Survivre à la nuit - Tess Bertrand - E-Book

Survivre à la nuit E-Book

Tess Bertrand

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Beschreibung

Lorsque le barrage hydraulique s'effondre sur la ville d'Edgeburn, sept amis prennent la fuite pour sauver leur peau. Sans réseau ni repères, ils tentent de trouver un poste de secours. Ce périple réserve bien des surprises à la petite bande. Forêt hantée, hôpital abandonné, rencontres étranges... Ensemble, seront-ils plus forts que la nuit ?

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Seitenzahl: 276

Veröffentlichungsjahr: 2023

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À ceux qui ont besoin d’une course folle pour se sentir exister, mais qui préfèrent rester dans leur canapé.

Sommaire

PROLOGUE

CHAPITRE UN

CHAPITRE DEUX

CHAPITRE TROIS

CHAPITRE QUATRE

CHAPITRE CINQ

CHAPITRE SIX

CHAPITRE SEPT

CHAPITRE HUIT

CHAPITRE NEUF

CHAPITRE DIX

CHAPITRE ONZE

CHAPITRE DOUZE

CHAPITRE TREIZE

CHAPITRE QUATORZE

CHAPITRE QUINZE

CHAPITRE SEIZE

CHAPITRE DIX-SEPT

CHAPITRE DIX-HUIT

CHAPITRE DIX-NEUF

CHAPITRE VINGT

CHAPITRE VINGT ET UN

CHAPITRE VINGT-DEUX

CHAPITRE VINGT-TROIS

CHAPITRE VINGT-QUATRE

CHAPITRE VINGT-CINQ

ÉPILOGUE

PROLOGUE

Août 2024

Le soda renversé sur le parquet forme une flaque collante et noirâtre que Shirley a bien du mal à nettoyer. Bien qu’elle ne soit pas chez elle, elle ne peut s’empêcher de faire la chasse à toute saleté qui se produit. Elle ne se rappelle que trop bien les dégâts irréversibles engendrés dans son appartement lors de fêtes incontrôlables, ainsi que les remontrances de ses parents.

— Laisse tomber, lui crie Joan. On verra ça plus tard. Viens plutôt m’aider avec les cookies.

Joan pénètre dans la cuisine en se trémoussant, manquant de peu de faire tomber son plat. Son frère Spencer est avachi dans l’entrée en compagnie d’Henry. Tous deux sont obnubilés par la vidéo qu’ils regardent. La cuisinière lâche un soupir et leur demande de déguerpir en attrapant le téléphone, ce qui a le don de mettre le feu aux poudres. De nouveau, le frère et la sœur s’emportent et c’est à celui qui criera le plus fort.

Leah et Timothy continuent de s’embrasser au clair de lune, se moquant éperdument de ce qui se passe à l’intérieur. L’air frais de la nuit atténue leurs tracas et les réconciliations prennent le chemin de la douceur. Depuis le balcon, ils peuvent admirer les lumières de la ville en contrebas. Quel spectacle que de vivre dans un appartement au point culminant d’Edgeburn.

Le chiffon humide à la main, Shirley se redresse pile au moment où une énorme explosion retentit et fait trembler les vitres. Elle n’a pas fait deux pas en direction du salon que la musique se coupe et les lumières s’éteignent.

— C’est quoi ce délire ? murmure-t-elle.

Les bras tendus devant elle pour éviter de se cogner, la jeune fille rejoint les autres invités près du balcon. Seul Ulrich ne semble pas s’être aperçu du vacarme. Il dort paisiblement, allongé sur le canapé. Et dire que c’est lui qui les a réunis ce soir pour leur annoncer quelque chose d’important…

À travers la fenêtre, la ville entière semble plongée dans le noir. Edgeburn n’est qu’une petite bourgade inondable où il n’y a pas grand-chose à faire et où il ne se passe jamais rien.

Cette dernière abrite un immense barrage et une centrale nucléaire, mais ces deux constructions sont les seules données intéressantes à connaître.

Trois minutes s’écoulent, pendant lesquelles des cris indistincts leur parviennent ainsi que des bruits étranges et étouffés. Tous s’interrogent quand la sirène d’urgence se met à hurler dans la rue.

UNE ENFANT NAIT AVEC UN TROISIEME BRAS !

