Sur l'Isis ailée - Irène Moreau d'Escrières - E-Book

Sur l'Isis ailée E-Book

Irène Moreau d’Escrières

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Beschreibung

Au gré d'une croisière sur le Nil, découvrez une galerie de personnages fantasques...

Balade au pays des pharaons sur fond de géopolitique, dans la première partie de ce voyage où les êtres se dévoilent, nous retrouvons Laure exaspérée par les passagers, un guide coureur de jupons, Delphine l’allumeuse qui virevolte autour d’un capitaine au long cours, d’un diplomate en poste en Irak, d’un archéologue à moustache, et d’un alchimiste claudiquant. Mais il y a aussi Thierry le gardien d’école, passionné par l’Atlantide, la sémillante Magali qui lit Flaubert en faisant la cuisine aux curés, et les passagers de L’Isis ailée, heureux de cette croisière cinq étoiles soldée par la « révolution égyptienne ». En plus des temples qui s’offrent à leur vue sur le Nil, ils découvrent la somptueuse danseuse Morane et Marganite la masseuse à bord, qui, seules, peut-être, savent qui est le passager clandestin qui rôde sur le bateau.

Le premier volet d'un récit de voyage envoûtant qui commence sur le célèbre fleuve égyptien !

EXTRAIT

Pour cette croisière sur le Nil, Laure aux cheveux d’or s’est armée de La Vie des douze Césars de Suétone. Dans la poche de Delphine, a sauté, par hasard, Histoire et Utopie de Cioran, rejoignant la dernière lettre de Guillaume qui l’engage à déployer ses antennes pour remuer les énigmes.

Le portrait de Laure n’est plus à faire : elle est adorable, tout le monde l’adore. L’ethnologue avec laquelle Delphine a fait de beaux voyages revient d’une promenade à Yellowstone où les geysers, les sources chaudes et le Grand Canyon l’ont enchantée. Elle a parlé en latin aux aigles et pélicans, côtoyé les bisons, coyotes et hiboux, écouté les loups et les chacals, suivi la marche d’un animal au frémissement des buissons à son passage, et elle connaît les Textes des Pyramides sortis des sarcophages.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Irène Moreau d’Escrières a écrit de nombreux romans et récits de voyage, édités entre 2010 et 2016. Comme Asmahane, l’une de ses premières héroïnes, elle est née dans les vents de sable, à l’heure où chante le muezzin, en avril, à Constantine, en Algérie.
Son âme n’est pas seulement religieuse, elle est deux fois mystique, nourrie aux merveilles du christianisme et de l’islam. Ses personnages reviennent au fil des pages, tantôt héros principal, tantôt secondaire, visible ou invisible, constituant l’ensemble littéraire réuni sous le titre Les Cérébrantes, une prose poétique oscillant entre le rêve et la réalité féerique.
Après des études de Lettres et de Philosophie à Aix-en-Provence, Irène Moreau d’Escrières a séjourné aux Antilles Françaises, Guadeloupe et Martinique, puis en Polynésie Française, à Tahiti. Si une biographie s’inscrit dans le réel, l’authentique biographie de l’écrivain s’enracine dans son écriture, reflet de l’âme.

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Irène Moreau d’Escrières

Du Nil à la Mer du Nord

I

Sur L’Isis ailée

Roman

DU MÊME AUTEUR

Éditions Encre Rouge

Ushuaia, dernier mot d’amour, Éditions Encre rouge (roman, 2016)

Yukio sur le chemin (roman, 2016)

Déborah (roman, 2017)

Éditions Édilivre

Asmahane ou la saison médiante (roman, 2010)

Cette obscure clarté qui tombe des étoiles (roman, 2010)

Zénithales (roman, 2010)

Le Voyageur anérète (roman, 2011)

Lave de fond (roman, suite du Voyageur anérète, 2011)

Les Jardins du désert (Conte d’hier et d’aujourd’hui, 2011)

Déferlantes, suivi de Lettres à Vincent, Poèmes à Dieu (poésie, 2011)

Essaouira, du bleu mélancolie (roman, 2011)

Les Métamorphoses discrètes (nouvelles, 2011)

Mon démon Siméon (roman, 2012)

Les Cérébrantes (trilogie, 2012)

 I. L’Âme au Bois dormant

 II. La Mémoire d’Orphée

 III. L’Ordre des Sables

Confidences d’une étoile (roman, 2012)

Le Sang de la Salamandre (roman, 2012)

Trois destins (roman, 2012)

Le Roi de Cœur noir (roman, suite du Sang de la Salamandre, 2012)

Ève, la lune et moi (roman, 2012)

Vagabondes aux Tuamotu (récit de voyage, 2013)

Reflets de Marrakech (roman, 2013)

La Mémoire bleue (biographie, 2013)

Bandits corses et bergers de féérie (récit de voyage, 2013)

Comment l’école engendra la folie de Tahiata Mélusel (2014)

Les Forges d’Héphaïstos, Entretiens avec Philippe Heurcelance (2016)

De Pétra à Jérusalem, Tome 1 (récit de voyage, 2016).

De Pétra à Jérusalem, Tome II, Écoute, Jérusalem (2016)

Chez d’autres éditeurs

Abyssales (poésie, La Pensée Universelle, 1982)

La Croisière zen (roman, Éditions Bénévent, 2003)

Pour

 Joëlle, Thierry et Magali

Laure et Thomas

Simon-René et son fantôme

Édouard et Charles-Antoine

Nicolas de la Tour Saint-Jacques

Le bijoutier copte et les passagers de L’Isis ailée, en ce juillet 2011

Pour Guillaume

et mon éditeur André Israël

1 Départ en Égypte

Pour cette croisière sur le Nil, Laure aux cheveux d’or s’est armée de La Vie des douze Césars de Suétone. Dans la poche de Delphine, a sauté, par hasard, Histoire et Utopie de Cioran, rejoignant la dernière lettre de Guillaume qui l’engage à déployer ses antennes pour remuer les énigmes.

Le portrait de Laure n’est plus à faire : elle est adorable, tout le monde l’adore. L’ethnologue avec laquelle Delphine a fait de beaux voyages revient d’une promenade à Yellowstone où les geysers, les sources chaudes et le Grand Canyon l’ont enchantée. Elle a parlé en latin aux aigles et pélicans, côtoyé les bisons, coyotes et hiboux, écouté les loups et les chacals, suivi la marche d’un animal au frémissement des buissons à son passage, et elle connaît les Textes des Pyramides sortis des sarcophages.

À l’instar de Guillaume pour qui les fractales sont le secret de la science des Mayas, cette grande voyageuse sait qu’au pays d’Osiris où s’opèrent les métamorphoses, Rê n’est pas le soleil des astronomes, mais l’Ineffable qui fit le Ciel et la Terre, noua les montagnes et fit couler le Nil né des larmes d’Isis. Ses rayons ne sont-ils pas dans « les chairs de Celui qui les cache » ? Le but de notre existence n’est-il pas de retrouver le secret de la Grande Chose cachée dont parlaient les Anciens ? Quoique connaissant l’Égypte, Laure a accepté cette escapade pour faire plaisir à Delphine qui ne connaît le Nil que par les commentaires livresques de Guillaume.

Il faut dire que Delphine et son ex-mari ont toujours été complices. Malgré la distance qui les sépare, sans aller jusqu’à se comparer à Isis en Provence et Osiris en Bretagne, Delphine se vante de former avec lui un couple alchimique. Son premier mariage a été la rencontre de deux âmes. Entre elle et lui, tout est fusionnel, chaque jour une coïncidence du merveilleux les rapproche. Guillaume au cœur fidèle l’appelle « ma chère enfant », « ma toute belle ». Avec lui, le monde est sous le charme. Cela irrite un peu Laure, la célibataire réaliste.

