Textes de jeunesse I - Gustave Flaubert - E-Book

Textes de jeunesse I E-Book

Gustave Flaubert

0,0
2,49 €

-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

Pour moi rien ne m'attriste tant que la misère cachée sous les haillons de la richesse, que le galon d'un laquais autour des cheveux nus de la pauvreté, qu'un chant qui couvre des sanglots, qu'une larme sous une goutte de miel. Aussi je plains d'un amour bien sincère les baladins et les filles de joie. Mais si vous aviez rencontré Marguerite avec ses deux enfants, Marguerite jouant du violon et ses enfants sautant sur le tapis, si vous aviez vu l'indifférence de cette foule curieuse et barbare qui s'avançait avec son regard stupide et ironique, votre coeur eût saigné devant cet excès d'égoïsme parvenu à son plus beau degré de logique. C'est vrai, la société a bien autre chose à faire que de regarder une baladine et ses marmots, l'état s'occupe fort peu si elle a du pain, d'abord il n'a point d'argent à lui donner, ne faut-il pas qu'il paye ses 86 bourreaux ? En effet, je l'avoue par une rude matinée de novembre personne n'est disposé à s'arrêter sur la place pour regarder des tours de force ? Il se fût arrêté avec intérêt devant Marguerite ?

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB
MOBI

Seitenzahl: 289

Veröffentlichungsjahr: 2018

Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Textes de jeunesse I

Pages de titreTextes de jeunesse IUn parfum à sentirles BaladinsLa femme du monde 1La peste à FlorenceBibliomanieRage et impuissanceconteRêve d’enferUne leçon d’histoire naturelle Genre commisQuidquid voluerisPassion et vertuPage de copyright

Gustave Flaubert

1821-1880

Textes de jeunesse I

Sources

Gustave Flaubert, Mémoires d’un fou, Novembre et autres textes de jeunesse. GF-Flammarion, Paris, 1991. – Cette édition, établie par Yvan Leclerc, ne normalise pas la ponctuation, conserve celle d’origine, « sans beaucoup de virgules ni de points-virgules (un signe rare), souvent sans point final. En revanche, on trouve fréquemment une virgule avant la conjonction « et », d’assez nombreux tirets, en particulier dans les passages dramatiques, souvent combinés avec une virgule ou un point ».

Oeuvres complètes de Gustave Flaubert, Volume 11, Oeuvres de jeunesse inédites, tome I, 183..-1838, Paris, Louis Conard, Libraire-Éditeur, 1910.

Un rêve d’enfer, dans La dimension fantastique – 3, 10 nouvelles de Flaubert à Jodorowsky, anthologie présentée par Barbara Sadoul, Librio.

Textes de jeunesse I

Un parfum à sentir

ou

les Baladins

– conte philosophique, moral, immoral, –

(ad libitum)

Avril 1836

Deux mots

Ces pages écrites sans suite, sans ordre, sans style, devront rester ensevelies dans la poussière de mon tiroir et si je me hasarde à les montrer à un petit nombre d’amis ce sera une marque de confiance dont je dois avant tout leur expliquer la pensée.

Mettre en présence et en contact la saltimbanque laide, méprisée, édentée, battue par son mari, la saltimbanque jolie, couronnée de fleurs, de parfums et d’amour, les réunir sous le même toit, les faire déchirer par la jalousie jusqu’au dénouement qui doit être bizarre et amer puis ensuite ayant montré toutes ces douleurs cachées, toutes ces plaies fardées par les faux rires et les costumes de parades, après avoir soulevé le manteau de la prostitution et du mensonge, faire demander au lecteur : À qui la faute ?

La faute ce n’est certes à aucun des personnages du drame.

La faute c’est aux circonstances, aux préjugés, à la société, à la nature qui s’est faite mauvaise mère.

Je demanderai ensuite aux généreux philanthropes qui n’ont d’autres preuves du progrès intellectuel que les chemins de fer et les écoles primaires, je leur demanderai à ces heureux savants s’ils ont lu mon conte quel remède ils apporteraient aux maux que je leur ai montrés. Rien n’est-ce pas ? et s’ils trouvaient le mot ils diraient άυαγχή. La faute, c’est à cette divinité sombre et mystérieuse qui née avec l’homme subsiste encore après son néant, qui s’aposte à la face de tous les siècles et de tous les empires et qui rit dans sa férocité en voyant la philosophie et les hommes se tordre dans leurs sophismes pour nier son existence tandis qu’elle les presse tous dans sa main de fer comme un géant qui jongle avec des crânes desséchés !

Gve Flaubert

Février 1836.

I

La parade allait commencer. Quelques musiciens accordaient leurs hautbois et leurs déchirants violons, des groupes se formaient autour de la tente, et des yeux de paysans se fixaient avec étonnement et volupté sur la grande enseigne où étaient écrits en lettres rouges et noires ces mots gigantesques : troupe acrobatique du sieur Pedrillo.

Plus loin sur un carré de toile peinte l’on distinguait facilement un homme aux formes athlétiques nu comme un sauvage et levant sur son dos une quantité énorme de poids. Une banderole tricolore lui sortait de la bouche sur laquelle était écrit : Je suis l’Hercule du Nord.