Le 06 mars 2024, au Weston General Hospital, la petite Ophelia a surpris la maternité au moment de sa naissance. Un troisième bras s’est développé, au niveau des côtés gauches. Il est encore trop tôt pour affirmer si ce membre est fonctionnel ou non, ni s’il sera nécessaire d’opérer la petite fille.

Les parents, résidants à Edgeburn, sont très étonnés : « Les dernières échographies de contrôle n’ont jamais montré d’anomalie anatomique chez Ophelia. Aucun médecin n’a d’ailleurs évoqué la possibilité d’une telle spécificité. »

Il semblerait pour l’heure que la patiente, née prématurément, soit dans un état stable. « Elle ne nécessite pas d’assistance respiratoire et ses constantes sont bonnes » affirme la mère. « Nous allons faire le maximum pour comprendre ce qui a pu se passer et poursuivre les examens lorsque Ophelia sera en état de le faire » indique-t-elle ensuite.

Une annonce qui met en émoi le Weston General Hospital, et qui pourtant ne semble pas inédite. Durant les soixante dernières années, les maternités du comté du Somerset dénombrent pas moins de six cas d’enfants nés prématurément et possédant un attribut physique supplémentaire. C’est notamment le cas d’Evelyn Saint Clair, née en 1994, avec un tibia supplémentaire. L’os surnuméraire était rattaché au fémur par une excroissance osseuse. Evelyn fut opérée avant l’âge de dix-huit mois afin de lui offrir une croissance normale.

Le nombre d’incidents génétiques du Somerset semble plus élevé que dans les autres comtés du pays, mais aucune étude gouvernementale n’a pour l’heure était mise sur pied pour comprendre l’origine de ces anomalies.

UN

Shirley

Dix-sept heures. La boutique ferme dans trente minutes, mais les rayons grouillent de monde. Habituellement il n’y a que très peu de clients, surtout en semaine. Je ne sais même pas comment Robin trouve l’argent pour me payer. Toujours est-il qu’aujourd’hui sort un livre très attendu : le nouveau roman de Jamy Watersides. C’est une autrice anglaise d’une quarantaine d’années qui écrit des romans de fantasy à destination des jeunes adultes. Je le sais uniquement parce que Robin m’a demandé de coller des affiches sur la devanture pour annoncer la parution du bouquin.

Nous avons commandé une quantité industrielle de L’étoile sans Lumière et je vois que les piles s’amenuisent rapidement. Nous sommes la seule librairie de Edgeburn et les lecteurs sont donc obligés de passer ici s’ils veulent se le procurer. Je dois reconnaître que c’est un joli ouvrage. La couverture est détaillée avec soin, le papier est épais et le texte est richement décoré.

Entre deux encaissements, je jette un œil à la quatrième de couverture. Le résumé m’intrigue, même si je ne suis pas une grande lectrice. En dehors des poésies que je dois apprendre par cœur au lycée, je ne lis pas grand-chose d’autre. Je suis plutôt amatrice de films ou de séries télévisées. Et vu le succès des précédents livres de Jamy Watersides, je me dis qu’il y a de fortes chances que je puisse m’aventurer dans cette histoire grâce à une adaptation sur grand écran.

Leah, ma meilleure amie, passe en revanche tout son temps la tête dans un bouquin – quand elle n’est pas sur le dos d’un cheval. C’est une grande lectrice et elle se tient constamment informée des publications. Ce matin, elle m’a envoyé un message pour que je lui garde un exemplaire de L’étoile sans Lumière et m’a dit qu’elle passerait peu avant la fermeture.

Je coule un rapide regard vers l’horloge murale et réfrène un soupir en voyant combien le temps passe doucement. J’encaisse les clients les uns après les autres, un sourire de façade collé aux lèvres. J’ai hâte que la journée se termine. La chaleur est intenable dans la boutique malgré les ventilateurs qui tournent à plein régime. À l’extérieur, le soleil se cache pourtant derrière un épais amas de nuages.

— Salut !

Je relève la tête du comptoir pour tomber sur Leah, trois livres nichés dans les bras. Ses cheveux sont relevés en un épais chignon et de larges créoles tintent à ses oreilles. Son sourire illumine la pièce tandis que ses yeux bleus captent les rayons de lumière qui entrent par les larges fenêtres.

— Je ne t’ai pas entendue rentrer. Tu as tout ce qu’il te faut ?

— Il me manque juste L’étoile sans Lumière.

— Ah oui. Ton exemplaire est ici.

