L'homme du premier étage - Marie Varoquaux - E-Book

L'homme du premier étage E-Book

Marie Varoquaux

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Beschreibung

New York 2001. Liza Lee Kendall brillante avocate d’affaires cache sous le masque d’une réussite éclatante une vie faite de désillusions et de regrets. Paris 2011. Sa fille, Sasha, mélancolique et tourmentée ne parvient pas à faire le deuil d’ue mère partie trop tôt. Elle se raccroche à l’affection de sa seule amie, la pétulante Anna-Luisa. Le lien qui les unit semble indéfectible jusqu’au jour où l’homme du premier étage va faire basculer leur destin. Au fil du récit, un questionnement va voir le jour et s’imposer : jusqu’où connaît-on ceux que l’on aime et peut-on leur faire vraiment confiance ?

À PROPOS DE L'AUTRICE


Marie Varoquaux - Après des études d’Histoire de l’Art, l’auteure a exercé le métier de guide-conférencière à Paris. Elle vit aujourd’hui à Aix-en-Provence. "L’homme du Premier Etage" est x - Après des études d’Histoire de l’Art, l’auteure a exercé le métier de guide-conférencière à Paris. Elle vit aujourd’hui à Aix-en-Provence. "L’homme du Premier Etage" est son second roman après "Terre Cabade" paru en 2022.

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MARIE VAROQUAUX

L’HOMME DU PREMIERETAGE

Roman

Pour Saskia

« Il n’y a pas d’ange de la réalité »

Paul Eluard

PROLOGUE

Paris, La Perle, rue Vieille-du-Temple, 11 septembre2011.

Fred essuie les verres, les yeux dans le vague, la moustache en berne. Il a mal dormi. Encore une engueulade avec Claire, à propos du fric, comme d’habitude. Elle lui reproche son manque d’ambition. Elle le gonfle. Elle n’a qu’à l’accepter comme il est. Le train-train de La Perle lui convient parfaitement : servir des cafés en salle, des ballons de rouge au zinc, plaisanter avec les habitués, reluquer les jolies touristes, observer les clients. Fred se nourrit de la vie des autres.

Justement, la fille assise à sa place habituelle près de la vitre, côté rue Vieille-du- Temple fait une drôle de tête. Elle vient presque tous les jours. Il lui donne une vingtaine d’années. Pas du tout son type. Trop grande, trop maigre, cheveux coupés très courts, toujours en jeans. Elle passe une bonne partie de ses journées à travailler dans son coin. Ce matin, très pâle, les yeux cernés de mauve, elle plonge de temps à autre son nez dans le col de l’imper beige qu’elle a gardé sur ses épaules. On dirait qu’elle a froid. Pourtant, aujourd’hui il fait exceptionnellement chaud à Paris. Jeff, le patron, a laissé la radio allumée. Des bribes d’infos cassent le silence : World Trade Center... Attentats… Dixième anniversaire… Merde, se dit Fred, ça doit être dur pour les familles ! 

La fille sur la banquette croise et décroise ses jambes interminables. Pas grand monde à La Perle ce matin. Quelques touristes assis en terrasse offrent paresseusement leur visage au soleil. Petit bruit du côté de la grande bringue. Le couinement d’une souris. Un hoquet. Elle avale une gorgée de crème brûlant. Fred l’observe du coin de l’œil. Ma parole, elle pleure… De grosses larmes dévalent ses pommettes hautes. Fred hoche la tête. Encore un chagrin d’amour… Une engueulade avec son petit copain ou peut-être avec ses parents. Quoique… Il se dit qu’il ne l’a jamais vue attablée avec personne. Elle le salue toujours poliment en arrivant. Elle a un sourire étrange, plein de mystère. Elle doit plaire. Beaucoup même. C’est pas parce que c’est pas son type de femme…Elle lui rappelle un mannequin vedette des années quatre-vingts dont son père était raide dingue. Agnès, non Inès de La Fesse d’Ange, c’est comme ça qu’il l’appelait, le vieux. Sauf qu’il lui semble qu’elle était brune. Elle avait la classe, disait son paternel. La fille à l’imper est plutôt blond foncé mais globalement, elle a un peu la même allure. Bon, là, elle sanglote carrément en silence. Le chagrin secoue ses épaules… Fred ne sait pas quoi faire. Il hésite à aller lui parler. Va savoir… Elle a peut-être appris la mort de quelqu’un. Il interroge Jeff du regard. Lui aussi a levé le nez de ses comptes. Il fixe la fille. Il hoche la tête. Dans leur code à eux ça veut dire : « Laisse tomber ». Jeff se rapproche, glisse à l’oreille de Fred :

–C’est sa mère ! 

