Terre Cabade - Marie Varoquaux - E-Book

Terre Cabade E-Book

Marie Varoquaux

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Beschreibung

Toulouse 1948. Dans la France de l’après-guerre qui retrouve une certaine joie de vivre Raphaëlle Raynal, anéantie par la disparition brutale de sa fille et de son époux se raccroche à ses morts pour survivre. Sa vie est rythmée par ses allers retours hebdomadaires au cimetière de Terre-Cabade où reposent les siens.
Une jeune photographe en devenir, un aristocrate au passé sulfureux, un prêtre issu de la communauté des réfugiés espagnols vont successivement croiser sa route et faire basculer son destin.
Manipulations, mensonges, secrets de famille, trahisons… Qui sont vraiment ceux qui nous entourent ?
Dans un univers de faux-semblants où peu à peu les masques tombent Raphaëlle avance en aveugle, victime de multiples obsessions jusqu’au point de non retour.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Après des études d’Histoire de l’Art, l’auteure a exercé le métier de guide-conférencière à Paris, Marie Varoquaux vit aujourd’hui à Aix-en-Provence. Terre Cabade est son premier roman.

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Marie VAROQUAUX

TERRE-CABADE

Roman

« Laissez-moi seul juger de ce qui m’aide à vivre.

Il ne faut pas de tout pour faire un monde.

Il faut du bonheur, et rien d’autre »

–Paul Eluard

PROLOGUE

Petite, Je n’aimais pas mon prénom. Raphaëlle. Raffaella. Mon père voulait un garçon . Il voulait lui donner le nom de son frère cadet, mort à la naissance, Raffaele. Mon arrivée, il y a vingt-cinq ans, l’a comblé. Ma mère aurait préféré m’appeler Denise, Yvette ou Gisèle. Mais il n’a pas cédé sur le choix du prénom. Je porte le prénom d’un enfant mort. Je m’y suis habituée. Après l’amour, Serge murmurait « Raffa » à mon oreille.

Je soulève le rideau jaune de mon petit salon. Dehors, le vent d’autan s’engouffre dans la rue. Je le déteste. Il m’enveloppe de sa cape humide et glacée lorsque je m’aventure dans la rue. Je ne sors presque jamais le soir. Je préfère écouter la Famille Duraton à la radio. A Marseille, le mistral de mon enfance nous glaçait jusqu’aux os mais au moins il essuyait le ciel, le défroissait de ses doigts puissants pour faire éclater le bleu dans la lumière.

Je n’aime pas beaucoup le quartier Matabiau où je vis maintenant. Pas mal de prostituées. Des maisons tristes et sales. Quand je rentre du travail la concierge me toise : « ‘Soir Md’ame Raynal ». Elle me regarde de travers, sans doute à cause de mes yeux. J’ai l’habitude. Un iris vert l’autre noisette. Yeux vairons. A cause d’eux, à l’école de Sainte-Anne, on se moquait de moi. On me traitait de sorcière. La différence effraie. Serge, lui, me disait que mon regard était unique, plein de mystère. J’aurais préféré avoir les yeux bleus de papa ou les yeux noirs de maman. Je pardonne ses airs bizarres à la concierge. Son fils et son mari figuraient aux nombres des victimes du bombardement qui a terrassé le quartier dans la nuit du 2 au 3 mai 1944. Les alliés visaient la poudrerie, l’Arsenal, la gare Raynal. La concierge était en visite à Castres chez sa sœur. Elle ne s’est jamais pardonnée d’avoir survécu aux projectiles égarés à Matabiau.

Je repense à l’époque où j’avais tout : Serge, notre fille Simone, un bel appartement prés de la Cathédrale Saint-Etienne.