J’attrape le roman sur l’étagère derrière moi et scanne ses nombreux articles. À force de la voir régulièrement ici, je connais par cœur le numéro de son compte fidélité et y ajoute les points gagnés aujourd’hui. J’avance ensuite le terminal de paiement vers elle et attends que celui-ci émette un petit bruit pour m’indiquer que le paiement a bien été accepté.

— Tu viens ce soir ? me demande-t-elle tandis qu’elle range sa carte bancaire.

— Où ça ?

— Tu n’as pas reçu les messages ?

— Je n’ai pas eu le temps de regarder mon téléphone.

Leah range ses achats et m’explique que Joan et Spencer organisent une petite soirée chez eux. Elle ne me donne pas plus de détails, si ce n’est que tout le monde a déjà répondu présent. Le contraire m’aurait étonné. Je lui promets de leur donner une réponse au plus tôt, mais qu’il faut tout d’abord évacuer les clients de la librairie. L’heure de fermeture approche et ils sont encore nombreux.

Robin tourne le panneau sur la porte d’entrée au moment où Leah s’en va et tourne le loquet. Puisque nous n’avons qu’une caisse enregistreuse, elle ne peut pas m’aider. Elle s’occupe alors de faire sortir les clients.

Il est quarante-cinq quand le dernier acheteur nous quitte. Robin et moi prenons le temps de souffler avant de nous remettre au travail. Il reste encore beaucoup de choses à faire avant de pouvoir partir : compter la caisse, vérifier les stocks, ranger les rayons et nettoyer le sol. Chacune connaît son rôle. Je m’attaque donc en premier lieu au rangement avant de sortir l’aspirateur du placard. Ce dernier est tellement vieux qu’il fait un vacarme d’enfer. Heureusement que la boutique n’est pas très grande.

— Tu peux y aller, si tu veux, m’appelle Robin. Je passerai la serpillière, je n’ai pas terminé les comptes.

— À demain alors. Passe une bonne soirée.

Enfin, je peux attraper mon téléphone et remonter tout le fil de la conversation que j’ai ratée.

Je longe la maigre avenue du centre-ville et m’arrête commander des pizzas pour ce soir. J’achète également deux bouteilles de soda dans le petit commerce adjacent, et reviens sur mes pas récupérer mon vélo.

Edgeburn n’est pas une grande ville et n’est surtout pas du tout faite pour les voitures. De grands parkings ont été aménagés aux points les plus stratégiques et les routes ont été rendues inaccessibles aux quatre roues. Voilà l’engagement du maire – le seul – à propos du climat.

Je descends jusqu’au quartier de Qudathas, me laissant porter par la vitesse et l’impulsion. Je longe la berge, admirant le lac qui aujourd’hui a une teinte plus sombre. Il y a tout de même de nombreuses familles sur ses rives.

Parmi les enfants qui jouent sur le sable, j’aperçois Mickael, un surveillant de baignade que j’ai rencontré il y a deux semaines. Il est assis sur une grande serviette, concentré sur son téléphone. Ses lunettes de soleil tombent légèrement sur son nez et ses cheveux virevoltent au gré du vent. Il se fend d’un sourire en me voyant arriver.

— Tu t’es perdue ? se moque-t-il avant de m’embrasser.

— C’est ça, amuse-toi.

Mickaël n’est pas du tout de la région, encore moins d’Edgeburn. C’est un Irlandais qui fait le tour du Royaume-Uni et qui s’est arrêté chez nous pour quelque temps. Il repartira à la fin du mois. C’est pour ça que j’ai craqué face à ses avances. Il n’y a rien de sérieux, là-dedans, et c’est ce qui me plaît. Un peu de légèreté, ça ne peut que me faire du bien.

Aucun de mes amis n’est au courant de cette relation. Non pas que j’en ai honte, mais je n’ai simplement pas envie de partager cette histoire. Je sais qu’elle raviverait certaines blessures, qu’elle ferait renaître des tensions.

— Un restau ce soir, ça te branche ?

— Je suis déjà prise… Demain si tu veux ? m’excusé-je.

Il me regarde avec une lueur inconnue dans le regard. Je ne le connais pas suffisamment pour savoir interpréter toutes ses expressions. Toutefois, je pense qu’il est déçu ou peut-être un peu jaloux. Je me dépêche de le lancer sur un autre sujet pour passer à autre chose. Il n’est pas question de le mêler à notre groupe.

