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Eurofed, dans un futur proche. Dans les hauteurs de la mégalopole parisienne, un gala bat son plein. Les invités s'apprêtent à accueillir le maître de cérémonie quand une explosion de flammes bleues ravage les lieux dans un mélange de panique et de chairs brulées. Quatre étages au-dessus du carnage, un éminent médecin est retrouvé mort, un morceau de cervelle soigneusement prélevé. L'affaire est confiée à une jeune enquêtrice d'Europol dont les soupçons se portent immédiatement sur un tueur à gages qu'elle traque depuis des années. ce dernier se lance de son coté dans une chasse à l'homme à la poursuite d'un ancien rival revenu d'entre les morts. Leurs routes vont alors se croiser, chacun ayant ses raisons de vouloir démasquer le commanditaire de l'attentat. De courses poursuites en fusillades, ils lèveront le voile sur les mystères qui entourent cette enquête et perceront les secrets d'un complot bien plus vaste qu'ils ne l'auraient imaginé. Statu Quo est un polar d'action survitaminé, une enquête menée tambour battant au rythme des péripéties vécues par son improbable duo de héros.
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Seitenzahl: 627
Veröffentlichungsjahr: 2021
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Introduction
Prologue
1 ere Partie
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
2 eme Partie
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
3ème Partie
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Epilogue
Le XXIIIe siècle fut le témoin de l’émergence d’un nouveau conflit global. Les tensions politiques entre les États-Unis d’Amérique et l’empire Sino-Russe avaient atteint leurs paroxysmes et donnèrent lieu à ce que la presse appellera la Première Guerre Internationale. À l’est comme à l’ouest, toutes les nations avaient souffert des dix années d’affrontement qui se sont succédées. Une pluie d’armes nucléaires avaient mis un terme à cette guerre en faveur des USA. Mais leur victoire était d’un goût amer : toute la côte Est du continent Nord-Américain désormais déclarée zone irradiée pour des millénaires.
L’Europe en était sortie seule vraie gagnante. Elle avait connu peu de conflits sur son territoire, ses troupes étant principalement déployées de part et d’autre pour soutenir l’allié américain et repousser ses ennemis. Après la guerre, sa population avait triplé en raison d’un exode sans précédent, les exilés des quatre coins du monde avaient cherché refuge dans une Europe qui s’était organisée pour les accueillir. La Fédération des États d’Europe, l’Eurofed, était devenue la première puissance mondiale incontestée. À l’Ouest, les NewSA meurtries mettraient des années à se relever. À l’Est s’éparpilleraient les vestiges éclatés de l’empire Sino-Russe, entre territoires fantômes rasés par les bombes et nations renégates livrées aux mains de seigneurs de guerre promus chefs d’État. Quant au continent africain, il y a des années que l’humanité s’en désintéressait.
Aujourd’hui, l’Eurofed est grande, l’Eurofed est belle, l’Eurofed est forte. C’est sur des sols jonchés de cadavres que poussent parfois les plus belles fleurs.
Les nuages défilaient de l’autre côté du hublot et Lucie tentait de trouver un peu de sérénité dans leur contemplation. Les voyages en avion n’avaient jamais été sa tasse de thé. Le silence des moteurs dernière génération aurait dû lui permettre de se concentrer sur son travail, mais il n’en était rien. Son patron, conscient de son aérophobie, avait pris soin de lui affréter un petit jet privé. Confort optimal, siège en cuir, service en cabine, Lucie était d’ailleurs la seule passagère de l’appareil et le personnel navigant était à ses petits soins.
Posée sur la tablette devant elle, sa feuille numérique allumée affichait la page de garde de sa présentation et une photographie de son chef-d’œuvre : un système de chirurgie autonome. Elle ne lui avait pas encore trouvé de nom, mais là n’était pas le plus important. Le plus important, c’était de le vendre. Et les clients qu’elle allait rencontrer n’étaient pas des plus faciles. Plus d’un siècle s’était écoulé depuis la fin de la guerre internationale et pourtant, cela ne faisait que quelques années que les NewSA avaient de nouveau ouvert des accords commerciaux avec les multinationales Eurofédérales.
L’une d’entre elles, Héraclès Biotech — spécialisée dans l’ingénierie médicale — voyait en les NewSA un formidable acheteur potentiel. C’est ainsi que Lucie se retrouvait à traverser l’atlantique dans un tube métallique lancé à plusieurs centaines de kilomètres-heure.
Inutile de s’acharner, Lucie connaissait par cœur sa présentation et elle ne ferait rien de productif dans ces conditions. Elle claqua des doigts pour que l’écran de sa page numérique redevienne translucide. Une fois la feuille de verre flexible rangée dans son sac, elle posa son casque audio sur ses oreilles puis ouvrit sa main face à elle. Un petit filet de lumière sortit de son bracelet-montre et afficha un carré holographique dans le creux de sa paume. D’un geste souple, la jeune ingénieure fit défiler sa liste de titres favoris. Elle choisit un classique de synthrock alternatif vieux de près de deux siècles, ce genre avait fait fureur à l’époque.
Le seul Stewart présent dans la cabine vint se pencher à côté d’elle en posant sa main sur l’accoudoir, dévoilant un avant-bras musclé et tatoué.
— Vous désirez quelque chose, mademoiselle Douay ?
Lucie remonta son regard et fixa le torse du charmant jeune homme dont les pectoraux gonflés mettaient à rude épreuve les boutons de sa chemise. Elle manqua éclater de rire en découvrant le visage qui surplombait ce corps d’athlète, beaucoup trop laid pour s’accorder à ce physique d’Apollon. Elle se mordit l’intérieur de la joue avant de répondre :
— Un thé, s’il vous plait.
Le Stewart lui lança ce qu’il imaginait être son meilleur sourire et partit vers ses quartiers. Lucie le regarda s’éloigner en soupirant. Un aussi beau fessier sous un aussi hideux visage. Dommage.
Elle n’avait pas vraiment envie de sa boisson, mais son patron avait promis de prendre en charge ses moindres dépenses alors pourquoi s’en priver. Après tout, si elle parvenait à vendre son dispositif à l’hôpital de Central-Town, la somme gagnée couvrirait largement ses frais de déplacement ainsi que quelques tisanes. Lucie n’avait aucun doute concernant la réussite de son entreprise. Le domaine de la médico-robotique était en plein essor, et Héraclès en était le leader incontesté. Le prototype qu’elle avait créé au siège de la société française faisait déjà saliver tous les médecins d’Eurofed : une table d’opération assistée par cyberingénierie. L’automate disposait de quatre bras, fins et articulés, à chaque coin du lit d’examen. Un socle contenait un grand nombre d’ustensiles médicaux capables de s’adapter aux extrémités des membres métalliques. Les multiples capteurs et autres cellules à rayon X intégrés à la table permettaient de prendre des clichés radiographiques d’une grande précision à tout moment de l’opération. L’appareil pouvait réaliser un acte chirurgical à cœur ouvert sans la moindre présence humaine dans le bloc opératoire, ce qui présentait un avantage non négligeable en matière d’asepsie.
Lucie avait donné à son appareil la capacité de travailler en parfaite autonomie. Mais pour des raisons évidentes, le service marketing de Héraclès avait préféré faire de sorte que tout fonctionne sous le contrôle et la supervision d’un chirurgien. Les patients auraient du mal à confier leur vie à une machine, sans oublier la susceptibilité des médecins. Comment leur expliquer que quelques bouts de métal et des fils électriques suffisaient à remplacer leurs longues années d’études et de pratique ? Un peu de flatterie les rendrait plus enclins à sortir leurs chéquiers. Lucie comptait leur vendre le robot non pas comme un substitut, mais plutôt comme un outil, un ustensile docile entre leurs mains expertes et prétentieuses.