Vous dire ce que le pierrot hurla sur son estrade, vous le savez aussi bien que moi, certes dans votre enfance vous vous êtes plus d’une fois arrêté devant cette scène grotesque et vous avez ri comme les autres des coups de poing et des coups de pied qui viennent à chaque instant interrompre l’Orateur au milieu de son discours ou de sa narration.

Dans la tente c’était un spectacle différent : trois enfants dont le plus jeune avait à peine sept ans, sautaient sur la balustrade intérieure de l’escalier, ou bien s’exerçaient sur la corde à la

Représentation.

Débiles et faibles, leur teint était jaune et leurs traits indiquaient le malheur et la souffrance.

À travers leur chemisette rose et bordée d’argent, à travers le fard qui couvrait leurs joues, à travers leur sourire gracieux qu’ils répétaient alors, vous eussiez vu sans peine des membres amaigris, des joues creusées par la faim et des larmes cachées.

– Dis donc Auguste, disait le plus grand à un autre qui s’élevait avec la seule force du poignet de terre sur la corde, dis donc, répétait-il à voix basse et comme craignant d’être entendu d’un homme à figure sinistre qui se promenait autour d’eux, il me semble qu’il y a bien longtemps que maman est partie.

– Oh oui bien longtemps, reprit-il avec un gros soupir.

– Ne t’avais-je pas défendu, Ernesto de jamais parler de cette femme-là ? Elle m’ennuyait, elle est partie au diable, tant mieux, mais tais-toi, la première fois que tu m’échaufferas les oreilles avec son nom, je te battrai.

Et l’homme sortit dans la rue après cette recommandation.

– Il est toujours comme ça, reprit l’enfant aussitôt que Pedrillo fut sorti, n’ouvrant la bouche que pour nous dire des choses dures et qui vous font mal à l’âme. Oh il est bien méchant, notre pauvre mère au moins elle nous aimait celle-là.

– Oh maman n’est-ce pas, dit le plus jeune, il m’en ennuie bien, et il se mit à pleurer.

– Comme il la battait, dit Auguste, parce qu’il disait qu’elle était laide, pauvre femme.

– Essuie donc tes larmes, voilà le monde qui entre, il faut sourire au contraire.

Chacun prit sa place sur les bancs, et bientôt la tente se trouva pleine. La parade était finie et Pedrillo était rentré lui-même après avoir répété plusieurs fois de suite : Messieurs, messieurs, on ne paye qu’en sortant.

D’abord, le plus jeune des enfants monta d’un pas assez leste l’escalier qui conduisait à la corde. Les premiers pas furent incertains, mais bientôt il fut encouragé par la phrase banale de Pedrillo qui suivant des yeux ses moindres gestes lui répétait à chaque instant :

– Courage monsieur courage, bien très bien, vous aurez du sucre ce soir.

Il descendit.

Son autre frère monta après lui, et il se hasarda à faire quelques sauts, il tomba [sur la] tête ; Pedrillo le releva avec un regard furieux. Il alla se cacher en pleurant.

Le tour était à Ernesto.

Il tremblait de tous ses membres, et sa crainte augmenta lorsqu’il vit son père prendre une petite baguette de bois blanc qui jusqu’alors était restée sur le sol.

Les spectateurs l’entouraient, il était sur la corde, et le regard de Pedrillo pesait sur lui.

Il fallait avancer.

Pauvre enfant, comme son regard était timide et suivait scrupuleusement les contours de la baguette qui restait à bout portant devant ses yeux comme le fond du gouffre lorsqu’on est penché sur le bord d’un précipice.

De son côté la baguette suivait chaque mouvement du danseur, l’encourageait en s’abaissant avec grâce, le menaçait en s’agitant avec fureur, lui indiquait la danse en marquant la mesure, sur la corde. En un mot c’était son ange gardien, sa sauvegarde ou plutôt, le glaive de Damoclès pendu sur sa tête par l’idée d’un faux pas.

Depuis quelque temps le visage d’Ernesto se contractait convulsivement, l’on entendait quelque chose qui sifflait dans l’air, et les yeux du danseur aussitôt s’emplissaient de grosses larmes qu’il avait peine à dévorer.

Cependant il descendit bientôt, il y avait du sang sur la corde.

L’Hercule du Nord, nom théâtral de Pedrillo, avait commencé ses tours de force lorsqu’on entendit la sentinelle qui veillait à la porte se disputer avec quelqu’un du dehors.

– Non vous n’entrerez pas vous dis-je, vous n’entrerez pas.

– Je veux entrer moi.

– On ne reçoit pas des gens comme vous.

– Je veux parler à Pedrillo, moi, je veux lui parler, entendez-vous ?

– Corbleu, répétait le bon soldat irrité, corbleu vous dis-je, on n’entre pas ici habillée comme vous êtes. On ne reçoit pas des mendiants.

Cette dispute détourna l’attention des spectateurs. Pedrillo alla voir qui est-ce qui le demandait.

– Ah, ah c’est toi vieille sorcière, dit-il à une femme en haillons, et dont l’aspect était misérable. Je ne m’attendais pas à te voir de sitôt. Où étais-tu donc partie ? Mais tiens tu me diras tout cela plus tard. Entre Marguerite, nous représentons maintenant, entre tu vas nous servir, – tu vas sauter, entends-tu, fais de ton mieux.

