Sitâ II - Cédric Chépied - E-Book

Sitâ II E-Book

Cédric Chépied

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Beschreibung

Balag se réveille au bagne. Condamné avec sept autres détenus à surveiller les machines qui extraient la glace de la face cachée de Sitâ III. Les journées sont rythmées par le travail, les opérations de maintenance dans le vent et la neige de l’atmosphère toxique, les amitiés et les conflits.
Quand il songe à Kinala, il se souvient comme elle a fait irruption dans sa vie. Auparavant, il menait une existence tranquille mais terne au sein de la colonie installée sur Sitâ II où il bénéficiait des avantages de sa caste élevée. Elle a tout chamboulé. Pourtant, il ne regrette rien.

Sur fond de conflit de classes et de totalitarisme, Cédric Chépied nous plonge en parallèle dans deux univers, deux huis clos inquiétants, chacun à leur manière. Au cours de ces deux histoires amenées à se rejoindre, on s’attache aux personnages pris dans la lutte entre la liberté et la servitude, l’inventivité et la technologie à outrance, la vie et la mort.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Cédric Chépied est né à Clermont-Ferrand et a passé son enfance dans la campagne auvergnate. Après des études d’informatique, il exerce le métier d’ingénieur dans les industries spatiale et aéronautique. Passionné depuis le plus jeune âge par la science-fiction et marqué par de nombreux auteurs, il se met à l’écriture lors du confinement de 2020. Son premier roman « Sitâ II » est publié en 2022 chez Art En Mots Éditions.

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Sitâ II

Cédric chépied

Science-fiction/Dystopie

Éditions « Arts En Mots »Image : Cédric Chépied

Illustration graphique : ©Graph’L

À Jean-Pierre et Timothée.

1 Le frigo

« T’es pas mort, bienvenue au frigo. »

Ce n’est pas possible, je devrais être mort, désintégré. Je ne comprends rien. Ça tape à l’intérieur de mon crâne. J’ouvre les paupières, mais la lumière violente m’agresse. Maintenant, j’ai des épines dans les yeux en plus du tambour dans la tête.

« Première téléportation, hein ? Garde les paupières fermées. C’est la dernière de toute façon. J’ai toujours dit que ça déconnait leur truc, on ne peut pas désintégrer quelqu’un sans conséquences. »

Je porte une main tremblante à mon visage et tout me semble normal si ce n’est la sueur qui coule en petits ruisseaux le long de mes tempes pour finir imbibée dans le col de ma combinaison de prisonnier. Le reste de mon corps a l’air entier, bien qu’engourdi. Je suis vivant. Pourquoi ?

« Moi c’est Jodner, je t’expliquerai tout quand tu seras reposé, en attendant il faut… »

Je m’éveille à nouveau, j’ai dû m’évanouir. Je suis dans un lit presque confortable. Les draps ont dû être blancs à une époque ancienne, mais maintenant ils sont maculés de vieilles taches ; du sang. Une couverture verte complètement délavée a été jetée sur moi d’une manière négligée, à moins que j’aie eu un sommeil agité. Le cadre est en métal grossier et mal soudé, comme s’il avait été construit par un amateur à temps perdu. Le matelas est fait de cette mousse quasi indestructible qui a eu un grand succès à une époque, avant que la production ne soit arrêtée car elle avait tendance à provoquer des maladies sur le long terme. Je ne sais pas où je me trouve, mais je suis déjà sûr de ne pas y retrouver le confort auquel ma caste m’a habitué.

Je repousse les mèches orangées qui me tombent devant les yeux et les cale derrière mes oreilles. Cela me permet de reprendre un peu mes esprits et je retrouve petit à petit ma capacité d’observation. La pièce est principalement occupée par huit lits, tous du même type, organisés en deux rangées de quatre. Le mien se trouve au bout de l’une d’elles. Aucune fenêtre ne perce les murs. Des panneaux accrochés au plafond lisse et uni diffusent une pâle lumière blafarde.

À côté de moi, une petite table de nuit en acier mat sert de support à de bizarres sculptures en fer. L’une représente sans équivoque un homme nu. Quant aux autres, je suis incapable de leur trouver une signification. Il s’agit plus d’un amas de tiges rouillées tordues dans un maximum de sens possibles puis enchevêtrées d’une façon qui paraît d’abord totalement aléatoire, mais dont émane une sorte de logique unique, qui fait dire que l’assemblage n’aurait pu être différent. Tous les lits ne disposent pas de table. Par contre une grosse malle, métallique elle aussi, est posée sous chacun d’eux.

Je tente de me redresser, mais le tambour reprend du service. Tant pis, il faut que j’en sache plus, je dois trouver quelqu’un. Celui qui m’a parlé devait m’expliquer tout ça. Mes jambes de coton peinent à me porter. J’ai du mal à avancer. Puis cela s’arrange, un peu comme quand il faut marcher après un long effort en bicyclette. Je suis tout au fond de la pièce et je perçois une porte dans le mur opposé. Au-dessus, les secondes défilent sur une imposante horloge. Je dois sortir. Tout est gris, nu, et éclairé par cette lumière sans âme. Les coups sourds dans mon crâne redoublent, mes jambes flageolent à nouveau. Je m’assois à même le sol, incapable de continuer. Après quelques instants, mes sens reviennent, plus précis. La faim commence à me tirailler et j’ai la gorge sèche. Depuis combien de temps n’ai-je pas mangé ? Avant que l’on me plonge dans le coma prétéléportation ou plutôt prédésintégration, cela faisait déjà un moment. Mais maintenant ?

« Debout Balag ! » pensé-je, à moins que je ne l’aie prononcé à voix haute.

Je repars. Je parviens jusqu’à la porte qui coulisse sans heurts. Elle donne sur un couloir sombre et trop étroit pour pouvoir croiser quelqu’un sauf à se plaquer contre les cloisons. Deux portes à droite, une à gauche et une au bout. La première s’ouvre sur une vaste salle d’eau qui contient au fond quatre douches collectives, des lavabos d’un côté et, de l’autre, des toilettes dans des box individuels.