Toutefois, elle était convaincue que bientôt ses inventions surpasseraient les hommes dans les hôpitaux. Elle rentrerait en France avec pléthore de contrats et de promesses d’achat. Et alors, fort de ce succès, son patron ne manquerait pas de lui donner une petite tape sur l’épaule, accompagnée d’une substantielle augmentation.
Elle commençait à rêver à son retour triomphant en France quand l’avion subit un soubresaut, une mini chute dans le vide qui la fit sursauter.
— Pas d’inquiétude, mademoiselle Douay, c’est juste un trou d’air, déclara le pilote par le haut-parleur, veuillez attacher votre ceinture le temps que l’on sorte de la zone de turbulences, ce sera vite fini.
Il ne croyait pas si bien dire.
Lucie enclencha sa ceinture, enfourna ses affaires dans son sac et le donna au Stewart qui le mit dans un coffre à bagages, en claqua la porte et adressa un nouveau sourire à sa passagère.
— Rassurez-vous, mademoiselle. On a l’habitude de…
Il aspira la fin de sa phrase alors que le plafond de la cabine l’attira comme un aimant. Son cou, brisé sous le choc, émit un répugnant craquement osseux. L’avion chuta dans le vide et Lucie se sentit soulevée de son siège, comme en apesanteur. Les masques à oxygène jaillirent de leurs compartiments comme des cotillons dans une fête. Tandis que l’appareil semblait retrouver de la portance, le corps du Stewart retomba inerte sur le sol. La ceinture de Lucie cessa de lui cisailler le ventre mais le répit fut de courte durée.
Une série de tremblements ébranla l’habitacle. La dépouille du jeune homme fut ballottée dans l’allée centrale puis propulsée vers la queue de l’avion. Le petit jet privé piquait du nez. Lucie était maintenant écrasée contre le dossier de son fauteuil en cuir soudain bien moins confortable. Ils tombaient à une vitesse faramineuse. Les ampoules grésillèrent une seconde avant de rendre l’âme pour de bon. Les compartiments à bagages, malmenés par les va-et-vient de leur contenu, s’ouvrirent et laissèrent s’envoler les documents de Lucie à travers la cabine.
Alors elle planta ses ongles dans les accoudoirs, crispant chacun de ses muscles. Elle tourna la tête vers le rai de lumière qui perçait le hublot. Elle vit défiler le ciel bleu, puis les nuages, puis un ciel beaucoup moins bleu. L’horizon se dessinait au loin, perpendiculaire à l’avion qui piquait en ligne droite.
Et le sol se rapprochait.
Lucie voulut hurler, mais elle n’en eut pas la force. Les extrémités de ses doigts saignaient à force de lacérer le cuir. Elle savait qu’aucun miracle ne pourrait redresser l’appareil. La terre ferme leur fonçait dessus.
Sa feuille numérique virevolta et se colla contre le hublot. Une photographie obstrua sa vue : le schéma d’un automate médical de pointe. Un projet prêt à offrir à Lucie un avenir radieux qu’une rencontre inattendue avec le sol allait compromettre. Elle ferma les yeux, son esprit rationnel et analytique tenta de se réconforter comme il put. Une seule certitude à présent : sa fin serait indolore.
Un imposant véhicule cuirassé roulait à toute allure à travers les rues d’une ville en ruines. Le Hummer, protégé par d’épaisses couches de tôles et de grillage, se traçait sans peine un chemin dans un décor apocalyptique. Son pare-chocs, rondin de fonte hérissé de pointes, perforait les épaves de tanks et les carcasses de voitures. Le blindé vira à gauche et déboucha sur l’ancienne grande place de la cité. Les habitants, qui tentaient de retrouver un semblant de vie normale, y avaient installé un marché. Le chauffeur préféra éviter la foule et quitta l’esplanade dès que l’occasion se présenta.
À la fin de la guerre, le Kazakhstan — comme beaucoup d’autres pays à l’Est de l’Eurofed — avait vu ses troupes militaires laisser la place à des bandes armées qui sévissaient encore aujourd’hui. Leurs membres trouvaient dans le pillage une source de revenus plus juteuse que dans les rares emplois légaux. Une population qui n’avait connu que conflits et violences pendant plus de trente ans avait bien du mal à se débarrasser de ses vieilles habitudes. Le président Nicolaï Wuznic, démocratiquement élu à quatre-vingt-dix-neuf pour cent, se vantait de pouvoir offrir un avenir radieux à son peuple. Mais ici, les gens savaient qu’ils avaient troqué un tyran pour un autre. La réputation du chef d’État n’était plus à faire. Tous ceux qui tentèrent de s’opposer à lui, par la force ou par la politique, avaient disparu de la surface de la Terre. Le président n’aimait pas la concurrence.
C’est dans ce pays dévasté que travaillait le professeur Barrington. Si on le lui demandait, il se décrirait probablement comme un chercheur britannique aux idées tant novatrices et révolutionnaires qu’elles furent incomprises par le reste de la communauté scientifique Eurofédérale. Ladite communauté avait quant à elle déjà tranché la question : Barrington n’était rien d’autre qu’un savant fou dont les expériences avaient fini par heurter leurs règles éthiques. Bien qu’il ait perdu l’esprit, il eut l’intelligence de sentir le vent tourner en sa défaveur. Il s’était alors exilé et avait trouvé refuge dans cette patrie aux lois déontologiques bien plus tolérantes. Le président Wuznic avait autorisé Barrington à mener ses recherches chez lui. En lieu et place d’une ancienne fabrique de munitions rasée par les bombes, le professeur avait fait construire un grand centre qui n’avait de médical que le nom. Depuis, la courbe des disparitions non élucidées dans les villages voisins avait augmenté en flèche. Wuznic prenait plaisir à interner ses ennemis dans les laboratoires de Barrington, espérant que celui-ci leur offrirait un châtiment plus atroce qu’une simple et expéditive balle derrière la nuque. Cet échange de bons procédés convenait à tout le monde. L’un se débarrassait de ceux qui le gênaient, l’autre voyait un arrivage constant et régulier de cobayes, une denrée rare et fragile qui supportait mal ses expériences.
Évitant de justesse les pales d’un hélicoptère qui gisait en travers de la route, le blindé tourna à gauche et pila devant un immense édifice grisâtre. En dehors de son aspect austère, la façade avait l’air en parfait état : pas d’impact de balle, pas de trou ni de fissure, pas de fenêtre brisée. Le bâtiment donnait l’impression que les conflits l’avaient soigneusement épargné. Le véhicule passa la grille de fer et remonta l’allée principale pour se garer près de l’entrée. La porte du blindé s’ouvrit, laissant sortir un homme grand et fin vêtu d’un impeccable costume noir. L’homme lissa sa cravate et gravit les quelques marches qui le séparaient du centre de Barrington.
Le hall était entièrement gris. Les sols, les murs, le mobilier, tout baignait dans un ton monochrome qui n’aurait pas dénoté dans un vieux film du XIXe siècle. Derrière le comptoir d’accueil, un petit homme bedonnant était avachi sur un fauteuil, une tasse de café fumant dans la main. Un poste de télévision retransmettait un match de foot. Le jeu devait être des plus serrés, car il ne remarqua pas l’arrivée du passager du blindé. Le visiteur attendit poliment quelques secondes, scrutant la tenue d’aide-soignant du réceptionniste. Il supposa que la blouse devait être blanche à l’origine, mais elle se fondait maintenant dans la décoration terne. Comprenant que les activités du ventru n’étaient pas d’ordre professionnel, le visiteur lâcha son attaché-case sur le comptoir. Le réceptionniste sursauta, il se redressa à la vue du costume hors de prix du survenant. Alors qu’il tirait les pans de sa blouse pour se redonner une contenance, son interlocuteur lui tendit un mouchoir, accompagné d’un sourire poli. Le réceptionniste fixa le morceau de tissu en levant un sourcil interrogateur.
— Pour le café, dit gentiment l’homme en costume dans un Russe très scolaire, vous en avez sur le col de votre blouse.