Il n’y avait pas à répliquer, pourtant elle se hasarda à lui dire :

– Pedrillo tu vois bien qu’ils vont se moquer de moi, je suis mal habillée, et voulait dire autre chose mais elle n’osa.

– Entre, entre.

Il le fallut, mais aussitôt que les spectateurs la virent un murmure s’éleva accompagné d’un rire moqueur, de ce rire féroce que l’on donne à l’homme qui tombe, de ce rire dédaigneux que l’Orgueil en habits dorés jette à la prostitution, de ce rire que l’enfant souffle sur le papillon dont il arrache les ailes.

Ce ne fut pas sans peine que Marguerite monta l’escalier, à peine avait-elle fait deux pas qu’elle tomba lourdement à terre, un cri perçant sortit de sa poitrine, la baguette était rompue en morceaux.

En peu d’instants la tente fut déserte. La plupart des spectateurs sortirent.........................

Cette dernière scène domestique avait scandalisé le plus grand nombre et désenchanté un petit garçon aux joues rondes et rosées qui jusqu’alors avait souhaité d’être danseur de corde pour avoir des pantalons roses, et des bottines de maroquin.

II

– Ne t’en avais-je pas bien [prévenu] ? dit Marguerite lorsqu’elle fut seule avec ses enfants et Pedrillo.

– Qu’avais-tu donc ?

– Je suis malade, je souffre encore, va. Oh je souffre beaucoup, Pedrillo, si tu m’aimais comme je t’aime.

– Allons, vas-tu recommencer tes plaintes Marguerite, tu sais bien que ça m’ennuie. Voyons qu’as-tu donc eu ?

– Tu le sais mieux que moi. Comment, tu ne te souviens pas de ce jour où je suis tombée comme aujourd’hui... J’avais la jambe cassée... Le soir je ne voulus pas manger, je pleurais trop, je ne voulais pas te dire que désormais je t’étais devenue inutile. Je ne voulais pas aller à l’hôpital de peur d’abandonner Ernesto et Garofa.

– Eh bien tu as pourtant été à l’hôpital.

– Hélas oui, sans cela j’allais mourir.

Et les saltimbanques se retirèrent sous une toile à matelots derrière laquelle était posée sur des charbons la soupe du dîner qui bouillait à petit feu.

La nuit était venue, elle était froide et humide, un vent de novembre soufflait avec violence, et faisait trembler les arbres du boulevard, de temps en temps même il pénétrait dans la tente et venait faire vaciller la chandelle autour de laquelle étaient groupés les danseurs de corde. Rangés en rond autour d’une énorme grosse caisse, chacun tenait devant lui son écuelle dont la vapeur réchauffait [ses] doigts tremblotants.

Le mince flambeau qui les éclairait, tranchant sur l’obscurité de la nuit, se reflétait sur leurs visages ainsi groupés et leur donnait un air étrange et singulier.

Tous étaient silencieux, et attendaient que quelqu’un interrompît le silence, ce fut Pedrillo.

– Eh bien, dit-il en regardant Marguerite et en reprenant sa phrase qu’il avait commencée il y avait une demi-heure, c’était donc là que tu étais partie... Maintenant es-tu guérie ?

Marguerite leva la tête, regarda un moment ses enfants, puis la rabaissa et se prit à pleurer : non, dit-elle tout doucement, non je boite encore.

– Que ferai-je de toi Marguerite, voyons à quoi seras-tu bonne ?

La pauvre femme se pencha vers son mari, lui dit quelques mots à l’oreille, – Enfants, reprit celui-ci, allez dormir, – Entendez-vous, dépêchez-vous donc.

Cette phrase parut étrange, à Garofa qui dit d’un air attristé :

– Et du sucre ?

Pedrillo sourit amèrement : – Tu seras bien heureux si tu as du pain demain, pauvre enfant. Ce sourire était forcé. Ses lèvres bleuies par le froid laissèrent voir deux rangées de dents blanches et ses grands yeux noirs se fixaient sur l’enfant d’une manière qui lui fit peur.

En ce moment-là le vent redoublant de violence faisait craquer la cabane.

– Du sucre, mais pourtant tu m’en avais promis ?

– Tais-toi te dis-je.

– Oh papa je t’en prie.

Il le repoussa fortement, et le pauvre enfant s’en alla coucher en pleurant.

Pedrillo souffrait tout autant que lui, un mouvement convulsif lui faisait claquer les dents.

– Comme tu l’as rudoyé, dit Marguerite.

– C’est vrai, il resta dans une rêverie profonde et comme endormi même dans des pensées déchirantes.

Un second coup de vent vint éteindre la chandelle.

– J’ai froid, dit Marguerite en se rapprochant de lui, j’ai bien froid, prête-moi ton manteau.

– Mon manteau... mais je l’ai vendu mon manteau.

– Pourquoi ?

– Pour du pain Marguerite... ne faudra-t-il pas que je t’en donne aussi ?

– Que voulais-tu donc me dire tout à l’heure, que tu as fait retirer les enfants ?

– Ce que je voulais te dire, je ne sais...

– Mais j’ai bien froid.

– Que faire Marguerite, je n’ai plus rien, rien... il s’arrêta et reprit, rien qu’une balle...

– Oh par grâce pour moi Pedrillo.

Et elle l’entoura de ses deux bras rouges et amaigris.