J’ai tout perdu. Serge. Simone. Leur souvenir est ma prison dans une France libre depuis quatre ans. Si je n’ai pas quitté Toulouse c’est par amour pour eux. Ils reposent ensemble dans leur maison de pierre, veillés par des générations de Raynal. Chaque dimanche, je leur rends visite à Terre-Cabade. Je connais tous leurs voisins : les Courtois, honorables banquiers qui comptent plusieurs capitouls parmi leurs ancêtres, Virebent, fondateur d’une dynastie d’architectes, les Cibiel, les Ozenne, les Esquié. Je les salue au passage. Parfois je dépose une fleur sur leurs tombes abandonnées. J’imagine que la nuit, ils se lèvent, s’étirent et bâillent avant de rendre visite à Serge et à Simone. Cela me réconforte un peu. Avant de partir au cimetière, je m’habille en noir. J’étale soigneusement sur mes lèvres fines le rouge à lèvres carmin que Serge aimait tant. Il disait que cela me faisait ressembler à une actrice. Je termine par cent coups de brosse pour faire briller mes mèches brunes. Cent mots d’amour à Serge…

ILA RENCONTRE

Dehors, l’orage gronde. Etendue sur le lit, comme chaque dimanche soir à son retour de Terre-Cabade, Raphaëlle feuillette un livre à la couverture jaunie. Toujours le même. Elle en connaît le texte par cœur. Elle récite à voix haute la première phrase : « Les mouvements d’un cœur comme celui de la comtesse d’Orgel sont-ils surannés ? Un tel mélange du devoir et de la mollesse semblera peut-être de nos jours incroyable ». Une fois de plus, la magie opère. De doux souvenirs chassent la grisaille de l’absence. Quelques grains de sable se faufilent entre les pages, glissent entre les doigts de Raphaëlle…

***

Le Lavandou, août 1939

–Il l’a écrit ici vous savez ! 

Raphaëlle lève la tête, met sa main en visière. Debout dans la lumière, le jeune homme lui sourit. Très grand, très mince, très blond. Ce matin, le mistral s’est levé. Elle a choisi de lire sur la plage. « Le Bal du Comte d’Orgel ». Elle l’a emprunté à la bibliothèque avant de partir. Sa mère a gentiment râlé devant la pile de romans.

–Tu emportes plus de livres que de vêtements! 

Il y a deux jours les Mazzola ont entassé les valises dans le coffre de la Celtaquatre. Comme chaque été depuis trois ans, ils ont planté leur tente un peu en retrait de la plage sur un carré de terre battue non loin du ruisseau du Batailler, là où la brise agite les cannes roseaux.

Après avoir foulé le sable à pas lent, Raphaëlle s’est étendue sur le rivage. De temps en temps elle lève les yeux de son livre pour contempler, au large, la masse tranquille des îles, le Levant et Port -Cros. Aujourd’hui, le vent du nord cisèle le paysage avec tant de précision qu’on y distingue les minuscules silhouettes des maisons. Elle porte un short bleu marine et une chemisette jaune, un grand chapeau de paille pour protéger sa peau très blanche. Ses mèches brunes volent devant sesyeux.

Le jeune homme ne bouge pas.

–De qui parlez-vous ? demande-t-elle.

–De Radiguet, l’auteur, bien sûr ! Il a passé des vacances ici au Grand Hôtel avec Jean Cocteau… et il y a écrit le livre que vous tenez dans les mains… Vous permettez ?  

Le jeune homme n’attend pas sa réponse. Il s’assoit à côté d’elle dans le sable. Il porte un pantalon de lin et une chemise de coton blanc dont il a retroussé les manches.

Raphaëlle le regarde droit dans les yeux. Ils ont la couleur des vagues qui taquinent le rivage. Il sourit. Il ressemble à cet acteur américain qui tient le rôle de Robin des Bois. Elle a oublié son nom. Son sourire remplit tout l’espace. Elle frissonne.

–Vous avez froid ? 

–Non.

–Il est mort à vingt ans vous savez ?

–Radiguet ? Oui, jesais.

–Vous avez lu « Le diable au corps » ?

–Oui, en cachette, Maman me trouvait trop jeune.

–Elle n’a pastort.

–Je ne l’ai pas trouvé plus immoral que « La Chartreuse de Parme »

–Ah ! vous croyez ?