–Quoi, sa mère ? répond Fred à voix basse.

–Elle était dans une des tours à New-York…

–Une des… Ah Merde !

Le torchon s’arrête de tourner dans le verre que tient Fred. Il a de la peine pour cette pauvre fille, ça le renvoie à la perte de sa propre mère dans un accidentde…

–Salut la compagnie ! 

Anna-Luisa, sa cliente préférée vient de rentrer en trombe.

–Fred, un serré, comme d’hab s’te plait !

Deux fesses généreuses moulées dans un legging noir se posent sur le siège haut en face de lui, deux mains potelées aux ongles fuchsia couvertes de bagues tapotent sur lezinc.

–Ciao Fred, ça boume ? T’en tires une tronche ce matin ! Tu t’es encore engueulé avec ta chérie ?

Un sourire moqueur éclaire le visage en forme de cœur d’Anna-Luisa. Elle agite ses boucles rousses au rythme de la musique de jazz qui s’échappe du poste de radio. Un vrai soleil cette nana. Elle tient un stand de produits italiens au Marché des enfants rouges. Une affaire familiale. Elle change souvent de couleur de cheveux. Elle porte des mini-jupes de cuir. Fred se la ferait bien, cette fille. Il la trouve vraiment canon, bien roulée, toujours joyeuse.

–Tu m’en mets un deuxième, bien serré, hein Fred ? 

La voilà qui se dirige, intriguée, vers le coin près de la vitre où Fesse d’Ange sanglote de plus en plus bruyamment. Elle se penche vers elle, l’air inquiet, lui parle, lui tend la main. Mais qu’est-ce qu’elle fout ? pense Fred. Anna Luisa lui fait signe d’apporter deux noisettes à la table de la grande bringue. Il n’y comprend plus rien. Jusqu’ici, il n’a jamais vu les deux filles échanger un seulmot.

–Annule le deuxième Espresso s’te plait ! 

Anna Luisa déroule son foulard multicolore et s’assoit en face de la blonde. Fred pose les deux noisettes sur la table en formica gris. Il fait mine de ranger les chaises et les tables voisines. Ce matin, il a le temps. Cette histoire l’intrigue. Fesse d’Ange parle très vite, à voix basse. De sa mère, de son chagrin. « Comment elle peut raconter sa vie comme ça à une inconnue ? » se dit Fred. Anna-Luisa écoute attentivement. Elle a posé sa jolie tête sur ses deux poings ramenés sous son menton, coudes sur la table. Fred n’avait jamais remarqué qu’elle avait les yeux verts, couleur menthe à l’eau, comme dans la chanson d’Eddy Mitchell, encore une idole de son paternel. Décidément… Fred soupire. Ces nanas, c’est le jour et la nuit, l’eau et le feu, Laurel et Hardy, Fesse d’Ange et la Rital… Il sourit presque tendrement. C’est comme ça qu’il les appelle quand il parle d’elles avec Jeff. Il a donné un surnom à toutes les habituées : il y a aussi Dents du Bonheur, Mouchette, Minnie, Face de rat, Peau d’âne qui pue la sueur à dix mètres… Fred se dit que les deux femmes ne viennent sûrement pas du même milieu. Fesse d’Ange est aussi timide que la Rital est extravertie. L’une, maigre comme un clou, mesure un mètre quatre-vingts, s’habille comme un mec, passe la journée dans des bouquins en anglais, l’autre, haute comme trois pommes a tout ce qu’il faut là où il faut, ne porte que des mini-jupes de cuir sur des leggings et des fringues de couleurs vives et vend du fromage sur le marché. Jamais il n’aurait pensé qu’elles puissent bavasser ensemble plus d’une heure. Et pourtant… Fred regarde sa montre. Bientôt le changement de service. La grande blonde sèche ses yeux d’un revers de manche. Elle sourit. Anna-Luisa parle en agitant les mains. Fred tend l’oreille :

–Panettone, Polenta, Parmigiano Reggiano… viens faire tes courses au marché, Sasha ! Je t’expliquerai comment faire cuire les pâtes fraîches al dente et les préparer al pesto. Faut te remplumer un peu. Je te ferai tout goûter, caramia !