À voir ainsi cette femme laide et couverte de haillons, embrasser avec tant d’amour cet homme qui la repoussait comme par un sentiment naturel, à voir cette misère et cette tendresse, c’était un spectacle hideux et sublime.

– Alors, dit Pedrillo, demain tu iras sur la place, avec tes enfants, tu prendras mon violon et tu tâcheras de faire que nous ayons du pain.

Une demi-heure après les baladins étaient tous endormis, le vent s’était apaisé.

La lune débarrassée de ses nuages qui l’entouraient, resplendissait belle et claire dans une blanche gelée d’hiver et argentait l’enseigne qui avait cessé de bondir et de se replier sur elle-même. La tente était tranquille, pourtant on entendait quelquefois des soupirs et des sanglots.

C’était une femme qui pleurait.

III

Le lendemain Marguerite se leva de bonne heure, elle n’avait pas dormi de la nuit ; ses mains étaient trempées d’une sueur moite et malade. Une humidité fiévreuse avait rougi ses pieds, sa tête était chaude et brûlante.

Elle prit le violon de Pedrillo, un vieux tapis de Perse, et sortit avec Ernesto et Garofa.

N’avez-vous jamais rencontré par un temps de neige ou d’hiver quelque figure de mendiant accroupi aux portiques d’une église ? Le soir au détour d’une rue sombre et étroite ne vous êtes-vous point senti arrêté par votre manteau ? Vous vous détourniez... et c’était quelque mendiant en haillons, quelque pauvre femme qui vous disait en pleurant ces mots amers : J’ai faim, et puis elle sanglotait quand votre ombre s’échappant s’arrêtait à la porte d’un spectacle entre les équipages et les livrées d’or.

Vous vous êtes peut-être rappelé ensuite au milieu d’un entracte ces figures tristes et décolorées vues à la lueur du réverbère, et si votre âme est bonne et généreuse, vous êtes sorti pour les revoir et les secourir. Mais il n’était plus temps... la femme peut-être était entrée au lupanar. Acheter un morceau de pain. Une vie de prostitution, et le mendiant se débattait entre les arches du Pont-Neuf tandis que l’orchestre grondait et que les mains applaudissaient d’enthousiasme.

Pour moi rien ne m’attriste tant que la misère cachée sous les haillons de la richesse, que le galon d’un laquais autour des cheveux nus de la pauvreté, qu’un chant qui couvre des sanglots, qu’une larme sous une goutte de miel.

Aussi je plains d’un amour bien sincère les baladins et les filles de joie.

Mais si vous aviez rencontré Marguerite avec ses deux enfants, Marguerite jouant du violon et ses enfants sautant sur le tapis, si vous aviez vu l’indifférence de cette foule curieuse et barbare qui s’avançait avec son regard stupide et ironique, votre coeur eût saigné devant cet excès d’égoïsme parvenu à son plus beau degré de logique.

C’est vrai, la société a bien autre chose à faire que de regarder une baladine et ses marmots, l’état s’occupe fort peu si elle [a] du pain, d’abord il n’a point d’argent à lui donner, ne faut-il pas qu’il paye ses 86 bourreaux ?

En effet, je l’avoue par une rude matinée de novembre personne n’est disposé à s’arrêter sur la place pour regarder des tours de force ? Qui se fût arrêté avec intérêt devant Marguerite ?

Ses cheveux étaient rouges et retenus par un peigne de corne blanche. Sa taille était large et mal faite. Quant à sa robe on ne la voyait pas, car un morceau de toile percé de couleur brune l’entourait jusqu’aux genoux, puis l’oeil descendant jusqu’à terre trouvait un mollet gros et mal fait entouré d’un bas rose, puis des pieds informes serrés dans des brodequins d’un cuir épais et cassé. Elle n’avait sur la tête qu’un bonnet de gaze, avec des rubans roses et quelques fleurs fanées qui tombaient sur ses joues pâles et sur sa mâchoire sans dents.

Il y avait déjà près d’une heure qu’Ernesto et Garofa s’épuisaient pour attirer les yeux de la foule, Marguerite avait plus d’une fois appelé de sa voix rauque et couverte de larmes, à la générosité des gens qui passaient devant eux, lorsqu’un brillant carrosse attelé de deux chevaux blancs passa auprès des danseurs en leur jetant de la boue sur leurs vêtements. Le manteau et les bas roses de Marguerite en furent couverts, elle baissa les yeux sur son violon et répandit quelques larmes qui coulèrent le long du bois et vinrent se perdre dans l’intérieur de l’instrument. Ses larmes redoublèrent et elle se cacha la tête sous son manteau. Alors elle fut en proie à une sorte de rêverie bizarre et déchirante. Elle se figurait entourée de carrosses qui lui jetaient de la boue, elle se voyait sifflée, méprisée, honnie, elle voyait ses enfants mourir de faim autour d’elle, son mari devenu fou, alors tous ses souvenirs repassèrent dans son esprit, elle voyait son lit, où [elle] était couchée à l’hôpital, elle se ressouvint de la soeur qui la soignait, des coups que Pedrillo lui avait donnés la veille, de l’accueil qu’on lui avait fait lorsqu’elle parut... et tous ses souvenirs passaient dans son esprit comme des ombres paraissant, disparaissant, et s’effaçant tour à tour. Elle ne dormait pas, mais elle rêvait, et ses yeux baissés sur sa poitrine répandaient des larmes qui étaient chaudes en tombant sur ses mains.