La trace sur le vêtement du petit replet était trop jaune pour être du café. Le visiteur opta pour de la moutarde, sans doute rescapée d’un savoureux hot-dog ingurgité quelques heures plus tôt par le porteur de la blouse souillée. Et la tache ne s’arrêtait pas au col, elle coulait jusque sur le haut du pectoral gauche de l’individu, atteignant le logo « BLOC B — HAUTE SÉCURITÉ » cousu sur sa tenue.
— Oui, du café. Répliqua le réceptionniste en saisissant le mouchoir. J’ai dû en renverser quand...
— Quand je vous ai surpris, continua l’homme en costume qui affichait toujours son magnifique sourire de commerçant. Vous me voyez désolé de vous avoir ainsi fait sursauter.
Le visiteur préféra garder pour lui ses remarques sur le manque évident d’hygiène d’une personne assignée à l’accueil d’un centre hospitalier. Il lui pardonna volontiers cet écart compte tenu des réelles activités de ce centre. Le réceptionniste sourit bêtement tout en continuant d’étaler la tache de moutarde au café.
— Que puis-je pour vous ? demanda-t-il sans cesser de frotter.
— Je viens voir un de vos patients pour mes recherches de psychothérapie.
— Ouah, et on peut savoir quel cinglé vous souhaitez rencontrer, Docteur ?
— Anton Volosin.
Le réceptionniste bascula en arrière en poussant un genre de gloussement. Le bruit sembla sortir tout droit du fond de sa gorge. Le visiteur crut même un instant qu’il s’étouffait, avant de comprendre qu’il riait. En tout cas cela devait être un rire. Le visage bouffi vira au rouge, son hilarité faisait aller ses larges épaules rondes de haut en bas. Le sourire jovial du visiteur disparu au profit d’un mélange d’effarement et de consternation.
— Vraiment, demanda le réceptionniste en comprenant le sérieux de la requête.
— Vraiment, confirma le visiteur en prenant soin de prononcer ce mot lentement, sans desserrer les dents. Je souhaiterais vivement m’entretenir avec le professeur Barrington.
La nonchalance du petit homme ne l’amusait guère et commençait à lui faire perdre son temps. Le soignant grassouillet se pencha en avant vers un micro et appela un collègue.
— Y a un psychodocteur qui vient pour voir l’écorcheur.
Le personnel avait pris soin d’affubler Volosin d’un charmant surnom. Une voix grésillante sortit du haut-parleur posé à côté du micro.
— Ben voyons gras du bide, t’es encore défoncé ? Qui peut être assez con pour vouloir parler à ce taré ?
Gras du bide se jeta en avant pour couper l’enceinte, mais un peu trop tard. Il leva vers le docteur un regard contrit. Pas besoin d’être psychologue pour deviner qu’il aurait souhaité être ailleurs à ce moment-là.
— Désolé pour ça.
— Je vous en prie, c’est un cruel surnom dont vous a affublé votre collègue (un sourire plein de reconnaissance illumina le visage du réceptionniste), même s’il reflète une réalité physique vous concernant.
Et adieu le sourire.
Un petit chauve arriva en courant, les pans de sa longue blouse flottaient derrière lui : Barrington en personne venait accueillir un peu plus correctement son confrère. Le visiteur lui serra la main et le suivit dans un couloir.
— Encore désolé pour la méprise, Artus peut parfois manquer de…
— Propreté.
— Heu… de fiabilité, allais-je dire.
Comme le professeur parlait dans sa langue natale, son visiteur supposa qu’il n’avait même pas pris la peine d’apprendre le russe. Cela l’arrangeait, lui-même arrivait à bout de ses capacités. Les Européens avaient tendance à prendre leur langue pour celle du monde entier et ne faisaient que peu d’effort pour s’adapter aux mille et un dialectes en dehors de leurs frontières.
Barrington ouvrit une porte et conduisit son invité dans le hall principal du bloc B de l’asile.
— Ainsi vous vous intéressez à Monsieur Volosin, un cas très fascinant, dans d’autres pays ses prouesses lui auraient valu une exécution sommaire indigne de son talent. Heureusement notre bon président nous permet ici de repousser les…
— Inutile de vous fatiguer. Monsieur Wuznic vous a surtout filé carte blanche pour faire en sorte que Volosin dérouille un maximum avant de décaniller. Cet « écorcheur » vous a-t-il donné satisfaction ?
Le chauve baissa la tête. Les semaines d’expérience (ou de torture, c’est selon) qu’il avait infligées à Volosin n’eurent pour seul effet que de lui provoquer d’incontrôlables crises psychotiques où spasmes et fous rires s’entremêlaient. Barrington avait alors reçu l’ordre de lui en faire baver le plus possible avant de le fourrer au crématoire. C’est le genre de caprice auquel on peut s’attendre de la part d’un dictateur susceptible.
— Ces derniers jours, son étude s’est avérée moins passionnante qu’au début.
Le professeur ouvrit une porte sur la gauche.
— Dans ce cas vous ne verrez pas d’inconvénient à ce que je l’emmène avec moi ?
— Je crains que cela ne soit impossible. Des infirmiers sont en train de préparer une salle pour une entrevue, mais vous comprenez bien qu’il s’agit d’un élément important de nos recherches.
— Votre bien-aimé Président m’a accordé la libération de Volosin, le coupa le Docteur.
Il sortit une feuille numérique de sa poche qu’il étira entre deux doigts pour en agrandir la surface. Un texte s’afficha sur la page translucide. Bien que le document paraisse officiel, Barrington restait perplexe.
— Bien entendu, ceci en échange d’une substantielle donation en faveur de votre clinique, ajouta le visiteur pour convaincre son hôte. J’ai cru bon de faire le virement à votre nom, vous n’y voyez pas d’inconvénient professeur ?
À ces mots Barrington ouvrit sa main droite. La carrée holographique se connecta à sa banque. Pendant qu’il vérifiait ses comptes, son invité le suivait à travers les longs couloirs du centre. Ils passèrent une grille, tournèrent à gauche, passèrent une autre grille, puis un portique de sécurité, encore une grille, et à droite enfin ils atteignirent une porte de métal, ronde comme les coffres des banques.
— On y est, annonça le professeur avec un sourire satisfait.
— Est-ce d’avoir retrouvé votre chemin dans ce dédale qui vous rend si joyeux ?
Le visiteur n’était pas dupe, il savait que le numéro à huit chiffres sur le compte du professeur venait de faire de ce dernier son nouveau meilleur ami. Heureusement pour lui, il aurait déjà quitté ce pays lorsque le chef de cet asile s’apercevrait que le virement est un faux, tout comme l’est la lettre d’approbation du président, ou encore son titre de Docteur.
— Mon agent de sécurité va vous fouiller si vous êtes d’accord, je m’occupe de votre mallette.
Le visiteur lui confia son attaché-case et se dirigea vers l’homme que Barrington lui indiquait. Un garde grand et massif vêtu d’une lourde combinaison identique à celles des forces de l’ordre qui interviennent dans les émeutes. Il ne put s’empêcher de laisser échapper un petit rire en se souvenant qu’on les appelait « pacificateurs ». Vu leurs méthodes, le terme lui semblait plutôt ironique.
Le pacificateur lui fit signe de lever les bras et d’écarter les jambes. Il s’exécuta, non pas que la perspective de se faire tâter par un colosse en armure l’excitait, mais le taser et la matraque accrochée à la ceinture du maton lui recommandaient de ne pas désobéir.
De son côté, Barrington inspecta le contenu de la mallette. Rien de bien extravagant dans ses affaires : un téléphone portable, un stylet et plusieurs feuilles numériques éteintes. Quand le pacificateur eut fini son pelotage en règle, le professeur claqua le porte-documents et le rendit à son propriétaire.
— Vous pouvez y aller, on vous laisse avec lui mais au moindre problème vous appelez et j’ai une douzaine de gars comme lui qui rappliquent.