— Dis-moi, je me posais une question, commence-t-il. Sais-tu pourquoi une zone du lac est inaccessible aux piétons ?

Du doigt, il pointe un petit sentier barré dont les panneaux indiquent clairement qu’il est interdit de passer. Je hausse les épaules.

— J’imagine que ça mène au barrage. Ce doit être pour les ouvriers. Peut-être que ça va même jusqu’à la centrale.

Je ne me suis jamais posé la question et je dois dire que la réponse ne m’intéresse pas vraiment. Pourtant, Mickaël a l’air de vouloir investiguer et ne lâche pas l’affaire. Je le laisse donc faire ses recherches pendant que je me repose.

Je passe une bonne heure à ses côtés avant de m’éclipser. Il est l’heure d’aller me préparer avant de rejoindre Joan chez elle, dans un quartier à l’opposé du mien. Mon père est dans le salon lorsque je rentre et il tourne la tête vers moi avec un sourire pincé. Nous échangeons quelques banalités, puis je m’éclipse dans ma chambre. Ces derniers temps, c’est assez tendu entre nous. Il voudrait que je commence à me replonger dans les cours pour la rentrée, ce qui est parfaitement ridicule puisque les programmes changent d’une année à l’autre. Mais j’ai beau le lui expliquer, il ne veut pas comprendre.

Il est plus de vingt heures lorsque je reprends la route, toujours à vélo. J’arrive un bon quart d’heure plus tard chez les Rush en pensant être la dernière.

— T’en fais pas, Ulrich n’est pas encore arrivé et Tim a dit qu’il ne serait pas là avant vingt-deux heures, me rassure Joan.

— Ah, il va rater les pizzas. Il faudra qu’on lui en mette une part de côté.

— Une pizza entière serait plus appropriée, se met à rire Spencer.

Pour l’heure, le livreur n’est pas encore arrivé. Je me laisse tomber sur l’un des fauteuils du balcon, admirant la vue. Le soleil est bas dans le ciel. Il n’est pourtant pas encore l’heure pour lui de se coucher.

— Désolée, j’étais absorbée par ma lecture. Il est trop bien ! crie Leah dans mes oreilles lorsqu’elle déboule à mes côtés.

Je sais qu’elle fait référence à L’étoile sans lumière. Ce livre a l’air d’avoir été attendu avec ferveur. Tous les gens à qui j’ai posé la question à la librairie m’ont dit qu’ils avaient l’intention de le lire sitôt arrivés chez eux. Cet engouement a enchanté Robin toute la journée. Elle avait encore le sourire aux lèvres lorsque je suis partie.

—- Tu l’as déjà commencé ? dis-je en feignant le choc.

— Évidemment ! Arrête de te moquer.

— Loin de moi cette idée. Au contraire, c’est génial que tu sois aussi passionnée.

Nous sommes coupées par la sonnette qui résonne dans le salon. Ulrich et le livreur viennent d’arriver. Sitôt ce dernier payé et notre ami débarrassé de sa veste, nous attaquons les pizzas. Je meurs de faim, à présent, et je ne suis pas la seule. Heureusement que Spencer n’a pas oublié Timothy et a mis ses parts au micro-onde. Sans lui, nous aurions tout dévoré.

— J’ai ramené de l’alcool, annonce Ulrich dans un moment de silence.

— Heu… T’es sûr ? Et nos jobs d’été, on va être explosé, le calme Henry, à qui je n’ai pas encore parlé de la soirée.

— Je sais. Mais j’ai quelque chose à vous dire.

Tout le monde attend qu’il continue. Il n’en fait rien. Il préfère attendre que Timothy soit là également. À tous les coups nous allons complètement zapper. Moi, en tout cas, c’est certain. J’ai tendance à oublier les choses qu’on me dit en quelques secondes. Je n’ai pas du tout de mémoire auditive. Impossible par exemple de retenir les paroles des chansons qui passent en boucle à la radio.

— Est-ce que tu veux bien être mon cobaye dans les prochains jours ? me supplie Leah. J’ai envie de tester un nouveau maquillage et d’en faire une vidéo pour Tiktok.

— Si tu veux, oui. Qu’est-ce que tu comptes me faire ?

— En fait, mes abonnés vont m’envoyer des propositions d’emojis et il faut que j’en fasse un make-up. Le truc, c’est que je fais toujours ça sur moi, et j’aimerais bien leur montrer que je suis capable de maquiller quelqu’un d’autre.