Deux heures plus tard Raphaëlle et le jeune homme n’ont pas bougé. Il meurt d’envie de rejeter les boucles brunes de la jeune fille en arrière. Elle ne voit plus le ciel ni la mer ni les îles. Tout se perd dans les yeux du jeune homme. Balzac, Stendhal et Radiguet ont tissé leur toile entre eux. Le jeune homme se lève, tend la main à Raphaëlle qui se redresse. Il pense qu’elle est très grande pour une femme. Il n’a jamais vu des yeux pareils, un iris vert l’autre marron, un regard étrange dans lequel brille une flamme presque trop ardente pour une fille aussi jeune. Quel âge peut-elle avoir ? Dix -sept ou dix- huit ans tout au plus.

–Mais, au fait, je ne me suis pas présenté : Serge Raynal! 

Il s’incline en riant, mimant le salut des mousquetaires agitant leur grand chapeau àplume

–Raphaëlle Mazzola !

La jeune fille a un accent délicieux. On dirait qu’elle chante quand elle parle.

–Je pourrai vous revoir ? 

–Je ne sais pas… Je suis arrivée dimanche. Nous campons avec mes parents près du Batailler.

–Demain, ici à la même heure ? 

Raphaëlle hésite. Ils ne font rien de mal. Ils parlent littérature. Elle n’arrive pas à donner d’âge à Serge. Il doit avoir quelques années de plus qu’elle tout de même. Lui n’attend pas sa réponse. Il crie « A demain ! » et il disparaît. Elle se sent soudain seule. Sur le sable, le vent tourne les pages du livre. Le mot FIN semble la narguer.

Serge et Raphaëlle se revoient chaque jour. Il habite à Toulouse, le bout du monde pour la jeune fille qui n’a jamais quitté Marseille. Un ami l’héberge à Saint-Clair à la villa « Les Tamaris ».

Ils évoquent avec inquiétude le péril imminent de la guerre. Ils rient beaucoup aussi, contemplent côte à côte les pêcheurs en maillot rayé qui jouent à la pétanque en se chamaillant autour du cochonnet, se moquent gentiment de l’air sérieux du musicien marseillais Ernest Reyer dont la statue domine le terrain de boule.

Un matin, ils s’assoient côte à côte sur la plage. Raphaëlle raconte sa vie à Marseille, le salon de coiffure de Natalina, sa mère, avec qui elle travaille. Elle évoque le voyage en Italie qu’elle rêve de faire. Serge parle longuement de Jean, son meilleur ami. Ensemble ils ont visité Venise, Florence et Naples l’été précédent. Jean s’est tué en voiture en septembre 1938. Il lui manque terriblement. Il n’a jamais confié son chagrin à personne. Le silence s’installe. Ils contemplent le large. Doucement, la main de Serge glisse vers celle de Raphaëlle. Leurs doigts se cherchent, s’étreignent dans le sable. Ils se lèvent. Leurs mains ne se lâchent pas. Ils marchent le long du rivage, s’éloignent à pas lents des enfants qui s’éclaboussent dans la lumière. Ils prennent le chemin de la petite église Saint-Louis, font halte sur le parvis désert.

Emu, Serge se souvient :

–Avec Jean, nous avions prévu de visiter Rome et ses églises. Nous n’en avons pas eu le temps. Si seulement… 

–Serge, j’aimerais bien aller à Rome avec vous, un jour! 

Ils se font face. Raphaëlle garde les yeux baissés. Serge relève doucement son menton, contemple ses joues hâlées, ses yeux étranges. Elle rougit. Il pose ses lèvres sur les siennes. La main de Raphaëlle étreint l’épaule de Serge. Elle ferme les yeux. Il la serre contre lui, caressant ses boucles brunes. Le vent se lève, agite la jupe légère de Raphaëlle qui les enveloppe comme la voile d’un bateau. Ils se détachent l’un de l’autre, puis s’étreignent de nouveau. Ils regagnent la plage, enlacés.

