était au courant de cette découverte extraordinaire depuis plusieurs décennies déjà, mais cela leur inspirait principalement de la méfiance et de la crainte. Elles décidèrent donc rapidement d’en faire un sujet tabou auprès des autres orphelins en interdisant à quiconque de l’évoquer. Elles n’avaient d’ailleurs pas daigné, pendant plusieurs mois, lui donner un nom et préféraient l’appeler « l’étrangère » ou « le monstre » selon leur humeur. Ce ne fut que lorsque la petite fille fêta ses un an que la directrice de l’orphelinat décida de la nommer « Sachiko ». C’était son cadeau d’anniversaire, lui avait-elle annoncé sans grande conviction. Malgré qu’elle n’était alors qu’un bébé, Sachiko gardait toujours des souvenirs assez précis mais rarement joyeux de cette période de sa vie. Durant ses trois premières années dans cette pension, cette dernière avait en effet souvent été victime de harcèlement de la part de ses camarades et de maltraitance par les nourrices à cause de sa différence, mais aussi de son caractère déjà affirmé. L’orphelinat dans lequel elle se trouvait ayant érigé une liste de règles strictes, qui ne lui convenaient pas :
– Interdiction de prendre la parole sans y avoir été autorisé par une gouvernante ;
– Interdiction de crier, de s’exprimer de manière grossière, de sauter et de courir dans l’établissement ;
– Obligation de se lever lorsqu’une gouvernante entre dans une pièce et d’attendre son accord pour se rasseoir ;
– Obligation de saluer chaque gouvernante dans les couloirs ;
– Obligation de se lever tous les matins à 6 heures ;
– Obligation de se consacrer entièrement aux tâches demandées (études, corvées ménagères, entretien du jardin, cuisine…), sans se faire distraire par un quelconque loisir ;
– Interdiction de parler d’éléments en rapport, de près ou de loin, avec la mystérieuse planète Komyah ;
– Interdiction de sortir du dortoir après 21 heures ;
– Interdiction de contester un ordre donné par une gouvernante, sous peine de sanctions ;
– Interdiction de sortir à l’extérieur de l’enceinte de l’orphelinat, sous peine de sanctions.
Les sanctions évoquées étant diverses et variées mais toujours cruelles. Les journées étaient donc toutes monotones et identiques, uniquement rythmées par les heures de cours – 8 heures par jour assurées par les gouvernantes, 6 jours sur 7 –, les nombreuses corvées obligatoires et les repas. Il n’y avait aucune place pour le jeu, ni pour développer une passion ou quoique ce soit d’amusant. Le seul jour de la semaine pendant lequel il n’y avait aucun cours n’était cependant, pour Sachiko, pas plus réjouissant que les autres puisqu’il était consacré au culte bouddhiste. C’était toujours le jeudi. Durant 15 heures d’affilée, entre 6 heures du matin et 21 heures, tous les orphelins ainsi que les gouvernantes se réunissaient dans le grand temple et priaient les divinités bouddhistes. Exceptionnellement, ce jour-là, il n’y avait pas de corvées non plus et seulement deux repas – le matin et le soir –. Sachiko, ne croyant en aucun dieu et ne comprenant pas ce concept, trouvait cette journée très ennuyeuse mais ne pouvait y échapper, sauf en se retrouvant punie au cachot.