Un bref coup d’œil au miroir me montre une mine affreuse. Je suis si pâle que le brun de ma peau a viré au gris. Mes yeux gonflés et écarlates ressemblent à ceux d’un fêtard après l’obtention d’un diplôme. Je profite des installations pour me désaltérer puis me soulager, ce qui s’avère extrêmement douloureux : une infection urinaire va me faire souffrir pendant quelque temps. Les lames de rasoir s’évacuent, me faisant un mal de chien, mais je constate qu’il n’y a pas de sang dans mon urine, je décide de ne pas m’inquiéter. Sans doute la conséquence d’une déshydratation lors du coma artificiel. Je presse le bouton d’évacuation.

Pour la première fois depuis de trop nombreux cycles je peux aller et venir sans contrainte, mais surtout, je n’ai pas l’impression d’être observé. Je lève les yeux et balaie le plafond du regard : rien d’autre que du métal gris, nu, terne, froid. Pas de dispositif de surveillance, pas de capteur (visible), pas de haut-parleur qui me rappelle à l’ordre ou m’empêche de dormir. De retour dans le couloir, même constatation, je suis seul. Seul. Seul ! Je prends alors conscience d’être libre. J’ai envie de parler, j’ai dû me taire pendant si longtemps et cela m’a coûté si cher ! Maintenant que je suis seul, je peux parler, pour ne rien dire, rien, tout, simplement parler ! Parler à voix haute, parler aux murs et aux portes. Parler, respirer et parler encore. Je parle pour moi-même et je m’écoute. Le métal renvoie les sons et je profite des échos, merveilleuse symphonie qui vibre et varie, part et revient. Grisé, je retourne dans la salle d’eau pour boire à nouveau. Je n’ai plus mal à la tête, je vais pouvoir continuer mon exploration et tenter de comprendre où je suis.

La pièce suivante ressemble à une infirmerie. Au milieu est posé un lit et à côté, une ancienne cabine de téléportation. C’est sans doute par-là que je suis arrivé. Quelques placards contiennent les médicaments classiques présents dans n’importe quelle maison. En cas de gros pépin, il n’y a pas de quoi réagir, ou du moins, pas avec ce que je vois.

En face se trouve un réfectoire. Une grande table métallique remplit une bonne partie de l’espace, huit chaises inconfortables l’entourent. Tout semble collectif ici. Sur le mur du fond trône la même horloge que celle du dortoir. À droite, j’aperçois dans la cuisine de grands réfrigérateurs. Je n’ose pas ouvrir pour chercher à manger, sans doute un reste de la politesse que l’on m’a inculquée pendant mon enfance puisqu’indispensable à toute personne de ma caste. Stupide conditionnement. Je pars et reviens plusieurs fois, hésitant. Finalement j’ouvre une des grandes portes brillantes. C’est un congélateur : rien n’est consommable de suite. Je laisse échapper un petit rire qui me surprend. Depuis quand ? Avant l’arrestation, c’est sûr.

J’abandonne toute idée de repas et je retourne dans le corridor pour examiner la dernière porte, celle du fond. Elle s’ouvre d’elle-même avant que je ne la touche et je tombe nez à nez avec un petit homme brun, mal rasé, au menton fuyant. Nous sursautons puis son visage redevient totalement inexpressif. Ses yeux marron semblent également s’éteindre, comme si la vie avait fui son corps malingre. Il lâche d’une voix monocorde :

« Jodner le nouveau est réveillé pousse toi je vais pisser. »

À aucun moment son regard ne se pose sur moi. Je dois me plaquer contre le mur pour le laisser passer, hébété par son désintérêt total. Jodner me tire de ma stupeur en me prenant doucement par le bras et je reconnais sa voix.

« Tu dois avoir faim. »

Il m’entraîne vers le réfectoire et m’invite à choisir une chaise. Après quelques secondes passées dans la cuisine, il revient avec une cuillère et un bol fumant contenant une espèce de bouillie grisâtre. Il s’assoit en face de moi, mais ne dit rien, pour me laisser manger tranquillement. La purée n’est pas aussi mauvaise qu’elle en a l’air, plutôt insipide. Elle ressemble à un mélange à base de céréales et de protéines de synthèse sans arôme ajouté ; un plat de massi : ce qu’il faut pour vivre, pas de superflu. Malgré les milliers de questions qui se bousculent dans ma tête, je suis reconnaissant envers Jodner de me laisser me rassasier sans me brusquer. De son visage avenant émane une sorte de bienveillance, une tranquillité contagieuse. Il est rasé de près, sans doute au suppresseur, sauf une petite bande de poils blancs en collier du menton jusqu’à ses grandes oreilles décollées. Ses cheveux de la même couleur, mi-longs, rabattus vers l’arrière, dégagent son front dont les rides sont légèrement accentuées par son sourire. Quand j’ai terminé, Jodner entrecroise ses longs doigts, se penche en avant et commence des explications théâtrales:

« Tu es ici depuis deux cycles, et tu y es coincé pour toujours. »

2 La rencontre

Elle était assise deux tables plus loin, près de la petite fenêtre ronde qui donnait sur la rue, calme à cette heure. Je ne parvenais plus à en détacher mon regard. Heureusement, son verre vide absorbait le sien et elle ne s’apercevait de rien. Je devais avoir l’air d’un ahuri ou d’un pervers à la scruter comme ça, mais je ne pouvais rien faire d’autre. Tout m’attirait, m’hypnotisait et je songeais aux contes d’antan qui parlent de philtres d’amour et de passion au premier coup d’œil. Je fondais un peu plus à chaque seconde passée à observer son jeune visage si doux. Elle n’avait pas besoin d’artifices, son teint naturel, ses yeux ornés de longs cils lui conféraient un air mystérieux, sa peau parfaite m’ensorcelait. La moitié de sa chevelure blonde était rasée à blanc, l’autre était courte, parcourue de traits tondus à ras et teintés serpentant comme des veines sous une peau d’or. Les ombres changeantes les faisaient ressortir tantôt en dégradé de bleu à violet, tantôt jade. Je lui imaginais déjà toute une vie, je la voyais étudiante ou jeune diplômée — il était clair qu’elle avait, comme moi, moins de dix saisons — docteur en mathématiques ou physique, une scientifique capable de révolutionner le monde. Plongée dans ses pensées, elle restait immobile et, si je n’étais pas un habitué de l’établissement, j’aurais pu croire à un mannequin placé là pour quelque raison propre au patron.

Je commandai à nouveau et bus lentement mon désespoir en rêvant d’un miracle qui lui ferait tourner la tête, un miracle qui nous ferait repartir tous les deux, les yeux dans les yeux et sa main dans la mienne.