Depuis quelque temps elle ne jouait plus, ses enfants continuaient de danser, et l’on s’était arrêté en les voyant ainsi exécuter leurs exercices tandis que la femme tenait son violon sans en tirer une seule note.

Bientôt elle se réveilla en sursaut – Cette figure ébahie, avec ses deux grands yeux gris s’ouvrant tout à coup sembla grotesque et fit rire. Son accoutrement bizarre, ses bas roses avec son manteau troué et qui était presque pareil au tapis étendu sur le pavé, ses fleurs fanées et ses cheveux rouges étaient ridicules, une seule parole se fit entendre, – Qu’elle est laide, – et l’on s’en alla en riant.

Il faisait froid, bien froid même, Marguerite ne sentait plus ses doigts et n’avait pas la puissance de les remuer, elle laissa tomber le violon... il se brisa et les morceaux rebondirent sur le tapis en rendant un son criard et faussé.

Elle le regarda encore sautiller quelque temps, les bras croisés et la poitrine haletante. Qu’allait dire Pedrillo lorsqu’il verrait revenir Marguerite sans argent, sans argent.

Oh cette pensée-là torturait Marguerite, elle lui serrait le coeur, et le lui déchirait sans pitié. Mille projets ridicules d’éviter la colère de son mari lui venaient à l’esprit comme un cauchemar et puis s’évanouissaient poussés par d’autres plus bizarres encore.

Tantôt, elle voulait fuir avec ses enfants, où ? elle l’ignorait ! mais fuir, au moins, fuir le regard pénétrant et atroce de Pedrillo, fuir son rire lugubre, fuir ces mots : Qu’allons-nous devenir Marguerite ?

Une autre fois, elle pensait à Dieu,... puis elle invoquait Satan, et souhaitait mourir,... et elle tenait à la vie pour ses enfants. Que seraient-ils devenus sans elle ?

Enfin roulant le vieux tapis et enveloppant les éclats du violon, elle partit de cette place, où elle avait reçu tant d’affronts, versé tant de larmes.

Une idée riante lui vint à l’esprit, elle sourit légèrement,... c’est qu’elle pensait qu’en vendant son manteau ou le tapis, elle pourrait apporter de l’argent à Pedrillo, et faire raccommoder son violon.

.......................................................................

Mais Pedrillo à son tour lui demanderait qu’est-ce qu’elle avait fait de son manteau.

Cette triste objection qu’elle se fit à elle-même, la rendit encore plus malheureuse, et elle accusa le ciel de lui avoir donné une minute l’espérance qui battue par la réalité fouette l’âme et la martyrise.

Il était environ alors deux ou trois heures d’après-midi, le soleil était beau et venait réchauffer comme il arrive de temps en temps dans les dimanches d’hiver toute une ville qui se promène sur les boulevards. C’était l’heure des vêpres, beaucoup de monde s’agitait dans les rues, et quelques boutiques étaient ouvertes.

Marguerite s’arrêta devant celle d’un pâtissier à l’entour de laquelle quelques gâteaux sortant du four répandaient une vapeur tiède et odoriférante et qui venait chatouiller le nez des passants.

Lorsqu’elle s’arrêta aux vitres, elle vit dans l’intérieur une mère de famille avec deux enfants qui étaient à peu près de l’âge d’Ernesto et de Garofa.

Tous les deux c’étaient de gentils garçons à la chevelure blonde, au teint frais et rosé. Leurs habits étaient propres et bien faits et leur linge dépassant à travers leur cravate de satin était blanc comme le sucre qui couvrait leurs gâteaux.

Cette vue fit mal à Marguerite.

À côté de la dame en chapeau et en manteau vert avec une ceinture en corde d’or se tenait une femme de chambre qui portait dans ses bras un petit épagneul noir. Quand les enfants en eurent assez ils donnèrent leurs restes à l’animal qu’ils engageaient à prendre à force de caresses. Marguerite trépignait de colère elle qui avait faim, elle à qui ses enfants avaient demandé déjà plus d’une fois dans la journée du pain, un seul morceau de pain, son front était brûlant, et elle s’appuyait contre le carreau pour le refroidir.

Quand la dame eut payé les friandises elle sortit avec ses enfants, et sa robe de soie en passant effleura avec bruit les mains de Marguerite.

Par un singulier sentiment dont elle aurait eu peine à se rendre compte elle-même, elle resta encore longtemps le visage collé contre les vitres ; mais le pâtissier ennuyé la renvoya avec une injure.

Qu’avait-elle à dire ?

En traversant une rue sombre et tortueuse, elle vit étendue sur un lit une femme qui chantait des chansons obscènes. Alors elle repensa à Pedrillo, à ce qu’elle allait devenir... et puis elle regarda cette femme longtemps, elle écouta les chants...

– Oh non non – Qui voudrait de moi ?

IV

L’or roulait sur les tables. C’était une maison de jeu mais non un tripot autorisé par la loi, un tripot du Palais-Royal, où vous avez vu venir des ministres, des princes, des banquiers, avec leur cravate aussi bien mise qu’à l’ordinaire, avec une impassibilité de regard qui indiquait qu’ils étaient experts dans cet infâme commerce.