La fillette se sentait alors trop restreinte par ce règlement et avait seulement envie de plus de liberté, mais cela n’était pas encore possible. Dès l’âge d’un an, elle semblait en avoir déjà quatre, et ne savait pas exprimer sa frustration d’être réprimandée et constamment contrôlée autrement que par un comportement provocateur, étant donc très têtue, refusant d’obéir et ayant fugué de multiples fois. Malgré ses nombreuses tentatives, Sachiko n’avait cependant jamais réussi à s’éloigner de plus de cinquante mètres de l’orphelinat, se faisant toujours emprisonner dans un des nouveaux pièges mis en place régulièrement ou rattrapée par la meute des redoutables Dobermanns, dressés de façon à traquer une proie jusqu’à l’épuisement, qui l’encerclaient rapidement. La petite fille était également régulièrement sujette à des crises violentes d’agressivité, hurlant et se débattant alors férocement. Il fallait s’y mettre à plusieurs, la plupart du temps au moins quatre ou cinq personnes, pour parvenir à la maîtriser, et ce après plusieurs minutes de lutte. Pendant ses accès de rage incontrôlables, elle était en effet capable de blesser gravement n’importe qui autour d’elle, ce qui en faisait un danger selon les gouvernantes. Du fait de sa force hors du commun, Sachiko pouvait aussi bien briser les os de quelqu’un sans le moindre effort que l’envoyer voltiger à l’autre bout d’une pièce. À cause de ses pouvoirs – déjà puissants – qu’elle ne maîtrisait pas du tout à cette époque, elle risquait aussi de blesser plusieurs personnes en même temps, ce qui était encore plus dangereux. Aucune des nourrices, ni même la directrice également témoin, ne jugea important de chercher les raisons de ces crises impressionnantes, qu’elles considéraient comme une pure perte de temps. Elles se souciaient seulement de l’immobiliser puis de l’isoler. Pour la calmer, elles utilisaient donc une combinaison de plusieurs substances chimiques afin de créer un puissant tranquillisant, qu’elles lui injectaient en une forte dose. Son effet était quasi immédiat et durait quelques heures. La fillette se retrouvait alors, en moins d’une minute, d’abord paralysée, puis perdait complètement connaissance. Lorsque cela lui arrivait, Sachiko se réveillait toujours enfermée au cachot du sous-sol, seule et dans le noir, pendant des jours, avec un grand verre d’eau, un bol de soupe froide et un gros morceau de pain rassis. Elle n’avait pourtant pas un mauvais fond ni de mauvaises intentions, cependant, elle n’avait pas trouvé de moyens plus pacifiques de s’exprimer dans cet endroit assez peu convivial. La fillette ne souhaitait pourtant pas grand-chose, si ce n’est un peu plus de liberté et surtout être acceptée telle qu’elle était, sans avoir l’impression d’être un monstre. Elle était aussi, déjà à l’époque, très curieuse et désireuse de connaître ses origines. Ne pas avoir été comprise, ni écoutée et encore moins encouragée à les découvrir avait été un autre sujet d’insatisfaction.
Le seul réconfort qu’elle avait alors trouvé pendant ces longues journées, emprisonnée dans le cachot froid et humide, était les quelques bribes de souvenirs qu’il lui restait : une grande salle lumineuse, étincelante et chaleureuse dans laquelle se trouvaient plusieurs personnes l’entourant. Bien que leurs visages étaient trop flous pour être reconnus, Sachiko se souvenait d’un agréable sentiment de sécurité et de bienveillance. Même sans les voir nettement, la fillette croyait distinguer au moins une femme et plusieurs hommes, dont un assez vieux et les autres plus jeunes. Ce qui l’intriguait le plus était cette paire de grands yeux jaunes en amande qui la fixaient sans cesse. Malgré ses efforts, Sachiko ne parvenait pas à se rappeler à qui ils appartenaient et cela la frustrait davantage. Ses autres souvenirs, plutôt auditifs et olfactifs, consistaient en des voix parlant une langue inconnue, qu’elle ne comprenait pas, et d’agréables odeurs de diverses plantes et de ce qu’elle imaginait être des plats cuisinés. S’accrochant à ces rares réminiscences réconfortantes, elle réussit à ne pas sombrer dans la folie, se promettant de faire tout son possible pour découvrir la vérité à son sujet, sans jamais abandonner même si cela devait lui prendre des années, et malgré la difficulté de ne pas être soutenue. Ayant également entendu parler un jour, au détour d’une conversation entre deux nouvelles gouvernantes – n’étant donc pas encore informées de toutes les règles de l’orphelinat –, des êtres extraordinaires vivant sur la planète Komyah, Sachiko pensa que cela pouvait être une piste intéressante à creuser, ce qui l’encouragea à persévérer et à supporter ses difficiles conditions.
