Touche pas à mon bide ! - Tome 2 - Oriane - E-Book

Touche pas à mon bide ! - Tome 2 E-Book

Oriane

0,0

Beschreibung

Enceinte malgré elle, Chloé panique. Mathieu arrivera-t-il à dompter ses angoisses ?

Lorsqu’elles rencontrent l’âme sœur, les héroïnes de romance se marient ou tombent enceinte. C’est la règle. Et même si Chloé ne désire ni l’un ni l’autre, l’une des options va s’inviter toute seule. Elle qui a toujours clamé haut et fort qu’elle ne voulait pas d’enfants, apprend qu’elle est enceinte. Une annonce qui va remuer toutes ses plaies, l’obligeant à abattre la forteresse qu’elle s’était construite. Mais le chemin de la délivrance est long, et le délai si court… Le soutien de Mathieu suffira-t- il à lui faire accepter ce bébé et tout ce qu’il représente, avant qu’il ne naisse ?

Au travers de personnages attachants, Oriane aborde dans ce second volet le sujet du stress post-traumatique différé et brise les tabous qui l’entourent. Elle signe ainsi un roman bouleversant et engagé.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Romancière belge, Oriane a écrit une vingtaine de romans. Elle aime s’inspirer de faits réels et de son vécu, tout en exploitant un imaginaire riche. Elle publie Touche pas à mon cœur ! en partenariat avec le Collectif contre les Violences Familiales et l’Exclusion (CVFE), qui milite dans le domaine des droits des femmes et de l’égalité. Touche pas à mon bide ! en est la suite, publié chez So Romance.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 378

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Chapitre 1En-Chênée ?

Oh bordeeeel, satané nouvel an version bobo, ma tête… Je déteeeste le champagne… Je déteeeste les riches… Je déteeeste… cette fête.

Le bruit des conversations diverses autour de Chloé se mélange à celui de la musique dans une horrible cacophonie qui lui cogne le crâne. C’est à peine si elle sent sa main molle toucher son front et le tissu du canapé dans lequel elle s’est étalée de tout son long. Elle n’ose pas rouvrir les paupières pour contempler le plafond, tant les lampes du duplex l’agressent. Elle a plaqué une partie de ses longs cheveux noirs sur ses yeux. Tout ce qui peut soulager la douleur qui l’assomme est bon à prendre ! Même si ça signifie rester allongée au milieu du salon, le rose à ses joues flashant sur son teint diaphane. Son ivresse n’a pas atteint le stade où toute fierté s’enfuit, Chloé refuse de se redresser et prouver ainsi à tout le monde qu’elle ne tient qu’à moitié sur ses jambes flageolantes. Elle se réjouit de n’être importunée par personne pendant un temps qui ne cesse d’être de plus en plus long. Tout comme le volume de la musique semble grimper, alors qu’il est réglé depuis le début sur des décibels pas trop élevés. Tout, dans son esprit, est malmené, mais c’est tout juste si elle en a encore conscience. Soudain, un renfoncement dans le grand meuble en angle rompt ses songes brouillons.

— Eh ma belle, ça va ? Je croyais que tu tenais bien l’alcool, taquine Mathieu.

Le trentenaire en chemise jaune s’assied à côté de Chloé pour l’entourer d’un bras, au milieu de la fête organisée chez eux. Bien sûr, la mère de Mathieu et son compagnon sont de la partie. Même Alex est venu, mais surtout parce que Mathieu a pas mal d’amies présentes à la soirée. La voix pâteuse, Chloé réplique :

— Le champagne, c’est pas pareil. Je sais pas ce qu’ils foutent dans ces bouteilles, mais ça m’a mise en vrac après le troisième verre. Le troisième, putain !

Mathieu jette un œil à la flûte de champagne presque pleine qui vient de salement dévier entre les doigts mous de sa copine. Il grimace à la vue du liquide précieux et bien collant qui se déverse au sol, pile à côté du meuble et de son jean.

— Disons plutôt deux et demi, rectifie-t-il. Je note que les pékets passent beaucoup mieux chez toi ! Pourtant, j’ai fait exprès d’acheter un champagne fort léger pour ne pas me retrouver en fin de soirée à devoir loger la moitié des invités et raccompagner les autres chez eux.