Mais une maison de jeu avec toute sa prostitution hideuse, un de ces taudis où parfois le lendemain on trouve quelque cadavre mutilé entre des verres brisés et des haillons tout rouges de sang.

La salle était basse et ses murs enfumés ; des hommes salement vêtus entouraient des tables autour desquelles d’autres visages se tassaient avec avidité, et leurs yeux flamboyaient à travers leurs épais sourcils, leurs dents se serraient, leurs mains se crispaient de rage. Et malgré les rides sombres de leur front vous auriez lu peut-être bien des crimes qui s’amoncelaient avec leurs angoisses.

Quelques femmes à moitié nues se promenaient paisiblement autour d’eux. Et plus loin dans un coin deux hommes armés debout devant une jeune fille couchée sur le pavé et liée avec des cordes tiraient à la courte paille.

– Vous frémissez peut-être, aimable lectrice, à la peinture de cette moitié de la société, la maison de jeu, l’autre c’est l’hôpital et la guillotine.

Ah voyez-vous jeune enfant, c’est que faussée par une éducation vicieuse, vous n’êtes pas descendue jusque dans la misère, vous n’avez pas vu son délire, vous n’avez pas entendu ses hurlements de rage, vous n’avez pas sondé ses plaies, vous n’avez pas compris ses douleurs amères, son désespoir et ses crimes.

Ah pauvre jeune fille c’est qu’il est des lieux dont vous ignorez l’existence, c’est qu’on vous a caché un mot qui est toute notre société : prostitution.

Puis quand le silence de l’attente avait fait place au bruit aigre du râteau, alors c’étaient les jurons les plus terribles, des serments hideux, des vengeances qui s’accomplissaient à l’instant de leur création, et la lueur de la lampe venait briller sur la lame de quelque poignard qui s’enfonçait dans la poitrine d’un homme.

Et alors le maître séparait les combattants en jetant une femme au milieu d’eux.

La porte violemment ébranlée remua tout à coup. On ouvrit.

Un homme entra.

Il avait un costume de Baladin. Sa taille était grande, une profusion de cheveux noirs et en désordre, lui couvraient les yeux, et empêchaient d’en voir l’expression. Mais elle devait être terrible dans ce moment-là. Sa main droite se tenait fortement serrée,... tenez, dit-il en jetant son argent sur une table,... tenez... et il s’arrêta pour pousser un rire convulsif... voilà dix francs.

Oh plaignez-le, ce joueur, ce baladin, cet homme de mauvaise vie, cet homme qui n’aime pas [ses] enfants. Qui bat sa femme. Oh plaignez-le parce que c’est un infâme, un baladin, un homme de mauvaise vie, un homme qui bat sa femme, et qui n’aime pas ses enfants.

C’est que la misère a voulu qu’il soit baladin, la faim lui a tellement aiguisé les dents qu’elle l’a poussé dans une maison de jeu. Son éducation l’a fait un homme de mauvaise vie, sa femme est laide, rouge, édentée. Oh une femme rouge, et ses enfants lui déplaisent parce qu’ils lui disent J’ai faim : et ce cri-là lui fait mal car il n’a rien à leur donner.

Plaignez-le. Tout à l’heure, sa femme est rentrée,... elle avait cassé son violon,... elle n’apportait pas de pain.

Il était 6 heures d’après-midi, il faisait froid et tous avaient faim.

Vouliez-vous qu’il laissât mourir ses enfants, ses pauvres enfants, qui les mains jointes comme devant l’autel rampaient à ses genoux, en lui disant avec un sourire et des larmes – du pain – .

À genoux les mains jointes devant un Saltimbanque – vous voyez bien que la misère fait faire des bassesses.

Et puis dans son désespoir, il avait battu sa femme, il avait maudit ses enfants, il avait appelé Satan... il avait chargé son pistolet... par un sentiment machinal il l’avait laissé tomber puis, la tête lui brûlait, tout tournait autour de lui, et il avait vendu son arme... il se trouvait alors dans une maison de jeu,... et c’est avec une sollicitude bien douloureuse qu’il regardait ses deux pièces rouler sur le tapis, ses deux pièces qui allaient décider de sa vie, de celle de ses enfants, de celle de sa femme.

Maintenant s’il perd, il se mettra brigand, assassin peut-être. – On le conduira sur l’échafaud, les mères en passant le montreront à leurs enfants comme un monstre, comme un être hideux dont un seul de ses regards peut faire mal et sa tête roulera sur les planches humides,... et la foule en passant, donnera encore des malédictions à son tronçon... Eh, voilà un bien grand coupable – C’est un homme qui avait faim.

Sa femme, si elle n’en meurt pas de douleur, elle mourra de misère ou bien encore elle se mettra ignoble fille de joie.

Et la foule lui crachera au visage en riant. C’est la femme d’un assassin, c’est une fille publique – et elle est laide –

Quant à ses enfants, la charité des hôpitaux les ramass[er]a peut-être ; on les élèv[er]a dans une crainte religieuse des autres hommes, on les séquestrera de la société. On leur donnera un habit s’ils ont froid, un morceau de pain s’ils ont faim. – Mais leurs larmes – Ah elles resteront longtemps à couler sur leur visage, elles creuseront leurs joues...