Les nombreuses brimades des autres jeunes – allant de simples moqueries verbales à des bousculades et des coups – ne l’aidaient en effet pas à s’intégrer à son environnement, mais le pire était le traitement particulier des femmes s’occupant d’elle. Ainsi, si la fillette ne prêtait pas beaucoup d’importance aux critiques des enfants – après tout, ils avaient été éduqués de sorte à craindre l’inconnu et n’avaient pas conscience de la portée de leurs mots –, elle avait plus de mal à pardonner les agissements absurdes des adultes de cet orphelinat à son encontre. Ces derniers ne lui portaient que rarement des signes d’affection. Ils semblaient au contraire prendre plus de plaisir à la réprimander cruellement à chaque occasion. Outre l’enfermement au cachot, la fillette se retrouvait aussi souvent à passer des nuits à genoux dans le couloir, devant la porte du dortoir, seulement habillée d’une légère robe, pieds nus et obligée de restée éveillée en maintenant ses bras croisés devant sa poitrine. Une des gouvernantes restait près d’elle et la frappait avec un fouet si elle avait le malheur de s’assoupir un instant. Évidemment, pour corser davantage cette punition, la petite fille avait interdiction de se plaindre et devait donc garder le silence jusqu’au lendemain matin. Comme à son habitude, Sachiko avait d’abord été réticente à obéir à ce châtiment, qu’elle trouvait injuste, mais elle dû finalement s’y résoudre. Dans le cas contraire, à la place du fouet, elle subissait un arrosage d’eau glacée suivi de plusieurs fortes décharges électriques. Une autre punition qui était, à ses yeux, tout aussi injustifiée, consistait à la priver d’une bonne douche tiède. Au lieu de cela, la fillette était suspendue dans les airs par les pieds, la tête en bas, et aspergée d’eau glacée pendant de longues minutes qui lui semblaient interminables. Elle était également toujours contrainte de garder le silence. Pour l’y obliger, les nourrices lui attachaient un large collier en cuir autour du cou tellement serré qu’il comprimait ses cordes vocales, lui permettant à peine de respirer. De cette façon, aucun son ne pouvait sortir de sa bouche. Parfois, l’eau n’était pas glacée, mais bouillante, ce qui était pire puisqu’elle lui provoquait de graves brûlures sur tout son corps. Une fois libérée, Sachiko n’était pas non plus soignée, mais devait rester allongée à même le sol, sur une simple paillasse en rosier, dans un coin du dortoir pour le reste de la journée malgré ses plaies à vif. Excédée par ce traitement, les autres orphelins n’ayant jamais de punitions aussi cruelles, Sachiko s’en était plaint auprès de la directrice, mais en vain. Pour seule réponse, elle n’eut droit qu’à une nouvelle sanction : être complètement privée de nourriture et d’eau pendant une semaine tout en effectuant les mêmes activités quotidiennes – assister aux cours, s’occuper les tâches ménagères… Étant constamment surveillée, il lui était impossible de voler de quoi se sustenter, si bien qu’elle s’évanouit plusieurs fois. La petite fille a dû alors rapidement se rendre à l’évidence : il était inutile de se révolter. Elle finit donc par se résigner à subir ces actes de torture sans râler, bien que cela l’éprouvait énormément. Sachiko était aussi déterminée à prouver à ses gouvernantes que, malgré leur acharnement, ces dernières ne réussiraient pas à la changer ni à en faire le monstre qu’elles voyaient en elle.
