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En 2074, tous les habitants de Hambourg sont équipés de Surmois, des combinaisons qui facilitent la vie quotidienne et gomment les irrégularités esthétiques. Des détracteurs de ces combinaisons, appelés les "Non Alignés" ont fait le choix de refuser d'en porter. Cependant, une loi sur le point d'être votée risque de criminaliser le non port du Surmoi... Un meurtre sur les docks lors d'une mobilisation contre la loi va venir bouleverser la situation et les certitudes dans les deux camps.
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Seitenzahl: 561
Veröffentlichungsjahr: 2021
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Prologue
Deux jours avant le vote de la loi
Chapitre 1 : Nudity
Nancy
Donoma
Nelson
Nancy
Donoma
Nelson
Nancy
Nelson
Nancy
Chapitre 2 : Le cheveu qui dépasse
Nancy
Nelson
Charly
Le Chef
Nancy
Esteban
Chapitre 3 : Système
Esteban
Nancy
Nelson
Chapitre 4 : identité maîtrisée
Esteban
L’usurpatrice
Charly
Nancy
Esteban
Nancy
Charly
Nancy
Le Chef
Nancy
Veille du vote de la loi
Chapitre 5 : perfection plastique
Le Chef
Nancy
Nelson
Nancy
Donoma
L’usurpatrice
Nancy
Le Chef
L’usurpatrice
Nancy
Nelson
Chapitre 6 : Corps à corps
Charly
Nancy
Nelson
Chapitre 7 : Instance supérieure
Le Chef
Esteban
Nancy
Donoma
Charly
L’Usurpatrice
Esteban
L’usurpatrice
Jour du vote de la loi
Chapitre 8 : chenille ou papillon ?
Donoma
Nancy
Le Chef
Donoma
Esteban
Nelson
Nancy
Le Chef
Chapitre 9 : Fleisch
Nancy
Donoma
Nancy
Esteban
Le Chef
Nancy
Nelson
Donoma
Esteban
L’usurpatrice
Nelson
Donoma
Le Chef
Chapitre 10 : fin de partie
Nelson
Nancy
Nelson
Soir de l’abrogation de la loi
Nancy
Epilogue
Saut.
Chair libérée de toute pesanteur pendant quelques instants.
Vague de graisse ondulant à chaque mouvement. Sur les ventres, les bras, les fesses, les cuisses et même les joues. Cellulite dessinant son relief sur des peaux aux pores dilatés. Gouttes de sueur s’échappant d’épidermes luisants. Roulant entre les poils délicats du duvet d’une tempe. S’envolant le long du poil dru d’une barbe, hésitant quelques instants à son extrémité, puis sautant dans le vide. Eclaboussure sur le pavé, rebondissant sur un pied nu. Voûtes plantaires frappant le sol et soulevant un nuage de poussière. Poil solitaire ornant timidement un orteil couronné d’une ampoule.
Rire.
Lèvres unies l’une à l’autre par un mince filet de bave. Rides s’épanouissant au coin d’une bouche, fronçant un nez, dansant sur les fronts, où quelques cheveux humides se sont collés.
Dents irrégulières, habillées de tartre. Caries tapies dans l’ombre d’une molaire.
Vibration de la trachée se poursuivant jusqu’à l’estomac et aux intestins.
Massage bienfaisant de l’âme.
Joie.
Libération de toute contrainte. Du regard trop pesant des autres.
Êtres humains en communion les uns avec les autres. Aucun jugement. Lâcher-prise total. Sentiment profond monté des viscères, qui rayonne dans tout l’abdomen, allège la poitrine, donne envie de sauter et rire encore et encore.
Que ce moment jamais ne s’arrête.
Cri.
Etourdissement.
Dégrisement soudain.
Silence pesant.
Mouvement de panique dans la foule.
Corps nus s’entrechoquant en désordre.
La fête est finie.
Bon retour à la réalité.
Journal téléprojeté du 10 juin 2074, 8h
Une initiative totalement irresponsable menée hier soir sur les docks par des opposants au Projet de Loi sur l’obligation du Port du Surmoi, aussi appelée LPS, a entraîné la mort d’une jeune femme.
L’événement, intitulé « Nudity », était une sorte de Rave Party au cours de laquelle, à un signal donné, des centaines de personnes ont enlevé leur Surmoi simultanément. Dans la débauche la plus complète, ils ont dansé plusieurs heures durant et sans nul doute consommé quantité de substances illicites.
La policière Nancy West témoigne :
« Nous avons été dépêchés sur les lieux pour éviter les débordements. Nous étions chargés d’encadrer la foule. Il nous fallait empêcher les Pro-Surmoi de s’en prendre aux opposants et inversement. C’était assez étrange de regarder tous ces gens enlever leur Surmoi et sauter partout. Je dirais même que c’était choquant, voire… obscène. Cette graisse, ces poils. Quand on voit ça, on comprend pourquoi il faut rendre le port du Surmoi obligatoire !
- Racontez-nous comment les choses ont basculé.
- La fête battait son plein quand il y a eu un cri dans la foule. Une femme nue, et quand je dis nue, je veux dire vraiment nue, car elle n’avait même pas de Surmoi était allongée sur le sol. Inerte.
- Il semble que l’état du corps intrigue la police…
- Les éléments de l’enquête sont confidentiels, nous vous informerons des détails en temps voulu.
- Ne vous manquait-il pas un signal sur vos détecteurs d’identité ?
- C’est là le plus grand mystère de ce meurtre. Après l’interruption totale des signaux sur la zone, tous sont revenus...
- La police a-t-elle des pistes ?
- La piste la plus plausible à l’heure actuelle est que cette femme soit une Sans-Surmoi. Quant au reste, nos équipes sont mobilisées pour tirer cette affaire au clair dans les plus brefs délais. »
Le mystère reste donc entier. Si une personne de votre entourage a disparu, merci d’en informer la police dès que possible. Toutes les personnes ayant généré un signal à proximité des docks dans la nuit de samedi à dimanche seront convoquées par télé-avertissement dès ce matin. L’heure de leur interrogatoire leur sera précisée. Les personnes concernées seront automatiquement libérées de leurs obligations professionnelles le temps de cette formalité.
C’est le deuxième événement inquiétant de ce type ce mois-ci. En effet, nous vous rappelons qu’il y a un mois à peine on a retrouvé le Surmoi de Martha Dürken déchiqueté et flottant dans l’Elbe. Nous n’avons pas retrouvé le corps de la jeune femme à ce jour, mais les équipes de plongeurs continuent leurs recherches. Y aurait-il un lien entre ces deux événements ? La criminalité serait-elle à nouveau en train d’augmenter ? Certains Pro-Surmoi avancent qu’il s’agit là d’une opération de déstabilisation pour empêcher l’adoption de la LPS, tandis que les opposants à la loi affirment qu’il s’agit d’une excuse pour justifier une dérive sécuritaire et faire passer la loi.
Plus d’informations au journal de 10h.
Nelson éteignit son télé-projeteur.
« C’était une prise de parole spontanée ou un télé-prompteur ?
- télé-prompteur. »
Sa voix, beaucoup plus aiguë qu’elle ne l’aurait voulu, s’était étranglée dans sa gorge.
Nancy sentit le regard de son mari se poser sur elle. Elle détourna le sien. Elle ne voulait pas qu’il voie les larmes briller dans ses yeux.
« Incapacité à maîtriser ses émotions ». Le motif de refus de sa promotion la décrivait finalement plutôt bien.
Elle avait promis à Nelson d’être forte. Mais elle n’avait qu’une envie : crier, jeter tout par terre, laisser exploser sa peine et fondre en larmes. Elle en avait marre d’être forte, professionnelle, douce, d’humeur égale, pas un cheveu qui dépasse et le rouge à lèvres toujours intact.
Nelson s’approcha doucement, l’entoura de ses bras musclés et la berça doucement. Elle se calma peu à peu et les larmes cessèrent de lutter pour s’échapper.