Les apologies des cœurs, elle ne les apprécie qu’en latin. Par bonheur, son amitié avec les plantes est bien connue. Elle aime les feuilles et connaît le nom du moindre brin d’herbe, du moment qu’ils sont déclinés dans la langue de Virgile. Aussi, de Plaute à Caton l’Ancien, de Lucrèce à Jules César en passant par Térence ou Cicéron, d’Ovide à Vitruve, d’Horace à Salluste, connaît-elle le moindre pétale de la Rome ancienne. L’aubépine ou le chèvrefeuille n’ont aucun secret pour elle. Elle aime les bonsaïs et les plantes exotiques au nom latin. Aussi, s’est-elle confrontée aux plus grands, traduisant Quintilien et Pline l’Ancien, Pétrone, Martial et Sénèque. Après avoir revisité les textes de Juvénal, elle relit aujourd’hui Suétone. Mais elle l’avoue humblement : elle n’a jamais pris au collet L’Âne d’or d’Apulée, et n’a jamais prié dans La Cité de Dieu de saint Augustin.

De son côté, avant de se rendre au Concours de musique slave, Thomas le mélomane, autre puissant fan et soutien de Delphine, a confié les amies à l’autocar d’Air-France à Montparnasse, attendant que la belle lui rapporte de sa croisière un portrait de son idole Néfertiti rescapée de la révolution égyptienne.

Son peu de curiosité pour les actualités coupe Delphine de tout papotage. Elle n’aime que les pensées de cristal. Les oiseaux lui répondent, les chats, les fourmis, les vers de terre et les abeilles apprécient sa conversation. Cependant, ruminant ses poèmes, se nourrissant d’oseille et de laitue, tels les édentés qui n’ont d’autre solution que de se mettre au potage, pour Laure, Delphine est un écrivain qui « gâte tout quand il veut trop bien faire », ainsi que le proclame La Fontaine. En effet, Delphine adore les portraits, surtout les siens, exalter la vertu, tourner la vanité en ridicule et, à l’instar du maître des Fables, concocte « une ample comédie en cent actes divers », dont la scène ne serait pas l’univers, mais les hauts faits de son maître à penser, Guillaume. Il ne fait pas bon passer sous sa plume. N’en déplaise au curé du village, Laure n’aime pas les bréviaires. En l’occurrence, Delphine prépare un petit conte de fées pour la postérité, Bérengère et la Voie Lactée.

Enfin, Laure espère que sa compagne de voyage ne lui ressassera pas ses aventures rocambolesques avec Dominique Abdel Lali (autre prétendant), un fanatique Viking converti à l’islam soufi, portrait craché d’Hannibal, la moue désabusée, le regard sur l’enfer à venir. Il a d’ailleurs fini par perdre la guerre punique. Il faut dire que Laure, avide d’exploits pédestres, a longtemps cherché l’itinéraire pris par le grand Carthaginois. Maintes fois, elle a franchi les Alpes pour tenter de retrouver les traces du général. Mais comme ce parcours fait l’objet de controverses et reste sujet à polémiques, elle a préféré se fier aux textes, quoique vagues, de Polybe et de Tite-Live. C’est pourquoi, en vraie baroudeuse, elle a traversé le col du Grand-Saint-Bernard, a voulu voir la Tarentaise et le Petit-Saint-Bernard, tout cela à pied et sac à dos. Elle est descendue dans la vallée de la Maurienne et le val de Suse, pour longer la Durance, sans jamais avoir trouvé de traces d’éléphants. En revanche, elle revendique d’avoir apprivoisé les Alpes en compagnie du groupe de randonneurs de son célébrissime cousin Libertin, qui, parvenu à la plaine du Pô, n’a pas eu à combattre les Taurins, n’ayant point à participer à la bataille du Tessin le lendemain. Ce banquier manipulateur et sans scrupule ne compte que doublons pistoles et ducats, avaricieux, créanciers et avocats, quand ce ne sont pas les escarmouches et provocations de ce cavaleur invétéré, entouré de minettes qu’il glisse sous sa tente, et dont les extases l’empêchent de dormir. Bref, Laure ne veut plus s’exposer aux remarques impertinentes de ce chaud lapin, ne supporte plus d’être l’oreille complaisante de sa mésaventure avec sa maîtresse vietnamienne de la route du Plateau. Escalader l’Himalaya ou traverser la Tamise à la nage, se tremper dans un torrent de Patagonie, courir à Göttingen loin du cousin Valmont, tels sont ses projets. La marquise de Merteuil s’est révoltée.

L’avion décolle d’Orly-Sud à dix heures du soir, ce samedi 2 juillet 2011, pour atterrir après cinq heures de vol au royaume des pharaons. Le premier matin au pays d’Akhenaton commence dans la nuit scintillante, où sommeille Seth, le maître de la foudre, auquel Laure a déjà donné un visage... Car si d’aventure le guide d’Égypte était aussi charmant que celui de Grèce, de Turquie ou de Colombie… mais, avec les groupes, c’est la loi des enchères.

Un autocar dépose les voyageurs à Louxor, près de l’élégant bateau cinq étoiles, prêt à appareiller dans quelques heures. Pour l’atteindre, il faut traverser de multiples navires à quai sur le Nil, immobiles à la lumière des lampions ; et c’est ainsi que, vers 3 h du matin, Laure et Delphine s’installent dans une cabine spacieuse et raffinée de L’Isis ailée, unique bateau qui navigue sur le Nil, après la récente « révolution égyptienne ».

Tandis que Laure se débarrasse de son sac à dos de baroudeuse (elle a laissé d’autres volumineux bagages chez Thomas, à Paris), Delphine évoque avec enthousiasme la lettre de Guillaume, mais Laure n’a que la force de soupirer qu’elle est épuisée, n’a pas fermé l’œil dans l’avion, et que, depuis peu, elle « ne se laisse plus faire par son cousin »…

- Le chaud lapin est reparti dans ses frasques avec sa maîtresse vietnamienne de la route du Plateau. Elle le mène par le bout du nez. Avec ses revirements, nulli fallax, il ne trompe personne !  J’en ai assez de ses plaisanteries grivoises et de sa muflerie. 

- Quel bonheur de voyager avec toi ! Alors, bonne nuit, ma chère Laure !

Mais Laure a suffisamment d’énergie pour ajouter qu’elle se réjouit d’avoir pu aussi se libérer de ses trois sœurs.

- La veuve Margot, pire que jamais ! Agrippée aux Affaires africaines, la grande Catherine rivalise avec l’impératrice Théodora pour décrocher des missions et rivaliser avec les hommes. Quant à Simone avec ses natures mortes, semper amicis hora, « c’est toujours l’heure de recevoir les amis ». Les sempiternels repas en tribu me réussissent de moins en moins. Au pays basque, mon frère Edmond n’a pas arrêté de dramatiser mes petits soucis de vue, cominus et eminus, « de près et de loin ». Je préfère ne pas évoquer ma belle-sœur Lisbeth, entre ses chats et ses chevaux. On se serait cru entre une comédie larmoyante à la Nivelle de La Chaussée, le théâtre de Marivaux, un vaudeville tournant au mélodrame, la trivialité d’un opéra comique, les outrances du baroque et l’esthétique moliéresque du ridicule. La totale ! Plût au Ciel qu’il pût m’entendre ! Bonne nuit, Delphine.

2 À l’heure du Soleil Rê

En ce premier matin, la sonnerie du téléphone de la cabine extrait les voyageuses des bras de Morphée. Se sustentant d’air pur et d’eau fraîche, Delphine laisse aller Laure prendre son petit déjeuner, à huit heures. À son retour, toutes deux se précipitent vers le hall pour rejoindre le groupe de l’excursion et faire la connaissance du guide, un athlète en costume de lin beige, qui s’adresse à la vingtaine de personnes réunies pour la traversée de Louxor, à 9 heures et demie :

- Vous le savez : le pharaon porte la Clef de Vie pour adorer la naissance de Rê. À l’aube, le scarabée émerge de son cocon et laisse la nymphe ; il est Khépri au matin, Râ à midi, Atoum le soir. Chez nous, la notion d’apparence, opposée à « forme véritable », est essentielle. Ne l’oubliez pas. Méfiez-vous de la surface, et bienvenue en Égypte ! Je me nomme Rami Enmoutef. Appelez-moi Rami !