Fred s’approche de la table pour encaisser.

–C’est pour moi ! lance Anna-Luisa, pourquoi tu me regardes comme ça ? Tu veux ma photo, Fred ? Je rigole… Fais pas cette tête !

Fred contemple les deux visages juvéniles levés vers lui. La rousse et la blonde. La ronde et la maigre. La Rital et Fesse d’Ange. Il se dit qu’il vient d’assister à quelque chose de très rare. De très spécial. Il le sent. Il a l’habitude. Déformation professionnelle. Son instinct ne le trompe jamais. Au premier coup d’œil il fait le tri dans les rencontres : les couples qui ont un avenir, les coups d’un soir, les amitiés durables, celles vouées à l’échec. Il n’aurait pas parié sur ces deux-là et pourtant… Il salue les deux jeunes femmes et s’éloigne, son plateau à la main. Il pose en sifflotant les tasses vides sur le comptoir.

Quelques jours plus tard, la Rital lui racontera : Sasha est devenue sa meilleure amie, elles partagent leurs secrets, elles se complètent, elles se voient souvent chez l’une ou chez l’autre, elles habitent tout près… Au fil des semaines, des mois, Fred s’habituera à les voir attablées face à face en silence, Anna-Luisa le nez dans son portable rose à coque Hello Kitty, Sasha très droite tapant à toute vitesse sur les touches de son Mac Book. Ça durera des années jusqu’à ce fichu jour dejuin.

LIZA LEE

I

10 septembre2001

La valise repose sur le sol, ouverte. Un tailleur bleu nuit est suspendu, prêt pour demain. La fatigue s’installe. Une profonde lassitude aussi. Aucun bruit dans la chambre d’hôtel. Epaisse moquette beige, murs blancs, meubles d’acajou. Un lieu impersonnel où le luxe ne réussit pas à faire oublier la solitude.

Dès l’enfance, mon père m’a conditionnée, comme l’air que je respire dans cette chambre où j’étouffe. Mon frère Scott, ma sœur Charlotte, et moi avons été programmés pour prendre sa suite chez « Kendall and Kendall ». Je suis née la première, pour mon malheur. J’ai passé une bonne partie de ma jeunesse à prouver à mon père que je pouvais réussir au moins aussi bien que le fils aîné qu’il rêvait d’avoir. Passionnée d’Art, je rêvais de travailler chez Christie’s. Papa ne m’a pas laissé le choix. Comme lui, j’ai étudié le droit à Columbia. J’en suis sortie major de ma promotion. Trop soucieuse de lire la fierté dans ses yeux, je n’ai jamais essayé d’aller à l’encontre des décisions qu’il prenait à ma place. J’ai grandi à trois quarts d’heure de Manhattan, à Greenwich dans le Connecticut. Tous les symboles de réussite y sont interchangeables : grandes demeures de briques rouges à portiques blancs, voitures de luxe, cannes de golf, épouses chics et souriantes. Ma mère faisait partie du lot, toujours faussement occupée à organiser des ventes de charité, jamais disponible pour nous, écartant nos demandes d’un geste fatigué, dotée comme la plupart de ses amies d’une exceptionnelle résistance à l’alcool mondain, sport qu’elle pratique encore activement aujourd’hui.