Il imaginait sans doute qu’elle se sentait mal à cause de l’incident de la veille. L’horreur des corps exposés, l’assassinat sordide. Elle préféra lui laisser penser que c’était ça qui la tourmentait.
Après un long silence, il murmura :
« Ça va aller… On va trouver qui a fait ça, je te le promets ! Tu sais, il faut que tu mettes les sentiments de côté dans cette enquête, sinon le Chef va t’en décharger. »
Cette phrase fut comme un électrochoc. Elle s’était battue pour être responsable de l’enquête autour de la disparition de Martha. Elle sentait qu’elle seule pourrait tirer cette affaire au clair.
Si d’autres s’en chargeaient, son nom serait ajouté vite fait bien fait au Registre des Personnes Disparues et personne ne saurait jamais la vérité.
Elle s’arracha à l’étreinte protectrice de Nelson, puis dit de sa voix la plus calme :
« Ne t’en fais pas, je suis juste un peu fatiguée c’est tout. Je suis déterminée à mener cette enquête à son terme, et j’y mettrai tous les moyens nécessaires.»
Mue par un élan de volonté soudaine, elle se leva et s’élança vers la chambre pour s’habiller. Dans sa course, elle passa trop près de la table du salon et s’y heurta la hanche. Aussitôt un message jaillit de son télé-projeteur, inscrivant devant ses yeux, sur un écran translucide, le message suivant : « Alerte ! Êtes-vous victime d’une agression ? » Elle cligna deux fois des yeux pour signifier que non. Il fallait vraiment qu’elle règle la sensibilité de son Dispositif Anti-Agressions. Il se mettait en route à tout bout de champ. Ça en devenait presque handicapant. À cause de ce fichu message, elle avait déjà failli perdre de vue un suspect en fuite.
Elle sélectionna le programme « DAA » dans son médaillon magnétique, puis l’onglet dédié à la sensibilité. Dans un geste d’agacement, elle la régla au minimum.
Parfois tous ces réglages la fatiguaient. Surtout quand, comme aujourd’hui, elle avait les nerfs à vif. Ces derniers temps, elle se sentait davantage prisonnière de son Surmoi que protégée par lui. La disparition de Martha y était sans doute pour quelque chose.
Elle sentait les regards condescendants de tout le monde dès qu’elle prononçait ce mot de « disparition ». Tous étaient déjà résignés au fait qu’elle soit morte. Mais pour Nancy c’était inconcevable.
Martha l’aurait prévenue si quelque chose n’allait pas.
À cette pensée, les remords l’assaillirent. Non, peut-être pas. Les deux femmes s’étaient éloignées ces derniers temps et se donnaient peu de nouvelles.
Peut-être Nancy n’aurait-elle pas dû juger sans cesse les actions de son amie. Mais la situation actuelle prouvait bien qu’elle avait eu raison de s’inquiéter. Elle secoua la tête : même quand Martha n’était plus là, elle la sermonnait en pensée.
Tout en boutonnant son uniforme, elle jeta un regard vers le placard. Elle avait envie d’essayer encore.
Elle esquissa un mouvement vers le placard, puis se ravisa. Elle s’était déjà levée plusieurs fois cette nuit pour vérifier, et elle était sûre maintenant. Mais elle se sentait grisée à chaque fois. L’excitation de braver l’interdit sans doute… Un sentiment qu’elle n’avait pas ressenti depuis des années.
Nelson pouvait arriver à tout moment. S’il découvrait ce qu’il se passait, il allait tout de suite faire un signalement. Elle voulait encore expérimenter un peu l’ampleur de sa découverte. Quelque chose ne tournait pas rond et cela n’allait pas faire plaisir aux autorités quand elles le découvriraient. À moins qu’elles ne soient déjà au courant… En tout cas, cela pourrait expliquer en partie le manque de données sur la disparition de son amie et pendant l’incident de la veille. Elle allait attendre de vérifier son hypothèse avant d’en parler à qui que ce soit. Si elle donnait l’alerte, elle perdrait toute latitude pour explorer sa piste… Elle jeta un œil dans le salon. Nelson était planté devant la baie vitrée et semblait perdu dans la contemplation de la ville.
Petit à petit, elle sentit que sa détermination flanchait.
Le cœur battant, elle ouvrit le placard et sortit de derrière une pile de tee-shirts une petite boîte. Dans sa précipitation, elle lâcha la boîte et le bruit du métal résonna dans l’appartement. Elle sortit la tête de la chambre, prête à inventer une justification, mais Nelson n’avait pas bougé.
Elle porta la main à sa nuque et appuya deux fois sur le bouton qui s’y trouvait. Ensuite, elle ouvrit la boîte et fit glisser une partie de son contenu dans sa main, puis dans sa bouche d’un geste rapide. Elle referma la boîte et la dissimula à nouveau derrière la pile de vêtements. Elle navigua dans les applications de son médaillon magnétique pour vérifier certaines données. Encore une fois, le même résultat. Elle repensa à la veille sur les docks, à ce moment où tous les signaux étaient réapparus. Ce moment où le doute l’avait effleurée.
Ils savaient.
Ils voulaient éviter le chaos.
L’image du cadavre collait à sa rétine et elle ne pouvait chasser ce souvenir traumatisant de son esprit. La peau de la femme était étrangement brûlée sur tout l’avant du corps, un rictus de peur et de suffocation déformant affreusement son visage, et au milieu de son thorax, un grand tatouage Pro-Surmoi se déployait, comme une provocation.
Nancy avait très peu connu la mort dans son entourage. Peu de gens en faisaient réellement l’expérience depuis plusieurs dizaines d’années déjà. Avec les progrès de la médecine, la plupart des maladies n‘étaient désormais plus qu’un souvenir de temps obscurs et les gens vieillissaient en bonne santé. Quand ils se sentaient décliner, ils allaient dans des Centres de Passage, où ils s’éteignaient lentement, entourés des meilleurs soins. Nancy avait rendu visite à sa grand-mère dans son Centre et vu à quel point elle était sereine. La voir ainsi l’avait rassurée et, même quand elle était morte, sa petite fille n’avait ressenti que peu de tristesse. La vie était ainsi faite. Il y avait un temps où il fallait accepter de s’en aller. Et puis 124 ans était un âge raisonnable pour décider qu’on avait fait son temps.
Dans son métier, Nancy était davantage exposée à la mort que les autres citoyens. Mais, là encore, les décès avaient quelque chose d’irréel. Grâce aux Surmois, les gens n’avaient pas l’air vraiment morts. Ils avaient l’air de dormir et seule la rigidité cadavérique et l’absence de signal en provenance du médaillon magnétique permettait d’affirmer que la personne était bel et bien décédée. Les Surmois comprimaient le sang, si bien que les blessés par balle ne saignaient que très peu. Et encore, ils étaient rares puisqu’à part les Surmois bas de gamme, tous étaient résistants aux balles. Seule l’armée et la police avaient des armes suffisamment puissantes pour les traverser.
La sécurité avait fait un bon spectaculaire avec la propagation du port du Surmoi à la plus grande partie de la population. Le Dispositif Anti-Agressions permettait à la police d’être présente sur les lieux d’un incident en un temps record. La surveillance par les médaillons magnétiques aidait également beaucoup dans les enquêtes.
En somme, les seuls qui restaient dangereux étaient les Sans-Surmoi. Ils étaient l’inconnue dans l’équation, si bien qu’ils étaient devenus l’ennemi public numéro un du gouvernement. C’est pour cette raison que le ministère de la Sécurité Citoyenne voulait promulguer une loi obligeant le port du Surmoi sous peine de lourdes sanctions.
Pour toutes ces raisons, la mort de cette femme sans Surmoi la veille défrayait la chronique. C’était un événement exceptionnel, disposant d’une portée politique considérable.