Le petit chauve donna ces dernières instructions en montrant du doigt le colosse. Enfin un sentiment de sécurité dans ce bloc de haute sécurité. Peut-être y aurait-il un questionnaire de satisfaction après la visite, auquel cas le col moutarde n’aurait pas son quota d’étoiles.
En rentrant dans la pièce, le faux psychologue vit à quel point le mobilier était clinquant. Une table en métal vissée au sol, deux chaises tout aussi métalliques et tout aussi bien vissées. Et rien d’autre. Sur la chaise opposée était assise la raison de sa présence : Anton Volosin, l’écorcheur. L’homme était une masse de muscles. Des bras gros comme des cuisses accrochées à des épaules d’une largeur effarante. Son cou était si épais que sa tête en paraissait presque trop petite. Son crâne rond et lisse n’avait pas le moindre cheveu. Il compensait ce manque par une énorme barbe noire hirsute qui lui dévorait la moitié du visage. Une longue cicatrice partait du haut du front pour finir sous la joue en traversant un œil droit intégralement blanc, comme si un épais liquide opaque le remplissait. L’armoire à glace était pieds et poings liés. Entravé par des menottes. Il portait un harnais de cuir muni de gros anneaux métalliques sur les épaules et les flancs. D’autres attaches, identiques à celles de la camisole, étaient solidement plantées dans le sol de béton brut. Des chaines tendues venaient relier le tout. Ainsi harnaché, le détenu semblait empêtré dans une toile d’araignée. Un petit gloussement échappa au visiteur : la scène donnerait des envies à tous les adeptes de masochisme. Il chassa cette vision et s’assit sur la chaise restante en déballant ses affaires. Il posa son téléphone sur la table, leva les yeux et scruta la pièce puis alluma sa feuille numérique et choisit un dossier parmi ses documents. Il coula un œil vers la caméra de surveillance. Une petite diode rouge clignotante en indiquait le fonctionnement. Le visiteur adressa au passage un sourire à son patient qui le fixait sans sourcilier. Le prétendu médecin se contentait de faire défiler des textes et des comptes rendus. Il tapa quelque chose sur l’écran tactile de son portable, une barre de chargement apparut. Il jeta encore un coup d’œil à la caméra de surveillance, puis reprit sa lecture silencieuse. L’écorcheur agitait frénétiquement sa jambe en signe d’impatience, le regard pointé en direction du Docteur qui continuait de feuilleter son dossier. Les chiffres défilaient sur le téléphone : 45, 55, 75… le chargement avançait. Le visiteur remontait de temps en temps les yeux vers la caméra sans jamais décrocher un seul mot. Les tapotements de pied de l’écorcheur troublaient à peine le silence de la pièce.
Cent pour cent, enfin. Le chargement était terminé. Le psychothérapeute releva la tête et constata avec soulagement que le point lumineux sous la caméra s’était éteint. Il referma son dossier et se pencha sur ses coudes face à Anton.
— On ne se connaît pas, mais comme vous pouvez le deviner, je ne suis pas votre foutu thérapeute. (Aucune réaction de la part de l’écorcheur.) Commençons par ce qui devrait vous intéresser : j’ai la possibilité de vous faire sortir d’ici. (À ces mots, la jambe d’Anton se figea, une petite lumière s’alluma au fond de son unique œil valide.) Bien, je vois que j’ai votre attention. Je vous passe rapidement les détails, car nous n’avons pas le temps. Barrington se prétend génie il n’en reste pas moins corruptible, vous faire sortir n’est déjà plus un problème. Vous vous demandez certainement ce que je gagne à vous libérer de cet asile. (Anton se contenta d’incliner légèrement la tête sur le côté.) Il se trouve que j’ai récemment accepté un partenariat plus que rentable à bien des niveaux. Hélas, je ne dispose pas de toutes les qualifications requises pour effectuer mon travail. J’ai besoin de quelqu’un pour s’acquitter de certaines tâches et vous m’avez été chaudement recommandé.
L’écorcheur restait immobile et silencieux. Le visiteur ne pouvait pas perdre davantage de temps. La coupure de la caméra serait bientôt remarquée. Il commençait à se demander s’il avait bien fait de venir jusqu’ici. Après tout, Anton avait subi tant de torture qu’il n’était peut-être plus l’homme dont on lui avait parlé.
— Tout ce que j’exige en échange de votre ticket de sortie, c’est l’assurance que vous ferez ce que je vous dirai de faire, et ce jusqu’à la bonne réalisation de mes projets.
— J’accepte.
La voix caverneuse résonna dans la petite pièce de béton. Un son d’outre-tombe qui fit trembler la table de métal. Un sourire ignoble déforma le visage d’Anton. Son libérateur se pencha en avant et tendit l’oreille.
— Ai-je bien entendu ?
— Faites-moi sortir d’ici et je ferai des merveilles pour vous.
Cela faisait peut-être des mois qu’aucun mot n’était sorti de la bouche du détenu slave, ses cordes vocales semblaient souffrir de travailler à nouveau. Un sourire satisfait égaya le visage du nouveau patron de l’écorcheur. Il appuya sur son téléphone. La lumière rouge réapparut sous la caméra. Il remballa ses affaires et se leva en lançant un dernier clin d’œil à Anton.
Aussitôt dehors, il somma Barrington de transférer son patient dans le blindé qui attendait toujours devant le centre. Une petite vingtaine de soldats l’escortèrent à l’extérieur. Prêts à le faire exploser en morceaux s’il tentait de s’enfuir. Le chauffeur se demanda quel genre d’animal on chargeait à l’arrière de son transport. Une fois la porte verrouillée, Barrington tendit une grosse clé métallique à son confrère.
— Tenez, pour déverrouiller la camisole. Même si je vous recommande de la lui laisser.
Le visiteur imaginait déjà ce que le président Wuznic ferait subir à ce crétin en apprenant qu’il avait remis son prisonnier favori au premier médecin friqué venu. Il lui tendit la main et, avec un sourire qu’il voulut machiavélique, lui dit :
— Fructueuse collaboration, n’est-ce pas ?
Il pleuvait des trombes et Silas était trempé jusqu’à la moelle. C’était bien la peine d’être envoyé dans le sud de la France. Sa patronne lui avait pourtant promis qu’il y faisait toujours beau. Pas aujourd’hui en tout cas.
Cela faisait des heures qu’il patientait, accroupi sur le toit de cette villa. La pluie, relativement chaude, ne le gênait pas. Silas s’y était préparé : un t-shirt imperméable à manches longues passé sous son fidèle plastron, une protection taillée sur mesure, suffisamment fine et légère pour le laisser libre de ses mouvements. Le maillage de Kevlar biométrique pouvait encaisser les chocs, les coups de couteau et même certains tirs de faible vélocité. Le tout, associé à son pantalon tactique et sa paire de rangers, lui donnait un air de soldat des forces spéciales. C’était d’ailleurs au cours de son passage dans l’armée qu’il avait acquis un certain goût vestimentaire. Ces années de service lui semblaient bien loin à présent. Aujourd’hui, Silas ne travaillait plus que pour lui-même. L’idée le fit sourire l’espace d’un instant, car c’était lui et lui seul qui avait accepté de se retrouver perché sur des tuiles dégoulinantes, attendant tranquillement que le propriétaire des lieux ne daigne revenir.
Le plafond nuageux masquait la faible lueur de la lune et le cachait de la vue des deux hommes en contrebas. Ceux-ci, plantés au milieu de la cour, discutaient à la lueur des phares d’une fourgonnette blanche à moitié rongée par la rouille. Eux aussi commençaient à s’impatienter. L’un des deux, petit et rachitique, visage creusé et dents jaunies, se débattait depuis plusieurs minutes avec un briquet. Il l’agitait dans tous les sens en tentant d’allumer sa cigarette. Malgré ses efforts, seules quelques malheureuses étincelles crépitaient une demi-seconde avant de s’évanouir.