Le soir même, Raphaëlle se promène avec ses parents. Ils s’assoient à la terrasse d’un café. Antonio commande un pastis, Natalina un Dubonnet. Aux tables voisines, on évoque le rattachement possible de Danzig à l’Allemagne et ses conséquences sur la paix. Trois musiciens font danser les vacanciers… Partagée entre la peur du danger imminent et l’envie de croire malgré tout à la légèreté de l’été, la petite foule des « cong’ pay » profite de ses derniers moments d’insouciance. Les couples tournoient sous les étoiles au rythme de « J’attendrai ». Antonio invite Natalina. Ces deux- là ont appris à danser et à aimer ensemble. Leurs corps s’en souviennent. Leurs pas s’enchaînent parfaitement. Ils se sont connus à dix-sept ans au cercle de Sainte-Anne à un bal organisé par la communauté des émigrés italiens. Raphaëlle est fière de ses parents, beaux, jeunes, forts, parfaitement assortis : Antonio grand et brun, Natalina petite, menue, élégante dans sa robe à fleurs. Les musiciens entonnent « Vous qui passez sans me voir ». Une main attrape celle de Raphaëlle, une autre se pose sur sa taille. Robin des Bois l’entraîne. Dans les bras de Serge Raynal Raphaëlle s’envole. Ce soir, un brin de mélancolie voile les yeux de Serge. Il lui dit qu’il doit repartir pour Toulouse le lendemain, qu’il pense à elle sans arrêt, qu’il lui écrira…

La musique s’arrête. Les musiciens saluent. Les danseurs se dispersent. Serge reconduit Raphaëlle à la table de ses parents. Il se présente. Antonio et Natalina lui proposent de s’asseoir. Il refuse poliment. Il part très tôt le lendemain matin. La route est longue jusqu’à Toulouse. Il fait ses adieux, serre la main de Raphaëlle et y glisse un petit papier. Il y a noté son adresse. Elle devra donc écrire la première lettre… Il est parti. La musique reprend « Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux. » Raphaëlle sourit. Serge et elle ne vont pas attendre. Elle en a la certitude. Elle imagine des draps blancs, des rires, des caresses, le café du matin partagé, son corps mince lové contre celui de Serge, des enfants aussi blonds que lui leur sautant au cou dans le lit… 

–Il est charmant ce jeune homme, dit Natalina. Peut-être un peu vieux pour toi…Tu as bien le temps…Et puis il habite loin…Dommage, il est vraiment joli garçon, poli, bien éduqué.

Raphaëlle n’écoute pas. Elle rêve. Que pourrait-il lui arriver d’autre que du bonheur ?

Dès le lendemain, elle écrit la première lettre : « Cher Serge, j’ai enfin terminé « Le Bal du comte d’Orgel ». Elle hésite et ose : « Nos fous rires me manquent et vos baisers aussi. Nous rentrons demain à Marseille… Papa et maman ne parlent que de la guerre, j’ai peur… »

Serge répond. En deux mois ils échangent une trentaine de lettres.

Entre-temps la guerre éclate.

Serge n’est pas mobilisé. Un début de tuberculose heureusement enrayé par un séjour à la montagne au printemps précédent. Il n’en a pas parlé dans ses lettres à Raphaëlle. Il voudrait la revoir. Début octobre, il fait le voyage jusqu’à Marseille. Sa décision est prise. Dans la jolie maison de l’Allée des Buis, Antonio le reçoit dans son bleu de travail de contremaître. La situation politique l’inquiète. Dieu merci l’Italie n’est pas entrée en guerre contre la France ! Au bout de l’Allée, Serge aperçoit Natalina et Raphaëlle rentrant bras dessus bras dessous du salon de coiffure. Il va à leur rencontre. Natalina presse le pas pour rentrer préparer le dîner. Serge et Raphaëlle traînent un peu. Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre.

Après le repas, Raphaëlle aide sa mère à débarrasser la table. Antonio et Serge fument une cigarette dans le jardin. Les deux hommes parlent de l’amandier, de son tronc énorme, du grand figuier qui croule sous les fruits chaque été. Ils évitent le sujet de la guerre longuement abordé durant le repas. Antonio tire une bouffée de sa Gauloise et lance :

–Vous n’avez tout de même pas fait tout ce chemin depuis Toulouse pour me parler des arbres du jardin ? Rentrons! 

Les deux hommes rejoignent Raphaëlle et Natalina dans le petit salon où trône le gramophone.

–Souvent, nous passons un disque et nous dansons, dit Natalina.

–Ah oui ? Raphaëlle m’a raconté que vous vous étiez rencontrés au bal!