— Tu m’épates, glisse Joan en s’asseyant à côté de nous. Tu es sur tous les fronts.

Elle n’a vraiment pas tort. Leah pratique l’équitation presque tous les jours – même le week-end – et vient nager avec moi au moins deux soirs dans la semaine. Elle fait également de la couture pour confectionner ses propres vêtements, elle lit énormément et s’est récemment lancée sur internet pour dévoiler au monde entier les maquillages qu’elle est capable de réaliser. Alors certes, elle ne travaille pas durant l’été et peut se consacrer à toutes ses passions, mais elle trouve encore le temps de traîner avec nous et de se réserver des moments avec Timothy.

Ce dernier est d’ailleurs arrivé et je ne l’ai même pas entendu entrer. Et visiblement il est là depuis un petit moment puisqu’une assiette vide est posée devant lui.

— Comment ça va, avec Tim ? m’intéressé-je en me retournant vers mon amie.

Une moue embêtée s’affiche alors sur le visage de Leah. Oh, oh… Je sens le scoop arriver.

DEUX

Timothy

Leah n’arrête pas de me jeter des coups d’œil tout en chuchotant des trucs à l’oreille de Shirley. Je suis sûr qu’elles sont en train de parler de moi et le pire c’est qu’elles ne sont pas du tout discrètes. En plus, j’ai bien une petite idée du sujet de leur conversation, mais hors de question que je vienne y mettre mon grain de sel. C’est déjà suffisamment la honte comme ça. Par contre, si Leah s’amuse à le raconter à tout le monde, je risque vraiment de me mettre en colère.

— T’es tendu mon pote. Tiens prends-ça, ça va te faire du bien.

Spencer me colle une cigarette entre les doigts et commence à me masser les épaules.

— Non merci. Je n’ai pas envie de planer toute la soirée.

— T’es pas cool mec, pas cool du tout. Laisse-toi bercer par la musique, plutôt.

Il commence à chanter en se déhanchant à côté de moi. C’est tellement ridicule que je pouffe de rire et il est vrai que ça a un petit côté apaisant. Il attrape un pot de fleurs posé dans la bibliothèque et danse avec en mimant des baisers passionnés.

— Elle est bizarre, ta plante, commenté-je en me redressant.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

Il stoppe alors tout mouvement et observe le bouquet. Une multitude de couleurs colorent les pétales des lys. Certaines fleurs sont doubles. Ainsi, sur un même plant, on retrouve une partie blanche et une autre rouge. D’autres tiges proposent des colorations que je n’avais encore jamais observées, parfois même au centre de la fleur.

— Elles ont toujours été comme ça, explique Spencer, en reposant le bouquet.

— C’est quand même vraiment spécial.

Seulement, mon ami s’en moque pas mal puisqu’il recommence à danser au rythme de la musique.

À lui non plus, je ne risque pas de me confier. C’est le genre à ne pas savoir tenir sa langue et encore moins lorsqu’il fume ce truc pourri. La clope est déjà à moitié consommée, ce qui en dit long sur l’état dans lequel il doit se trouver. Ce n’est pas le plus mal en point, cela dit.

Ulrich est en pole position. Il a commencé à s’intoxiquer le cerveau bien avant d’arriver et je sais qu’il continuera bien après son départ. On sait tous qu’il a un problème avec la fumette et personne ne fait rien. On a bien essayé de lui parler mais il ne veut rien entendre. Alors on le regarde sombrer petit à petit.

Ulrich, c’est le genre de personne à te répéter sans cesse qu’on n’a qu’une vie et qu’il faut la vivre à fond. C’est le genre à partir du lycée sur un coup de tête pour aller visiter l’Europe et revenir un mois après comme si de rien n’était. C’est le genre à boire tellement en soirée qu’il finit par s’endormir dans un bus et se retrouver dans une autre ville le lendemain, avec un nouveau tatouage sur le corps. Je vous assure que c’est déjà arrivé et pas qu’une fois.

Ulrich, c’est aussi la mélancolie légendaire du chanteur de grunge. Il incarne la rébellion, la douleur, la différence, le rejet. Il n’est pas né à la bonne époque et il ne cesse de le répéter. Et surtout, il a été le premier majeur d’entre nous et il s’est jeté dans la liberté et l’autonomie à l’aveugle.