— Et merde, brailla-t-il.
— Ne sois pas con, répondit l’autre homme, tu as vu ce qu’il tombe.
Le petit teigneux balança son briquet et sa clope à l’autre bout du jardin, enfonça son bonnet sur sa tête et ses mains dans les poches de son imper noir puis se remit à ronchonner :
— Il fait chier putain, il pourrait se dépêcher.
— Tu sais que j’aime le silence Ricky ?
— Et alors ?
— Alors, fais-moi plaisir et ferme un peu ta gueule, le boss arrivera quand il arrivera.
Le second était l’exact opposé du premier : grand et bâti comme un rugbyman élevé à la protéine animale. Sa barbe finement taillée et ses longs cheveux noir de jais coiffés en catogan lui donnaient l’air d’un videur de boite de nuit huppée : élégant, mais pas commode. Il tenait sa tête en arrière, les yeux fermés comme s’il appréciait chacune des gouttes d’eau qui frappait son visage. Son acolyte semblait quant à lui plus qu’agacé par toute cette flotte.
— On peut pas attendre à l’intérieur bordel, je suis trempé jusqu’au calbut !
— T’as les clés ?
— Euh… Non.
— Pitié, m’oblige pas à te défoncer les ratiches et ferme-la.
Ricky allait à nouveau ouvrir sa bouche quand un faisceau de lumière perça les ténèbres et la pluie. Une berline noire approchait. Le petit mit sa main en visière pour se protéger des phares et plissa les yeux alors que la voiture s’arrêtait à moins d’un mètre d’eux. Le moteur fit silence, les feux s’éteignirent. Seules les veilleuses de la camionnette rouillée persistaient à éclairer la cour.
Trois hommes en complet noir sortirent du véhicule. Leurs carrures imposantes et le revolver à peine dissimulé sous leurs vestes en disaient plus que nécessaire sur leur fonction. L’un d’entre eux déplia un grand parapluie tandis qu’un autre ouvrait la porte arrière. Un vieillard obèse, vêtu d’un costume blanc tape à l’œil sublimé d’une écharpe de soie et d’un borsalino s’en extirpa en haletant. Une fois à l’abri, il porta un énorme cigare entre ses lèvres. L’allumette qu’il craqua éclaira un visage gras à la peau couverte de taches et de croûtes. Il souffla une bouffée et traina son imposante carcasse en direction des deux acolytes. Il gratifia le barbu d’une chaleureuse accolade. Le petit râleur n’eut droit qu’à un hochement de tête, ce dont il parut se satisfaire.
— Qu’avez-vous pour moi, les garçons ? demanda le fumeur de cigares.
— On en a quatre, Monsieur Bartoli, répondit le videur.
— Ah bien. Vite, montre-les-moi Tito !
Les deux hommes empoignèrent chacun une des portes arrière de la fourgonnette et dévoilèrent son contenu. Bartoli s’avança.
— Dépêche-toi Ricky, je veux les voir !
Sur cet ordre, le chétif entra dans la fourgonnette. Quelques gémissements plus tard, quatre jeunes filles de dix-sept ans à peine sortaient sous la pluie, blotties l’une contre l’autre, les yeux rivés au sol de peur de défier le regard de leurs ravisseurs. Ricky les força à se mettre en ligne et Tito leur fit redresser la tête afin que son patron puisse mieux les voir.
— Dans une semaine, elles nous rapporteront gros, Monsieur Bartoli, je peux vous l’assurer.
Le proxénète afficha un immense sourire, il voyait déjà l’argent de ses recettes couler à flots.
Du haut de son perchoir, Silas observait l’échange. Lorsque l’homme en costume blanc plaça les quatre filles dans la lumière des phares, il se pencha en avant afin de discerner leur visage. En plus d’améliorer sa vision, les lentilles électroniques qu’il portait lui permettaient de zoomer dans l’image. Il ouvrit sa main face à lui pour activer son interface de réalité virtuelle. Un certain nombre d’informations s’affichèrent alors à sa seule vue. D’un geste, il fit défiler devant ses yeux des photographies. Les portraits de quatre jeunes filles. Son ATH lui confirma ce dont il se doutait déjà. Les captives en contrebas étaient bien celles qu’il recherchait.
Une pop star à midinettes faisait fureur en ce moment. Un bellâtre assommant les foules adolescentes à grand coup de chansons mièvres. Les quatre amies avaient décidé de suivre sa tournée. Huit jours plus tôt, elles assistaient à l’un de ses concerts. Elles avaient passé la soirée à rire et à danser, sans se douter que dans un coin du public un homme les observait. Un coup de téléphone plus tard, Tito et Ricky étaient avertis que quatre filles esseulées et légèrement alcoolisées trainaient à la sortie de la salle de spectacle. Le lendemain, la police avait pris la déposition de quelques témoins ayant assisté au concert. Ils confirmaient avoir vu les amies monter dans la voiture d’un individu grand et élégant, coiffé d’un catogan. Un groupe d’adolescentes qui acceptaient la compagnie d’hommes pour faire la fête, cela n’avait surpris personne. Tout le monde était dans le même état d’esprit ce soir-là et l’alcool n’était pas la seule substance à circuler. Les autorités n’étaient pas dupes pour autant : un réseau de prostitution sévissait depuis quelque temps dans la couronne extérieure de la mégalopole Sud, la disparition des quatre amies n’était pas la première à être signalée. Les enquêteurs en avaient fait une priorité, donnant un violent coup de pied dans la fourmilière qu’était le commerce sexuel de la région. Jusqu’à ce que, de recherches en indics, un nom finisse par resurgir un peu trop régulièrement pour n’être qu’un hasard.
Marco Bartoli.
L’Européen, natif du secteur Italien, était rapidement devenu le maître incontesté des soirées huppées du sud. Les plus grandes fortunes se l’arrachaient pour organiser des fêtes dont la démesure n’avait d’égale que la débauche. Les enquêteurs suspectaient Bartoli de tremper dans tout ce qui touchait au monde de la nuit : alcool, drogues, et femmes bien sûr. Mais son empire semblait trop gros pour s’écrouler. La police était sans cesse empêtrée dans les abysses sans fond des procédures judiciaires, se heurtant à une armada d’avocats surpayés à l’affut de la moindre petite faille dans laquelle s’engouffrer. Bloquées par leur propre impuissance, les autorités avaient dû se rendre à l’évidence : jamais elles ne les retrouveraient.
Bartoli commit toutefois une erreur ce jour-là. L’une de ses nouvelles acquisitions était la fille d’un ingénieur ayant particulièrement bien réussi grâce à la vente de matériel informatique de pointe. Le père en question n’était pas le plus riche du monde ni le plus influent, mais il disposait de deux éléments précieux : des relations pour entrer en contact avec Silas, et de l’argent pour se payer ses services.
Non, l’homme qui observait l’échange depuis son perchoir n’était plus militaire depuis longtemps. Assassin. Tueur à gages. Sicaire. Silas n’appréciait aucune de ces appellations. Il se voyait plus comme un commerçant, proposant une offre qui répondait à une demande.
Tito se faisait tapoter l’épaule par le boss, satisfait de sa nouvelle fournée. Son collègue et lui empoignèrent chacun deux filles par le bras et les conduisirent à l’autre bout du jardin dans une grange en bois. Pressé de se mettre au chaud, Bartoli se hâta vers sa villa, ses trois gorilles sur ses talons. Silas se réjouit de voir tout ce petit monde se scinder en deux groupes. Diviser pour mieux régner.