Comme un fait exprès, une notification montrant le cadavre arriva sur son télé-projeteur. Merde. Comment avaient-ils eu le cliché ? En même temps, avec des milliers de personnes pouvant prendre des photos en un clignement d’yeux, c’était à prévoir… Les médias allaient prendre un malin plaisir à relayer partout cette vision de cauchemar, qui répugnerait les bons citoyens de Hambourg, tout en générant chez eux une curiosité morbide.
Avec deux meurtres en un mois, le feu des critiques ne pouvait que s’attiser. D’autant plus que la femme morte la veille avait péri au cours d’un rassemblement contre la Loi sur le Port du Surmoi.
Nancy ne pouvait s’empêcher de penser qu’il s’agissait d’une manœuvre de manipulation de l’opinion à quelques jours du vote de la loi. Les Sans-Surmoi trouvaient dans ces meurtres du pain béni pour affirmer que la sécurité des citoyens passait par le port du Surmoi.
Elle-même ne savait pas trop quoi en penser. Au fond, elle restait, bien sûr, attachée à la liberté de chacun de faire ce qu’il souhaitait. Mais elle devait reconnaître que les Sans-Surmoi la mettaient mal à l’aise. Quand elle en voyait un dans la capsule d’ascension du commissariat, elle s’en éloignait instinctivement.
La psychose de ce dernier mois y était sans doute pour quelque chose. A l’approche du vote de la loi, l’ambiance était de plus en plus tendue. Les autorités redoutaient que les Non-Alignés tentent une action. Pour eux, c’était le moment ou jamais. Depuis le temps qu’ils n’avaient rien fait… Ils n’intervenaient même plus dans les débats téléprojetés. Les Anti-Surmoi étaient de plus en plus isolés et aucun Non-Aligné ne venait leur prêter main forte. Pas étonnant que tout le monde pense qu’ils préparaient un mauvais coup… Peut-être était-elle un peu naïve, mais Nancy ne les croyait pas capables de tuer. Du moins pas des innocents… Mais Martha était-elle si innocente que ça ?
L’ouverture de l’enquête autour de sa disparition avait révélé que Martha avait rejoint un groupe d’activistes Sans-Surmoi assez extrémistes quelques mois auparavant. Cela pouvait-il être en lien avec sa disparition ? Ou bien avait-t-elle été la cible d’un détraqué sexuel ? Etait-ce un crime politique ?
Trop d’inconnues dans cette affaire. D’habitude résoudre de telles énigmes l’excitait. Mais parce qu’il s’agissait de son amie, c’était différent. Plus elle y réfléchissait et plus un sentiment désagréable montait en elle. L’idée insidieuse qu’elle ne connaissait pas Martha aussi bien qu’elle le croyait. Elle se sentait coupable et impuissante. Les larmes lui montèrent à nouveau aux yeux.
Elle fit quelques pas jusqu’au miroir de sa chambre pour vérifier que ses paupières n’étaient pas trop gonflées malgré les quelques larmes qu’elle n’avait pas pu retenir. Mais son visage était parfait. Comme toujours. Elle ne s’y habituerait jamais.
Elle portait un Surmoi depuis quinze ans, mais elle était toujours surprise de rencontrer l’image perfectionnée d’elle-même qu’elle offrait aux regards. Sa surprise était d’autant plus grande quand elle était bouleversée ou en colère.
Elle y avait déjà pensé, quelques minutes plus tôt, en regardant le journal téléprojeté. Les caméras avaient filmé un long moment ces gens privés de leur Surmoi. Ils n’étaient que mouvements disgracieux et imperfections. Ondulation de la graisse, cheveux collés au front par la sueur, rides s’épanouissant sur les visages au gré des cris et des rires. Et puis, soudain, son visage était apparu à l’écran. Elle semblait d’une autre race. Plus pure, plus éthérée. Lorsqu’elle avait prononcé le mot « obscène », elle avait vu se froncer un joli nez et des sourcils parfaitement dessinés.
Elle se sourit dans la glace. Elle-même devait reconnaître qu’elle était très belle. Elle se souvenait qu’enfant, elle avait une canine qui était un peu plus en avant par rapport aux autres. Cette dent, qui la complexait à l’adolescence, lui manquait un peu parfois.
Il lui semblait que cette aspérité lui donnait un semblant d’unicité. Une beauté unique et pas une beauté parfaite. Elle soupira. La voilà repartie à se juger. A s’observer d’un œil critique. A critiquer l’incritiquable, puisque rien n’était imparfait dans son apparence. Pas un point noir, pas un poil, ni un gramme de cellulite, pas de dent de travers. Mais, au fond d’elle-même, elle savait très bien pourquoi elle se sentait mal à l’aise. Elle avait toujours honte des choix qu’elle avait faits quand elle allait voir Charly. Et avec les événements de la veille, ça n’allait vraisemblablement pas tarder.
Un rayon de soleil traversa la fenêtre et vint danser sur les rides de son visage.
Donoma ouvrit un œil, un sourire au coin des lèvres.
Encore une belle journée.
Elle se retourna dans le lit. Une multitude de petits grains de poussières s’échappèrent de la couette et vinrent danser dans le rai de lumière. Elle resta immobile quelques instants pour profiter du spectacle, puis se leva lentement et s’étira.
Elle tira les rideaux d’un coup sec et ouvrit grand la fenêtre. L’air frais du matin s’engouffra dans la chambre. Elle dit bonjour au soleil, au grand chêne du jardin, aux fleurs et à un papillon en train de virevolter devant la fenêtre. Elle se prépara une infusion de feuilles de Maté, puis tourna le bouton de sa vieille radio.
« Bonjour à tous, c’est Paulo sur RNA, la seule radio qui vous dit la vérité. Enfin sauf quand on dit que les blagues d’Osman sont drôles. »
Elle sourit. Les chroniques de Paulo allaient lui manquer. Son accent chantant la mettait de bonne humeur. Elle espérait qu’il soit à nouveau tiré au sort pour animer la radio ce soir.
« Aujourd’hui, pour changer, nous allons parler de la LPS. Je sais ! Je sais ! Je sais ! Vous allez me dire que vous en avez marre et que je devrais changer de disque. Mais la loi sera votée dans deux jours seulement et il est important que tout le monde dans le Village soit informé des enjeux.
Ce matin, je devais recevoir Osman et Robbie, mais Josy a insisté pour se joindre à nous car elle trouvait que ce débat matinal manquait de femmes. L’égalitarisme féministe a de beaux jours devant lui à Little…Aïeuh mais tu m’as fait mal !
Appel à tous les auditeurs, vous êtes témoins ! Je suis battu en direct par une folle furieuse ! Aïeuh mais elle continue ! Lâche mon oreille ! »
Donoma eut un petit rire. Sacrée Josy !
La voix grave de Robbie s’éleva dans le poste :
« Vous ne pouvez pas la voir, mais Josy n’a pas vraiment l’air d’être du matin. Son besoin de féminiser cette tribune semble la conduire à repousser ses limites.
- Je vous emmerde. »
Donoma rit à nouveau. Elle pouvait presque voir le regard noir que Josy devait lancer aux trois autres, qui étaient en train de rire à gorge déployée.
« Osman, tu voulais introduire le débat. Nous t’écoutons.
- D’accord. Merci. Donc…Nombreux sont ceux parmi vous qui refusent d’aller voter parce qu’ils considèrent que cela revient à cautionner le système. D’autres disent que la question à laquelle il faudra répondre « Êtes-vous pour ou contre la LPS, qui visera à protéger les citoyens de l’insécurité générée par les individus ne portant pas de Surmoi ? », est biaisée et qu’ils refusent de répondre à une question si ouvertement manipulatrice. Mais l’heure est grave. Les Anti-Surmoi sont de plus en plus isolés.
Oui, je sais, vous êtes également nombreux à rejeter ce terme, qui discrédite l’opposition à la loi…Vous êtes quand même de sacrés casse-pieds à pinailler sur les mots en permanence vous savez ? »
Il y eut de nouveaux éclats de rire dans le studio. Même de Josy.