Au milieu de mon troisième verre, elle se leva et sortit du bar sans regarder autour d’elle. Incapable de résister, je commençai à la suivre. Elle partit à pied, j’en conclus qu’elle habitait les environs bien que je ne l’eusse jamais vue au Kuiron. Elle se déplaçait avec une grâce évidente, sans heurts malgré sa démarche rapide. Elle savait visiblement où elle se rendait : elle passait de rue en rue sans la moindre hésitation, selon un itinéraire complexe. Je suivais comme un zombi, gardant prudemment mes distances tout en profitant de la vue exquise qu’elle m’offrait à chacun de ses pas.

Elle tourna une nouvelle fois sur sa droite et disparut. La ruelle était vide et sombre, l’éclairage artificiel défectueux n’avait pas encore été remplacé. Que pouvait bien faire l’agent d’entretien ? Pas de trace de la fille, mon rêve cessait. Était-elle entrée dans un logement ? Il n’y avait que deux portes aussi lugubres l’une que l’autre, mais c’était sans doute dû au manque de lumière.

Désespéré, je m’assis sur le premier perron et restai là, tête basse, le temps de reprendre mes esprits, de me traiter d’abruti et de réaliser qu’elle aurait pu se sentir menacée et appeler la police.

Je rentrai chez moi penaud. Quelle folie avait bien pu me faire adopter ce comportement de psychopathe ?

Le demi-cycle de travail suivant fut un des plus longs de mon existence. Le cycle sombre est toujours pénible, mais celui-là fut interminable. Comme un refrain entêtant, son visage revint en permanence devant mes yeux. J’échouai à le chasser en me concentrant sur ma tâche, il n’y eut rien à faire. Elle m’obnubilait. J’étais décidé à passer mon temps de repos au Kuiron, sans dormir même ! Si on exceptait la rue où j’avais perdu sa trace, seule cette piste me semblait valable. L’horloge n’en finissait plus de traîner, chaque seconde s’étirait pour durer une vie entière pendant laquelle mes nerfs se tendaient à la limite de la rupture, contractant mon estomac et m’obligeant à serrer les dents, puis se relâchaient, bref instant de répit, pour que tout puisse recommencer. La torture ne dura que cinquante kilosecondes, mais j’étais déjà mort cent fois.

Enfin je fus libre. Je quittai le centre de recyclage sans avoir progressé sur le problème de récupération des métaux lourds contenus dans les rayonneurs. Il restait dix kilosecondes de nuit que je comptais utiliser pour rentrer, me changer puis foncer au Kuiron où je mangerais un morceau en attendant, plein d’espoir, l’arrivée potentielle de mon inconnue.

Elle entra dans le bar au milieu de la journée alors que je peinais à rester éveillé. Ma fatigue disparut subitement. La joie, le soulagement et l’incapacité d’agir me stimulaient bien plus que n’importe laquelle des drogues présentes dans les boissons que j’avais éclusées jusque-là. Sans accorder d’importance à ce qui l’entourait, elle se dirigea vers une table vide et commanda à boire, une infusion. Je remarquai du nouveau dans sa tenue, deux petites boucles d’oreille à gauche en forme de triangle, une dorée, l’autre argentée. Tout le reste était identique à mes souvenirs et je plongeai encore dans le bonheur de la contempler. Je demeurai incapable de faire quoi que ce soit d’utile, tenter de lui parler ou au moins attirer son attention.

Une kiloseconde plus tard environ, un homme élégant en costume jaune entra et jeta un regard circulaire à la petite pièce. Il l’aperçut alors et vint s’asseoir en face d’elle. Un frisson me parcourut le dos et mon cœur s’arrêta. Quand il se remit à battre, la sueur m’inondait le crâne ainsi que les aisselles, je sentis mon visage brûlant virer cramoisi.

Pourtant, ma jalousie ne semblait pas justifiée, aucune trace d’affection ne se décelait dans leur relation. Ils discutaient simplement, à voix basse. Peu de temps après, il se leva et quitta le Kuiron.

Elle resta là, les yeux plongés dans son verre vide, comme je l’avais découverte la veille, une statue à la gloire de la réflexion. Finalement, elle sortit à son tour. Je fis de même, passant en revue les phrases que je pourrais utiliser pour entamer la conversation, toutes aussi maladroites et fades les unes que les autres. Non, impossible de trouver la moindre approche efficace. Comment font donc tous ces types pleins d’assurance qui changent de femme chaque soir ? Tant pis, je décidai de me lancer. Et puis advienne que pourra.

Une fois dehors, personne. La rue était déserte, les plus proches également. Même pas trace d’un autotaxi. Comment avait-elle fait ? Je me retrouvais seul. Je n’avais plus qu’à rentrer me coucher. Le sommeil fut long à venir malgré mes efforts. La dernière période de nuit était déjà entamée quand je m’assoupis.

Même torture pendant le cycle suivant : le clignotement sans fin des secondes sur l’horloge. Sitâ, chaude et rayonnante, grimpa et redescendit, se cacha, puis recommença son manège. J’attendis en souffrant qu’elle atteigne son zénith, qu’il soit temps de retrouver mon fantôme.

Je quittai le travail comme un élève fuit l’école à la sonnerie. Deux kilosecondes plus tard, j’étais attablé au fond du Kuiron, dans le coin le plus tranquille, le mieux placé pour observer. Je choisis une musique calme que j’avais découverte quelques décacycles plus tôt et patientai.

À la nuit tombée, elle entra et se dirigea droit sur moi. Elle s’assit à ma table. Je restai bouche bée.

« Salut Balag. »

Je fus incapable de parler. Je paniquai. Je sentis de petites gouttes partir de mes aisselles et couler jusqu’à mes hanches, la sueur m’inonda aussi le crâne. Je bafouillai :

— Comment connaissez-vous mon nom ?

— Il est sur la porte de ton logement. Tu n’as pas d’amis puisque tu passes la plupart de ton temps seul ici. Tu crois au grand amour comme dans les histoires, j’en déduis que tu es timide et romantique. Tu travailles pour le recyclage des déchets et avant de dormir tu te masturbes de façon compulsive, ce qui n’est pas très romantique pour le coup. »

Elle attendit ma réponse, fière d’elle, la tête haute. Mon cerveau tournait à plein régime et mes mains coincées sous mes cuisses s’agitaient. Je finis par trouver ma réplique, me surprenant moi-même :

« Ça aussi c’est écrit sur ma porte ?