–Oui, nos familles se connaissaient. Je suis née en France mais mes parents venaient du Piémont. Ils n’ont pas eu une vie facile. Ils travaillaient pour un couple qui passait la moitié de l’année en Indochine. Mon père était gardien et jardinier, ma mère cuisinière. 

Les yeux de Natalina s’emplissent de larmes. Ils sont morts tous les deux. Ils avaient économisé sou par sou pour acheter un petit commerce. Raphaëlle ne les a pas vraiment connus.

–Je vais chercher les cerises à l’eau de vie !

Raphaëlle se lève, va ouvrir le buffet, revient avec quatre petits verres à liqueur et le bocal de cerises.

–Moi, je suis venu d’Italie après la Grande Guerre. Je parlais mal le français. Au début j’étais livreur chez un marchand de vin. Puis, j’ai suivi des cours du soir. J’ai appris le métier de fondeur. Dans mon usine, on a coulé une hélice pour le Normandie. On était fiers! 

–Le Normandie… Mes parents ont fait la traversée de l’Atlantique sur ce paquebot en trente-sept.

Les décors y étaient d’un luxe et d’un raffinement inouïs!

Le regard de Raphaëlle va de l’un à l’autre. Elle prend conscience du fait qu’un monde sépare Serge et son père.

–Vous êtes sûr de vouloir repartir ce soir ? Je peux préparer la chambre d’amis, propose Natalina.

Serge ne répond pas. Brusquement, il se lève, rattrapant de justesse le guéridon qu’il a failli renverser.

–Voulez-vous m’accorder la main de votre fille ? Je vous jure de la rendre heureuse! 

Antonio et Natalina se regardent.

–Elle est bien trop jeune. Elle n’a que seize ans ! Et puis vous vous connaissez à peine.

Antonio a haussé le ton. Il imagine mal sa fille unique partir vivre dans une ville lointaine avec un inconnu.

–Presque dix-sept, papa. Avec maman vous vous êtes rencontrés au même âge ! 

Raphaëlle se tient debout aux côtés de Serge, les joues rouges, les yeux brillants.

–C’était différent. Nos familles se connaissaient et puis nous avons attendu, nous nous sommes fréquentés pendant plus de deuxans.

–Madame, nous sommes en guerre, il peut se passer tant de choses ! Nous ne supporterions pas de vivre trop longtemps éloignés l’un de l’autre. Votre fille ne manquera de rien, je vous le promets. Et puis, nous aurons un grand appartement, vous pourrez lui rendre visite aussi souvent que vous le voudrez.

–Maman, papa, la vie est si courte ! 

Raphaëlle a pris la main de Serge.

–Raffa, tu vas partir siloin…

Antonio hoche la tête. Sa fille a un sacré tempérament, tout comme Natalina. Il aurait préféré qu’elle rencontre quelqu’un de la communauté. D’un autre côté, elle a toujours été différente, le nez dans les livres. Il aurait bien aimé qu’elle fasse des études, qu’elle devienne institutrice, pourquoi pas professeur, ils en avaient les moyens. Natalina a insisté pour la prendre avec elle au salon de coiffure. Il a cédé comme d’habitude. Serge n’a pas tort. Si l’Italie entre en guerre aux côtés de l’Allemagne la situation risque de devenir très difficile pour les Italiens vivant en France. Natalina a la nationalité française mais lui risque de perdre son travail.

–Papa, nous nous aimons, et Serge a une bonne situation. Vous viendrez nous voir souvent.

Natalina ne dit rien. Elle regarde Raphaëlle et Serge serrés l’un contre l’autre. Elle réfléchit, ne voit aucune raison valable pour s’opposer à leur union, bien au contraire. Serge peut offrir une vie agréable à sa fille. Elle sait qu’ils s’écrivent depuis deux mois. Raffa s’est confiée à elle. Elle va tellement lui manquer. Il va falloir convaincre Antonio. Il se fait tard. Ils ont besoin de repos. Elle demande un temps de réflexion. Serge comprend. Il embrasse Raphaëlle sur la joue, serre la main d’Antonio, lance à Natalina un regard plein d’espoir et prend la route pour Toulouse.