- Bel homme musclé, ce Rami, chuchote Laure à l’oreille de son amie.

À cet instant, revient à Delphine un mot de Guillaume citant Plutarque, dont il trouve l’œuvre bizarrement négligée par nos contemporains, non à propos de l’apparence du guide, mais de Rê qui est le soleil « intelligible », alors que Râ en est la manifestation « sensible ». Déjà, dans l’Antiquité, la confusion était courante, dit Guillaume, sauf chez les néo-platoniciens, ou chez Julien l’Apostat, empereur de haute volée, témoin d’un monde finissant…

Mais le « bel homme musclé », aux grands yeux et grandes mains hâlées, précise qu’il emmène son groupe au temple de la Conscience qui voit tout et contemple.

D’un jet d’autocar, comme par enchantement, tous alunissent au temple de Karnak pour être présentés aux colosses de pierre. Par bonheur, tel Sénèque, qui avait une grande connaissance de l’Égypte où il avait séjourné quand son oncle était préfet, Laure connaît ce pays où elle a voyagé avec ses trois sœurs. Pour l’heure, elle ne connaît personne sur le bateau, mais elle a le contact facile et sait donner ses références surSuétone.

Le « beau guide musclé » leur annonce que trois familles, une d’Afrique, une de France, l’autre d’Italie, voyagent en leur compagnie avec des enfants, et que, justement, entre l’alignement des sphinx de pierre qu’ils vont pouvoir admirer, un archéologue italien a découvert il y a deux siècles des fragments gravés de hiéroglyphes représentant des divinités en adoration en l’honneur de l’épouse d’Amon, qui avait son temple ici.

Mais combien de fois Laure n’a-t-elle pas loué avec ses sœurs la beauté d’un hiéroglyphe sur le granit rouge d’Assouan ou de Karnak ? Elle connaît trop ce royaume de ruines où les pharaons se sont succédés pendant deux millénaires. Le temple consacré à la triade gouvernée par Amon-Rê était relié à celui de Louxor par une allée de statues à corps de bélier et tête de sphinx, animaux sacrés du dieu Amon. Elle a l’impression de l’avoir empruntée mille ans. À l’époque, s’étendait un bassin relié au fleuve par un canal, l’eau du lac provenant directement de Noun, l’Océan des origines. C’était la voie processionnelle que suivait la barque sacrée pendant la fête d’Opet. Mais Laure s’est lassée de cet itinéraire menant aux portes des enceintes, de la salle hypostyle qui se cache tout au fond, entre le deuxième et le troisième pylône, où elle n’a pas connu l’expérience de Claudel à Notre-Dame. Elle sait qu’il y a un mystère, aussi bizarre que celui du funeste papillon sphinx à tête de mort, au cri plaintif, qui la fascine, mais elle ne sait pas pourquoi un sphinx à tête humaine existe en Égypte.

En revanche, elle a longtemps suivi la trace de ce dangereux papillon, ravageur de ruches et de femmes, originaire de l’Asie indienne et de l’Afrique. Même les abeilles s’en protègent, à l’aide de barricades de cire et de propolis où, pris au piège du mariage, il finit par se momifier.

Sous le soleil déjà haut, le robuste guide de haute taille les entraîne vers la salle obscure où les prêtres présentaient la statue du Dieu réveillé au premier rayon. « Non, il ne s’agissait pas d’un Golem, quoique la tradition hébraïque doive beaucoup à l’Égypte », dit-il avec humour, et il évoque les échos des sistres et des flûtes, qui parvenaient de loin à la foule dansant sur le rivage en récitant les hymnes à Osiris. Il engage donc son petit groupe à imaginer le grand vizir et ses scribes, les chanteuses d’Amon agitant les claves d’ivoire, louant près des bosquets de papyrus Rê l’Éternel sur le trône d’Horus. Chacun sait que l’initiation se faisait dans les fumigations et les incantations, et que dans l’enceinte de ce temple se déroulaient les Mystères. Le mystère se sent, il suinte de la pierre déjà chauffée par l’ardeur du soleil. C’est pourquoi Delphine ramasse à terre un petit caillou qui lui fait signe, brillant comme un soleil miniature…

C’est alors qu’une petite fille de couleur, d’une douzaine d’année, à robe blanche à pois rouges, longs cheveux crépus, tressés en nattes miniatures, lève les bras au ciel en un curieux geste de louange, vacille sur ses jambes et s’effondre. Que se passe-t-il ? Le groupe se rassemble autour d’elle, et la maman africaine, cheveux tirés sur les tempes, essaie de retenir sa chute, la couvant de ses immenses yeux de déesse des anciens jours. Le guide se précipite pour soulager l’enfant. L’opulente grand-mère en robe fleurie s’inquiète aussi. Le guide assure qu’il s’agit d’une insolation avec convulsions, la fillette est toute chaude, son pouls est lent, il faut la protéger à l’ombre et l’aérer, desserrer ses vêtements, humidifier son visage. Il faut faire vite.

Agenouillé, il élève avec délicatesse les jambes frêles, tandis que la maman maintient la tête de son enfant et que chacun attend le verdict. Revenue à elle comme par enchantement, à la question de Delphine qui connaît bien ces intrusions temporelles, la fillette dit n’avoir vu qu’un long trou noir. Très réceptive, elle a dû absorber des énergies, suggère-t-elle, ce que confirme la maman qui les a senties, et fait remarquer qu’à cet âge, les enfants sont intuitifs, ils ont des visions. La grand-mère assure qu’il se passait de drôles de choses ici ; d’ailleurs, un éclair inexplicable entourait Ophélia quand elle a levé les bras. Tout près, caméra en bandoulière, un jeune homme avoue qu’il se tient sur ses gardes. C’est ce que pense aussi le petit caillou dans la poche de Delphine. Les yeux de Laure restent rivés sur le guide musclé.

Tout semble silencieux, immobile, et pourtant, dans le groupe, un géant athlétique, barbe d’Ulysse et cheveux en brosse, affirme que dans ce lieu on communiait avec l’Invisible. La majuscule est nécessaire ici, car, en vérité, « que savons-nous de ces énergies dansant derrière le visible ? », demande l’homme à son voisin, un long maigre habillé de vert, appuyé sur sa canne. Et, au grand dam de Laure, évoquant le démon babylonien qui fait trembler les nuages, il questionne les alentours à propos de notre perception du monde.

- Si le démon est celui qui ne voit dans l’homme que de l’argile, que voit-on, nous ? Brahma aux quatre bras et quatre têtes, né de Lui-même, n’est-il qu’un fantasme, au même titre que l’odeur des lauriers roses, un souvenir amoureux ou la prière au Seigneur des mondes ?

Si Laure voit, à juste titre, dans cet individu un sosie de 007, Delphine, imagine ce géant prenant la croix d’outre-mer et s’en allant se faire Templier. Il affirme qu’il ne faut pas mésestimer les miasmes laissés par les initiés, ces monuments étant l’émanation des hiéroglyphes. Et, le regard fixé sur Delphine, il proclame que le destin s’amuse à nous réveiller.

Il s’appelle Simon-René. Ce capitaine au long cours ne gouverne pas L’Isis ailée, mais il a l’habitude d’assurer la sécurité en passerelle, aux arrivées et départs, ou dans les passages difficiles. Travaillant dans les Forces Spéciales, ce hauturier a gardé son cœur secret : nulle créature n’ayant pu y fleurir, il a préféré d’autres amours, plus tourmentées peut-être, épousant les océans du monde et ses fantômes. Il continue ostensiblement à regarder Delphine.