— Non, mais on voit les ombres quand tu ne tires pas les rideaux. Voilà ce que j’ai appris en te filant. À ton tour. Que sais-tu sur moi ?

— Rien. »

Je baissai le regard. Mon éclair de lucidité m’avait sorti de ma torpeur, je me retrouvais plus penaud qu’intimidé.

« Tu es moins efficace. Ce n’est pas très poli de suivre les dames. Ni de les fixer comme tu le fais.

— Oui, mais je ne sais pas comment faire… Que faut-il dire à une dame quand on veut engager une conversation ? lui demandai-je en relevant la tête.

— Comment veux-tu que je sache ? Je n’ai jamais fait ça, moi. Il faut sûrement trouver un sujet qui l’intéresse.

— Je ne sais rien sur toi, à part que tu es une espionne qualifiée.

— En fait, je ne suis pas espionne, mais sociologue. En principe, j’étudie plutôt ce qu’il se passe dans les deux castes basses, mais le peu que j’ai vu chez toi m’intrigue. Je me demande si la majorité des ertols mâles sont comme toi solitaires et dépressifs, ou si tu es une exception. Dans tous les cas, j’aimerais savoir pourquoi.

— Tu étudies quoi chez eux ? S’ils travaillent correctement ?

— Non, ça, c’est le boulot des contremaîtres. Moi, j’étudie leur comportement global dans la colonie. Nous vivons sous cloche et nous devons maintenir une stabilité. En théorie, les sociologues travaillent à rendre la société parfaite.

— Et en pratique ?

— Je n’ai sans doute pas le droit de parler de ça. »

Elle se détendait et s’appuyait désormais contre le dossier de sa chaise. Sa posture moins agressive m’offrait une vue magnifique sur tout le haut de son corps. Je commençai à me sentir plus confiant et pus dégager mes mains pour les poser sur la table.

« Tant pis, tue-moi après. Un complot ?

— Non. Un complot c’est quand des gens qui n’ont pas le pouvoir veulent l’obtenir. Je ne crois pas que quiconque d’autre que les zoans désire le pouvoir ici.

— Ah bon ? Et que dire des émeutes chez les massis il y a deux saisons ?

— Ils ne demandaient pas le pouvoir, et la police s’est occupée d’eux.

— Mais tu fais quoi en vrai ? Tu observes simplement les gens ?

— Oui, si on veut. J’étudie leur comportement, seuls et en groupe. Je tente de savoir ce qui est causé par notre société et ce qui au contraire l’impacte. Ensuite, je publie un texte qui est lu, ou non, puis je passe au sujet suivant.

— Dit comme ça, ça n’a pas l’air terrible.

— Au contraire, c’est passionnant. Es-tu déjà allé au centre de la ville ? Et dans la ceinture extérieure ?

— Non, pourquoi ferais-je cela ?

— Par curiosité.

— On m’a dit que c’était un vilain défaut.

— On t’a dit aussi de ne pas suivre les dames.

— Si je ne l’avais pas fait, tu n’aurais pas eu de sujet supplémentaire à étudier et tu ne serais pas là à jouer avec moi.

— Pourquoi crois-tu que je joue avec toi ? »

Je finis mon verre, pour me donner un temps de réflexion avant de répondre :

— Les autres cycles, tu portais des habits très neutres et aucun bijou si ce n’est, hier, deux petites boucles d’oreille en triangle. Tu avais l’air grave, sérieuse. Aujourd’hui, ton haut fendu me laisse deviner ta poitrine, ton pantalon est moulant, tu portes ces contours qui mettent tes yeux en valeur, yeux qui pétillent de malice et le ton enjoué de ta voix me laisse penser que tu t’amuses beaucoup. C’est quoi le but ? Me charmer, me faire espérer quelque chose ? Voir comment réagit un introverti quand une jolie fille s’intéresse à lui ? Vérifier ce que je vais faire avant de m’endormir ?

— Pas mal. Bonne capacité d’observation. Un peu de tout ça, j’imagine. »

Mettre des mots sur mes pensées m’avait rendu furieux. Tous mes espoirs se transformaient en désillusion. Je m’en voulais d’avoir idéalisé cette femme, de lui avoir fourni cette opportunité de se moquer de moi. La fin de mon rêve et la rage me donnaient envie de pleurer comme un enfant.

« OK, trouve-toi un autre cobaye. »

Je me levai et voulus partir, mais j’étais dans le coin, elle n’eut aucun mal à m’attraper le bras. Le contact me fit frissonner.

« Tu ne crois pas que c’est à moi de m’énerver étant donné ton comportement ? N’importe qui aurait appelé la police ou t’en aurait collé une.

— Peut-être, mais ce serait mérité et moins cruel. »

Je réussis à me dégager et sortis du bar. Après une profonde inspiration, je décidai de rentrer à pied et de profiter de l’obscurité. J’ai toujours aimé la nuit en milieu de décacycle, quand il n’y a quasiment personne et que l’éclairage automatique semble me suivre, me raccompagner chez moi. C’était exactement ce qu’il me fallait pour oublier.

« Tu ne peux pas partir comme ça, tu ne m’as même pas demandé mon nom. »

Elle se tenait à mes côtés, souriante. À croire que tout se passait comme prévu. Elle ajouta :

« Tu me fais des excuses pour m’avoir suivie et matée et moi je t’en fais pour m’être moquée de toi. Ensuite on reprend à zéro. OK ?

— Pourquoi ? Pourquoi voudrais-tu reprendre à zéro ? répliquai-je sèchement.

— Tu es plus intelligent que prévu, bon observateur et avec du caractère. Si tu étais plus curieux, tu pourrais faire de grandes choses.

— Je bosse dans la recherche pour le recyclage, tu aurais pu te douter que je n’étais pas complètement stupide et, pour l’observation, c’est parce que je lis beaucoup de romans policiers sans doute. Tu n’as pas consulté ma fiche à la bibliothèque ?

— Oh tu aimes lire ? Intéressant. Quoi d’autre ? demanda-t-elle doucement en ignorant ma colère.

— Comment ça quoi d’autre ?