Les enfants des riches, en passant leur jetteront parfois, quelque or bien brillant, avec un rire d’ironie.

Et puis devenus hommes ils machineront des crimes en haine de cette société qui les a maudits parce qu’ils sont les fils du maudit.

Voilà tout ce qui tournait, sautait, tourbillonnait, dansait dans Pedrillo.

Toutes ces idées-là se réalisaient dans son imagination ; il ne les inventait pas mais il les voyait, il les sentait.

Mais il ne comprenait pas par exemple pourquoi sa famille était malheureuse. Non il ne le comprenait pas, et se raidissant contre le ciel, s’il l’avait pu il aurait détruit la création, il aurait anéanti Dieu.

Sa respiration était forcée... il soupirait par moments... il croyait peut-être devenir fou. Il a vingt francs... il les prend avec joie, les serre, les embrasse,... il les rejette avec un geste d’orgueil...

La salle résonne de cris... pour qui cet or passe à travers les dents du râteau qui déborde de la table ?.. C’est à Pedrillo riche de dix mille francs.

... Il rit, il pleure, il saute, il les rejette encore une fois l’insensé, il est heureux maintenant. Dix mille francs. C’est un homme vertueux... il peut s’acheter un habit, donner une robe à sa femme, à ses enfants des jouets, dix mille francs – Il peut, avec son or dans ses poches jeter à la misère son contingent d’opprobre, c’est un homme honnête – dix mille francs – Ah Ah – Ses traits se décomposent, son rire s’apaise, son regard est moins vif, sa tête moins haute. – Ah – ah, il n’a plus que 400 francs... il pose sa main à sa poitrine... il a encore 50 francs... il jette un léger cri de douleur... il n’a plus que 5 francs... maintenant... rien.

La mauvaise fortune ne paraissait point l’avoir accablé – et comme son voisin lui en demanda la Cause : tenez, dit-il avec le même rire et le même accent qu’il avait eus en jetant ses dix francs – tenez et il découvrit sa poitrine, elle était toute sanglante, et ses mains avaient de la chair humaine au bout des ongles.

V

Il était nuit, mais une nuit sombre, sans astre, une de ces nuits qui font peur, qui vous font voir des fantômes, et des spectres dansant sur le mur blanc des cimetières, de ces nuits dont le vent fait frémir d’horreur et dresser les cheveux sur la tête, de ces nuits où l’on entend au loin le cri plaintif de quelque chien rôdant autour d’un hôpital.

Pedrillo était sorti de la maison de jeu.

L’air frais de la nuit vint rafraîchir son front et lui rendre le sentiment réel de sa position. Mais peu à peu l’imagination prit le dessus. Il rêvait en marchant, tous les objets qu’il voyait prenaient une forme gigantesque. Les arbres que le vent faisait frémir avec plus de furie que la nuit précédente lui apparaissaient comme des géants hideux, toutes les maisons étaient pour lui des tripots, entendait-il le bruit d’un orchestre en passant près d’un bal c’était la musique de l’enfer ; une femme passait-elle en tournoyant près d’un rideau rouge, c’était une courtisane. Le bruit des verres sur le plateau c’était une orgie. Bientôt la neige tomba, et regardant ses habits il se voyait entouré d’un linceul.

C’était ainsi assiégé qu’il parcourait les rues en courant. Quelquefois il s’arrêtait et s’asseyait sur une borne, il regardait quelque rayon de la lune, et les nuages qui roulaient sur les étoiles.

Ils prenaient tous les formes les plus bizarres et les plus grotesques. C’étaient des monstres, grimaçants... puis des tas d’or... une femme avec ses enfants... un lion rugissant dans sa cage... une morgue et un cadavre sur la dalle humide... et il entendait le sifflement des monstres, le bruit de l’or résonnant sur les tables. Il voyait les larmes de cette femme et de ses enfants, il entendait le rugissement du lion... il sentait l’odeur cadavéreuse de ce corps déjà verdâtre. Il le regarda longtemps puis le nuage prit une autre forme... il eut peur, se mit à courir n’osant regarder derrière lui ; et quand il arriva à sa tente... il était haletant hors d’haleine et ses traits étaient bouleversés.

Marguerite était sur sa porte à l’attendre.

Elle n’osa rien lui demander, car elle comprit assez, elle dont le malheur avait plus d’une fois coupé son âme, elle comprit la sueur qui coulait de son visage. Elle vit pourquoi ses yeux étaient rouges de colère. Elle devina les choses qu’il pensait, à travers la pâleur de son front, et elle savait ce que voulaient dire ses claquements de dents.

Ils restèrent tous deux ainsi sans rien dire, sans se communiquer ni leur peine ni leur désespoir. – Mais leurs yeux pourtant avaient parlé et s’étaient dit des pensées tristes et déchirantes.

Le lendemain quand les enfants s’éveillèrent Pedrillo leur ordonna de faire leurs paquets, lui-même défit sa tente, la plia dans la voiture. Et à neuf heures du matin, tirée par la rossaille, la carriole roulait lentement sur le pavé. La pluie n’avait point cessé depuis la veille, elle venait battre sur les parois de bois de la voiture. Son bruit régulier avec celui du vent et le mouvement des soupentes endormirent peu à peu les baladins entassés sur leurs toiles et leurs costumes [de] parades.