Si Laure l’ignore, la maman de la petite fille qui s’est évanouie approuve ce discours de toute la blancheur étincelante de son sourire : la chaleur n’est pas en cause, sa famille a l’habitude en Côte d’Ivoire avec Ophélia dans les nappes d’air chaud…

Toujours pragmatique, Laure explique à sa voisine italienne, longue dame brune en gris perle, une certaine Florina d’Assise (sosie de Maria Callas, et aux yeux de chat de la jeune Simone Signoret), qu’il s’agit d’un « manque de sucre dans le sang ». Delphine suggère qu’il faudrait hanter ces lieux la nuit aux rayons de lune...

Songeant aux promenades avec Guillaume, quand le genêt les conviait aux souffles du noroît et que montait la flamme sous les étoiles, elle se revoit près de lui, de la Bretagne à la Provence, à la clarté de la lune filtrant à travers les nuages, ou caressant l’écume du lagon de Tahiti. Au regard aimant, le monde nocturne entrouvre la porte de l’Ailleurs… Mais Laure décrète que certains confondent mystère et complication.

C’est pourquoi le géant à barbe d’Ulysse croit bon d’intervenir et chuchote à l’oreille de Delphine qu’il connaît les formules de conjuration. Il a remarqué cette petite femme aux longs cheveux tressés en couronne, couverte de bijoux, mais qui ne porte pas de montre, vêtue de noir et bleu, qu’il semble avoir connue d’une autre vie. Sa tenue à la mode orientale, tout en sobriété, ne peut choquer le pays qui l’accueille. Simon-René a laissé le blazer aux armes de sa famille, qu’il réserve pour son retour en Écosse, il logera deux nuits dans un immeuble néogothique à Édimbourg, et il imagine la compagnie de cette petite personne dont le regard, inexplicablement, fait battre son cœur. Vêtu d’un tricot marin, d’un pantalon écossais, il soulève sa casquette brodée de l’écusson à ancre et feuilles d’or, et s’incline devant la demoiselle souriante.

- Tout est différent la nuit, surtout à deux, acquiesce-t-il, ému.

Détournant la tête, Laure affirme à la grande Italienne en robe gris perle que « l’unité fait la force », virtus unita fortior. « Ainsi en est-il des voies de la destinée », quo fata ferunt. À ces mots, la dame rayonne du sourire de la diva de la Scala : Florina d’Assise voyage en famille, avec son mari Valentino, antiquaire, son fils Mario, libraire, sa fille Rosalba, étudiante en Lettres, et son fiancé Lucio qui vient d’hériter d’un palais néo-gothique, à deux pas du Grand Canal, à Venise.

- Ah ! C’est vous les Italiens ! dit Laure enjouée au souvenir des balades à vélo, entre les vignes et les oliviers, et de la baignade dans la cascade, en compagnie de Giuseppe, le pêcheur napolitain, croisé lors du séjour en chambre d’hôtes, dans une bastide plantée sur les collines du Chianti Fiorentino, au cœur de la Toscane...

Visage levé vers le géant, Delphine avoue qu’il a deviné sa pensée.

- Vous saisissez sûrement aussi ces luminosités que l’on voit en mer, à la pleine lune, Mademoiselle, dit-il. Le poète perçoit ce qui ne peut ni se toucher ni se mesurer. Certains mots égyptiens, tels que Akh, Ba et Ka, suggèrent l’invisible, et n’ont pas d’équivalent dans nos langues…

- Sum imus, « je suis le plus humble », chuchote Laure en souriant à la diva.

À cet instant, comme émanée d’une colonne du sanctuaire, apparaît une haute silhouette en djellaba grise, coiffée d’un turban blanc, au visage fin et allongé, tel un marbre sculpté de Modigliani. Les lèvres de la statue se mettent à rythmer des paroles dans une langue envoûtante et, par mimiques, l’homme filiforme propose à Delphine de poser en photo près de lui. Après avoir remis sa casquette, le barbu d’Édimbourg les photographie tous deux souriant à la fraîcheur des piliers, puis, après avoir donné un pourboire à l’apparition, demande à Delphine si elle a compris le dialecte du gardien des lieux. Elle avoue ne pas parler sa langue, alors que son amie polyglotte utilise aussi celle de Virgile.

- J’ai entendu la dame en short et baskets, dit-il en souriant.

- Que disait donc le gardien avec tant de gravité ?

- Il indiquait le grand passage en utilisant la formule de bénédiction : « C’est Lui qui prie sur vous, ainsi que Ses Anges, afin de vous faire sortir des ténèbres à la Lumière ». Si vous ne parlez pas l’arabe, dites : Ma Batkallamesh arabi…

- Choukran, Monsieur le Capitaine ? dit-elle d’un air interrogateur, en caressant dans sa poche le petit caillou ramassé pour Guillaume, sur le site où la fillette s’est évanouie. Ophélia va déjà mieux.

- Simon-René Domingo, capitaine au long cours, en effet, se présente-t-il en s’inclinant. Ravi de faire votre connaissance. Quand l’océan ne veut plus de moi, je me réfugie en Écosse, dans les ruines d’un prieuré.

Il voudrait lui confier qu’il connaît une âme, peu importe qu’elle soit belle ou cultivée, douce ou fidèle, c’est une très vieille âme, un fantôme, un vrai, qu’il aime d’éternité. La première fois qu’elle s’est manifestée, c’était au crépuscule, la lune se levait, il a franchi les portes de l’Inconnu.

Mais rassemblant son groupe, le guide précise qu’un euro est l’équivalent de 9 livres égyptiennes ; et il déplore que 40.000 prisonniers se trouvent dans la nature, après le chaos qui a engendré l’anarchie de ce qu’il faut nommer « révolution égyptienne ».

- Avant le pillage du Musée, avoue-t-il, je pouvais me balader avec ma femme jusqu’à quatre heures du matin. Aujourd’hui, la délinquance se répand dans les rues du Caire, et ce n’est pas fini. Les bagarreurs sèment partout la pagaille.

- Mais, grâce aux révolutionnaires, on profite de l’ouverture des soldes et d’un voyage au rabais, s’exclame la voix d’un blondinet, tenant par l’épaule sa compagne de couleur, en robe panthère.

- Avec Izra’il, l’ange de la mort, les révolutionnaires n’ont pas ouvert le troisième Œil des prêtres d’Horus, que je sache, répond fermement le guide.

- Vous contestez la révolution ? demande sa compagne en tenue panthère.

- La chimère du « bon sauvage », répandue chez vous, selon laquelle la nature humaine non corrompue par la civilisation est vertueuse et fraternelle, ne résiste pas à l’examen des faits, répond le guide doctoral. Méfions-nous des crimes commis au nom de la démocratie. Quand vous parlez de liberté, nos ancêtres s’obligeaient à une discipline pour contrôler leurs émotions. Être libre, c’est se maîtriser. Il incombait au pharaon de régner sur le Double-Pays. Il était maître des hommes et serviteurs des dieux.

- Et le progrès ? susurre la dame panthère.

- Pour nous, le vrai progrès est le travail de la conscience qui ne s’identifie plus aux pulsions inférieures. L’évolution technique ne libère pas de la barbarie.

- Bien vu, mon ami, s’exclame un grand chauve élégant vêtu de blanc. Nous savons comment une république peut s’imposer par le terrorisme en coupant des têtes. L’Histoire ne manque pas de révolutionnaires sans scrupules. 

- En français, « révolution » veut dire « rouler en arrière, reculer, mettre sens dessus dessous », dit fièrement l’Italienne avec un petit accent du Sud.

- Très intéressant, approuve le guide en remontant la lanière de sa sacoche sur son épaule pour glisser les mains dans les poches.

- Saperlipopette ! Notre système politique français s’est appuyé sur des atrocités, approuve son voisin moustachu, en treillis de baroudeur. Dans le domaine historique, les fautes par omission et l’inversion accusatoire ont frappé ma curiosité. Tonnerre de Brest !