À partir de sa deuxième année, la fillette put heureusement compter sur le soutien d’un nouvel arrivant dans l’orphelinat. C’était un petit garçon, un peu plus âgé que les autres pensionnaires – les plus vieux ayant quatre ans –, du nom de Shun. Il avait en effet déjà six ans. Ses parents étaient toujours vivants mais ils l’avaient abandonné dans cette institution car il était atteint d’une maladie rare, incurable et mortelle. D’après les médecins, qui avaient diagnostiqué sa maladie à l’âge de trois ans, il ne restait à Shun que deux ans maximum à vivre. N’ayant pas les moyens de payer son traitement très coûteux et sachant que cela n’empêcherait pas sa fin proche, ses parents avaient alors préféré l’abandonner. Shun n’était pas comme tous les autres enfants que Sachiko connaissait jusque-là. Dès son arrivée, il fut attiré par la petite fille et très attentionné envers elle. D’abord méfiante et également surprise par son comportement différent, cette dernière l’avait rejeté, lui expliquant qu’elle préférait rester seule. Cependant, elle s’aperçut rapidement qu’il était sincèrement gentil et une forte amitié se développa entre les deux enfants. Ils devinrent, en quelques semaines, très proches, Shun considérant Sachiko comme sa petite sœur et celle-ci le voyant à la fois comme son confident et son meilleur ami. Physiquement, le garçonnet était plutôt petit et frêle pour son âge, sans doute à cause de sa maladie, il se déplaçait en fauteuil roulant car ses muscles n’avaient pas assez de force pour le soutenir, sa peau très pâle contrastait avec ses cheveux d’un noir d’encre, mi-longs et ébouriffés, et ses yeux très petits et bridés étaient d’un étrange bleu ciel. Son visage était aussi parsemé de nombreux points de rousseur. Shun s’était mis à rire devant l’expression étonnée de Sachiko lorsqu’il lui avait expliqué que cela était dû à son métissage : son père était en effet japonais tandis que sa mère était irlandaise. La fillette s’était alors excusée, se justifiant par le fait qu’elle n’avait jamais rencontré d’enfant métisse auparavant, ce que son ami compris. C’était effectivement peu courant dans cette contrée isolée d’Hokkaido. Pour ce qui était de sa personnalité, Shun ressemblait beaucoup à Sachiko : curieux, têtu, déterminé, il avait également un grand sens de l’humour, était résolument optimiste, très intelligent et toujours prêt à rendre service à ses proches. Sachant que sa vie serait courte, il avait à cœur de profiter de chaque instant et de rendre la vie plus heureuse à son entourage. C’était d’ailleurs une qualité que Sachiko appréciait particulièrement chez lui. Dans ce sens, il lui faisait aussi beaucoup penser à sa meilleure amie Yumi. Grâce à l’arrivée de Shun, la petite fille supporta plus facilement la maltraitance dont elle était toujours victime.
Après chaque punition, le jeune garçon restait à ses côtés, la réconfortant du mieux qu’il pouvait et soignant ses plaies avec des bandages et des produits volés à l’infirmerie de l’orphelinat. Il l’écoutait aussi patiemment se plaindre, lui décrire ses rares souvenirs et évoquer ses hypothèses sur ses possibles origines toujours mystérieuses. Ce qui revenait le plus souvent étant toujours cette paire de grands yeux jaunes en amande hypnotisant et la sensation de bien-être qu’elle éprouvait en y pensant. Shun ayant déjà entendu de nombreuses histoires sur la planète Komyah et ses habitants, rapportées par ses parents lorsqu’il vivait encore avec eux, pensait sincèrement que les suppositions de Sachiko à ce sujet étaient fondées et l’encouragea donc dans cette voie pour approfondir ses recherches. Il suggéra même que l’individu ayant ces yeux qui intriguaient tant la fillette pouvait être un chat-garou. Quant à elle, ses petites oreilles pointues ainsi que sa peau mate parcourue de lignes abstraites plus claires étaient des signes distinctifs des elfes. Les deux espèces qu’il avait citées vivant en effet sur Komyah et étaient des êtres que ses parents lui avaient souvent décrits. Sachiko fut très touchée par ces quelques informations qu’il lui donna, bien que celui-ci était désolé de ne pas en savoir plus. C’était bien la première fois que quelqu’un la soutenait. Étrangement, grâce à sa compagnie, la fillette avait remarqué que ses crises d’agressivité étaient beaucoup moins fréquentes, la dernière remontant à quelques jours après l’arrivée de Shun.