Elle ne devait pas être de si mauvaise humeur que ça.
Cette dernière phrase laissa Donoma pensive. Les évolutions récentes l’inquiétaient. Son instinct lui disait qu’un grand danger planait sur le village. Les Non-Alignés avaient tendance à considérer que ce n’était qu’une gesticulation supplémentaire des Sans-Surmoi. Mais elle pressentait que cette fois ça pourrait être plus grave… A la radio, le débat continuait. Elle reprit le fil. C’était Josy qui s’exprimait.
« …toute prise de parole de notre part sera utilisée pour nous discréditer. Ils sont furieux de notre silence. Les porteurs de Surmoi sont tellement crétins que notre popularité a même augmenté depuis que nous ne disons plus rien.
- Mais si la loi passe c’est fini pour nous ! – c’était la voix d’Osman – Vous avez lu le texte ? Vous pensez tous que ce n’est qu’une loi de plus, mais c’est notre arrêt de mort qui se vote dans deux jours !
- Parce que tu crois qu’il n’est pas déjà signé ? – la voix de Robbie cette fois – le système de vote pour les Sans-Surmoi, sur des bornes, ne sera pas calculé sur les mêmes modalités que celui des porteurs de Surmoi, qui voteront directement via leur Médaillon Magnétique. En plus, les résultats du vote citoyen ne compteront que pour un tiers des votes, les deux tiers restants seront le résultat des votes au Landestag. A partir du moment où on va voter, on cautionne tout un système et… »
Donoma éteignit le poste.
Elle prit sa tasse et attrapa un livre dans la bibliothèque. Elle sortit dans le jardin et offrit son visage à la brise du matin. Puis elle s’allongea au soleil dans la chaise longue près du chèvrefeuille et ouvrit le livre à l’endroit où elle avait glissé une plume en guise de marque-page. En haut de la page était écrit « Discours du chef Seattle ». Elle le lut encore une fois :
« Comment pouvez-vous acheter ou vendre le ciel, la chaleur de la terre ?
L’idée nous paraît étrange. Si nous ne possédons pas la fraîcheur de l’air et le miroitement de l’eau, comment est-ce que vous pouvez les acheter ?
Chaque parcelle de cette terre est sacrée pour mon peuple.
Chaque aiguille de pin luisante, chaque rive sableuse, chaque lambeau de brume dans les bois sombres, chaque clairière et chaque bourdonnement d’insecte sont sacrés dans le souvenir et l’expérience de mon peuple.
La sève qui coule dans les arbres transporte les souvenirs de l’homme rouge.
Les morts des hommes blancs oublient le pays de leur naissance lorsqu’ils vont se promener parmi les étoiles. Nos morts n’oublient jamais cette terre magnifique, car elle est la mère de l’homme rouge. Nous sommes une partie de la terre, et elle fait partie de nous. Les fleurs parfumées sont nos sœurs ; le cerf, le cheval, le grand aigle, ce sont nos frères. Les crêtes rocheuses, les sucs dans les prés, la chaleur du poney, et l’homme, tous appartiennent à la même famille. »
Donoma baissa le livre quelques instants. Elle se demanda si son pays lui manquait. Non, définitivement pas. Car tout ce que redoutait le chef Seattle il y a deux cent ans était advenu. Même les amérindiens avaient perdu leur lien à la terre. L’argent avait acquis pour eux aussi plus de valeur que les richesses offertes par la nature et même la vie.
Elle reprit sa lecture :
« Aussi lorsque le Grand Chef à Washington envoie dire qu’il veut acheter notre terre, demande-t-il beaucoup de nous. Le Grand chef envoie dire qu’il nous réservera un endroit de façon que nous puissions vivre confortablement entre nous. Il sera notre père et nous serons ses enfants. Nous considérons donc, votre offre d’acheter notre terre. Mais ce ne sera pas facile. Car cette terre nous est sacrée.
Cette eau scintillante qui coule dans les ruisseaux et les rivières n’est pas seulement de l’eau mais le sang de nos ancêtres. Si nous vous vendons de la terre, vous devez vous rappeler qu’elle est sacrée et que chaque reflet spectral dans l’eau claire des lacs parle d’événements et de souvenirs de la vie de mon peuple. Le murmure de l’eau est la voix du père de mon père.
Les rivières sont nos frères, elles étanchent notre soif. Les rivières portent nos canoës, et nourrissent nos enfants. Si nous vous vendons notre terre, vous devez désormais vous rappeler, et l’enseigner à vos enfants, que les rivières sont nos frères et les vôtres, et vous devez désormais montrer pour les rivières la tendresse que vous montreriez pour un frère. Nous savons que l’homme blanc ne comprend pas nos mœurs. Une parcelle de terre ressemble pour lui à la suivante, car c’est un étranger qui arrive dans la nuit et prend à la terre ce dont il a besoin. La terre n’est pas son frère, mais son ennemi, et lorsqu’il l’a conquise, il va plus loin. Il abandonne la tombe de ses aïeux, et cela ne le tracasse pas. Il enlève la terre à ses enfants et cela ne le tracasse pas. La tombe de ses aïeux et le patrimoine de ses enfants tombent dans l’oubli. Il traite sa mère, la terre, et son frère, le ciel, comme des choses à acheter, piller, vendre comme les moutons ou les perles brillantes. Son appétit dévorera la terre et ne laissera derrière lui qu’un désert.
Il n’y a pas d’endroit paisible dans les villes de l’homme blanc. Pas d’endroit pour entendre les feuilles se dérouler au printemps, ou le froissement des ailes d’un insecte. Mais peut-être est-ce parce que je suis un sauvage et ne comprends pas. Le vacarme semble seulement insulter les oreilles. Et quel intérêt y a-t-il à vivre si l’homme ne peut entendre le cri solitaire de l’engoulevent ou les palabres des grenouilles autour d’un étang la nuit ? »
A cet instant une grenouille coassa dans le petit étang du jardin. Comme si elle approuvait les dires du chef indien. Donoma sourit. Elle était fière d’avoir réussi à créer un espace aussi foisonnant de faune et de flore dans les quelques mètres carrés de son jardin. Elle regarda la ville au loin. La brume nocive au pied des grandes tours végétalisées. Les nuages qui couvraient la terre, empêchant ceux de la ville de voir leurs racines, couvriraient-elle également de nuages l’entendement de ceux qui voteraient pour ou contre la loi ?
« Je suis un homme rouge et ne comprends pas. L’Indien préfère le son doux du vent s’élançant au-dessus de la face d’un étang, et l’odeur du vent lui-même, lavé par la pluie de midi, ou parfumé par le pin pignon.
L’air est précieux à l’homme rouge, car toutes choses partagent le même souffle.
La bête, l’arbre, l’homme. Ils partagent tous le même souffle.
L’homme blanc ne semble pas remarquer l’air qu’il respire.
Comme un homme qui met plusieurs jours à expirer, il est insensible à la puanteur. Mais si nous vous vendons notre terre, vous devez vous rappeler que l’air nous est précieux, que l’air partage son esprit avec tout ce qu’il fait vivre. Le vent qui a donné à notre grand-père son premier souffle a aussi reçu son dernier soupir. Et si nous vous vendons notre terre, vous devez la garder à part et la tenir pour sacrée, comme un endroit où même l’homme blanc peut aller goûter le vent adouci par les fleurs des prés. Nous considérerons donc votre offre d’acheter notre terre. Mais si nous décidons de l’accepter, j’y mettrai une condition : l’homme blanc devra traiter les bêtes de cette terre comme ses frères.
Je suis un sauvage et je ne connais pas d’autre façon de vivre.
J’ai vu un millier de bisons pourrissant sur la prairie, abandonnés par l’homme blanc qui les avait abattus d’un train qui passait. Je suis un sauvage et ne comprends pas comment le cheval de fer fumant peut être plus important que le bison que nous ne tuons que pour subsister.