Laure chuchote à l’oreille de Delphine :

- Moi, à ce moustachu, je trouve la tête d’un paysan têtu. Il a du fiel dans la moustache. Quant au chauve, il devrait se faire muet comme une carpe. Celui qui marche avec sa canne semble réciter un orémus. Je vois déjà que mes balades en forêt et la cueillette des champignons vont me manquer !

- De belles abstractions ont engendré la terreur de la République contre les Vendéens, poursuit le baroudeur moustachu. Appelez-moi Charles-Antoine, pour moi, historien, la célébration du bicentenaire de la Révolution était une bouffonnerie. L’amnésie collective était incarnée par des ignorants qui tambourinaient sur des casseroles autour de lycéennes américanisées. Qui évoquait les massacres des religieux par les fanatiques ? Savaient-ils que Carrier utilisait les barques sur la Loire pour noyer les innocents ? Sur TF1, le 19 janvier 1989, Jack Lang osait dire à Philippe de Villiers que la Vendée était un « point de détail » dans l’histoire de la Révolution. Aurait-il accepté qu’on lui rappelle que celle d’octobre 1917 en Russie, avec les péniches des bolcheviques massacreurs sur la Volga, s’inspirait des fous furieux de la Terreur ? Il ne fallait surtout pas évoquer les colonnes infernales, pas plus que les Turcs veulent entendre parler du génocide arménien !

- Effectivement, en septembre 1989, acquiesce le guide, quand trois lycéennes affichant le pluralisme culturel furent renvoyées pour cause de foulard, votre laïcité se trahissait. En ce moment, nos révolutionnaires irrespectueux des ancêtres profanent les objets sacrés. Mais ils n’ont pas encore abîmé ces fresques !

Penché sur les murs, il déchiffre calmement les hiéroglyphes gravés sur les colonnes, expliquant la vie dans l’au-delà, les offrandes des cultes funéraires, tout étant archivé : gestion des domaines, transport et nombre d’embarcations, entrées et sorties des denrées, rétributions des prêtres et employés.

Laure confie à Delphine qu’avec sa musette militaire en bandoulière, ce bel homme musclé est un charmeur, grand brun viril, hâlé et entreprenant, mais ce Rami a sûrement besoin d’être admiré. Sa bonhommie peut cacher un retors.

En cette heure ensoleillée, loin de là, Guillaume doit imaginer Delphine plongée dans un labyrinthe, tâtonnant à la lumière d’une lampe d’Aladin, récitant les formules des ères zodiacales de Dendérah. Mais elle reste sage au milieu du petit groupe, dans les émanations de terre chaude, tandis que le guide, sacoche en bandoulière et mains dans les poches, explique que les anciens allaient à l’école des mystères pour accéder à la paix intérieure. Il rappelle que l’au-delà est omniprésent, que les symboles expriment, la vie et la mort, l’esprit dans la matière, et que l’idée de déluge, de l’Atlantide, de l’arche de Noé ou la science des constellations, tout cela est né ici.

Et tandis que le groupe suit le guide Rami à petits pas, le capitaine au long cours s’arrête devant la fresque du pharaon pour demander si Horus « baptisant d’eau et de feu » rappelle quelque chose. Son voisin, le long maigre en habit vert, accompagné du puissant chauve et de l’historien moustachu, répond aux regards perplexes. Pour lui, ce baptême rappelle celui de saint Jean. C’est un élixir de vie. Et il cite la parole de l’Évangile : « À moins de naître de l’Eau et de l’Esprit, personne ne peut entrer au royaume de Dieu ».

- Je vous présente mes amis, Nicolas Gonfanon, Édouard Verdeck, et Charles-Antoine d’Ambre-Fort, proclame le capitaine Simon-René Domingo à son entourage.

Nicolas Gonfanon est le longiligne en costume vert pâle, fine barbe noire et pointue, visage grave et émacié, pommettes osseuses ; de ses yeux jaillissent des étincelles. Il s’appuie sur une canne en bois délicatement doré. En fait, c’est un bourdon de pèlerin, gravé d’entailles, recourbé en crosse, rappelant le bâton épiscopal ou le sceptre de certains dieux de l’Égypte ancienne, qu’il tient avec délicatesse et dignité.

- J’en conviens, je ne saurais présenter beaucoup d’agréments, dit-il d’un sourire timide et plein de mélancolie en se présentant.

Nicolas Gonfanon habite Paris, près de la Tour Saint-Jacques.

- Nous voici à nouveau compagnons de voyage, confie-t-il avec humilité.

Charles-Antoine d’Ambre-Fort, historien archéologue, est le baroudeur à moustache, caustique et plein d’humour, critique de la Révolution française. Les amis se sont retrouvés sur le Nil.

- Merci, mes amis, ajoute l’homme en vert, nous sommes là, tous les quatre, pour ce lumineux voyage. Hélas, certains ne verront jamais dans la magnificence que malveillance et fatuité. C’est à décourager la fortune, mais gardons le flambeau.

Édouard Verdeck, le chauve, est un diplomate en mission en Irak qui avait besoin de vacances. Sa fille Madeleine, célèbre modiste parisienne, lui a offert ce voyage sous la voûte étoilée.

- Cela est de courtoisie chez nous, ajoute l’homme en vert. Mes très chers frères, nous voici réunis pour l’accomplissement du vœu.

Revient alors à la mémoire de Delphine une lettre{1} de Guillaume évoquant de merveilleux visiteurs qui échangeaient des considérations inactuelles. L’un rapportait un point de grammaire akkadienne, l’autre la façon dont les Sumériens pensaient les étoiles, un autre témoignait de fouilles archéologiques dans un désert où devait dormir un ancien roi, ces fabuleux funambules tâtonnant dans les corridors lumineux de leurs songes. Guillaume décrivait l’un d’eux, ouvrant la porte de la librairie de Revel, somnambule vêtu d’un imperméable mité, pour s’entretenir sur les racines protohistoriques de Sumer. Delphine adore les portraits.

Or, indifférente à ce haut parentage, Laure ne voit en ce Gonfanon que le spectacle de la décrépitude d’un vieux « dur de la feuille », allant clopin-clopant, par l’âge estropié. Mais l’homme en vert poursuit son discours en expliquant que Thot subtilise ses titres à ceux d’Horus, et que les mots « baptême d’eau et de feu » sont prononcés ici, à tous les points cardinaux.

- Je vous tire ma révérence, conclut-il en s’éloignant pour examiner une croix de Vie sur le roc.

- Saperlipopette ! Pharaon est initié par la déesse qui lui présente la croix de Vie entre les yeux, s’exclame l’archéologue baroudeur en s’adressant à la gracieuse Italienne.

- Le troisième Œil ? demande un jeune homme grave et souriant, avec une mèche à la Nimbus, caméra en bandoulière. Je suis Thierry, gardien d’école.

- Morbleu ! dit Simon-René, auriez-vous la vue perçante, mon garçon ?

- Il paraît que les lieux sacrés sont alignés sur le méridien, reprend le jeune homme. Ici, j’ai l’impression de retrouver des souvenirs du continent perdu.

- Bien des cultures évoquent un cataclysme à l’échelle planétaire, mais ces recherches embarrassent l’archéologie officielle, précise le guide.

- Tonnerre de Brest ! s’exclame l’archéologue Charles-Antoine.

- Regarde, Delphine, chuchote Laure, il est sympa, ce Thierry avec sa tête d’Inca. Il fait penser aux gens de Nazca. On dirait le dieu de la Création chez les Incas, ou le serpent à plumes.

- Qui ?

- Celui qui porte ses caméras en bandoulière.

- Tu as raison, dit Delphine, il a quelque chose de chamanique, avec son crâne rasé à la façon des moines du Tibet.