Il attendit que Bartoli et son escorte soient à l’intérieur et profita de ces quelques minutes pour vérifier son équipement. Silas détestait les Energuns qui sont la norme aujourd’hui. Des armes à batteries projetant une impulsion thermique qui laissait un trou cautérisé à la place du traditionnel orifice sanguinolent. Le tueur était un peu plus vieux jeu de ce côté-là. Il portait, accrochés aux lombaires, deux Silvermann .12 mm modifiés. Un modèle moderne, mais tout de même doté de bonnes vieilles balles en carbone. Plusieurs magasins de cartouches spécifiques étaient fixés le long de sa jambe gauche : explosives, perforantes, à fragmentation ou à tête creuse. Toutefois, il se contenta des munitions traditionnelles et appuya sur un bouton pour extraire le silencieux télescopique intégré. La discrétion était de mise ce soir-là et la pluie qui se transformait en tempête couvrirait davantage le bruit de son intervention. Il fit un petit geste dans le vide pour modifier un peu son ATH. Pas besoin d’avoir d’informations en temps réel, elles avaient tendance à le distraire. En revanche ces lentilles ont une autre fonctionnalité bien plus intéressante que le zoom : augmentation de la luminosité afin de contrer l’obscurité. Silas inspecta une dernière fois son couteau de combat avant de le remettre dans le fourreau fixé à son pectoral. Il énuméra ensuite ses cibles dans sa tête : Bartoli était à l’intérieur de la villa, probablement en train de se glisser dans son canapé après s’être versé un alcool quelconque. Rien d’urgent pour le moment et Silas était un homme galant : les filles d’abord. Les deux compères avaient certainement pour ordre de ne pas les abîmer, mais il préférait s’assurer au plus tôt qu’elles ne risquaient plus rien. Il se redressa et tira ses épaules en arrière pour les faire craquer, les fines plaques de son plastron s’adaptant à merveille à ses mouvements. Il se laissa glisser le long de la gouttière et atterrit sans un bruit sur le sol, direction la remise.
Bien que Bartoli s’en servait à présent comme geôles, l’édifice était à l’origine un local technique pour les divers équipements de la villa : piscine, arrosage, rangement du matériel des jardiniers. Silas s’arrêta à quelques pas de l’entrée. La précipitation n’est pas une bonne alliée, elle prend systématiquement de mauvaises décisions. Il préféra donc s’accorder quelques secondes pour analyser la situation. Deux approches différentes s’offraient à lui : passer par devant ou grimper jusqu’à la fenêtre de l’étage. Il imaginait comment neutraliser au mieux les deux comparses sans alerter les gardes dans la villa lorsqu’un mouvement interrompit sa réflexion. La poignée de la porte d’entrée tournait. Soit les filles s’étaient libérées de leurs ravisseurs et sortaient sans se presser, soit Silas allait très vite se retrouver face à un léger problème.
— Dépêche-toi de griller ta clope, Ricky, je me sers une bière.
La voix lointaine du barbu venait de l’étage de la grange. Son comparse, qui avait enfin réussi à allumer sa cigarette, profitait de l’abri offert par le balcon de bois pour la savourer dehors. Il inhala profondément et souffla quelques ronds de fumée avant de s’immobiliser, son attention attirée par deux points brillants. Deux petits disques luisant comme les pupilles d’un chat dans la nuit. Il s’approcha, mais la pénombre l’empêchait de discerner quoi que ce soit. À moins que le félin soit aussi grand que lui, il devait être perché sur quelque chose. Un éclair fissura le ciel et dévoila l’espace d’une seconde le propriétaire des yeux réfléchissants. Un homme d’environ un mètre quatre-vingt-dix dont les cheveux grisonnants brillaient sous la pluie et la lumière blanche de la foudre. Ricky n’eut pas le temps d’en voir davantage que déjà Silas bondissait en avant, poignard dégainé. La lame se planta dans le cou du râleur qui ouvrit grand la bouche, bien incapable de hurler sa douleur. Le tueur fit tourner le couteau sous la pomme d’Adam de sa victime. La surprise sur le visage de Ricky vira à la terreur. Des gerbes de sang s’échappèrent au rythme des pulsations de son cœur. Silas l’accompagna au sol sans faire le moindre bruit. Le flot devint vite moins intense, les battements s’estompaient. Lorsque les yeux du rabatteur beaucoup moins geignard furent complètement révulsés en arrière, Silas sortit sa lame de la gorge et l’essuya sur le bonnet noir de sa victime. Plus qu’une cible dans cette remise, ensuite, la villa.
La silhouette sombre du tueur découpa l’embrasure de la porte. Il jaugea la pièce d’un coup d’œil. La grange était de briques et de bois. Le sol en lattes moisies craquerait certainement sous ses pas. Un escalier posé au milieu montait vers une mezzanine tandis que trois petites portes donnant sur des cagibis s’alignaient sur le mur du fond du rez-de-chaussée.
— Bon alors, qu’est-ce que tu branles Ricky ?
La voix de Tito venait de l’étage. Les grincements de la mezzanine trahissaient ses déplacements. Des grincements qui se rapprochaient de l’escalier. Le barbu allait descendre. Silas se dépêcha de passer derrière les marches. Tito serait bientôt en bas et remarquerait l’absence de son ami, il fallait agir vite. De simples planches de bois composaient l’escalier, si bien que les jambes de Tito apparurent à hauteur du visage du tueur. L’occasion était trop belle, il attrapa la cheville du rabatteur qui tomba en avant.
Silas escomptait sur l’effet de surprise pour bondir sur sa cible et lui poignarder le crâne. Tito réussit pourtant à amortir sa chute en roulant au sol. Aussitôt redressé, il fit volte-face, les poings serrés, prêt à corriger celui qui l’avait mis à terre. Silas lança un coup de couteau, mais le barbu esquiva son attaque, lui attrapa le poignet et le tordit. Il en lâcha son arme qui se planta dans les lattes. Se débarrasser de l’autre rabatteur ne serait pas aussi simple que pour le premier. De sa main encore libre, Silas agrippa l’épaule de son adversaire, appuya un pied contre son torse et poussa suffisamment fort pour s’extraire de son étreinte. Il s’écroula en arrière, roula au sol et glissa derrière Tito en récupérant au passage son surin. Silas était habile avec une lame, il se releva en lacérant le dos du barbu. Une longue estafilade déchira le vêtement, dessinant une ligne rouge sombre. Le tueur bloqua le geste de défense de Tito. Profitant de l’ouverture, il le planta dans le flan. Le couteau glissa entre les côtes, perforant un poumon. Malgré la blessure, l’homme de main continuait de se débattre en faisant des moulinets avec les bras. Il semblait à peine sentir les attaques de Silas qui le tailladait dès qu’il en avait l’occasion. Tito balançait ses bras en de grands mouvements lents, mais puissants. L’un de ses poings fondit comme un coup de masse vers l’épaule du tueur. Silas décida d’utiliser la force de son opposant, il bondit sur le côté et orienta son couteau dans la trajectoire du coup de poing. Le géant précipita son poignet sur le fil de la lame et trancha sa main en biseau comme un salami. Le membre fraîchement découpé retomba mollement sur le sol. Tito serra son moignon sanguinolent et poussa un hurlement aigu qui mit à rude épreuve sa virilité apparente. Silas se hâta de planter le poignard sous son menton pour le faire taire. La pointe remonta jusqu’à la base du cerveau et le cri cessa aussitôt. Il arracha le surin, laissant le corps de sa victime s’étaler lourdement sur le parterre de lattes. Un nuage de sciures et de poussières s’éleva.
— Merde, il en a fait du boucan !
Silas nettoya son arme avec un pan de la veste du manchot lorsqu’il vit du mouvement dehors. Les occupants de la villa avaient entendu le cri du barbu et les trois gorilles de Bartoli déboulaient déjà dans sa direction, mitraillette au poing. Fini de jouer avec des couteaux, Silas allait devoir sortir des arguments plus convaincants.