Qu’est-ce que l’homme sans les bêtes ? Si toutes les bêtes disparaissaient, l’homme mourrait d’une grande solitude de l’esprit. Car ce qui arrive aux bêtes, arrive bientôt à l’homme. Toutes choses se tiennent.
Vous devez apprendre à vos enfants que le sol qu’ils foulent est fait des cendres de nos aïeux. Pour qu’ils respectent la terre, dites à vos enfants qu’elle est enrichie par les vies de notre race. Enseignez à vos enfants ce que nous avons enseigné aux nôtres, que la terre est notre mère. Tout ce qui arrive à la terre, arrive aux fils de la terre. Si les hommes crachent sur le sol, ils crachent sur eux-mêmes.
Nous savons au moins ceci : la terre n’appartient pas à l’homme ; l’homme appartient à la terre. Cela, nous le savons. Toutes choses se tiennent comme le sang qui unit une même famille. Toutes choses se tiennent.
Tout ce qui arrive à la terre, arrive aux fils de la terre.
Ce n’est pas l’homme qui a tissé la trame de la vie : il en est seulement un fil. Tout ce qu’il fait à la trame, il le fait à lui-même.
Même l’homme blanc, dont le dieu se promène et parle avec lui comme deux amis ensemble, ne peut être dispensé de la destinée commune. Après tout, nous sommes peut-être frères. Nous verrons bien. Il y a une chose que nous savons, et que l’homme blanc découvrira peut-être un jour, c’est que notre dieu est le même dieu. Il se peut que vous pensiez maintenant le posséder comme vous voulez posséder notre terre, mais vous ne pouvez pas. Il est le dieu de l’homme, et sa pitié est égale pour l’homme rouge et le blanc. Cette terre lui est précieuse, et nuire à la terre, c’est accabler de mépris son créateur. Les Blancs aussi disparaîtront ; peut-être plus tôt que toutes les autres tribus. Contaminez votre lit, et vous suffoquerez une nuit dans vos propres détritus.
Mais en mourant vous brillerez avec éclat, ardents de la force du dieu qui vous a amenés jusqu’à cette terre et qui pour quelque dessein particulier vous a fait dominer cette terre et l’homme rouge. Cette destinée est un mystère pour nous, car nous ne comprenons pas lorsque les bisons sont tous massacrés, les chevaux sauvages domptés, les coins secrets de la forêt chargés du fumet de beaucoup d’hommes, et la vue des collines en pleines fleurs ternie par des fils qui parlent.
Où est le hallier ? Disparu. Où est l’aigle ? Disparu.
La fin de la vie, le début de la survivance. »
La survivance… Cela définissait bien le petit espace de liberté qu’ils avaient réussi à recréer à Little Italy. Mais pour combien de temps ?
Le bourdonnement de la colère tintait déjà à ses oreilles. Les mêmes vibrations qu’avant Sankt Pauli lui faisaient savoir que le monde était à nouveau sur le point de basculer. Encore et toujours il fallait lutter. Jamais le repos ne durait plus longtemps qu’un battement de cil.
Deux cent ans plus tard, ces paroles étaient toujours criantes de vérité. En cette année d’anniversaire de ces paroles de sagesse, elle avait décidé qu’elle lirait ce texte le soir même au Grand Rassemblement. Elle allongea le dossier de sa chaise longue. Si la fin du petit monde qu’ils avaient réussi à créer était dans deux jours, autant en profiter au maximum.
En attendant que Nancy revienne de la chambre, Nelson s’était campé devant la baie vitrée. Il regardait Hambourg, s’étendant à perte de vue. Une brume permanente cachait le sol sur plus d’un mètre de hauteur. Mais personne n’y marchait jamais. À part quelques Sans-Surmoi préparant un mauvais coup, que la police traquait sans relâche. Les rails aériens s’entrecroisaient au dessus de cette brume et les capsules à conduite automatisée s’y suivaient à grande vitesse.
Son regard glissa vers la droite, où le quartier du port dressait ses immeubles désormais un peu désuets. C’est par ce quartier que l’aménagement avait commencé dans les années 2010. À l’époque, ce nouveau quartier était considéré comme futuriste, avec ses bâtiments à la pointe de l’innovation. Sa transformation avait été le point de départ pour la modernisation de toute la ville. En une vingtaine d’années, les grands immeubles avaient poussé comme des champignons. Avec leur apparence de bourgeons géants, ils s’élançaient vers le ciel. Leurs façades végétalisées les faisaient encore plus ressembler à des plantes géantes et majestueuses. Les grands immeubles surplombaient l’enchevêtrement de routes et de brouillard. Un sourire satisfait s’esquissa sur son visage. Le Nouveau Plan d’Urbanisme avait fait des merveilles en termes d’efficacité énergétique, de qualité et de quantité des logements.
Il tourna la tête à gauche. De l’autre côté du fleuve, en contrebas, Nelson pouvait apercevoir le village des Non Alignés. Il surnageait à peine au dessus de la brume. Les petites maisons accrochées à la colline tranchaient, dans le paysage, avec les immeubles ultra-modernes. Comme un îlot surgit du passé.
Ce quartier, appelé « Blankenese » par l’administration et « Little Italy » par ses habitants et les brochures touristiques, avait longtemps été le plus prisé de la ville. Les ruelles tortueuses et les maisons des riches armateurs du port faisaient le cachet de cette colline située au bord de l’Elbe. C’était d’ailleurs le seul quartier historique de la ville encore habité… Il soupira et secoua la tête avec résignation. Quel gâchis... Il n’en revenait toujours pas qu’on n’ait toujours pas envoyé l’armée pour déloger ces rustres.
Il tourna à nouveau son regard vers la droite. Emergeant à peine de la brume, il pouvait apperçevoir la bulle géante protégeant l’ancien centre-ville, avec sa mairie, ses galeries commerciales vintage et une partie du port, où les maisons de briques rouges se reflétaient dans les canaux. Les gens venaient de loin pour admirer ces reliques.
Nelson repensa à l’article qu’il avait lu la veille, pour l’anniversaire de la mise sous cloche du centre-ville. Le maire s’y fécilitait de la transformation de ce quartier, qu’il qualifiait de « réussite exemplaire ». Kurt Silberg relatait comment le centre-ville avait d’abord été transformé en BID, Business Improvement District, autrement dit un quartier géré entièrement par la sphère privée.
Les agents de sécurité - en contact direct avec la police - avaient une délégation spéciale pour toutes les petites interpellations, et un canal direct pour contacter la police en cas de trouble plus important. Nelson repensa à sa dernière visite dans le quartier, pour interpeller un Sans-Surmoi qui avait élu domicile contre un arbre en pot, et que le service de sécurité n’arrivait pas à déloger.
Nelson avait été soufflé par la propreté du quartier, qui avait été refait à neuf et n’avait rien à voir avec le laisser-aller de l’époque de sa gestion publique. Il était un peu dommage que l’augmentation de la pollution au sol ait nécessité sa mise sous cloche, mais cela permettait qu’il y fasse toujours sec et tempéré. Nelson était déçu que Nancy n’ait pas voulu y retourner avec lui, arguant qu’elle refusait de payer pour avoir le droit de se promener dans sa propre ville. Il ne comprenait pas très bien sa réaction. Vu le mal que se donnaient les entreprises gestionnaires pour entretenir ce patrimoine et y garantir la propreté et la sécurité, il était un peu ingrat de leur demander de le faire à perte.
Elles ne s’étaient d’ailleurs pas bousculées au portillon pour conserver cette verrue de Sankt Pauli, qui avait été le premier quartier à être rasé.
A chaque fois que Nelson pensait à Sankt Pauli, son cœur battait plus fort et il avait envie de rugir. Il se sentait comme un catcheur prêt à monter sur le ring.
Il brûlait de revivre cette époque bénie. Si seulement la ville décidait de s’occuper une bonne fois pour toute de Blankenese...