— Qu’aimes-tu faire à part ça ? On ne va pas se taper tout le trajet jusque chez toi sans parler. Nous avons la rue pour nous. Tu aimes la poésie ? J’ai toujours trouvé cela poétique cet éclairage automatique quand il n’y a personne autour. On dirait que nous sommes nous-mêmes une lumière dans la nuit, que l’obscurité recule en permanence, mais en vérité, elle se referme derrière nous. »

Kinala lisait beaucoup elle aussi, pas forcément la même chose que moi. Elle se passionnait pour l’histoire. Et la sociologie, bien sûr. Elle aimait apprendre comment l’homme avait d’abord conquis la Terre puis la galaxie. Comment les différentes sociétés avaient pu résister ou non au passage du temps, aux déplacements interminables entre les systèmes éloignés de centaines de saisons-lumière et comment, à chaque saut de puce l’histoire bégayait, hésitait puis finalement avançait. Comme moi, elle aimait les aventures et la science-fiction, celle qui prévoyait la vitesse supraluminique ou la téléportation immédiate que nous n’avions toujours pas inventées. Elle promit de m’apprendre la poésie. Elle possédait, disait-elle, des recueils datant de l’époque terrienne, qui prouvaient que les mêmes sentiments existaient depuis l’aube de l’humanité, que les mêmes tristesses serraient les cœurs, que les mêmes passions les faisaient éclater. En échange, je devrais l’initier à l’écoute de la musique, celle qui pénètre l’esprit et fait vibrer l’âme, qui se suffit à elle-même, occupe une pièce, nous emporte pour à la fin nous abandonner épuisés, mais vivants, la tête emplie d’harmonies.

Nous étions déjà devant ma porte. Fin d’un moment unique. Ma timidité reprit le dessus, je ne savais plus ce que je devais faire. Une fois encore, elle me tira d’affaire :

« J’attends toujours tes excuses, Balag Coarla. »

Ouf.

« Je suis désolé de t’avoir suivie et matée. Ce n’est pas une façon de se comporter avec une dame.

— Je suis désolée de t’avoir sous-estimé et d’avoir voulu jouer avec toi. »

Nous convînmes de nous retrouver au Kuiron à la fin du décacycle. Pendant deux cycles sans travail, nous aurions le temps de discuter. Nous échangeâmes nos identifiants et elle me quitta avec un clin d’œil.

Je rentrai, montai dans ma chambre et tirai les rideaux.

3 Explications

« Même si Sitâ II est placée dans la zone habitable de son étoile, il n’y a que peu d’eau à la surface et la terraformation demande une quantité d’énergie phénoménale qui est fournie par les centrales à fusion, alimentées en hydrogène. Sais-tu comment nous nous procurons ces ressources ? »

Jodner ressemble à un professeur, calme et pédagogue, qui tente d’impliquer son élève.

« Tout le monde le sait ! Nous nous servons sur la face glacée de Sitâ III. Il suffit de la faire fondre pour obtenir de l’eau liquide et d’utiliser l’énergie solaire pour la décomposer en hydrogène et oxygène.

— En effet, par contre tout le monde croit à l’automatisation complète de ce processus. Mais les machines ne savent rien faire toutes seules. Et elles tombent régulièrement en panne. Bienvenue sur Sitâ III, tu vas devoir veiller sur le système en échange de nourriture et risquer ta vie en permanence pour réparer les défaillances.

— Tu veux dire que tout fonctionne grâce à des bagnards ? C’est illégal ! Le Code l’interdit !

— C’est pour cela que peu de personnes sont au courant. En vérité, c’est quasiment le seul moyen. Travailler ici est trop dangereux pour que quelqu’un l’accepte sans contrepartie énorme. Une planète en cours de terraformation n’a pas les moyens de se payer cela. Ensuite, même si ça finissait par se savoir, que se passerait-il ? Nous sommes des condamnés à mort, la plupart d’entre nous ont fait des choses terribles. Non, nous ne pouvons pas espérer de compassion… »

Il continue après une courte pause :

« Prévenir des gens prendrait trop longtemps, la planète habitée la plus proche est à quatre saisons-lumière, il en faudrait au minimum huit pour envoyer un message et qu’un dépositaire de l’autorité soit téléporté.

— Mais comment acceptez-vous cela ? Pourquoi ne pas tout cesser ? Pourquoi ne pas saboter les machines ?

— Nous formons une petite communauté ici. Il n’y a pas de loi, à part celle que nous mettons en place. Nous avons à manger, tant que nous travaillons. C’est un sursis, nous aurions dû être exécutés. Saccager les équipements, c’est tuer les autres, nous ne te laisserions pas faire. Les plus… courageux… se suicident. »

Jodner se lève et part dans la cuisine, pour ajouter un petit côté dramatique à une situation déjà difficile. Je le soupçonne d’aimer les effets de théâtre, peut-être est-ce pour cela qu’il est choisi pour m’accueillir.

Il revient avec un verre rempli qu’il place devant moi. Je le remercie puis reste silencieux. Il me faut digérer tout ce qu’il m’a raconté, je suis coincé sur un caillou inhabitable jusqu’à ce que je meure dans un accident. En échange de mon travail, je recevrai une bouillie sans goût ni odeur. La vie ne fait pas de cadeaux, les hommes non plus.

Après un instant, mon hôte reprend ses explications, surtout sur la nature des tâches qui nous incombent. Sitâ III est, comme son nom l’indique, la troisième planète orbitant autour de l’étoile Sitâ. En rotation synchrone, elle possède une face éclairée en permanence tandis que l’autre est plongée dans l’obscurité. Son atmosphère irrespirable est sans cesse balayée par des vents violents. Une quantité pharaonique d’eau présente en surface s’est petit à petit accumulée sous forme de glace sur le côté obscur de la planète, solidifiée par la très basse température, environ cent kelvins. Une fois que les courants d’air l’entraînent de ce côté, elle se retrouve piégée.

Après le retour des sondes ayant découvert ce trésor, il fut décidé qu’une colonie pouvait être mise en place sur Sitâ II, bien plus accueillante, et que la terraformation débuterait en utilisant l’énergie fournie par sa froide voisine.

Après la construction de la cloche abritant la colonie, une station fut installée au milieu des glaces de Sitâ III. Elle dispose de foreuses mobiles qui extraient l’eau gelée en suivant une forme de spirale. Il leur faut toujours aller de plus en plus loin pour l’obtenir. Actuellement, le point d’extraction se situe à vingt-cinq kilomètres tandis que l’épaisseur de l’exploitation en mesure presque trois. Un rapide calcul mental m’informe qu’environ six mille kilomètres cubes ont déjà été extraits.