Chloé émet un ricanement sourd et pivote le cou vers lui pour lui adresser un petit sourire, les yeux plissés.

— Pas mal, ça, Mister Mat’. T’es un petit flûté.

Il pouffe, provoquant une expression boudeuse sur le visage de Chloé et un « Quoiii ? » agacé et rauque.

— Tu as dit « flûté ». Je crois que t’es vraiment HS, chérie.

— Eh merde, j’arrive même plus à parler… Et m’appelle pas chérie !

Elle lui prouve par un petit coup de coude dans le ventre qu’elle n’est pas aussi patraque qu’il ne veut le croire.

— OK, cheffe !

— Cheffe non plus.

— D’accord, boss.

Elle roule des yeux dans un signe d’abandon et soupire son « tu fais chier » tout en s’affalant à nouveau sur le mobilier confortable. Il approche son oreille pour lui marmonner :

— Tu as deux options, Chloé. Ou bien je te laisse dormir ici comme une ivrogne jusqu’à la fin de la soirée, avec le risque que tu te fasses prendre en photo dans une pose peu honorable… Ou bien tu fais un effort pour te hisser jusque dans ta chambre et je te sers d’appui jusque là-haut, où tu seras au calme pour te reposer.

Chloé n’a pas tout retenu, mais arrive à rouvrir les paupières pour lui adresser un sourire narquois :

— Les gonzesses de tes livres, là… elles prennent quelle option, en général ?

Mathieu tente de se remémorer des exemples, mais…

— À vrai dire, je n’en ai pas lu beaucoup où elles se retrouvent vraiment bien entamées. Et puis, en général, ça se passe en dehors de chez elles et se résume à une amie ou le mec qui la raccompagne. Personne ne sait si elles dorment sur le divan ou si elles atteignent leur lit !

— J’suis sûre… ouais, sûre qu’elles finissent sur le divan… mais ça serait pas très classe, alors on ferme la porte avant.

— Théorie très intéressante, mademoiselle Dumont, ricane Mathieu en l’étreignant plus tendrement. Mais toi, que préfères-tu ?

Dans un grognement, Chloé tente de se hisser. Mathieu pose sa main dans son dos pour l’empêcher de repartir en arrière. Cette chaleur dans le creux de ses reins la fait frissonner, mais au milieu du chaos de son esprit, la demoiselle a conscience qu’elle n’est pas capable de finir sur une note sensuelle ce nouvel an de malheur. Alors qu’ils s’apprêtent à monter les escaliers de bois, leur discrétion est anéantie par la voix tonitruante d’Alexandre, l’aîné des frères Lambert.

— Ben alors, Chloé, même ton corps a une dent contre les breuvages de luxe ?

Elle lui répond par un doigt d’honneur lancé à l’aveugle, entendant au loin le rire du visé et quelques autres féminins à proximité. Devant les trois portes blanches, menant aux chambres de Mathieu et Chloé ou à la salle de bain, l’homme hésite.

— Tu préfères quoi, ce soir ? Seule chez toi ou dans ma chambre et que je te rejoigne plus tard ?

Dans un maugréement, Chloé lève une main apathique qui semble lui laisser le choix. Mathieu soupire et se dirige vers la chambre de sa compagne. Elle a besoin de calme et demain, elle aura sûrement la gueule de bois. Autant qu’elle soit chez « elle ». C’est quelque chose qui est resté important pour sa copine, même s’ils sont en couple depuis trois mois environ. Elle peut, certains jours, se sentir plus nerveuse, sans raison claire, et réclame alors une bulle en urgence. Cette pièce est comme un espace de sécurité où elle peut se détendre. Il a beaucoup à apprendre encore, à ce stade, il n’est pas capable de l’apaiser à chaque fois et quand il y parvient, c’est une grande victoire. Il l’allonge et reçoit un faible « merci ». Inutile de la déshabiller plus haut que les mollets, elle plonge dans le sommeil à peine les chaussures retirées. Ces fameuses chaussures à talons noires d’où tout était parti entre eux. Un faible sourire sur son visage, perdu dans ces souvenirs, il retourne à la fête.