Non, ce n’était pas au Tibet, c’était au Machu Picchu. Laure n’oublie pas la chaleur humide du chemin de randonnée qui la menait aux eaux chaudes du petit village proche du Rio Urubamba, jailli des Andes des Incas, et de la nuit fraîche qu’elle avait passée avec le montagnard péruvien, Cusco Baltasar Gonzales, aux limites de la forêt amazonienne… Comment oublier le Temple du Soleil ?

- C’est un passionné d’Atlantide. Comme mon copain du Pérou, le guide de montagne, il n’arrête pas de louer les formes pyramidales des Açores. Il a raison de dire que le calendrier et la chronologie maya ont des ressemblances avec le calendrier chaldéen : les noms des vingt jours du mois aztèque correspondent au zodiaque chaldéen. Comme les Grecs, les Péruviens pratiquaient la lycanthropie. Bref, pour faire fleurir son humble destinée, ce Thierry s’est pris d’amour pour l’Atlantide.

Delphine songe à Guillaume évoquant cette civilisation où tout est aligné sur la cosmogonie pour la réactualisation de l’Homme originel, ce qui explique pourquoi tant de gens sont attirés par l’antique Égypte, ses seules ruines provoquant une réminiscence confuse chez les voyageurs qui ne savent pas qu’ils cherchent leur éternité.

Le capitaine au long cours les interpelle pour demander pour quelle raison Laure et Delphine n’iront pas à l’excursion de la Vallée des Rois. Il n’a pas vu leur nom sur la liste d’inscription. Comment connaît-il leur identité ?

Laure a déjà expérimenté la Vallée des Rois. Delphine espère y revenir un jour. Laure n’ose dire qu’elle a déjà envie de fuir pour retrouver la terre ferme. Elle n’aime pas seulement les parfums de fleurs, d’herbes sauvages et du verger sous la pluie, elle adore les odeurs de chlore des piscines qui blondissent ses cheveux d’or. Mais sur le bateau, la baignade est pratiquement impossible, elle ne peut profiter de la présence ravissante de petits lézards courant sur les muretins au soleil, de l’heure où les arbres fruitiers embaument la campagne, quand le soleil caresse la montagne. Ils sont loin les chemins coupant à travers champs, ondulant au vent, les ronciers où grossissent les mûres, l’odeur résineuse des collines et la chanson des feuilles. Elle a déjà chaud. Simon-René l’a compris.

Parcourant l’horizon du regard, le guide d’Égypte précise que pour Hérodote les Égyptiens étaient les plus heureux et les plus religieux du monde. Tout étant sacré, le mot « religion » n’existait pas dans leur langue. Le but de l’art n’était pas esthétique, mais religieux.

- Bel homme, ce guide Rami, murmure Laure.

Et chacun le suit en écoutant plus ou moins ses commentaires.

Thierry, le jeune homme à tête d’Inca, confirme vouloir visiter la Vallée des Rois. Il évoque les cérémonies funéraires utilisant un plant d’aloès, ce que confirme le guide. L’aloès était planté autour des pyramides et le long des routes de pèlerinage menant à la Vallée des Rois. Il accompagnait le pharaon dans son passage vers l’au-delà. Quand il fleurissait, c’était signe que le défunt avait heureusement atteint « l’autre rive ». Après avoir évoqué le chant des moustiques de la veille dans sa cabine, Thierry demande au géant Simon-René quel est son métier.

- Marin, ami d’Hermès, j’ai bourlingué autour du globe. Je suis d’origine espagnole, mais si j’ai pris racine en Écosse, l’Égypte est ma seconde patrie.

Et tandis que le groupe avance dans ce site millénaire, le hauturier évoque Saqqarah et les portes en trompe-l’œil laissant passer l’âme des défunts. Il a vécu dans le vieux Caire, un quartier proche d’un cimetière. Il est l’auteur d’une thèse sur le grand Imhotep, l’architecte des temples inspirés par l’art raffiné des Sumériens. Philosophe, astronome, médecin, le sage de Memphis dessina les premières cartes des constellations. Les Grecs le comparaient à Asclépios, à Hermès Trismégiste. Tout le monde écoute le marin religieusement.

- Voyez ce bas-relief de Sekmit androgyne, précise le guide Rami. L’initié avait incorporé les puissances de la déesse. L’Égypte a jailli du marécage, sous les influx du soleil. Son art est pré-diluvien. Quel que soit le dieu, il réfléchit l’absolu.

Le géant Simon-René Domingo suggère les rumeurs de l’Âme du monde.

À midi, sur le bateau, c’est la fête autour du déjeuner-buffet. Mais chez son frère au coffre rempli d’écus, Laure a fait de trop copieux dîners. Elle soupire : sa belle-sœur Lisbeth gère le haras et les métairies, les chats, la gouvernante et le cordonnier. Une excursion de Louxor est prévue en fin d’après-midi. Avec le guide.

3 Louxor au crépuscule

Le crépuscule enveloppe les temples de féerie. Penché sur les frises de Louxor, le guide Rami déchiffre la bataille de Qadesh remportée par Ramsès II sur les Hittites. Mais chacun sent qu’une autre histoire se déroule au-delà de ces colonnes et piliers illuminés, le moindre détail recèle une perfection. Alors que la nuit descend sur le granit encore gorgé de soleil, l’air et le sol restent tièdes. Un cœur bat dans le sanctuaire où les fastes du rituel semblent avoir disparu.

Accompagné d’une petite brune à capeline, vive et altière dans une robe fleurie de coquelicots, Thierry, le gardien d’école, prend des photos, souriant et suscitant la sympathie dans la splendeur du soir. Fasciné par l’Œil d’Horus omniscient, il écoute le guide Rami évoquer Champollion, la pierre de Rosette, les soldats de Napoléon, et pensant aux entités invisibles, sorties des hiéroglyphes, il suggère que les prêtres d’antan voyageaient dans le Temps, qu’ils se promènent peut-être en ce moment entre les pierres. Ces décorations sur les colonnes ont-elles une signification ?

- Il n’est pas toujours aisé de distinguer les lotus des papyrus, explique le guide Rami. On reconnaît plus facilement le chapiteau orné sur deux ou quatre faces d’une tête féminine à oreilles de vache, selon l’iconographie de la déesse Hathor. Ici, vous pouvez voir un fût formé par la réunion de papyrus et de lotus. La différence entre une colonne et un pilier est qu’une colonne a un fût cylindrique, le pilier un fût de section carrée ou rectangulaire. Dans le domaine des piliers s’ajoute la figure d’Osiris. Enfin, si les colonnes s’inspirent de la nature, c’est qu’elles correspondent à une symbolique des végétaux…

- La barbe ! murmure Laure, habituée à mêler l’humour à l’amertume.

Marchant lentement près de Delphine, dans l’air pur et le silence, Simon-René, l’ami d’Hermès, lui laisse imaginer les labyrinthes au clair de lune. Arrive alors la petite brune pétillante, en capeline et robe à coquelicots, s’émerveillant près de l’archéologue en tenue de baroudeur.

- Je m’appelle Magali Fleury. Lui, c’est Thierry Mountassir. Il paraît que Cléopâtre était très belle.

- La dernière reine d’Égypte fut belle et extravagante, répond l’archéologue moustachu. Appelez-moi Charles-Antoine.

- D’Ambre-Fort, l’archéologue de l’Ailleurs, ajoute Simon-René.

À la question de Magali sur les femmes qui gouvernaient, l’archéologue évoque une trace du matriarcat berbère.

À cet instant, une vague bancheur émerge d’une statue, et un petit chat sort de l’ombre, un petit chatà poils ras, blanc argenté, tacheté de noir, qui dresse ses oreilles courtes et pointues, d’un rose grisâtre. En dehors de Delphine et d’Ophélia qui rejoint aussitôt sa maman, personne ne semble remarquer ce timide mirage. Et tandis que le groupe s’éloigne en bavardant, Delphine murmure en s’agenouillant à quelques pas de lui : « M’entends-tu, petit chat ? Qui es-tu, que fais-tu ? »

Assis en sphinx, le félin pose sur l’inconnue le rayon vert de ses yeux en amande, soulignés d’un épais trait noir. Comparé aux statues gigantesques, il est le chat miniature des papyrus, et envoie son message en clignant des paupières, comme le ferait un petit enfant. Quelle merveille !