Seule une petite partie est envoyée telle quelle pour les besoins de la colonie, car, pour l’instant, on a assez d’eau sur place pour la population, notamment grâce au recyclage, un domaine que je connais bien. Le reste est décomposé en dihydrogène et dioxygène afin de servir de combustible dans les centrales et rendre l’atmosphère de Sitâ II respirable.

Une infime quantité est destinée à la survie des bagnards. Pour alimenter la station en énergie, un miroir a été placé en orbite. Il renvoie la lumière de notre étoile sur des capteurs qui produisent de l’électricité, permettant de nous chauffer, de réaliser l’hydrolyse de l’eau et d’alimenter les foreuses ainsi que les navettes chargées d’envoyer la récolte vers la maison mère.

Immédiatement, je demande à Jodner s’il n’est pas possible d’embarquer sur ces vaisseaux, mais il m’explique, non sans une petite moue de dédain, qu’ils ne disposent d’aucun espace permettant la survie lors du long voyage. Le trajet dure environ une saison. Des vaisseaux plus puissants pourraient mettre beaucoup moins de temps, mais le but ici est l’économie d’énergie. Mieux vaut un flux régulier de ressources qu’une dépense excessive.

Le bon fonctionnement des machines nécessite huit personnes. La première est chargée de veiller sur la station en elle-même : l’intégrité du bâtiment, le système de chauffage, la composition de l’air et l’approvisionnement en nourriture. Cette dernière est téléportée quand les stocks sont vides et ce, proportionnellement aux récoltes. C’est la mission de Jodner. Peu de risques, car il ne sort qu’en cas de gros problème dans la structure, ce qui n’est arrivé qu’une fois pendant la saison qu’il a passé ici. Le deuxième poste est le plus sûr, constamment derrière un écran de contrôle, il faut surveiller les foreuses et guider le pauvre diable qui a écopé du troisième poste : la maintenance de ces machines. C’est lui qui a le moins de travail, mais c’est le plus dangereux, il doit sortir réparer quand les robots ne peuvent le faire. Les problèmes sont fréquents, son espérance de vie n’est que de quelques décacycles. Il s’agit du point central des tensions pouvant naître dans cette microsociété. Avec un peu de charisme et beaucoup de force physique, son titulaire peut espérer un roulement, mais les plus faibles doivent l’accepter et mourir. Le quatrième bagnard s’assure de la réussite du difficile transfert de la glace dans les immenses cuves de traitement. Ce procédé est à son tour vérifié par le cinquième larron qui fournit aux robots du sixième d’énormes barils d’eau et de gaz qu’il faut stocker en attendant le transfert. Le septième poste consiste à expédier le produit de tout ce travail vers Sitâ II et à gérer le retour des navettes vides. Le dernier forçat est en charge du miroir orbital et du capteur en surface fournissant l’énergie à tout le monde ainsi que des modules de communication automatiques. Bason Felt, mon prédécesseur, a chuté sur la surface recevant la lumière après une maintenance de routine. Immédiatement carbonisé, il est désormais délivré de cette prison. J’apprends par la même occasion que c’est ainsi que nous finirons tous, il s’agit du moyen le plus efficace de se débarrasser des cadavres au sein de ce congélateur géant.

« Comment prévenez-vous la colonie d’un décès ?

— Nous n’avons pas à le faire. Ils semblent être systématiquement au courant et nous envoient un remplaçant. Nous ne savons pas quels sont leurs moyens, nous n’avons plus de puce, aucun capteur n’est visible, et je n’ai jamais assisté à la moindre ingérence de leur part. J’imagine que la détention que nous avons tous subie avant notre, euh, exécution, était en fait l’attente qu’une place se libère. Un cycle ou deux après un décès, un nouveau arrive… Nous savons que le matériel envoie des rapports réguliers via les antennes dont tu seras chargé, car elles utilisent la station orbitale pour le rebond. Peut-être que si une combi pressurisée est manquante ou défectueuse ils en déduisent que son utilisateur n’est plus de cet univers… Ça me semble hasardeux comme méthode, des bagarres ont déjà dû se déclencher à l’intérieur de la station, avec des morts… »

Il m’explique ensuite que pendant la courte vacance de mon poste, c’est Fasmi Crodn, normalement à la maintenance des foreuses, qui a assuré le remplacement.

« Je dois te prévenir qu’il est possible qu’il ne veuille pas reprendre son ancien travail. Le tien est beaucoup moins risqué. Cela dit c’est un fou qui entretient une relation complexe avec la mort. Il pourrait bien préférer le danger à la sécurité relative d’une gestion de l’énergie. »

Jodner m’annonce cela avec calme, en haussant ses larges épaules. Il esquisse même un sourire avant d’ajouter :

« Un conflit serait dommage, c’est un type plutôt sympa au fond. »

Alors qu’il se lève, je rassemble mon courage et lui pose la question qui tourne dans mon cerveau depuis quasiment le début de ses explications :

« Et toi ? Qu’as-tu fait pour te retrouver ici ? »

Il sourit à nouveau, toujours aussi paisible, rayonnant de tranquillité, et me répond de sa voix chaleureuse :

« J’ai tué ma sœur, mon beau-frère et leurs deux enfants. Je ne supportais plus les sarcasmes de cette idiote. »

4 Le rêve

Maintenant que je connaissais la date de notre prochaine rencontre, le travail ne me paraissait plus si pénible et l’attente moins mortelle. Je fis même de sérieux progrès qui me rapportèrent la reconnaissance du chef ainsi qu’un peu de sucre supplémentaire pour le décacycle suivant. Kinala et moi pourrions faire un gâteau, à condition qu’elle aime ça. Je rentrai chez moi après avoir fait mon devoir la moitié de T8, fatigué, mais heureux, des projets plein la tête. Je n’avais pas eu de nouvelles, mais elle m’avait prévenu de son aversion pour les discussions virtuelles, je n’étais donc pas inquiet.