Déjà tous, les yeux fermés, se laissaient balancer par les secousses, lorsque Ernesto qui conduisait le cheval rencontra deux voitures qui portaient une ménagerie. En passant à côté de celle de nos gens le montreur d’animaux reconnut à travers les vitres couvertes de vapeur la tête de Pedrillo. Or Pedrillo c’était une vieille connaissance.

Il réveilla la troupe en faisant claquer son fouet, et le premier mot qu’il adressa à son compagnon fut un juron accompagné des quelques F et autant de B puis après cet exorde il commença sa phrase en disant : Il fait joliment du bouillon aujourd’hui. Le père Éternel se vide la vessie.

Pedrillo leva sa figure bleuie et regarda cet homme avec surprise.

– Tiens c’est toi, dit-il étonné en ouvrant la lucarne.

– Parbleu est-ce que tu ne me reconnais pas ? Tu es donc bien fier. Pourtant tu n’as pas l’air trop bien fortuné. Et je crois que tu n’es pas foutu pour avoir une ménagerie comme la mienne. Ce disant il montra du doigt ses cages et une jeune fille assise à ses côtés.

Au premier village qu’ils rencontrèrent ils firent entrer leurs voitures sous le hangar d’une ferme ; et là les baladins descendirent et s’embrassèrent.

Pedrillo n’eut point de mal à embrasser Isabella. Mais quant à Isambart ce fut bien différent.

– Comment l’appelles-tu ? demanda-t-il à son ami.

– Marguerite.

– C’est une fraîche marguerite. Et il toucha délicatement du bout de ses lèvres le front rougeâtre.

– Ah ça, continua-t-il, nous voilà réunis. Veux-tu voyager ensemble – Nous associer ?

– Mais... hum... hum comme tu voudras.

Il ne fallait pas laisser échapper une aussi belle condition – Pedrillo le comprit bien, il lui frappa vigoureusement dans la main en disant :

– Soit – tu es un brave –

Isambart fit la grimace mais il n’y avait plus moyen de reculer, et puis la famille de Pedrillo, pensait-il, fera des tours de corde tandis que moi je montrerai mes animaux, tout le monde y gagnera – Après ça qu’il prenne Isabellada s’il veut je n’y tiens guère.

Ils attendirent que la pluie fût passée, remontèrent dans les carrioles pour se diriger vers la ville la plus voisine où ils devaient donner des représentations. Quand Isambart disait ce mot, il ôtait son chapeau et ajoutait : À l’aimable société qui s’y trouvera.

VI

Vous avez vu cent fois Isambart. C’est un homme petit, trapu, au teint frais et rosé, au nez rouge, aux yeux gris. C’est lui qui dans toutes les troupes d’acrobates, vous a fait rire si vous êtes enfant, et pitié si vous êtes plus grand.

C’est lui qui avec ses bas rouges, sa culotte courte, ses souliers à larges boucles d’argent, son chapeau à l’hidalgo, gris, ras, et orné d’une plume de coq, c’est lui dis-je qui reçoit toujours la craie au milieu du visage, en en frappant la corde, c’est lui qui tombe par terre, reçoit les claques,... c’est lui qui allumant les quinquets se laisse dégringoler du haut de l’échelle. Puis il prend un air grave et singeant le régisseur il s’avance le chapeau sous le bras annoncer le programme.

Marguerite vous la connaissez aussi, c’est elle qui reçoit les trois sous que chaque spectateur doit donner en sortant, elle a les sabots aux pieds, des bas blancs bien tirés sur le mollet, et un mouchoir d’indienne sur la tête en forme de béret.

Vous avez vu Pedrillo. C’est cet homme grand, mince, marqué de petite vérole, qui saute sur la corde d’un pas léger, et qui bondit et qui saute sans balancier.

Depuis deux ans nos deux troupes vivaient en bonne intelligence, et la famille de Pedrillo ne s’était pas repentie de son association. Tous vivaient heureux, tranquilles, sans souci, mangeant le soir ce qu’ils avaient gagné tout le jour... Marguerite seule était malheureuse.

Et pourtant,... son mari ne la battait plus... ses enfants avaient du pain.

Ah c’est que Isabellada était jeune, jolie, elle avait vingt ans ; ses dents étaient blanches, ses yeux beaux, ses cheveux noirs, sa taille fine, son pied mignon. Et Marguerite était laide, elle avait 40 ans, les yeux gris, les cheveux rouges, la taille grosse, le pied large. L’une était la femme et l’autre l’amante. L’une était celle qui donnait toujours des reproches,... et l’autre de si ardents baisers. – Isabellada était devenue mère, et elle avait un enfant aussi beau qu’elle. C’était le second amour de Pedrillo.

Isambart avait regardé tout cela d’un oeil de philosophe, et s’était contenté de faire là-dessus une mauvaise pointe en disant que l’on n’aurait plus besoin d’aller chercher de l’eau pour faire la soupe puisqu’on avait deux mers sous la tente. Il le répétait à tout venant et disait ensuite : n’est-ce pas que je suis farceur ?, et il en avait pour une demi-heure à rire.

Ce qui humiliait davantage Marguerite c’était cette comparaison perpétuelle de tous les jours, de tous les instants, qu’elle avait à soutenir avec Isabellada.