Il s’accroupit sous la fenêtre la plus proche et coula un regard à l’extérieur. Deux des gardes étaient restés en retrait à proximité de la fourgonnette rouillée. Le troisième enjambait l’égorgé et s’apprêtait à passer la porte de la grange. Silas dégaina ses deux revolvers et appuya sur un bouton sur le côté de la poignée. Les silencieux se rétractèrent, disparaissant dans l’embouchure du canon. Ils atténuent fortement le bruit du coup de feu, mais réduisent aussi la vitesse du projectile. Silas privilégia la puissance à la discrétion, les gardes savaient déjà où il se trouvait. Encore quelques secondes et le premier homme serait dans l’entrée. Le tueur se leva face à la porte, pointa ses armes devant lui à hauteur d’homme et compta lentement. Un… deux… trois…
Le garde arriva devant l’entrée quand deux balles de revolver perforèrent la porte de la grange, suivi de Silas qui jaillit dans une explosion de débris de bois pourri. Le tueur enfonça son pied dans le torse du garde, qui cracha ses poumons, et exerça trois pressions sur la gâchette de sa main gauche. Les trois balles transformèrent le crâne chauve du garde en boule de bowling. Strike. Sa main droite se tourna presque instinctivement vers le second gorille. Celui-ci arrosait la zone avec sa sulfateuse. Le débit de munitions de ces armes compensait généralement leur manque de précision. Mais, la nuit et la pluie n’aidant pas, il ne savait même pas où il tirait. Un seul coup de feu suffit au tueur expérimenté. La balle perça un trou juste au-dessus de la pommette gauche du mitrailleur et emporta son œil au fond de son crâne.
Silas roula sur le gazon imbibé de pluie, de boue et de sang et se mit à l’abri contre la fourgonnette. Il ne voyait pas le dernier homme et craignait d’être trop à découvert au milieu du jardin. Il rengaina l’un de ses revolvers, saisit fermement son arme restante à deux mains et surgit hors de sa cachette. Personne. Il fit le tour du véhicule pour revenir à sa position de départ. Le garde ne pouvait pas s’être envolé. Silas s’appuya dos contre la portière coulissante de la fourgonnette et se concentra sur ses sens. Malgré ses lentilles à luminosité augmentée, il ne voyait personne dans le jardin. Il tendit l’oreille, espérant que sa cible fasse l’erreur de marcher sur une brindille ou dans une flaque. Le son de la pluie couvrait presque tous les autres, mais un bruit dans son dos lui parut anormal. Un bruit de tôle ondulée que l’on piétine. Un bruit qui semblait venir de plus haut.
Le tueur se retourna et se jeta en arrière, tirant deux fois en l’air. Le troisième garde, caché sur le toit de la fourgonnette, s’apprêtait à le mitrailler du haut de son perchoir quand l’une des balles le cueillit en plein tibia. Il poussa un gémissement de douleur et tomba dans la boue, lâchant son arme loin de lui. Silas courut dans sa direction avant qu’il ne se relève et lui assena un violent coup sur la tempe. Il le saisit ensuite sous les bras et le projeta contre la fourgonnette dont la porte coulissa en arrière. Une petite ampoule s’alluma dans l’esprit macabre du tueur. Il hissa la tête du garde en travers de l’ouverture et claqua si violemment la portière qu’elle lui trancha net le cou.
— Mince, je ne pensais pas que ça marcherait aussi bien.
Un réflexe le fit se baisser alors qu’une balle siffla à son oreille. Il regarda alentour pour déterminer la provenance du tir.
— Qu’est-ce que tu veux, sale con ?
Le proxénète en costume blanc se tenait debout devant la porte de sa luxueuse villa. Il pointait maladroitement un petit revolver à six coups en direction de l’intrus.
— Tu débarques chez moi et tu butes mes gars ! cria-t-il. Mais tu sais qui je suis moi, tu le sais petit merdeux ?
— Marco Bartoli, juste un nom sur ma liste.
La voix du tueur détona dans la cour de la villa. Elle résonnait en réverbération comme les hurlements de mille fantômes. Le proxénète tressaillit, il redressa son piètre revolver et vida le chargeur sur la silhouette noire qui semblait flotter vers lui. Il la manqua. L’intrus apparut dans les lumières jaunes de la villa. Presque irréel, enveloppé dans une tenue tactique pareille à une armure. Bartoli fixa les yeux du tueur que les lentilles numériques, reflétant la lumière, rendaient flamboyant de rage. Ce n’était pas un homme qui se tenait devant lui, mais un spectre venu du tréfonds des enfers pour abattre son châtiment. L’italien sentit la chaleur de sa propre urine couler le long de ses jambes tremblantes. Il jeta son arme inutile par terre et claqua la porte de sa villa. Un nombre ridiculement élevé de serrures et de cadenas se verrouillèrent. Comme si cela pouvait le protéger : les spectres, ça traverse les murs.
— Tire-toi ! hurla le proxénète cloitré, TIRE-TOI !
Silas prit le temps de la réflexion. Pour ouvrir une grosse porte, il lui faudrait une grosse clé. De la taille d’une fourgonnette.
Bartoli n’entendait plus rien à l’extérieur. L’assassin avait-il suivi son ordre ? Était-il parti ? Il colla son œil contre le judas pour voir ce qu’il pouvait bien manigancer dehors, mais il ne discerna rien d’autre que l’obscurité et la pluie. L’ancien roi de la nuit et des plaisirs interdits n’était plus qu’un homme gras et chauve, apeuré dans un costume dégoulinant de pluie et d’urine.
Un bruit de moteur rugit soudain. Des phares s’allumèrent. Un faisceau de lumière traversa le judas de la porte et aveugla le Judas italien. Bartoli fit un pas en arrière, la main sur l’œil. Il comprit trop tard qu’une fourgonnette rouillée allait venir frapper à sa porte.
Silas écrasa l’accélérateur du véhicule. Le choc défonça l’entrée et arracha tout le chambranle autour. La camionnette traversa l’ouverture dans un nuage de plâtre et de briques avant de se figer. L’assassin jeta un œil derrière lui, intrigué par un bruit semblable à un ballon de foot qui rebondirait sur de la tôle. Ce n’était que la tête du garde du corps de tout à l’heure qui roulait à l’arrière de la fourgonnette.
— Et la ceinture alors, s’exclama-t-il, amusé par le spectacle.
Il sortit par le pare-brise, un bloc de mur gênant l’ouverture de la portière. Aussitôt dehors, il suivit l’origine des gémissements devant lui et trouva Bartoli qui rampait sur le ventre, son magnifique costume couvert de poussière et de gravats. L’os de son fémur gauche dépassait et raclait le carrelage à chaque mouvement. Dans un ultime effort accompagné d’un râle de douleur, le proxénète se retourna sur le dos pour faire face à son bourreau.
— Putain, je ne sais pas combien on t’a filé, mais je double.
— Non, répondit simplement Silas.
— Je triple bordel, je quadruple ! J’te donne ce que tu veux merde, ce que tu veux.
La négociation se transformait en suppliques, de grosses larmes commençaient à couler des yeux de Bartoli.
— Dis-moi leurs noms, Marco, demanda le tueur.
— Quoi ?
— Les quatre filles, dis-moi leurs noms.
— Je m’en fous de ces putes, c’est pour elles que t’es là ? Récupère-les, je te les rends, connard.
Il accompagna ce dernier mot d’un crachat de sang. Silas posa un genou au sol pour se mettre à son niveau et énuméra d’une voix lente :
— Sophie… Alice… Émilie… et Sarah.
Bartoli se plongea dans les yeux du tueur et il y vit une lueur qui n’avait rien d’artificiel cette fois. Derrière les lentilles numériques à présent éteintes brillait le regard d’un homme habité, investi d’une mission qu’il remplirait quoiqu’il en coûte.
— Et tu sais quoi ? continua Silas. Leurs parents m’ont payé cher pour être sûrs que tu n’en réchappes pas.
La terreur écarquilla les yeux du proxénète qui devina l’unique issue à laquelle il serait confronté.