Ils n’aillaient quand même pas laisser prospérer les marginaux là-bas pendant quatre siècles, comme il l’avaient fait pour Sankt Pauli ! Des images de ce quartier de débauche, d’ivrognerie estudiantine et de prostitution revenaient à sa mémoire. Et puis, se dessinèrent petit à petit les visages résistants. Déterminés au début, ils avaient occupé le quartier pour empêcher sa démolition. Il revoyait l’enseigne blanche du « Molotow » éclairant la nuit. Les protestataires avaient élu leurs quartiers dans ce bar, symbole de lutte pour la conservation de l’esprit de ces quelques rues mal famées.
Nelson se souvenait comme si c’était hier des violents affrontements entre les occupants du bar et la police, alors qu’il n’était que jeune recrue. C’était à cette époque qu’il avait compris que les Non-Alignés étaient des nuisibles. Les autorités de la Métropole avaient fini par faire fuir les protestataires en détruisant le quartier tout autour d’eux, jusqu’à ce qu’ils soient contraints de se carapater comme des rats chassés de leur trou. Mais ils n’avaient pas tardé à réapparaître. Nelson se souvenait encore de son incrédulité en apprenant la nouvelle : Blankenese était désormais revendiqué comme une « zone Sans-Surmoi ».Ce quartier était le dernier que les autorités hésitaient à détruire ou muséifier, car plusieurs personnalités influentes y étaient attachées. Le jour de ce coup de force, ils venaient de déballer les derniers cartons dans le nouveau logement de parents de Nancy, bien mieux équipé que leur ancienne maison et prévoyant un confort maximal pour les porteurs de Surmoi. Nelson n’avait pas compris comment les Non-Alignés avaient pu, avec une discrétion remarquable, racheter à bas-prix la plupart des maisons de Little Italy. Les parents de Nancy lui avaient dit qu’ils avaient revendu à une société anonyme, et que la personne qu’ils avaient rencontré leur avait semblé très recommandable. Nelson avait été outré de ce subterfuge. De quel droit affirmaient-ils que ce quartier appartenait désormais à la Résistance et serait défendu jusqu’à la mort ? Il n’avait pas pu blâmer les derniers habitants, qui avaient alors quitté le quartier, pour ne pas être assimilés à ces protestataires peu fréquentables. Leur départ avait acté de fait la suprématie des Non-Alignés sur ce territoire.
Nelson sentit sa mâchoire et ses poings se serrer. Les souvenirs remontaient, toujours aussi vifs malgré les années. Un sentiment de haine ravageait ses entrailles et lui chauffait les tempes. Il aurait préféré détruire Blankenese plutôt que de voir le quartier aux mains de ces bouseux. Il leur en voulait de souiller ainsi ses souvenirs d’enfance. Mais, parce qu’ils occupaient légalement les habitations, les autorités ne pouvaient rien faire contre eux.
Depuis plusieurs années, ils n’avaient été à la source d’aucun problème notable, mais ils restaient une épine dans le pied des autorités. Nelson était persuadé que Kurt Silberg allait bientôt régler les choses. La LPS ferait des Non-Alignés des hors-la-loi.
Ils seraient autorisés à les traquer. Nelson sentit une onde d’excitation le parcourir.
Plus que deux jours.
Il serait le premier sur le ring pour régler leur compte à ces enflures.
Son sourire s’évanouit lorsque Nancy sortit de la chambre. Nelson savait qu’elle avait pleuré car des petites larmes brillaient encore au coin de ses yeux.
Qu’elle était belle !
Dès qu’il la voyait, il retombait amoureux. Ses cheveux blonds tombaient délicatement sur ses épaules et le sourire qu’elle esquissa découvrit ses petites dents blanches et illumina son regard.
Encore échauffé par ses pensées guerrières, il l’attrapa virilement par la hanche et l’embrassa avec fougue. Elle se dégagea avec douceur et un sourire un peu triste.
L’excitation de Nelson retomba d’un coup. L’état de Nancy ces dernières semaines lui fendait le cœur et l’agaçait en même temps. Il ne comprenait pas pourquoi elle faisait toute une histoire de la disparition de Martha. Surtout quand elle lui reprochait de ne pas être aussi affecté qu’elle. Cela le faisait sortir de ses gonds. Depuis leur mariage, ils n’avaient plus vu Martha, et grand bien leur en avait fait.
Il était vrai que Nancy ne savait pas tout… Pour sa part, il était presque soulagé que Martha ait disparu.
Cette fille était malveillante et toxique pour tout le monde. Il s’en voulait un peu de ressentir un tel soulagement. Il ne fallait surtout pas que Nancy s’en rende compte. Il aurait droit à une nouvelle salve de reproches.
Il se dirigea vers le tableau de commande de repas. L’appareil émit un Bip lorsque Nelson plaça son Médaillon en face du détecteur. Son écran virtuel se déploya :
« Bonjour Nelson !
Vous avez pris un peu de poids ! Pensez à aller à la salle de fitness ou à effectuer un programme minceur chez vous dès ce soir.
Vous avez donc droit à un petit déjeuner allégé.
Boisson sans sucre autorisée :
-Café
-Thé
Vous avez une légère carence en calcium, vous pouvez choisir entre les produits laitiers suivants :
-Verre de Lait
-Yaourt
-Fromage Blanc
Pour ralentir l’absorption de sucre et après analyse de vos selles, nous vous proposons l’un des trois jus de fruits suivants :
-Orange
-Pamplemousse
-Kiwi
Comme accompagnement, vos choix sont :
-Pain
-Biscotte
-Céréales. »
Nelson soupira et sélectionna un café, un fromage blanc, un jus de pamplemousse et des céréales. Il ferma les yeux quelques secondes pour confirmer sa commande.
Il céda ensuite sa place à Nancy qui sélectionna à son tour les éléments de son petit déjeuner.
Quelques minutes plus tard, le sas de transmission émit un bip.
Il l’ouvrirent et en retirèrent leurs repas.
Ils s’assirent à table.
Avec un air malicieux, Nancy vola quelques céréales à Nelson.
« Arrête !
- Oh c’est bon. Ce ne sont que des céréales ! Tu veux prendre un peu de mon pain au miel ?
- Pour avoir droit à des repas allégés toute la semaine ? Non merci.
- Oh ne t’en fais pas pour ça… »
Il bouda quelques minutes en sirotant son café. D’habitude, sa volonté permanente de respecter les règles agaçait Nancy, mais ce matin elle dévorait ses tartines avec un petit sourire en coin et un air mystérieux.
Nancy avait parfois du mal à se conformer aux règles. À croire qu’elle ne comprenait pas qu’elles étaient édictées pour son propre bien. Elle avait déjà eu plusieurs fois des redressements de l’Autorité Médicale pour avoir consommé des produits ne correspondant pas à son régime. D’ailleurs, si elle buvait trop d’alcool à nouveau, elle risquait une amende majorée, voire une annulation de son assurance.
Les individus ne faisant pas attention à leur santé étaient désormais considérés juridiquement et moralement comme inciviques.
Ils faisaient porter le poids de leur inconséquence à la société, qui devait ensuite prendre en charge les maladies générées par leur conduite. Nancy était d’autant plus fautive qu’elle était Agente d’État et se devait de montrer l’exemple.
Il luttait chaque jour pour lui faire entendre raison et comptait bien finir par la convaincre. C’était d’autant plus important pour lui que les agissements de sa femme risquaient de mettre en péril sa propre ascension dans la hiérarchie policière. Et puis, il serait bientôt temps pour eux d’envoyer leurs gamètes au centre de conception. S’ils voulaient maximiser le potentiel de leur futur enfant, il faudrait que Nancy prenne davantage soin de son corps.
Il finit son petit déjeuner en imaginant quels choix ils feraient pour leur enfant. Garçon ou fille ? Les yeux bruns comme Nancy ou bleus comme les siens ?