Dès que j’ai pu, j’ai pris la fuite. J’ai filé vivre à New-York avec la bénédiction de mon père. Tant que je réussissais chez Kendall, il finançait tous mes caprices. Mon loft à Soho en faisait partie. Je me suis repue jusqu’à l’écœurement des bruits, des odeurs, des couleurs de la ville : hululement rassurant des sirènes des taxis, doux ronflement de la circulation, effluves des bretzels vendus par les marchands de rue, silhouettes aigües des immeubles tranchant sur le ciel bleudur…

Peu après que mon père ait quitté ses bureaux de la prestigieuse Park Avenue pour occuper tout un étage au World Trade Center, j’ai rencontré Louis lors d’un voyage à Paris où je prenais quelques jours de vacances. J’avais vingt-huit ans, je trainais au Musée d’Orsay. Assise sur une banquette de velours, je rêvassais devant « le Balcon » de Manet, fascinée par le regard triste de la jeune femme à l’éventail assise au premier plan. Un homme a pris place à côté de moi. Plongée dans la contemplation de la toile, je n’ai pas fait attention à lui.

–Elle était peintre, comme Edouard Manet dont elle a épousé le frère, Eugène … Elle s’appelait Berthe Morisot. Elle avait du talent.

J’ai détourné le regard du tableau. L’homme m’a fixée droit dans les yeux. J’ai soutenu son regard, un peu gênée par l’expression que j’y ai lue.

–Pardon ? De qui parlez-vous ? Mon accent m’a aussitôt trahie.

–De la jeune femme à l’éventail, celle qui vous attire… Vous êtes américaine ?

L’homme m’a souri, élégant, très brun, séduisant.

–New-Yorkaise.

–Et passionnée d’Art, n’est-cepas ?

–Cela se voit tant queça ?

–Oui, à votre façon d’observer la toile en silence. Presque religieusement ! Vous parlez remarquablement bien notre langue.

–J’ai étudié au Lycée français. Une lubie de mon père. Il s’est entiché de Paris au cours d’un voyage d’affaires bien avant ma naissance. Lui et moi y séjournons souvent, rarement en même temps. Nous travaillons beaucoup ensemble. J’éprouve le besoin de prendre le large. Je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça. Nous ne nous connaissonspas.

–Parfois, il est plus facile de se confier à des inconnus.

C’est ainsi que Louis est rentré dans ma vie. Il m’a invitée à prendre un verre. Il a ri quand je lui ai dit que j’étais avocate d’affaires.

–Vous avez l’air d’une étudiante…

Je portais un jean, un T-shirt blanc, des baskets et un Trench beige. J’avais attaché mes cheveux en queue de cheval. Un sac besace se balançait à mon épaule. J’ai souri.

–Et vous, que faites-vous dans lavie ?

–Je suis médecin. J’ai repris le cabinet de monpère.

–Ah, vous aussi ? Cela nous fait au moins un point commun.

Nous nous sommes revus presque chaque jour. Quelques mois plus tard, je quittais New-York pour m’installer dans le grand appartement de Louis, rue Mahler.

–Room Service !

Le garçon d’étage dépose un plateau sur la table basse. Je n’ai pas faim. Je me force à avaler quelques bouchées de viande froide. Le rendez-vous de demain ne va pas être facile.

J’ai rapidement pris l’habitude de faire plusieurs fois par mois des allers-retours à New-York pour le travail. J’aimais Louis à ma façon, légère, sans penser au lendemain. Je n’éprouvais aucune envie de m’engager. J’appréciais plus que tout le fait de vivre entre Paris et New-York. Ce nomadisme qui me pèse tant aujourd’hui me permettait d’échapper à la routine. L’admiration et l’amour que je lisais dans les yeux de Louis ont fini par me convaincre que je pourrais vivre heureuse avec lui. J’excellais dans le rôle que je tenais à ses côtés, celui d’une ravissante avocate promise à un bel avenir, tout comme je réussissais brillamment chez Kendall dans un domaine qui ne me passionnait pas. Dans les deux cas, j’étais animée par cette recherche de perfection qui me taraudait depuis l’enfance.

Je m’entendais particulièrement bien avec Zoya, la mère de Louis. Je trouvais enfin auprès d’elle l’attention chaleureuse que ma mère m’avait toujours refusée.

Un jour, tandis que nous prenions le thé dans le salon de son appartement boulevard Raspail, elle m’a dévisagée longuement sans rien dire. Elle a rajusté le châle qui glissait de ses épaules :

–Encore un peu de thé mon petit ?

–Non merci, Zoya. Je vais y aller. Louis m’attend.

–Vous savez, Liza-Lee, vous auriez pu naître russe…

–Moi ?... Ah ! Chère Zoya, dois-je le prendre comme un compliment ?