Le lendemain, R1, premier cycle de repos, je commençai par choisir mes habits soigneusement. Je comptais lui faire bonne impression. Je mis un pantalon marron large avec une ample tunique verte : il me faudrait être à l’aise pour éviter la sudation, je prévoyais mon habituelle timidité ainsi que le stress qui en découle. Je réglai mes chaussures à mi-chemin entre confort et élégance puis optai pour une couleur proche de celle de mon pantalon. Le miroir me renvoyait l’image pitoyable d’un type trop petit, rendu chétif par un travail de bureau et une vie d’inactivité physique. Seuls points positifs, ma peau d’un brun atypique et mes longs cheveux lisses et naturellement brillants. Je ne savais comment les arranger d’ailleurs. Je les attachai tout d’abord, selon l’usage, puis me ravisai, Kinala n’était pas une fille classique. Sa façon de s’habiller, de se tenir, de parler même, tout chez elle montrait qu’elle n’avait que faire des convenances. Je collerais bien plus à son attitude rebelle en les laissant libres sur mes épaules. Ainsi ils pouvaient bouger quand je me déplaçais, ils flottaient légèrement dans l’air humide de ma petite salle de bains. Elle me trouvait romantique ? C’était parfait. Cela donnait un côté poétique qui lui plairait forcément. Pas besoin de parfum pour la même raison, elle n’aimait pas ce qui est artificiel, pensai-je. Par contre, une bonne quantité d’anti-transpirant était la bienvenue. Rien qu’à l’idée de me retrouver avec elle la moitié d’un cycle, je tremblais. Et si je ne trouvais rien à lui dire ? Finalement, je mis une double dose.

Voilà j’étais prêt, je n’avais plus qu’à attendre le moment du repas. Je tournais en rond, mais je ne pouvais pas arriver en avance. De toute évidence, elle serait en retard et je ne voulais pas être le premier. Si c’était trop facile, cela ne lui plairait pas. Midi approchait lentement. Amusant d’ailleurs que ce moment se nomme toujours midi alors qu’il ne correspond plus du tout au milieu du jour. Ce cycle, ce sera à la fin du premier quart de la nuit… Comment faire pour trouver un nom logique et convenant à tous les systèmes ? Mi-micycle ? Mignon, mais pas très élégant. Sans doute pour cela que nous avons gardé ce mot de midi. Enfin bref, je décidai de me mettre en route et de m’arrêter dans un autre bar pour m’enfiler un destress avant l’instant fatidique. J’espérais que cela m’aiderait à garder le contrôle et surtout que mon cerveau anxieux cesserait de sauter aléatoirement sur n’importe quel sujet passant à sa portée, véritable puce hyperactive dans un élevage intensif de lapins angoras.

Je partis à l’opposé de ma destination, mon écran m’indiquait un débit de boissons proche de mon logement dans lequel je ne m’étais jamais rendu. Pas de piste de danse, musique calme, exactement ce qu’il me fallait pour prendre un verre discrètement. L’établissement correspondait à la courte description, comme toujours, jamais de surprise. Il était traversant et permettait de passer d’une rue circulaire à l’autre. L’espace se divisait en deux salles bien éclairées par deux baies vitrées dont les battants, quasi invisibles, s’ouvraient grâce à un mécanisme mal entretenu qui grinçait au démarrage. Les pièces communiquaient par un petit passage voûté recouvert de graffitis. Des encreurs pendaient du plafond, accrochés par des câbles élastiques, pour inciter chacun à ajouter un petit mot de son cru. Au milieu, une porte de chaque côté menaient sûrement aux toilettes bien que les écritures indiquassent plutôt, au choix : le paradis, le local de récupération des déchets, un lieu de plaisir, le postérieur de Jiordia (j’ignore toujours qui est cette femme) ou tout ça à la fois.

Je m’assis à une table contre la vitre afin de pouvoir regarder la rue et jouir de son animation. Après huit cycles de travail, la population profite de R1 pour sortir et rencontrer des amis. Il y a toujours quelque chose à voir, des gens pressés, d’autres flânant, ici deux proches heureux de se rencontrer, là une femme tête baissée s’engouffrant dans un autotaxi présent au moment opportun pour éviter une connaissance indésirable. On remarque beaucoup de choses si l’on observe, et moi je n’avais souvent rien d’autre à faire qu’observer.

Quand j’eus passé ma main sur le scanner, le serveur, petit homme chauve au teint blafard, vint prendre ma commande. Quelques secondes plus tard, je sirotais mon destress à l’aide d’une longue paille rayée aux couleurs changeantes. Je pris tout mon temps. Comme j’avais le ventre vide, la drogue agit vite et je me sentais de mieux en mieux, plus serein, calme, prêt pour le grand combat. Un peu avant midi, je me levai et quittai le bar.

Je décidai d’éviter les rues les plus bondées, je ne m’étais jamais senti dans mon élément au milieu de la foule. Quelques détours pour flâner, le plus seul possible, me permirent de laisser couler le temps. Pourtant, j’entrai au Kuiron bien plus tôt qu’espéré, mes jambes m’avaient trompé. Je parcourus la petite salle des yeux et constata avec déception que j’étais arrivé le premier. Le soupir que je poussai alors me parut tonner dans toute la pièce, pourtant pas un seul usager ne sembla le remarquer. Je me résignais à choisir une table quand je sentis une petite tape sur l’épaule.

« J’ai l’impression qu’on est plutôt synchronisés. On se pose au fond ? »

J’acceptai de bon cœur et m’assis dos au mur. Avant que j’eusse pu faire quoi que ce soit, elle avait passé sa main sur le capteur.

« C’est pour moi ! J’ai du rab ce décacycle, un boulot qui s’est bien terminé. »

Nous commandâmes à boire et à manger. J’étais toujours sous l’effet de la drogue, je choisis donc un simple soda tandis qu’elle demandait une boisson caféinée. Je n’étais pas bien sûr qu’elle en ait besoin, elle semblait aussi excitée et de bonne humeur que lors de notre dernière rencontre. Pour le repas, nous prîmes un grand plat avec semoule, protéines en barre, légumes de synthèse et sauce goût tomate relevée à la capsaïcine.

Kinala était de nouveau comme je l’avais découverte et aimée au premier regard : simple, belle, simplement belle. Pas de bijou, pas de maquillage. Elle portait des vêtements aux couleurs criardes, comme pour affirmer son existence, montrer sa présence au milieu de nous, mortels. Le vermeil de sa chemise s’accordait à merveille avec ses joues lorsqu’elle riait tandis que les rayures or rappelaient ses cheveux.