Un message d’alerte apparut sur le télé-projeteur de Nancy :
« Il vous reste 5 minutes pour vous rendre dans votre capsule de transport ou vous serez en retard. Le trafic est dense ce matin. Temps de trajet estimé : 15 minutes. »
Nancy entendit Nelson, qui avait reçu le même message, s’agiter dans l’appartement. Quelques minutes plus tard, ils entrèrent dans leur capsule privée, qui descendit le long de la façade de l’immeuble et vint s’intercaler dans le flot de la circulation. Seuls les privilégiés avaient des capsules personnelles et les plus privilégiés encore avaient une plateforme attenante à leur appartement. Nancy devait à Nelson ce confort de vie. Il agissait en suivant scrupuleusement les consignes de citoyenneté et gagnait des points à une vitesse impressionnante. Nancy se sentait parfois coupable de lui faire perdre des points en n’étant pas aussi appliquée que lui. Elle lui faisait perdre d’autant plus de points qu’elle était sa femme et que leurs comptes citoyenneté étaient liés. C’était un sujet de dispute incessant dans leur couple. Dès qu’ils furent installés dans la capsule, ils allumèrent tous deux leur télé-projeteur. La capsule ne disposait d’aucune ouverture sur l’extérieur, ce qui évitait de perdre son temps à laisser vagabonder ses pensées et permettait d’optimiser les temps de trajets.
Nancy avait choisi pour meubler leur capsule deux confortables fauteuils en cuir, un éclairage orangé et de la musique post-pop en fond sonore. Confortablement installée dans son fauteuil, elle commença par consulter leur compte citoyenneté. Le fil d’actualité indiquait une hausse de 36 points grâce à Nelson qui venait de partager avec son réseau amical un article sur la bonne santé économique de la ville de Hambourg. Elle s’agaçait souvent de la tendance de Nelson à suivre aveuglément les règles mais, au fond, elle savait que c’était l’une des raisons qui l’avaient poussée à l’épouser. Cet homme apportait une stabilité dans sa vie, il était un garde-fou pour l’empêcher de n’en faire qu’à sa tête et se mettre en danger.
Une fenêtre s’afficha au milieu du champ de vision de Nancy :
« C’est bientôt l’anniversaire de votre mère. Voici une liste de cadeaux correspondant à ses goûts et au budget recommandé pour ce type d’occasion. »
Nancy parcourut la liste et choisit une robe, puis valida pour payer.
Grâce aux 36 points que Nelson venait de verser sur leur compte commun, elle obtint un rabais de 15% sur le prix de la robe. Elle se leva et remercia Nelson d’un rapide baiser. Il esquissa un sourire avant de se replonger dans la contemplation de son télé-projeteur. Comme ils étaient mariés et que l’option était activée, leur proximité généra une fusion de leurs écrans et elle put voir ce que faisait Nelson. Il lisait des articles sur les Anti-Surmoi. Elle lut en diagonale puis retourna s’asseoir dans son fauteuil. Elle admirait l’application avec laquelle son mari à se tenait au courant de l’actualité. De son côté, elle ne parvenait jamais à prendre le temps de le faire. Peut-être passait-elle trop de temps à survoler les conseils « beauté et vie de couple » qu’elle partageait avec les amies de son réseau… Mais c’était tellement plus ludique… Et puis la réalité politique de la ville, elle y était plongée tous les jours au commissariat, donc ça lui changeait les idées. Le haut-parleur de la capsule annonça qu’ils étaient arrivés et tous les deux éteignirent leur télé-projeteur.
Donoma sentait les rayons chauds du soleil sur sa peau et ses bras. Des ronds de lumière dansaient sous ses paupières. Le vent faisait bruisser doucement les feuilles de noisetiers. Elle respirait profondément, mettant son souffle et son cœur à l’unisson.
Quand sa détente fut complète, elle ouvrit les yeux.
Un papillon dansait au dessus d’elle.
Un courant d’air frais lui chatouilla la peau, faisant se dresser le duvet de ses bras.
La vieille femme se dit que son bain de soleil avait assez duré.
Quand elle se redressa, une douleur lui traversa tout le dos. Sa polyarthrite ne s’arrangeait pas.
Elle allait cueillir quelques brassées d’orties pour se faire une tisane, ça lui ferait du bien. Elle se leva et attrapa son sécateur, sa petite pelle et un seau dans son cabanon. Elle parcourut avec difficulté les quelques mètres qui la séparaient du petit bâtiment en bois et s’appuya sur le chambranle quelques instants, pour reprendre son souffle.
Quand elle eut un peu récupéré, elle fit le tour de la maison et commença à déraciner quelques bambous qui poussaient au milieu du chemin.
Les herbes folles avaient toutes droit de cité dans son jardin, sauf celles qui, invasives, mettaient en péril la diversité, pour imposer une uniformisation stérile. A chaque pousse qu’elle arrachait, elle pensait au parallèle avec l’uniformisation des consciences et des modes de vie. Une fois encore, elle constatait que tout était lié et que les règles du Grand Tout s’appliquaient à toute chose.
Diversité, Respect, Modération, Équilibre.
Elle se redressa en se tenant les reins, éprouvés par cette activité. Elle s’arrêta un instant pour contempler son jardin, qui descendait en pente douce. Les fleurs des tomates de son potager se balançaient doucement. À leurs pieds des œillets d’Inde faisaient le délice des abeilles. Elle les voyait s’affairer et retourner à leur ruche, située dans le jardin de Robbie et Teresa, juste derrière la haie, en contrebas.
Elle s’adressa à une abeille affairée :
« Butine petite abeille, tu ne trouveras pas beaucoup de fleurs comme celle-ci à des kilomètres à la ronde. Ils ont abandonné toute volonté de vous sauver. Ils ont construit des drones pollinisateurs. De pâles copies de ce que la nature avait créé de merveilleux. Les plantes et les légumes poussent dans des bâtiments fermés, hors sol. Les végétaux décoratifs sont figés grâce à des procédés de plastification pour ne plus faner. L’homme est devenu fou… S’il ne l’a pas toujours été… »
L’abeille bourdonna furieusement comme si elle s’indignait de ce qu’elle entendait.
« Oui, oui, je comprends ta colère. Profite. Laisse le pollen de ces fleurs recouvrir les poils de ton dos et va dans ta ruche. Personne ne te fera de mal ici. »
L’abeille s’envola.
Donoma poussa un grand soupir. Elle se redressa.
Ses poules caquetaient doucement, farfouillant dans le potager à la recherche de limaces.
Au loin, elle voyait la cime des arbres se balancer doucement et l’Elbe scintiller par endroit.
Tout était calme.
Au-delà, la ville nageait dans un brouillard jaunâtre d’où poussaient, toujours plus nombreux, les bourgeons géants des nouveaux immeubles.
Sans savoir pourquoi, elle pensa à Bärty. Son cœur se serra.
A chaque fois, elle était surprise de ressentir ce pincement au cœur, après toutes ces années. Comme si le tison d’un regret venait lui rappeler qu’un autre futur aurait été possible. Elle avait toujours valorisé son indépendance. Pourtant, dans ces moments de faiblesse, elle devait s’avouer que partager sa vie avec cet homme, et peut-être même avoir des enfants avec lui, était un rêve enfoui à jamais.
Elle soupira.
Bientôt le Village allait s’animer et elle pourrait chasser ces sombres pensées.
Dès que Nelson sortit de la capsule, son interface de travail s’activa. Les premières tâches à effectuer, messages à lire et notifications à traiter, apparurent sur son télé-projeteur.
Il traversa le parking à grandes enjambées, distançant rapidement Nancy, qui avait du mal à lire et à marcher en même temps.
Lorsqu’ils arrivèrent dans le hall, le commissariat était en pleine effervescence. Cette ambiance était inhabituelle dans un pays où le quotidien des forces de l’ordre consistait davantage à tracker les hackers de compteurs corporels qu’à résoudre des crimes.
L’approche du vote de la LPS avait échauffé les consciences. L’ordre public était menacé et les équipes de sécurité urbaine étaient toutes mobilisées.