–Vous donnez bien le change. Vous paraissez tellement forte et sûre de vous, mais aufond…

–Au fond ?

–Au fond, vous êtes plus fragile que vous ne le croyez. Prenez garde à la mélancolie ! Elle nous rattrape toujours, nous autres slaves !

Zoya lisait si bien enmoi…

Elle a froncé les sourcils, perdue dans ses pensées, puis elle a ajouté, dans un sourire :

–Je dis des bêtises, filez rejoindre Louis !

Zoya venait souvent déjeuner avec nous le dimanche. Elle disait en plaisantant que j’avais ensorcelé son fils. Louis devançait le moindre de mes désirs. Il me faisait livrer des fleurs, prenait beaucoup de photos de moi, en accrochait partout sur les murs de l’appartement. A chacun de mes retours de voyage, il me laissait à peine le temps de poser ma valise dans l’entrée, m’enlevait mes vêtements un par un dans le couloir et me poussait doucement vers la chambre. Il avait inventé un jeu qu’il appelait notre « chasse au trésor » : il s’amusait à cacher de petits cadeaux, du parfum, de la lingerie, des chocolats, que je prenais plaisir à découvrir sous ses applaudissements. Il parlait peu de son enfance. Il disait qu’il avait commencé à vivre lorsqu’il m’avait rencontrée. Dès que nos emplois du temps chargés le permettaient, nous arpentions main dans la main les quais de Seine et les musées. Nous travaillions beaucoup tous les deux. Les instants de bonheur que nous partagions n’en étaient que plus précieux.

Lorsque j’ai découvert que j’étais enceinte de Sasha j’ai hésité. Garder cet enfant allait m’obliger à faire un choix, à m’engager auprès de Louis, à concilier mes allers-retours avec mon rôle de mère. Avec la légèreté qui me caractérisait à l’époque je n’ai pas réfléchi bien longtemps. J’ai annoncé la nouvelle à Louis qui m’a proposé aussitôt de l’épouser. Cet enfant le liait à moi, enfin… Il attendait ce moment depuis longtemps. J’ai cru sincèrement que je l’aimais sans me rendre compte que ce qui m’attirait vraiment en lui c’était l’adoration qu’il éprouvait pour moi. Nous nous sommes mariés à Paris dans l’intimité. Mes parents ont fait le voyage. Ma mère était ravie. Louis possède ce délicieux accent français dont ses amies du bridge raffolent. Quant à mon père, du moment que je continuais à assumer mes fonctions chez Kendall il s’en accommoderait. Il y vit même une opportunité lucrative d’ouvrir un bureau à Paris dont il me confia la direction.

Il se fait tard. Le décalage horaire commence à peser. J’avale un somnifère. Je me déshabille en vitesse. Coup d’œil rapide dans le miroir. Ventre plat, hanches étroites, longs cheveux blonds cendrés. Qui pourrait penser que j’ai porté trois enfants ?

Ma taille m’a longtemps complexée. J’en ai fait un atout dans le milieu presque exclusivement masculin dans lequel j’évolue. Je l’accentue en portant des talons hauts. Ainsi je dépasse la plupart des hommes que je côtoie.

J’enfile le pyjama en pilou que je fourre au dernier moment dans ma valise à chacun de mes déplacements. Son contact sur ma peau me rassure.

Louis ne le supporte pas. Il n’aime que les délicates chemises de nuit de soie qu’il m’offre à chacun de mes anniversaires.

Leo, lui, me préfère nue. Je m’interdis de penser à Leo mais je n’y arrive pas. Leo a trente ans, dix de moins que moi. Pas de femme, pas d’enfant. Il a la liberté désinvolte des hommes sans attache, sans alliance. Celle que je porte à l’annulaire gauche ne l’a pas empêché de me séduire. Nous nous sommes rencontrés dans l’avion. Il occupait le siège voisin. Epuisée, je me suis endormie. Ma tête a glissé contre son épaule. Lorsque j’ai ouvert les yeux, j’ai murmuré :

–Louis ?

–A mon grand regret, vous vous trompez d’homme. Louis a bien de la chance. Moi, c’est Leo. Vous voulez un café ? Attendez, je fais signe à l’hôtesse ! Vous me semblez en avoir bien besoin.