« Eh oh ? Tu m’entends ? Il va falloir que tu parles aussi au lieu de rêver si tu veux qu’on ait une discussion. »

Je bredouillai des excuses minables et commençai à comprendre que j’aurais dû prendre deux destress. Après m’être ressaisi, je lui demandai de répéter. Elle m’expliqua pour la seconde fois qu’elle avait dû étudier l’effet d’une hypothétique pénurie de protéines sur la population parije, ce qui lui avait valu un bonus nous permettant de manger et boire à peu près ce que nous voudrions pendant les deux cycles qui viennent. Je fus flatté d’apprendre qu’elle comptait également passer son cycle R2 avec moi. À condition que je ne fasse pas tout capoter.

La serveuse apporta les boissons et le plat en même temps. Nous commençâmes à manger et je lui demandai des précisions sur cette étude, pourquoi imaginer une pénurie ? Les usines fonctionnaient parfaitement. Il n’y avait pas de raison selon elle, on lui demandait constamment des recherches de ce genre. La plus loufoque fut d’imaginer comment se comporterait une famille massie propulsée dans la ceinture ertole, avec bien sûr tous les avantages qui en découlent.

Soudain, elle s’arrêta, regarda le plat puis plongea ses yeux droit dans les miens. Comme si c’était une question existentielle, elle me demanda :

« As-tu déjà goûté des légumes ? Des vrais je veux dire. »

Je n’en avais même jamais vu. Sans attendre la réponse qu’elle connaissait déjà, elle continua :

« Les zoans ont de vrais légumes. Ils ont de grandes maisons avec des espaces non bâtis tout autour. Ils plantent des graines dans le sol et quelques mois plus tard, ils ont des légumes. Ça pousse dans la terre. Quand la planète sera habitable, tout le monde pourra sans doute faire de même. Mais nous, nous serons morts depuis longtemps. »

Pour la première fois, je la vis triste. La vue de ce plat on ne peut plus banal l’avait emplie d’une mélancolie terrible et je pouvais apercevoir de la souffrance dans son regard qui ne me lâchait pas. Avec un sursaut de courage qui ne me ressemblait pas, je pris sa main et lui répondis :

« Non je n’ai jamais vu de légume, ni de zoan, ni d’espace non bâti comme tu dis. Est-ce que c’est important ? Nous n’avons pas choisi de naître à cette époque et nous n’avons pas le choix. Par contre, nous avons des tas de choses à notre portée pour remplir nos vies plutôt que notre estomac. Les légumes sont éphémères, l’art et l’amour sont éternels ! »

Elle rit et retrouva ce teint qui lui allait tant.

« Continue de dire n’importe quoi, ça me fait du bien.

— C’est un des rares trucs que je sache faire ! »

Le moment difficile était passé. Nous continuâmes le repas tout en discutant. Je racontais beaucoup de bêtises et elle riait aux éclats, même mes jeux de mots ridicules lui plaisaient ; sans doute était-ce plus mon autodérision qui la charmait dans ces moments-là.

Elle nous commanda deux desserts glacés sucrés pour terminer le déjeuner. Nous restâmes assis là à discuter longtemps après être repus. Notre passion commune pour les arts semblait, à mes yeux, nous permettre un échange infini.

Quand Sitâ éclaira l’intérieur du bar et que les lumières artificielles s’éteignirent, elle se leva d’une impulsion soudaine.

« Viens, on rentre chez moi ! »

Sans me laisser le temps de répondre, elle prit ma main, m’entraîna dehors et me fit monter dans un autotaxi.

« On n’y va pas à pied ? Ça nous ferait digérer.

— J’habite à l’opposé de la ceinture, ça risque d’être compliqué.

— Mais l’autre fois, tu étais partie à pied.

— Il fallait que je te sème, répondit-elle avec un clin d’œil.

— C’est pour ça que je ne t’avais jamais vue, que faisais-tu ici alors ?

— On a tous nos petits secrets ! »

Sa malice lui procurait tellement de plaisir, je compris que je ne pourrais rien en tirer de plus cette fois-ci.

Notre conversation se poursuivit pendant que le taxi nous transportait silencieusement et sans heurts le long de la grande boucle que faisait la ceinture ertole autour du reste de la ville.

Kinala posa à plusieurs reprises sa main légère sur mon épaule trop raide, elle semblait saisir toute occasion permettant le contact et à chaque fois, je ressentais un frisson de plaisir mêlé à de l’appréhension. Mon corps me lâchait et je redoutais le moment où elle me demanderait pourquoi je tremblais. Pourtant elle ne semblait pas s’en apercevoir, ou du moins le feignait-elle. Elle me regardait dans les yeux et nous parlions d’amour dans l’art et la vie. Elle récita :

« Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches

Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous.

Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches

Et qu’à vos yeux si beaux l’humble présent soit doux.

J’arrive tout couvert encore de rosée

Que le vent du matin vient glacer à mon front.

Souffrez que ma fatigue à vos pieds reposée

Rêve des chers instants qui la délasseront.

Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête

Toute sonore encore de vos derniers baisers ;

Laissez-la s’apaiser de la bonne tempête,

Et que je dorme un peu puisque vous reposez. »

Le poème était de Paul Verlaine, que je ne connaissais pas et pour cause :

« Tu te rends compte, c’était un terrien ! Il a écrit cela il y a plus de dix mille saisons. Moi ça me remue complètement. C’est toujours aussi beau et actuel ! »

Je ne pouvais qu’acquiescer. Je n’entendais rien à la poésie, mais si trois strophes lui faisaient cet effet-là, j’étais prêt à en apprendre des milliers. Elle m’en récita d’autres, plus récents. En descendant de l’auto, elle avait rejoint notre époque avec un auteur contemporain et local découvert pendant un travail dans la ceinture parije. Elle referma la porte de sa maisonnette derrière nous et me murmura :

« Ne t’inquiète pas, je t’apprendrai à les apprécier. »

Elle m’embrassa sans crier gare. Je faillis tomber. Le temps de comprendre ce qui m’arrivait, j’avais le dos contre le mur et son visage contre le mien. Elle mesurait quelques centimètres de plus que moi ce qui accentuait sa position dominante, je n’avais plus qu’à me laisser faire et fondre de plaisir. Elle m’entraîna dans la chambre et nous fîmes l’amour, puis recommençâmes. Encore une fois. Avant de s’endormir côte à côte. Jusqu’au matin.