— Est-ce qu’on n’irait pas se baigner au lac demain soir après le boulot, juste toi et moi ? me susurre Leah à l’oreille en me faisant sursauter.

Je ne l’ai pas entendue arriver, trop concentré sur Ulrich qui en est à son quatrième verre de vodka à la framboise. Sa préférée.

— Tu as raconté à Shirley ce qu’il s’est passé hier ? je lui demande.

— Non, pas du tout. On parlait d’autre chose.

Elle voit dans mon regard que je ne la crois pas et elle soupire bruyamment avant de se lever. Je la rattrape de justesse et elle se laisse retomber sur mes genoux, la mine boudeuse.

— C’est bon Tim, ce n’est pas si grave.

— Pour moi si, répliqué-je à voix basse.

— T’as qu’à voir un médecin, dans ce cas-là.

— Tu sais très bien que ce n’est pas le problème.

On tourne en rond. On a déjà eu cette discussion au moins dix fois depuis hier. Leah pense que mon impuissance vient de la pollution qui sévit à Edgeburn. J’ai déjà vu trois médecins et ils ont tous des théories différentes : le stress, des carences vitaminiques, une fatigue chronique. Bien sûr que la clope n’aide pas, je ne peux pas dire le contraire. Mais je sais qu’il y a autre chose.

Je l’attire à moi et l’embrasse doucement pour mettre fin à la discussion. Je n’ai pas envie de parler encore de ça. Leah me promet de ne plus aborder le sujet pour la soirée, un aveu à demi-mot qu’elle était bien en train de raconter cette histoire à Shirley. Je pose à nouveau mes lèvres sur les siennes quand un énorme craquement se fait entendre. Un bruit qui semble à la fois lointain et tout proche, indéfinissable et qui n’en finit plus comme si des échos se répercutaient à sa suite.

— C’était quoi ça ?

Leah se relève, affolée. Henry est sur le qui-vive. Il est le premier à s’approcher de la fenêtre et à sortir sur le balcon. Il en est de même chez nos voisins. Tout le monde se regarde avec appréhension.

Il fait trop sombre pour y voir quelque chose, et même les lampadaires ne sont d’aucune aide. Il y a constamment du brouillard par ici.

D’autres sons, moins puissants que les précédents, finissent par nous parvenir, ainsi que des cris. J’ai l’impression d’entendre la mer, le bruit des vagues.

— Oh bordel, regardez !

Joan est en train de nous filmer. Soudain toutes les lumières de la ville s’éteignent et la sirène d’urgence se met à hurler. Des petites acclamations nous échappent et tout le monde passe en mode lampe torche sur son téléphone.

— Attendez, qu’est-ce qui se passe ? Allumez la télé ! nous intime Spencer.

Je me précipite sur la télécommande et reste planté devant l’écran qui recouvre une bonne partie du mur du salon. On est trop bêtes. Vraiment trop bêtes. S’il n’y a plus de lumière, c’est qu’il n’y a plus d’électricité. La télévision ne risque pas de fonctionner.

— Regardez plutôt sur vos téléphones. La 4G doit encore fonctionner, dis-je alors.

Le mien est mort, je n’ai plus de batterie. Joan, constamment sur le sien, nous scrute d’un œil désolé. Apparemment, même les réseaux téléphoniques sont à l’arrêt. Impossible d’appeler qui que ce soit ou d’aller sur internet.

Au même moment, une clameur puissante se fait entendre dans les rues. Nous nous précipitons à nouveau sur le balcon. Or, ce maudit brouillard, de plus en plus dense et humide, nous empêche de comprendre ce qui se passe réellement.

— Spencer, t’as pas une radio quelque part ?

Henry est déjà à sa recherche tandis qu’il pose la question. Ses cheveux blonds cendrés lui tombent devant les yeux et je me demande bien comment il peut y voir quelque chose. Soudain, je le vois s’effondrer au sol et je l’entends râler avant même qu’il ne se redresse.

— Putain Ulrich, t’es sérieux ?!

Mais Ulrich ne répond pas, même lorsque Henry braque la lumière de son téléphone en plein sur sa tête. Le bougre s’est endormi et ses longues jambes obstruent le passage.

— Ça ne sert à rien de lui crier dessus, tempère Shirley. Aidez-moi plutôt à l’installer correctement.