Dans leur chambre, Antonio et Natalina discutent toute la nuit.

Pendant des heures, Natalina plaide la cause de sa fille auprès de son époux, inquiet à l’idée de la voir partir à Toulouse, mariée à un homme qu’elle connaît depuis si peu de temps.

–Ils s’aiment vraiment, j’en ai la conviction, et puis Raffa est très mûre pour son âge. Ce jeune homme est sérieux. Il a une excellente situation. Notaire, tu te rends compte ! Elle n’aura plus à travailler. 

Tous deux s’endorment à l’aube. Dans la chambre d’à côté Raphaëlle n’arrive pas à dormir. Elle repasse en boucle la scène dans sa tête. Avant de monter se coucher, Natalina a parlé avec sa fille, prétextant quelques derniers rangements à faire dans la cuisine. Elle lui a promis de convaincre son père. Raphaëlle sait qu’il lui cède toujours. Demain, elle écrira à Serge.

Toulouse Novembre 1939

Colette Raynal tremble de colère. Elle tripote nerveusement son rang de perle. Henri, son époux, frappe du poing sur le bureau. Les murs de l’Office Notarial ont vu des disputes familiales, mais jamais aucune n’a fait autant de bruit.

–Jamais, tu entends ! Moi vivant, jamais!

« Je hais mon père » pense Serge. Ses épaisses lunettes à monture d’écaille donnent plus que jamais à Henri Raynal l’air d’une fouine. Serge a toujours obéi à cet homme nerveux et vindicatif, défenseur acharné de l’ordre moral. A cause de lui, il gâche sa vie à exercer un métier qu’il n’aime pas, aux côtés d’un père dont il ne partage pas les idées nationalistes.

Colette pleure. Quelques mèches folles s’échappent de son chignon blond. Elle aime tendrement son fils unique. Enfant, il était de santé si fragile qu’elle a cru le perdre plus d’une fois. Elle rêvait pour lui des plus beaux partis de la ville. Une fille d’ouvrier, émigré italien et coiffeuse en plus ! Que va-t-on penser d’eux ? Que vont dire ses amies ?

–Serge, mon chéri, tu ne peux pas nous trahir de la sorte ton père et moi. Prends le temps de réfléchir. Cette fille n’a que seize ans. Elle n’appartient pas au même monde quetoi.

–Vous ne la connaissez pas maman, je suis sûre qu’elle vous plaira. Elle est belle, cultivée et elle a tellement d’allure.

–Tu racontes n’importe quoi ! Une coiffeuse ! Et pourquoi pas une charcutière tant que tu y es ! Cette fille t’a embobiné. J’espère que vous n’avez pas fait de bêtise…

Henri, blanc de rage fait les cent pas dans le bureau.

–Ton cœur Henri, pense à ton cœur ! 

Colette Raynal se tord les mains de désespoir. Elle connait son fils. Il a parfois des accès de mélancolie. Il a une âme d’artiste mais il a hérité de son père une volonté de fer. Il a obéi. Il travaille à l’Etude par sens du devoir mais s’il aime vraiment cette jeune fille et s’il veut l’épouser personne ne le fera changer d’avis. Elle soupire.

Serge sort en claquant la porte. Cela fait plus d’un mois qu’il a reçu la lettre de Raphaëlle. Quelques jours après sa visite à Marseille, Antonio et Natalina ont donné leur bénédiction. Demain, il écrira à Raphaëlle. Il ne veut pas d’un grand mariage. Il épousera sa bien-aimée dans l’intimité à Marseille mais personne ne l’empêchera de ramener sa jeune femme à Toulouse. Il faudra bien que ses parents acceptent la situation. L’hôtel particulier est assez grand pour accueillir deux familles. Les choses s’arrangeront quand il leur aura présenté Raphaëlle.

***

« Serge… Son preux chevalier. Il s’est tant battu pour elle… ». Raphaëlle ne veut conserver que les bons souvenirs du passé. Elle ramasse religieusement les grains de sable sur le drap et les glisse entre les pages du livre. Elle l’effleure d’un baiser et le range dans le tiroir de la commode.