Leo a joint le geste à la parole. Du coin de l’œil j’observais ses boucles blondes, son nez busqué, son menton décidé. Malgré sa cravate et son costume sombre il paraissait tellement jeune ! D’un geste machinal j’ai rajusté les mèches qui s’échappaient de mon chignon. Leo m’a tendu la main, a plongé son regard noisette dans le mien et a demandé avec un sourire malicieux :

–A qui ai-je l’honneur, belle endormie ?

–Liza-Lee Kendall.

–Et qui est Louis ?

–Oh, un ami…C’est sans importance. J’ignore ce qui m’a poussée à mentir. Peut-être étais-je simplement flattée qu’un homme jeune, séduisant, plein d’assurance, s’intéresse àmoi.

–Vos cheveux ?

–Eh bien ?

–Vous devriez les lâcher au lieu de rajuster vos mèches. Ce chignon vous donne l’air sévère. Vous avez un si joli visage… Quel dommage ! Attendez…

Avant que j’aie pu réagir Leo a attrapé le peigne d’écaille qui retenait mes cheveux. Ils se sont répandus sur mes épaules. Il a éclaté d’un rire espiègle. Une irrésistible fossette a creusé sa joue gauche. Surprise, j’ai hésité entre l’amusement et la colère. Quel culot ! Finalement, j’ai ri. Il avait tellement de charme !

L’hôtesse a ramené deux cafés. Jusqu’à l’atterrissage à Roissy nous avons discuté de nos vies professionnelles bien remplies. Leo vit à Paris. Il se rend souvent à New-York. Il travaille pour un marchand d’Art. A aucun moment je n’ai parlé de mon mari et de mes enfants. Lorsque j’ai tenté discrètement de faire glisser mon alliance de mon doigt, Leo a posé une main sur mon bras :

–Cela ne compte pas Liza. J’avais deviné dès le début. Je m’en moque. Là maintenant, tout de suite j’ai envie de vous embrasser. Vous êtes tellement… Différente ! Et puis, j’ai aimé sentir le poids de votre jolie tête sur mon épaule.

Les autres passagers débarquaient. Leo m’a attirée contre lui, a posé ses lèvres sur les miennes. Je n’ai pas résisté. Nous nous sommes levés, enlacés. Je me souviens de la suite comme dans un rêve. Nous avons récupéré nos bagages. Il m’a poussée dans un taxi, a donné au chauffeur l’adresse de l’hôtel Pont Royal. Je me sentais si faible… Leo m’a prise dans ses bras. Sa main a glissé sous la jupe de mon tailleur. J’ai pensé au chauffeur de taxi. Pour quelle sorte de femme allait-il me prendre ? Une vague de plaisir a balayé mes scrupules. Les deux heures passées dans la chambre de l’hôtel Pont Royal, m’ont fait tout oublier. Je crois que si Leo m’avait demandé de tout quitter pour lui ce jour-là je l’aurais fait sans hésiter. Mais il a claqué la porte de la chambre derrière lui sans un mot. Lorsque j’ai réalisé qu’il était parti, j’ai paniqué. J’ai eu peur de ne jamais le revoir. Puis j’ai trouvé le bout de papier sur l’oreiller. Leo avait griffonné son numéro de portable et ajouté « appelle-moi ! ».

Personne ne m’avait jamais traitée avec autant de désinvolture. Bizarrement, ce soir-là en rentrant à la maison je n’ai éprouvé aucun remords. Je me sentais étrangement détendue. J’ai bordé les enfants, j’ai même pris le temps de leur lire une histoire. Plus tard, j’ai défait le nœud du paquet que Louis me tendait. Un flacon de mon parfum préféré. Quand il m’a embrassée, j’ai pensé aux lèvres avides de Leo mordant les miennes. J’ai frissonné. Prétextant une migraine je me suis allongée sur le lit. Quand Louis m’a rejointe, qu’il a caressé mon épaule, je lui ai tourné le dos et je me suis endormie aussitôt. Le lendemain, j’ai rappelé Leo. Nous nous sommes donné rendez-vous au Pont Royal, chambre 28 dès le jour suivant.