Cette parenthèse plus heureuse ne dura cependant pas très longtemps. Au bout de dix mois, l’état de santé de Shun se dégrada d’un coup, probablement causé par l’absence de traitement. Les gouvernantes de l’institut, décrétant qu’elles n’étaient pas dans un hôpital et avaient d’autres occupations plus importantes, avaient en effet simplement refusé de le lui administrer régulièrement. Elles s’y étaient néanmoins contraintes durant le premier mois suivant son admission, mais ensuite elles le lui donnaient de manière de plus en plus irrégulière jusqu’à le cesser complètement. Cela eu des conséquences irréversibles sur le pauvre garçon : il avait de plus en plus de difficultés à bouger, à parler et même à respirer correctement. Après six mois, il ne parvenait plus à s’alimenter seul, si bien qu’une sonde lui avait été installée, permettant ainsi d’acheminer les aliments directement dans son estomac. En plus de cela, les douleurs se faisaient plus vives et étaient plus difficiles à soulager. Les nourrices avaient alors finalement décidé de le mettre sous sédatif pendant une bonne partie des journées afin d’éviter qu’il ne s’agite trop. Lorsqu’il n’était pas shooté par les tranquillisants, Shun gardait toujours son habituel optimisme et suppliait Sachiko qu’elle ne s’inquiète pas pour lui. Cela était évidemment impossible pour la fillette, qui ne maîtrisait alors pas du tout son don d’empathie et ressentait toutes les émotions des autres trop fortement. Voulant faire plaisir à son meilleur ami, elle s’appliqua néanmoins à être toujours souriante et insistait pour rester à son chevet. Elle connaissait elle-même trop bien la solitude et refusait donc qu’il soit laissé seul. Son geste avait grandement réconforté Shun, qui l’en avait chaleureusement remercié. Les dernières semaines furent les plus éprouvantes, bien qu’il ne voulait pas le montrer. La douleur étant devenue insupportable et n’étant plus capable de respirer seul, le jeune garçon était toujours sous respirateur, maintenu dans un demi-coma. Les gouvernantes s’étaient facilement laissé convaincre de garder Shun en partie conscient, à sa demande, car il refusait de passer ses derniers jours endormi. Elles avaient également contacté ses parents afin de les prévenir de son état. Contrairement à ce que pensait Sachiko, ces derniers ne mirent pas longtemps à se manifester et se présentèrent deux jours après leur appel devant l’imposant portail de l’orphelinat. Ils demandèrent ensuite à rester seuls dans la chambre avec leur fils, la fillette sortie donc, à contrecœur, de la pièce, escortée par les nourrices.
Ils réapparurent une heure plus tard, les yeux pleins de larmes et la mine défaite. Sachiko ressentit qu’au-delà de la tristesse d’avoir perdu leur fils, qui était encore si jeune, ils avaient surtout énormément de regrets de ne pas l’avoir gardé auprès d’eux jusqu’à la fin. Elle voulut les réconforter en leur disant que ce n’était pas de leur faute, et de ne pas culpabiliser, mais n’osa pas prendre la parole de peur d’être à nouveau réprimandée. La femme, trop attristée, sanglotait toujours et restait blottie contre son mari. Celui-ci tentait de dissimiler sa peine et regardait fixement Sachiko. Après un long silence, il expliqua succinctement et d’une voix rauque que leur fils leur avait longuement parlé d’elle et vantait ses nombreuses qualités. Il s’adressa ensuite à l’une des gouvernantes présentes en lui demandant s’il était possible de présenter Sachiko à un potentiel couple d’adoptants. Surprise par cette requête pour le moins inattendue, un nouveau silence s’en suivit. La petite fille n’en croyait pas ses oreilles. Elle avait enfin une chance d’être adoptée et de quitter ce sinistre lieu, en espérant que cette demande soit acceptée. La gouvernante finit par répondre qu’elle devait d’abord en parler avec la directrice avant de leur donner une réponse, mais qu’a priori rien ne l’empêchait, ce qui ravit l’intéressée. Également satisfaits, les parents de Shun quittèrent donc l’orphelinat quelques minutes plus tard. La décision ne mit pas longtemps à être prise et la directrice de l’établissement avait rappelé elle-même le couple dès le lendemain pour les avertir de sa réponse positive. Il ne restait plus qu’à convenir d’un rendez-vous pour les présentations. Du fait de l’organisation de l’enterrement de Shun, qui avait lieu dans l’orphelinat, et des nombreuses obligations administratives nécessaires pour une adoption, cela mit plusieurs mois. Cependant, maintenant que Sachiko savait qu’elle serait bientôt adoptée, rien ne pouvait entamer son enthousiasme débordant. Après les obsèques de son meilleur ami, ne voulant pas ruiner ses chances d’adoption, la fillette se força donc à ne faire aucun écart et à se comporter le plus exemplairement possible. Malgré ses efforts d’obéissance, qui avaient été remarqués, les nourrices, sadiques, continuaient toujours à la maltraiter en lui infligeant les mêmes punitions inlassablement. La seule différence étant que Sachiko ne fut plus jamais enfermée au cachot. Ses crises violentes ayant complètement cessé, c’était devenu inutile.