Nous lui attrapons les pieds pour le coucher plus confortablement sur le canapé et nous nous regardons en silence un court instant, avant que Spencer nous rappelle à l’extérieur. Nous n’avons toujours pas de radio. Les voisins sont en train de jeter des affaires au hasard dans leur voiture.

— Qu’est-ce-qui se passe ? les interroge Joan.

— Je ne sais pas, nous répond une dame d’une cinquantaine d’années avec un ton pressé. J’ai une mauvaise intuition, alors je préfère partir au plus vite. Je vous conseille de faire de même.

Nous la regardons, impuissants, se glisser derrière le volant et partir en trombe. Elle n’a pas encore tourné dans la rue suivante qu’une sirène tonitruante se met à hurler. Il n’est pas difficile de deviner d’où elle provient. C’est le système d’alerte de la ville.

— Écoutez ! nous ordonne Joan.

La sonnerie ressemble à une corne de brume. Elle sonne durant deux secondes avant de faire une pause et de reprendre. Il suffit d’être attentif un instant pour comprendre le danger qui vient d’envelopper Edgeburn.

— Le barrage a cédé, dis-je d’une toute petite voix.

Mon sang quitte mon visage et je me sens blêmir en un rien de temps. Cette mélodie, nous l’entendons depuis l’école maternelle. C’est le signal que tout habitant de la ville doit connaître. C’est celui qui est réservé à tout problème sur un ouvrage hydraulique.

Un silence nous enveloppe quelques instants, juste avant que chacun de nous cède à une panique irrationnelle. Par chance, nous sommes déjà en hauteur. Hok Circle a été construit sur l’immense monticule de terre qui s’est formé lors des travaux de construction du barrage. Depuis ce point, nous avons en général une vue sympathique sur la ville quand celle-ci n’est pas cachée sous l’épaisse brume. Nous voyons même le fleuve qui sépare Strenit Place de Wint Acre. Aujourd’hui, rien de tout cela n’est visible et ce n’est pas vraiment la priorité.

— Partez ! scande un homme d’âge moyen qui court dans la ruelle. Le fleuve est en train de déborder.

C’est cette déclaration qui nous ramène à la réalité. Nous avons peut-être l’habitude des inondations, seulement le problème qui se présente est autrement plus important… et plus dangereux.

Leah m’attrape par la main et me plante ses ongles dans la peau. Elle baragouine quelques excuses lorsque je râle sans pour antant me lâcher.

— Il faut réveiller Ulrich, appelle Henry qui est penché au-dessus de lui, en train de le secouer.

Rien à faire, il ne va pas se réveiller comme ça. J’attrape le pichet d’eau qui traîne sur la table et le déverse sur mon ami. Ses longs cheveux se collent à son nez et il manque de s’étouffer. Il fait alors un bond mais est encore trop dans les vapes pour comprendre ce qu’il se passe. Je ne prends d’ailleurs pas la peine de lui expliquer quoi que ce soit avant de l’obliger à se lever et de le traîner derrière moi.

— Vous entendez ? demande Shirley.

Nous nous taisons pour écouter. Entre deux hurlements de la sirène, il est aisé de reconnaître le bruit caractéristique de l’eau qui frappe contre le béton. J’imagine sans peine l’horreur que ce doit être dans les quartiers les plus bas en altitude. Le niveau qui monte, engloutissant les passants dans un torrent intraitable. La pression des vagues contre les bâtiments, emportant les lampadaires, les voitures. Les bornes incendies qui cèdent et qui ajoutent encore plus d’eau dans les rues.

— Venez, il faut partir par le nord, propose Henry. Il faut s’éloigner de la ville au plus vite et prendre de la hauteur.

Il nous explique son plan tout en aidant Ulrich à se mettre debout. Je l’assiste également, mais c’est un poids mort. Il ne fait aucun effort pour nous aider. Leah, agacée par le temps qu’on perd, lui colle une gifle qui résonne dans le couloir obscur. Ulrich est encore vaseux. Il lui faudra un moment pour se reconnecter à notre monde. Il baragouine quelques mots incompréhensibles et son corps se balance de droite à gauche en fonction de celui d’entre nous qui le tient plus fermement.

Lorsque nous sommes tous sur le palier, Joan se met à râler. Elle n’a pas les clés pour fermer l’appartement. Spencer lui rétorque avec cynisme que c’est inutile, que tout le monde s’en va et sa sœur réplique alors à son tour que des cambrioleurs peu scrupuleux vont certainement en profiter. Nous perdons un temps précieux alors que la fratrie Ruch recommence à se disputer. Cette fois-ci, c’est Shirley qui réagit et qui les presse d’avancer. Elle attrape Joan par la manche et l’entraîne vers les étages inférieurs.