— Je t’en prie, balbutia-t-il. Je peux te donner dix fois plus.
— Je sais (Silas se redressa, dégaina son revolver et le pointa sur le front de l’italien), mais tel est le service pour lequel mes clients payent.
Le proxénète ferma les yeux, prêt à accepter son sort.
— Non. Trop facile, se dit Silas (il rengaina son arme et sortit à nouveau son couteau de combat). Regarde-moi.
Silas attrapa les cheveux de Bartoli qui gémit, redoutant ce qui allait suivre. Le tueur enfonça la lame de son couteau dans la gorge du proxénète, sur le côté droit. Il la poussa un peu plus loin, jusqu’à sentir le crissement du métal glissant le long des cervicales. Puis il l’inclina et la fit courir jusqu’à l’autre extrémité du cou, ouvrant un large sourire rougeâtre sous le menton de l’italien. Moins d’une minute passa avant que les flots de sang et les soubresauts ne cessent. Une interminable minute durant laquelle Silas ne perdit rien du spectacle de l’agonie de Marco Bartoli, désireux de s’assurer que son contrat était correctement rempli.
De retour dans la grange, Silas retourna le cadavre du barbu manchot et lui fit les poches. Il y trouva un téléphone portable et un trousseau de clés. Les deux premiers cagibis du fond de la pièce étaient soit vides, soit remplis de bric-à-brac. Il glissa une clé dans la serrure du dernier local et inspira profondément. La porte s’ouvrit sur quatre jeunes filles blotties les unes contre les autres. À la vue du tueur qui s’avançait, poignard en main, elles se mirent à pleurer et à supplier.
— Ne bougez pas, dit Silas d’une voix qu’il voulait rassurante. Sinon je vais vous faire mal.
Il coupa les lanières plastiques qui les entravaient puis alluma le téléphone portable du barbu. Le rectangle de verre répandit une lueur bleue dans le cagibi, illuminant le visage de Silas. Bien qu’il souriait, son faciès était toujours recouvert de sang, de boue, mais aussi de profondes autres marques laissées par une vie de combat et de violence. Les quatre filles étaient transies de peur, mais l’une d’entre elles semblait comprendre que Silas ne représentait pas une menace.
— Tu es Sarah, c’est ça ? (L’adolescente hocha la tête.) Prends le téléphone et appelle la police. Tu leur diras que les hommes de Bartoli se sont rebellés, ils se sont entretués. Et le barbu n’avait pas verrouillé la porte. Tu t’en souviendras ?
La petite n’était pas bête, elle comprit qui il était. Un assassin. Son sauveur. Elle acquiesça. Silas eut une moue d’approbation. Il se redressa et se dirigea vers la sortie quand la fille lui dit d’une voix tremblotante.
— Merci.
Silas lui sourit, il aurait bien voulu lui répondre « de rien », mais vu ce que cela avait coûté à son père, ce n’était pas tout à fait vrai.
A l’autre bout du monde, ou peu s’en faut, Anton Volosin profitait de sa liberté retrouvée. Le panorama de l’aérodrome secret où son nouveau patron avait établi son QG n’avait rien d’extravagant, mais après plusieurs années à fixer du regard le mur de béton brut de sa cellule, il avait pour lui des airs de décor enchanteur. Tandis que les hommes de main du chef s’attelaient à leurs tâches respectives, lui, confortablement installé sur un fauteuil en toile au bord du tarmac, dégustait une bière bas de gamme.
— Bien le bonjour Boss, lança-t-il à l’attention de l’homme en costume noir qui descendait d’un gros 4x4 garé dans le hangar à avion.
— Vous vous habituez à vos nouvelles fonctions, Volosin ?
— J’avoue que commander à la baguette cette bande de troufions fait à présent partie de mes hobbies favoris, mais je pensais que vous me demanderiez de faire quelque chose d’un peu plus… spécifique.
— Cela viendra en son temps.
Le soleil naissant découpait la silhouette de l’homme en noir. Anton mit sa main en visière pour se protéger du halo mystique qui l’entourait. Il leva une canette en proposition, son nouveau patron refusa d’un geste.
— Vous avez raison Boss, elles sont dégueu, commenta-t-il en faisant sauter la capsule entre ses dents.
Alors qu’il engloutissait sa mousseuse, un hélicoptère sale et bien trop vieux pour pouvoir encore être capable de voler se posa juste devant eux. L’homme en noir fit un signe de la tête et, comme des animaux bien dressés, trois malabars déboulèrent du 4x4, déchargèrent une grosse malle métallique du coffre et l’amenèrent en petite foulée vers la cale de l’appareil. Anton, qui réorientait l’ombre de son parasol à pois roses, lança un regard interrogateur à son patron.
— Suivez-moi Volosin, j’ai besoin de vous pour ceci.
Ils se levèrent pour rejoindre l’hélicoptère et le géant slave désigna du doigt les inconnus à bord du cockpit.
— C’est qui ces gars ?
— Ces charmants jeunes gens sont vos pilotes pour le voyage. (Anton haussa les sourcils si haut que son employeur crut nécessaire d’éclairer sa lanterne.) Il se trouve que j’ai besoin que vous fassiez quelque chose pour moi. Si je vous dis Rajab Nasser, vous me répondez ?
Anton se contenta d’écarter les mains, ne cherchant même pas à cacher son ignorance.
— Nasser est un gosse de riche originaire d’Abu Dhabi, continua l’homme en costume. Son père, Salim Nasser, est l’une des plus grosses fortunes de Dubaï. C’est aussi un philanthrope, de nombreux pays du Moyen-Orient lui doivent leur salut, et leur stabilité économique.
— Ce n’est pas lui qui a établi des accords commerciaux avec l’Eurofed ?
— Tout à fait, oui. Cependant, tout le Moyen-Orient n’a pas eu la chance de profiter des bienfaits de Nasser. Et ce que le père n’a pas pu sauver, le fils le convoite.
Tandis qu’ils rejoignaient l’hélicoptère, Anton se rappela avoir lu quelque chose sur le sujet. Certains pays de cette région étaient si gravement atteints par les dégâts de la guerre qu’ils s’étaient retrouvés en un rien de temps entre les mains d’un dictateur peu soucieux de l’ouverture au monde de son nouveau territoire.
— Savez-vous qui détient la Libye actuellement ? demanda son patron, une main posée sur le couvercle de la malle.
— Un général africain, je crois : Gozozo Kalala ?
— Gazini Kalejaiye.
— Ouais, voilà.
— J’imagine que vous vous foutez de la géopolitique Anton. Ce qu’il faut retenir c’est que Rajab Nasser n’apprécie pas de vivre dans l’ombre de son père. Lorsque Kalejaiye a quitté son pays natal d’Afrique centrale pour prendre de force le pouvoir en Libye, Rajab lui a proposé de le financer, profitant du laxisme juridique de ce pays pour y implanter un fructueux commerce de jeunes filles. Il est même en cheville avec un italien qui lui fournit sa précieuse « matière première ».
— On va lui refourguer des putes, s’étonna Anton, soudain curieux de découvrir ce que cachait cette malle.
— Non, bien mieux que ça (l’homme en noir souleva le couvercle). Nous allons lui vendre notre produit phare. Et je compte sur vous pour lui en faire l’article.
Anton se pencha en avant pour mieux voir le contenu de la caisse. La lumière bleutée qui en émanait creusa les ombres de ses orbites, et donna à son visage des allures de crâne fantomatique qu’un sourire en coup de lame vint fendre.
— Ce sera fait Monsieur.
Évelyne fonçait pied au plancher sur la voie réservée aux services d’urgences. Assis sur le siège passager, son collègue agrippait son accoudoir.
— Es-tu sûre que ce soit nécessaire de rouler si vite ?
— Alors Jazzem, on a peur ? dit-elle en lui lançant un clin d’œil.
— Tu sais que j’ai moyennement confiance en ces bagnoles automatisées.