Le jour de ses trois ans, c’est-à-dire environ deux mois après le décès de Shun, Sachiko put enfin rencontrer pour la première fois ceux qui allaient devenir ses parents. Le mari, Kinoshita Hiro, et la femme, Kinoshita Eika, étaient un couple très uni et fusionnel. Ils avaient un niveau de vie aisé, notamment grâce au métier de Mr Hiro, qui travaillait pour l’entreprise SenJu, l’une des plus grosses dans le domaine des hautes technologies du Japon. Mme Eika n’était également pas en reste, étant une styliste très reconnue et travaillant pour la très célèbre marque de vêtements de luxe Myokkai. Malgré leur vie de couple heureuse, il leur manquait quelque chose qu’ils désiraient depuis longtemps. En effet, Mme Eika étant stérile, ils ne pouvaient pas avoir d’enfant, or cela avait toujours été un désir fort. C’était donc naturellement qu’ils avaient envisagé l’adoption. Étant également des amis d’enfance des parents du petit Shun, il leur semblait normal d’accepter leur proposition. En chemin pour l’orphelinat de Sachiko, ils étaient alors tous les deux heureux et impatients de faire sa connaissance. Puisque le père de Shun les avait informés des particularités étonnantes de la petite fille, ils n’en étaient que plus curieux. La fillette, de son côté, était à la fois impatiente et angoissée, craignant que ses origines inconnues et ses dons exceptionnels ne les effraient. Tentant d’utiliser son pouvoir d’empathie pour deviner leurs émotions, elle fut immédiatement rassurée en se retrouvant face à ses futurs parents. Hiro et Eika Kinoshita étaient en effet totalement sincères dans leur démarche et souhaitaient réellement contribuer à son épanouissement. En quelques minutes seulement, Sachiko les apprécia beaucoup et sentit que ce sentiment était réciproque. Soudainement timide, la petite fille ne sut pas comment lancer la conversation et resta silencieuse, sans même oser bouger. Très compréhensive, sa future mère s’approcha lentement d’elle et effleura son visage du bout des doigts. Sa main, douce et chaude, la détendit un peu. Elle l’avait ensuite gentiment salué, en se présentant puis en lui présentant son mari, puis lui affirma qu’ils s’étaient bien déplacés pour l’adopter et que le fait de la voir devant eux, en chair et en os, après avoir entendu beaucoup d’éloges à son sujet, confirmait leur choix. À la fois ravie et toujours étonnée, la fillette s’était contentée de sourire. Mr Kinoshita s’était alors adressé à la nourrice, également présente avec eux, afin de régler les derniers papiers officialisant son adoption. Connaissant le caractère affirmé et parfois explosif de sa jeune pensionnaire, celle-ci hésita avant de répondre. Finalement, elle demanda à Sachiko de faire une démonstration de sa puissance devant le couple. C’était en réalité plus un ordre qu’une simple demande, mais la petite fille s’exécuta aussitôt. Ne sachant toujours pas contrôler ses pouvoirs, elle se contenta de les montrer à l’état brut : elle fit donc jaillir d’entre ses mains une large colonne de feu qu’elle projeta vers l’une des fenêtres, qui se brisa. Elle fit ensuite exploser plusieurs tables disposées autour d’eux et réussi, sans effort, à porter d’un seul bras une montagne de gros meubles superposés – d’autres tables, des armoires, des canapés, des fauteuils… –. Pour terminer sa démonstration, la fillette utilisa son pouvoir de télékinésie afin de soulever sa gouvernante à un mètre du sol. Cette dernière, surprise, protesta en lui ordonnant de la reposer, ce qu’elle fit un peu trop brutalement. La femme se retrouva en effet affalée sur ses fesses après une lourde chute. Confuse et ne l’ayant pas fait exprès, Sachiko s’empressa de s’excuser auprès d’elle. Le couple, quant à lui, fut très impressionné et amusé. La petite fille était effectivement exceptionnelle, ce qui les attira davantage. Ils confirmèrent donc que leur décision était définitive et qu’ils souhaitaient repartir avec la fillette au plus tôt. À leurs mots, cette dernière ne put réprimer un cri de joie en sautant dans tous les sens. Elle allait enfin quitter ce maudit endroit. Les délais de l’administration concernant les actes d’adoption étant toujours très longs, Sachiko dut encore patienter trois mois supplémentaires avant de faire ses adieux à l’orphelinat.