Tous les participants à la soirée « Nudity » avaient été convoqués. Dans une grande salle ressemblant à un long couloir, les agents s’installaient au fur et à mesure de leur arrivée sur des fauteuils alignés face au mur, prêts à brancher leur télé-projeteur et lancer les interrogatoires.
Nelson regardait la liste des agents assignés aux interrogatoires, lorsqu’il remarqua qu’il avait une notification urgente. C’était une convocation au bureau du Chef. Il pesta. Quelle plaie de ne pas pouvoir activer son interface de travail dès son lever. Il était maintenant un peu tard pour confirmer sa venue immédiate et gagner quelques points de ponctualité.
Il jeta un coup d’œil vers Nancy. Arrêtée au milieu du hall, elle lisait ses tâches du jour. Il se dit qu’il ne manquerait plus qu’il perde des points supplémentaires de ponctualité en prenant le temps de lui expliquer la situation. Il bifurqua vers la capsule d’ascension et passa son Médaillon Magnétique devant le détecteur. Les portes s’ouvrirent, puis se refermèrent avec un bruit pneumatique. Nancy n’avait pas bougé. Il la vit devenir de plus en plus petite, à mesure que l’ascenseur de verre s’élevait, puis disparaître quand la machine arrêta son ascension pour poursuivre sa course à l’horizontale dans les profondeurs du bâtiment. Quelques secondes plus tard, les portes s’ouvrirent directement dans une pièce à la lumière tamisée. En face de lui, une grande porte en bois sombre marquait l’entrée du bureau du chef. Dès que son Médaillon fut détecté par le capteur à côté de la porte, celle-ci s’ouvrit. Il respira un coup, puis entra.
Neslon frémit, comme à chaque fois qu’il passait la grande porte de chêne. Combien de fois avait-il rêvé d’être lui-même derrière le grand bureau qui lui faisait face ? Tous les espoirs étaient encore permis. Il s’en voulait, mais il ne pouvait s’empêcher de compter les jours qui le séparaient de la nomination. Avec son nombre de points, il avait toutes ses chances. Une connaissance au service de gestion des carrières lui avait fait comprendre que son nom était très bien placé sur la liste.
Un sourire triomphant s’afficha sur son visage. Il l’effaça immédiatement, arborant à la place une expression concernée et professionnelle. Heureusement, son manège était passé inaperçu pour le chef, qui laissait son regard errer à travers l’immense baie vitrée.
« Installez-vous, je vous en prie. »
Nelson s’assit et attendit. Le chef regardait toujours par la fenêtre.
Après un moment, il tourna sa chaise pivotante, plaqua ses deux mains sur le bureau et planta son regard dans celui de Nelson.
« Alors lieutenant West, que pensez-vous de tout ça ?
- Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par « tout ça » ? »
Le chef se laissa aller en arrière sur son fauteuil, qui tourna légèrement. D’un geste négligent de la main il désigna la ville devant eux, qui offrait au regard ses immeubles et son agitation.
« Mmhh, les événements d’hier soir. L’ambiance globale à deux jours de la loi… »
Nelson se demanda si c’était un piège et pourquoi il voulait avoir son opinion. Il détestait les discussions sans intérêt et les partages d’opinion de comptoir. Il n’avait aucune idée de ce qu’il pensait de la situation. Mais il fallait qu’il réponde. Il fallait qu’il montre qu’il saisissait bien les enjeux. Il fallait que sa réponse soit l’incarnation même de sa perspicacité.
« Eh bien, je pense que ce crime est terrible et que ce type d’événements dramatiques pourra être évité grâce à la LPS. Je pense aussi que les opposants à la loi ne se sont pas donné une bonne image en se livrant à une démonstration puérile de ce pour quoi ils se battent. Avoir le droit de se saouler, de manger en excès, sans conscience des conséquences que cela peut avoir sur leur santé, et donc la société…
- Ils étaient nombreux pourtant…
- Que voulez-vous dire par là ?
- Vous ne trouvez pas ça surprenant qu’autant de gens soient mus par cette envie de débauche ?
- Eh bien…je n’y ai jamais réfléchi, mais maintenant que vous le dites, oui, je suis assez surpris !
- Moi non. Vous savez, les humains ne sont pas des ordinateurs.
Un monde et une vie entièrement rationnelle ne permettent pas de s’évader, de laisser à l’imagination la place pour se déployer.
Si on ne peut plus échouer, montrer ses faiblesses, laisser voir ses défauts, laisser s’exprimer ses émotions… Alors on explose. On devient fou.
- Vous pensez donc que la LPS est une erreur ?
- Non… Non bien sûr. La Loi sur le Port du Surmoi est nécessaire pour la sécurité du pays. Mais ce que j’essaye de vous faire comprendre, c’est que plus la contrainte sera forte, plus la pression que nous recevrons en retour sera importante. Pour éviter que cette pression soit trop forte, il faut laisser des soupapes. Comme dans une cocotte minute, vous voyez ? Plus on prive les gens de liberté, plus il faut leur faire croire qu’ils sont libres.
- Je ne comprends pas où vous voulez en venir.
- Bien… Je vois que vous n’aimez pas trop les réflexions philosophico-politiques.
- Disons que j’ai besoin de comprendre pourquoi vous m’expliquez tout ça.
- Je vous explique tout ça parce que j’aimerais que vous meniez un interrogatoire ce matin. L’homme que vous aurez face à vous s’appelle Walter Maulberg. Sur le papier, rien à redire, l’homme est irréprochable, mais il fait partie de ce que nous appelons « les Communautés Dissidentes ». Pour faire court, ce sont des groupements politiques d’opposition. Ils se réunissent en secret et parviennent à brouiller les pistes en enlevant leur Surmoi. Ils sont donc incontrôlables.
- Mais…si vous savez qui ils sont, pourquoi ne pas les arrêter tout de suite ?
- Pour deux raisons. La première, que j’essayais de vous expliquer précédemment, c’est que l’existence de dissidents est nécessaire au fonctionnement de notre démocratie. S’il n’y a plus d’opposition, il n’y a plus de démocratie. En les connaissant, en les laissant exister, nous pouvons contrôler, filtrer et déformer la transmission de leurs idées au reste de la société. Nous les laissons s’exprimer, mais nous dénigrons leurs arguments. Nous les laissons organiser des actions, mais nous les tenons responsables des débordements individuels de certains de leurs membres. Ils croient que nous ne connaissons pas l’existence de leurs groupes occultes et leurs combines pour échapper à notre surveillance.
Cela ne nous rend que plus forts pour les contrer.
- Vous les laissez donc sciemment échapper à notre contrôle ?
- Oui.
- Mais c’est très dangereux !
- Oui. Et non. Nous avons des garde-fous grâce à des agents infiltrés parmi eux qui entretiennent une certaine discorde et qui nous préviennent si ça bouillonne un peu trop.
- D’accord et donc qu’est-ce que vous attendez de moi ?
- Nous avons découvert l’existence de groupes dissidents qui profitent de failles dans le système informatique des Surmois pour se livrer à des excès. Ils sont assez bien organisés, et, je dois le reconnaître, plutôt ingénieux.
Par contre, ils ont un nom ridicule : « la Société des Ascenseurs ».
Pour éviter que la disparition de nombreux signaux au même endroit soit immédiatement repérée, ils enlèvent leur Surmoi dans les sas entre les parkings et les ascenseurs des centres commerciaux. Les murs de ces lieux étant rendus étanches par des feuilles d’aluminium, les signaux disparaissent quelques instants. Parmi la foule de signaux, il est difficile de repérer si certains disparaissent. Ils se retrouvent ensuite dans un dépôt et se livrent à toutes sortes de débauche. Puis ils retournent dans l’ascenseur et remettent leur Surmoi. Tant qu’ils se contentent d’orgies, je dois avouer que cela ne nous dérange pas outre mesure.
Il faut bien laisser aux citoyens des espaces de respiration, leur