— Arrêtez de vous disputer, pour une fois. Ce n’est pas le moment !

Le silence lui répond, alors que nous avançons à tâtons jusqu’aux escaliers. Henry descend les premières marches et se retourne en voyant que personne ne le suit.

— Qu’est-ce que vous foutez ? s’impatiente-t-il.

— Ce n’est pas plus sûr de rester à l’étage ? D’aller sur le toit, par exemple ? hésite Joan.

— Si c’est bien le barrage qui s’est effondré, et pas juste le fleuve qui déborde, il faut s’attendre à d’énormes vagues qui vont arriver d’une minute à l’autre. Il faut vraiment qu’on quitte les lieux clos et qu’on se mette en sécurité sur les points les plus en hauteur. Des zones qui ne risquent pas non plus de s’effondrer. Rappelez-vous de ce qu’on nous a enseigné !

— C’est trop dangereux, il vaut mieux aller se réfugier sur le toit. Dans la rue, on risque de se faire emporter par les eaux.

— Mais non ! Il faut partir, gagner les collines avant que l’eau n’arrive jusqu’à nous. Ça va se jouer sur quelques minutes ! Dépêchons-nous.

Le raisonnement d’Henry est effrayant et je sens un frisson me parcourir la nuque. Sans m’en rendre compte, j’accélère le pas en traînant Leah derrière moi et me rue vers les escaliers. Je commence à descendre à mon tour avant qu’elle ne m’arrête.

— Il n’y a plus d’électricité, plus d’internet, me rappelle-t-elle. Le plus logique est de rester là, d’attendre que les secours arrivent ou que des instructions soient données.

Elle n’a pas tort, seulement je ne peux pas rester ici. J’ai besoin de partir, de quitter la ville. J’ai trop peur que l’immeuble s’effondre. À contrecœur, je lâche sa main et la regarde avec un air déchiré.

— Il faut partir avant qu’il ne soit trop tard. S’il te plaît Leah, ne rends pas les choses plus compliquées.

Je la vois pourtant reculer et rejoindre Joan. Deux clans sont en train de se former et chacun d’entre nous doit faire un choix. C’est idiot de se séparer maintenant.

Ulrich est trop à la traîne pour décider par lui-même. Il est appuyé négligemment contre la cage d’escalier, le regard dans le vide. Spencer hésite, se mord la lèvre, puis finit par se ranger de notre côté. Joan se met alors à protester, à lui taper sur l’épaule pour qu’il revienne à la raison.

— Henry a raison, tranche-t-il.

Shirley ne se prononce pas. Elle nous regarde, les yeux brillants et les joues rouges. Leah et Joan tentent de la convaincre de rester avec elles.

— Oh, et puis merde ! crache Shirley. On s’en va. Oh, aller, c’est parti !

Sa décision finale impacte la gente féminine qui ne manque pas de râler de vive voix. Le duo récalcitrant bougonne pendant tout le temps que nous mettons à rejoindre le rez-de-chaussée.

À l’extérieur, l’obscurité est quasi-totale. Une voiture nous éclaire avant de filer. Des lampes de détresse sont allumées par-ci par-là et la lune apporte légèrement plus de clarté.

L’air est saturé d’humidité et la brume m’imprègne en quelques secondes. Le bruit de l’eau me paraît encore loin. La sirène n’a pas cessé son concert. En levant la tête, j’aperçois des gens sur les toits. Ils se tiennent les uns contre les autres. Certains nous font signe de les rejoindre et je baisse alors la tête. J’ai pris ma décision.

— Il faut partir par-là, montre Spencer en pointant une ruelle à sa droite. On va monter jusqu’au château pour redescendre de l’autre côté.

— Il n’y a pas plus court ? demande Shirley.

Je la regarde avec un air de dépit. Elle vit ici depuis plus d’une décennie et elle ne sait toujours pas qu’il n’y a qu’un chemin pour sortir de la ville en étant dans Hok Creek ? Lorsque je lui en fais la remarque à voix haute, je capte son regard et comprends alors qu’elle est simplement paniquée. Son esprit a cessé de réfléchir logiquement.