Mais le groupe continue son périple, et au moment où elle s’éloigne à regret, Delphine entend Laure fait rire ses compagnons en clamant qu’elle « ne nage pas grâce au vin, mais grâce à l’eau », non vini vi no, sed vi no aquæ. S’élève alors un doux miaulement. Delphine se retourne, et dans le regard du chat, se répand la conscience de l’Œil d’Horus… C’est un enchantement !

Simon-René voit comment Delphine en extase parle au félin, faisant corps et âme avec les créatures, humaines, animales ou végétales. En un éclair, il l’imagine sous la pluie, souriant aux éléments... Alors, porté à la confidence, il s’approche, persuadé qu’elle a communié avec l’ancêtre du chat vénéré comme « lumière sortie des ténèbres », qui chasse les serpents et les souris. On l’appelait Mau ou Miou, ce qui signifie « chat » et « lumière », dit-il...

- Je vous ai entendu parler à cette petite âme attentive. Savez-vous qu’on allait jusqu’à momifier son chat, se raser les sourcils, porter le deuil soixante-dix jours ? En Écosse, mon chat m’accompagne en bateau. Fado notre Portugais adore la mer. À la haute époque, l’un des miens a dû être gardien des chats.

- Moi aussi, j’adore les chats, dit Delphine amusée.

Le capitaine au long cours lui explique que la fonction était transmise de père en fils chez les prêtres, et qu’ils portaient un petit tatouage de chat sous le poignet. Les animaux étaient les intermédiaires entre les hommes et les dieux. Son fils a présenté son mémoire de vétérinaire sur les chats de Nubie. Fado l’a assisté. Quant à lui, il est né à Madrid, le 9 août 1963, sous le Signe du Lion céleste. Si le chat a neuf vies, le 9 étant sacré, il est né au cœur de la constellation royale. Avec sa conjonction de Neptune à la Lune Noire, sa vie est un long mirage…

- C’est bien vous que l’on nomme Delphine ?

- Pour l’heure, c’est ainsi. Et vous, Monsieur le Lion ?

- Simon-René Domingo, capitaine au long cours, pour vous servir, Mademoiselle. El salam aleikoum, que la paix soit sur vous, Delphine ! Quand je dis le bon jour, sabah el reir, vous répondez sabah el nour, littéralement « matin-lumière ». Dans ce crépuscule, avec votre couronne de tresses, votre sarouel et votre foulard bleu, vous ressemblez à une reine berbère. Je vous ai tout de suite remarquée dans la lumière.

- L’Algérie est mon pays natal.

- Mon ami Nicolas y est né aussi. Si nous utilisons les chiffres arabes en Occident, les Égyptiens utilisent les chiffres indiens. N’oubliez pas le 9, les 9 vies du chat, et le Cœur du Ciel.

- Vous seriez alors l’Hermite du Tarot ?

- Le grand initié Simon le Magicien, pourquoi pas ? Mon premier prénom viendrait de Si-Amon, Simon, l’initié fils d’Amon. Le second, René, qui est « re-né » après l’initiation, tel le roi d’Aix-en-Provence, la ville où Nostradamus avait préconisé « la poudre de senteur souveraine, qui ne pouvait se fabriquer qu’au temps des roses, pour chasser les odeurs pestilentielles de la peste ». Comme on disait bien les choses alors ! 

- La plus efficace des médecines est de s’en remettre à la grâce du Christ-Roi, affirme son ami en habit vert, approchant dans l’air du soir, doucement appuyé sur sa canne.

-  C’est agréable de rencontrer des savants, dit joyeusement Delphine.

- L’honneur appartient à l’alchimiste qui croise de belles âmes. Je vous tire ma révérence, Mademoiselle, dit l’homme en vert en s’éloignant.

De rares touristes s’étant hasardés à hanter les lieux après la « révolution égyptienne », le site est presque désert. Quelques personnes parcourent les allées constellées de hiéroglyphes. Thierry insiste sur l’histoire spirituelle de l’Égypte qui remonte à la nuit des temps, hélas élaborée de nos jours à partir d’une interprétation matérialiste erronée.

Pendant que Laure admire près du guide les fresques de la bataille de Qadesh et les barques en papyrus, le chant du muezzin s’élève dans le soir. La silhouette immobile de Thierry se profile dans le dernier rayon.

- Écoutez ce chant qui nous métamorphose, dit-il.

- Bienvenue en Égypte ! Marhaba ! dit doucement un inconnu qui passe.

- Choukran, répond Thierry.

- Au revoir, dit l’étranger solitaire, avec un fort accent, mass salaam…

- Il me semble l’avoir déjà vu tout à l’heure sur le bateau. Il chantait près d’une femme en foulard. D’où vient-il ? demande Thierry.

- Accent turc, répond le capitaine Domingo. Les chants des sirènes, nous les connaissons, nous, gens de mer. Devenues muses rebelles, ces femmes-oiseaux perdirent leurs ailes pour devenir simples échos. D’où notre méfiance envers les femmes. Je suis d’origine espagnole, mais mes quartiers sont dans les brumes d’Écosse.

- Moi, d’origine berbère par mon père né en Algérie, j’habite Asnières, répond le jeune homme en ajustant sa caméra. Avec les filles, je me tiens à carreau. Je relis L’Île au trésor et Dr Jekyll et Mr Hyde, je tiens à mon indépendance. Je me demande d’où venait le savoir des Égyptiens, leurs calendriers, les hiéroglyphes, la momification.

- Les rationalistes ramènent tout à l’argument du « tabouret de cuisine ou de la brosse à dents ». Tonnerre de Brest ! On les connaît, dit Charles-Antoine.

- Mon grand-père berbère était marabout. J’ai l’impression qu’il y a sur le bateau un passager clandestin. Il me semble avoir déjà vu ce regard turc.

Le capitaine au long cours en profite pour se rapprocher de Delphine.

- Avez-vous rencontré des sirènes, Monsieur le marin ? demande-t-elle.

- Des fantômes.

- Vous connaissez leur nom ?

- Mes fantômes n’ont jamais été baptisés.

Il sait que les hiéroglyphes du mot « nom » désignent la bouche et l’eau sonore et ondulante, et se lit ren, qu’on retrouve dans sirène. Il dit que le nom impose une forme et une âme. Le ba est l’âme-oiseau. Et tandis que le groupe flâne dans les allées, à la langueur du crépuscule, le capitaine d’origine espagnole, écossais d’adoption, poursuit son discours sur le temple dessinant le corps de l’homme capable de recevoir les intuitions supérieures. Thierry l’écoute bouche bée. La transmission se faisait par les mythes et les symboles. Nicolas Gonfanon lui dit que la vérité se transmet de bouche à oreille. L’initié devait maîtriser l’âme passionnelle pour que la conscience ne s’identifie pas au corps matériel. Delphine songe que Guillaume parlerait de Réel fantastique...

Alors, revient le souffle de la brise et la rosée sur les chemins d’aurore, quand Guillaume l’appelait sa Source, qu’il faisait paraître l’ange de la charmille pour faire chanter les feuilles. Il parlait aux grèves de Bretagne, captait l’écho des mers. Pour elle, qui avait le don des nuages, l’amour de ses parents semblait si naturel, elle était si aimante, que le monde entier manifestait son amour en lui envoyant Guillaume…

- Votre mari ? demande Simon-René.

- Mon destin.

- Le destin est gravé sur ces pierres et dans les étoiles, répond l’ami d’Hermès. Pour les peuples du Nord, le lieu où demeurent les dieux est celui du destin. Tout est religieux, de la terre au ciel. Contempler les étoiles et chercher la Cause de l’univers, c’est s’approcher de la « Grande Chose cachée ».