Ces dernières semaines d’attente parurent interminables pour la petite fille, qui avait rêvé de ce moment depuis longtemps. Dès que le couple Kinoshita avait quitté l’institution, après leur rencontre, l’attitude des gouvernantes à son égard avait complètement changé. Elles semblaient désormais l’avoir presque oublié, se contentant la plupart du temps de l’ignorer, comme si la fillette était déjà partie. Sachiko fut alors enfermée dans une petite pièce d’une dizaine de mètres carrés seulement, située dans le bâtiment principal de l’orphelinat, au même étage que les salles de cours. Elle était équipée de quelques meubles : un lit douillet d’une place, une table carrée en acier, juste assez grande pour une personne, une chaise en bois, un lavabo et un petit miroir accroché à l’un des murs. C’était tout ce qu’il y avait. Sa nouvelle chambre était cependant très lumineuse, notamment grâce à la grande fenêtre donnant une vue sur le jardin et aux murs en marbre rose pâle. Étant la seule orpheline à bénéficier d’une chambre individuelle, Sachiko s’était d’abord pensée enfin privilégiée. Malheureusement, elle se rendit rapidement compte que ce n’était qu’une nouvelle prison. La fillette n’avait en effet aucun contact avec les autres – ni les enfants, ni les nourrices – et n’avait pas le droit d’en sortir, sauf pour se rendre aux WC et se doucher. Même pendant ces moments-là, elle avait interdiction de s’adresser à qui que ce soit et était toujours escortée par l’une des surveillantes. Ses repas, trois par jours, eux, lui étaient apportés directement dans sa chambre. Bien que Sachiko fut à nouveau totalement isolée, elle ne s’en était pas plainte. Au moins, elle n’avait plus à subir d’autres maltraitances et son calvaire serait bientôt terminé. La petite fille passait donc une grande partie de ses journées à méditer sur ses origines, essayant tant bien que mal de trouver un sens à ses bribes de souvenirs. N’ayant aucun support sur lequel s’appuyer, cette tâche s’avérait très difficile, mais cela l’occupait. Ses parents adoptifs, Kinoshita Hiro et Kinoshita Eika, furent enfin autorisés à la récupérer. Ce fut sans doute un des jours les plus heureux de son début de vie.
Dès lors, Sachiko avait une vie assez facile, qui semblait idéale, et qui était plutôt normale pour une adolescente de son âge. Ses parents la gâtant toujours énormément et s’assurant qu’elle ne manque de rien, comme pour compenser ses premières années à l’orphelinat. Malgré les recherches assidues et sans relâche qu’elle avait mené depuis son adoption, la jeune fille n’avait toujours aucune piste sérieuse mais elle ne perdait pas espoir pour autant. Bien au contraire, elle s’était convaincue que ses récentes visions soudaines pourraient être un début d’explication, encore faudrait-il qu’elle les comprenne. Mettant de côté ses craintes de ne pas être écoutée, elle aborda donc le sujet avec son amie :
Yumi était soudain très intéressée, bien qu’elle ne semblait pas vraiment y croire.
Sachiko marqua une pause et observa la réaction de son amie. Elle était captivée, et comme elle ne dit rien, l’adolescente poursuivit, plus sereine :
Elle était très curieuse de connaître la réponse, bien que partagée entre l’envie de la croire et le fait que ça semblait totalement surréaliste.
Il y eut un long silence gêné, aucune des deux jeunes ne sachant quoi dire. Au bout d’un certain temps, Sachiko reprit la parole, un peu anxieusement, elle demanda :
Yumi réfléchit un court instant puis répondit :
Sachiko, soulagée, sourit :
La jeune fille vérifia que personne ne pouvait les voir. Par chance, il n’y avait pas grand monde dans le jardin à cette heure-là. Elle ferma les yeux pour se concentrer puis les rouvrit et fixa Yumi avec insistance en silence un long moment. Il ne se passa d’abord rien, puis tout à coup cette dernière entendit une petite voix raisonner dans sa tête :
« Coucou, tu m’entends ? C’est moi, Sachiko ! »
La voix était encore un peu hésitante, faible, mais déjà nettement reconnaissable. C’était bien la sienne. Yumi en resta bouche bée. Elle ne savait pas quoi répondre, puis finit par bredouiller, à voix haute :
Son amie lui répondit, amusée, par télépathie. Cette fois, sa voix était plus assurée :
« Ouais, c’est bien moi ! C’est plutôt marrant, tu trouves pas ? En fait c’est pas si compliqué, il suffit de te concentrer sur la personne avec qui tu veux parler et de bien formuler ta phrase dans ta tête juste avant de la dire. Vas-y, essaie !
L’adolescente repris, cette fois à voix haute, ce qui lui était plus naturel :
Les deux amies furent interrompues par la sonnerie de téléphone de Sachiko. Cette dernière s’empressa de répondre, c’était sa mère qui voulait savoir à quelle heure elle serait rentrée. Ils avaient des invités à dîner et l’adolescente devait l’aider aux préparatifs. Elle raccrocha trois minutes plus tard puis s’adressa à sa meilleure amie, à nouveau par télépathie :
« Bon faut que j’y aille, je dois aider ma mère pour le dîner de ce soir. On a invité des collègues de mon père, d’après ce que j’ai compris, ce sont des personnes importantes au sein de son entreprise donc tout doit être parfait pour leur faire bonne impression. »
Sur ce, elles se séparèrent pour rentrer chacune de leur côté. Sachiko se retrouvait à présent seule, à déambuler entre la végétation dense. Elle n’avait pas vraiment envie de rentrer tout de suite chez elle, mais repris machinalement le chemin du retour, tout en admirant les magnifiques cerisiers en fleur qui bordaient la rivière traversant le jardin. Absorbée dans ses pensées, elle ne remarqua pas le temps passé. Le soleil était presque couché maintenant et illuminait le ciel de magnifiques couleurs rougeoyantes, qui se reflétaient dans le lac en contrebas. Elle ne remarqua pas non plus qu’elle était repartie dans un de ses souvenirs brumeux.
***
Je ressens beaucoup d’inquiétude mais aussi de l’espoir… Le bruit est assourdissant… On ne fait que courir, encore et encore, courir, courir, courir, toujours plus vite, il faut aller plus vite… Il me semble qu’on traverse un long couloir… Je distingue aussi de nombreuses silhouettes floues s’activant autour de nous et des échos de voix incompréhensibles… Peut-être fuient-elles, ou se battent-elles… À moins qu’elles n’essaient de nous attaquer… On veut échapper à une menace… Elle est oppressante, grandissante, toujours plus proche… Quelqu’un me sert fort dans ses bras, comme pour éviter de me faire tomber… Cet homme, son visage, je ne le vois pas bien, il semble jeune, assez grand, avec des oreilles pointues et ses yeux, ses grands yeux jaunes, en amande, brillant dans l’obscurité, qui n’arrêtent pas de me fixer…
***
Sachiko entendit soudain une petite voix l’appeler, d’abord faiblement, puis de plus en plus clairement. Elle ouvrit finalement les yeux et reconnut Yumi. Cette dernière était penchée au-dessus d’elle et tentait de la réanimer. Elle était totalement paniquée d’avoir retrouvé son amie inconsciente au sol et faisait tout son possible pour la réveiller. L’adolescente se redressa lentement, et après quelques instants pour reprendre ses esprits, elle lui demanda d’une petite voix :
Yumi était vraiment inquiète pour son amie, mais celle-ci tenta de la rassurer tant bien que mal.
Sachiko hésita, puis fini par lui avouer :
Yumi n’eut pas le temps de protester que Sachiko était déjà loin devant. Elle n’insista pas et fit demi-tour pour rentrer elle aussi.