Un frôlement se détache du silence parfumé d’herbes sèches. Simon-René tend l’oreille. Bourdonnement d’abeilles, sentiment du mystère, un ange écoute, un nuage passe, reflet de lune, souffle...

Quoique d’un certain âge, l’homme en habit vert jette au ciel un regard d’enfant, sa voix de feu a la force de la jeunesse. Nicolas Gonfanon confie à Thierry que l’alchimie n’est pas une suite de formules ou de calculs, mais un chemin solitaire qui conduit chaque jour de l’oratoire au laboratoire. Il ne cherche pas de l’or, mais à décomposer la matière pour la rendre subtile. Pour cela, il doit purifier le métal.

Le guide propose de laisser chacun flâner à sa guise, le long des allées du soir tombant. Il attendra au bout des hautes marches d’escaliers où sont installées les boutiques illuminées de guirlandes.

- Comme nous l’apprend la sagesse grecque : Panta rhei, tout passe, à l’instar du fleuve, dit l’archéologue.

Laure accompagne quelques personnes sympathiques, dont la diva d’Assise qui fait partie de la nobiltà italienne, une soprano, fille d’antiquaire, et son mari Valentino en cravate rouge, antiquaire aussi, et chef d’entreprise, tandis que la petite brune Magali pose en photo pour Thierry, devant les statues qui contemplent. Pour Delphine, le temps s’arrête… jusqu’à ce que s’élève la voix du navigateur écossais :

- On se dépêche, les retardataires ! Branle-bas de combat !

- J’aime bien cette expression, dit Delphine en riant.

- Les « branles », c’est le vieux nom des hamacs à décrocher à la va-vite sur le bateau. Voudriez-vous me suivre, Delphine !

Sans attendre, il prend sa main sous les étoiles, et se précipite avec elle vers le guide qui lève les bras du haut des larges escaliers de pierre. Le groupe se rassemble, et sur le chemin, Simon-René se fait un plaisir d’évoquer les nœuds marins. Celui « en huit » est simple. Amarrer au taquet d’un bateau avec deux ou trois tours croisés est un jeu d’enfant. Quant au nœud de chaise, tout le monde peut le faire, c’est l’universel.

- Pour encorder un naufragé en détresse, je vous prie de me faire confiance, même si un marin sans son bateau ne vaut pas un kopeck !

Mimant les gestes, il passe l’extrémité d’une corde invisible de la main droite dans un anneau, son avant-bras effectue une rotation pour constituer une boucle autour du poignet de Delphine, il rit, danse autour d’elle, s’amuse et tire en dégageant sa main.

- Le nœud de chaise est fait ! Je vous ai emprisonnée et vous riez. Nous arrivons. Voyez les nœuds de cabestan sur la bitte d’amarrage de L’Isis ailée à quai ! Je vous kidnappe pour vous offrir la clef de l’Âme du monde.

- Et des fantômes ?

- Nil desperandum, « il ne faut désespérer de rien », déclare Laure en revenant vers eux. Le bruit court qu’il y aurait un passager clandestin à bord !

4 Confidences de Laure

Aussitôt à la table du dîner-buffet dans la salle de restaurant, Laure aux cheveux d’or rappelle à nouveau à son amie qu’elle ne veut « plus se laisser faire », ni par son cousin Libertin, ce chaud lapin qui a érigé l’infidélité en norme de vie, omnis homo mendax, « tout homme est un menteur », dit-elle,ni par ses sœurs qui lui ont gâché les vacances. Elle est bien décidée à se rebiffer. Écartelée entre Margot, la veuve grincheuse, la grande Catherine affranchie par ses voyages célibataires en Afrique, et la gracieuse Simone qui fait la cuisine, peint les fleurs du jardin et joue le rôle de pater familias jouissant d’un droit absolu sur les biens du clan, toutes sans hommes, Laure amuse toujours Delphine.

- Mais de quoi te laissais-tu faire, ma chère Laure ?

- De tout ! Tout le monde m’assomme, y compris ce guide, ou les discours sur la soldatesque américaine du gendarme et de l’Italien en cravate rouge. Regarde autour de toi, à la longue table, ces bavards en short, et la femme du gendarme se tortillant sur sa chaise, bouche cousue, « belle bête, mais de cervelle point », comme dit La Fontaine dans Le Renard et le buste. N’as-tu pas remarqué les regards en coin, les chuchotis ? Je n’aime pas les croisières, ces huis-clos où l’on s’ennuie. La fourmi n’est pas prêteuse, mais petit poisson deviendra grand. Regarde-les. J’en ai déjà assez des énigmes du boiteux à tête de mule, qui ne parle que de brûler, distiller, extraire la quintessence et torturer les éléments à coups de supplices plus compliqués que les traitements infligés aux bonsaïs. Quoique le cheval et l’âne produisent le mulet, ce n’en est pas moins une génération imparfaite. Quant à celui qui n’arrête pas de dire « saperlipopette » et « tonnerre de Brest », je préfère éviter sa compagnie. Et ce bellâtre de Rami qui s’agite comme un diable dans le bénitier !

Petit rappel : Laure est pleine de vie. On s’attache à elle tant pour son enthousiasme à enchaîner les cœurs, que pour le sentiment de faire partie de la grande confrérie de ses amis. Elle balance parfois quelques paroles amères sur les uns et les autres, mais elle est franche et directe. Cela fait son charme. Gaie et aimable, entourée de jardins et d’oiseaux, elle a la faveur populaire dès qu’elle se pointe en voyage, et ravit les cœurs de ceux qui la côtoient, non seulement par ses yeux d’azur radieux, son sourire lumineux, son allure d’éternelle adolescente, mais son aisance à savoir écouter. Et rire.

Mais quand elle est en confiance, elle ne peut éviter l’amertume, et le fait comprendre avec humour en aparté. Ses sœurs ne cessent d’évoquer les vases Art Déco de tante Philomène et les chapeaux de l’oncle Antoine, juge de paix, avec son frère jumeau Gédéon, les cousins généraux et le notaire, la diligence que prenait l’arrière-grand-mère Églantine pour aller au village, la maison de famille étant le tabernacle que Simone, la casanière chargée de bénir le pain à table, a choisi de léguer à l’État pour en faire un musée, évitant ainsi à l’héritage de la fratrie d’éclater en cinq avec une épineuse affaire de succession. Comment abandonner aux enchères le vieux domaine au portillon couronné de lierre et de pimprenelle où les rêves viennent s’agripper ? Arracher Simone à la maison de sa mère, sur laquelle elle a veillé jusqu’à sa mort, serait lui arracher la chair et lui briser les os. Trop de souvenirs pénibles bloquent la nature rebelle de Laure qui a le démon des grands chemins, et ne rêve que de gares et d’aéroports.

C’est pourquoi, quoique affectueuse et attachée aux siens, elle a préféré s’expatrier, puis s’enraciner à Tahiti, loin de ses sœurs, cousins, cousines, ribambelle de nièces et de neveux, frère et belle-sœur, et ne tient pas à rentrer au bercail. Elle rend visite à tout le monde au moment des vacances, mais si post nubila Phœbus, « après la pluie, le soleil brille », elle revient en sanglots en Polynésie.

Quant elle le peut, elle se balade de l’Euphrate à l’Indus, des jardins de Norvège en pépinières et potagers de Finlande, des fontaines d’Italie, aux cascades du Pérou, de montagnes en librairies anglaises, d’Assouan à Gibraltar, de l’Inde au Pakistan, toujours en quête des perles de la Mer Rouge, d’épices et d’oiseaux rares, d’expositions et de musées, de salons où s’élèvent la fumée capiteuse des encens et des brasseries parisiennes pour intellectuels vagabonds. Mais elle ne peut sortir de son île qu’en se conformant aux règles administratives des retraites indexées. Bref, elle est toujours coincée quelque part.