Quelques jours plus tard, Mathieu et Chloé prennent le petit-déjeuner ensemble avant que Mathieu ne parte travailler. Chloé consulte le smartphone que son compagnon lui a offert à Noël, grognant devant son café.

— Putain, y a vraiment rien dans les annonces du jour. Que des emplois techniques d’usine ou de nuit, c’est naze.

Posé, Mathieu sirote sa tasse.

— C’est peut-être un peu tôt, tu verras bien dans quelques heures s’il y a de nouvelles offres. Ça ira mieux après un bon café !

La moue de Chloé indique qu’elle en doute, mais elle se penche pour déguster le breuvage, prête à encore tourner comme un lion en cage ici toute la journée. Surtout à l’aube de son rendez-vous médical.

— Je reviens pour quinze heures, je me suis arrangé avec Fabrice pour récupérer mes heures ailleurs. Comme ça, je te conduis à Chênée et je monte avec toi à l’accueil. Si jamais il a du retard ou qu’il doit reporter, tu ne devras pas poireauter ou te retaper les bus.

— J’avoue, ricane-t-elle, il a parfois des imprévus et il n’est pas très ponctuel. En fin de journée, y peut avoir une demi-heure de retard pour tous ses rendez-vous.

Cinq minutes après, Mathieu l’embrasse et part en tenue de travail aux bureaux de la Région wallonne, à Liège. Ce jour-là, le ciel est gris, sans pluie ni vent, il promet déjà de durer toute la journée. Le froid pique, mais aucune neige ne tombe encore. Un temps habituel dans ce coin de Belgique. Il aime narguer les habitants et les laisser croire à une averse potentielle le jour, avant de vider les nuages la nuit. Certains Belges développent une perception fine des indices de météo pluvieuse, à un point qui surprendrait un étranger.

Chloé, pensive, regarde le jardin humide avec ennui. Frileuse, elle n’a aucune envie de mettre un pied dehors. Amener des gamelles aux chiens de la famille, Cassie et Jake, lui a déjà donné un aperçu suffisant des températures du jour. Décidée à se rendre au moins utile pour quelqu’un, elle s’occupe en rangeant les pièces communes à Mathieu et elle.

Lorsque Mathieu revient comme promis vers quinze heures, il jette un œil surpris au sol qui sèche encore. Il dépose sa serviette sur le canapé et se défait de son veston en cherchant sa copine du regard. Elle passe le plumeau sans grand soin autour des bocaux de la réserve, sous l’escalier. Il se cale dans son dos et glisse ses mains sous le tablier de cuisine qu’elle lui a piqué. Son nez flatte la nuque de la demoiselle qui se raidit.

— Hmm, tu es sexy comme ça, une vraie soubrette.

— Désolé de te décevoir, mon chou, mais je n’ai pas commandé le costume complet sur internet, rétorque-t-elle en pivotant vers lui. Tu veux pas que j’en demande un à une infirmière du CHU, non plus ?

Il l’enserre en s’emparant de ses lèvres, avant de poursuivre plus bas.

— Tu n’en as franchement pas besoin. Mais tu devais terriblement t’emmerder pour avoir lancé ce grand nettoyage d’hiver. On y va ? Sinon je vais finir dans la chambre avec toi d’ici peu et je ne crois pas que ce soit une bonne chose, avant d’aller chez le gyné.

Dans un sourire d’admission, elle défait le tablier noir qu’elle avait offert à Mathieu et va se vêtir chaudement avant de le suivre dans sa Jaguar. En chemin, il la questionne, même s’il emploie le ton prudent de celui qui craint de se faire rabrouer.

— Et… tu vas le voir pour un simple contrôle ou y a un souci ?

Chloé grimace. Elle regarde dehors, esquivant son œillade inquiète.

Je lui dis ou pas ? Je veux pas qu’il se fasse de fausses idées… Oh et merde, je lui dis.

— J’ai un retard de règles. Sinon, non, rien à signaler. Je devais faire mon frottis, de toute façon.

— Ah, t’es peut-être enceinte ! lance-t-il, goguenard.

Elle lève les yeux au ciel : elle s’en doutait. Il ne se rend pas compte qu’il peut y avoir plein de raisons à cela. Les mecs, ils ne voient qu’un truc cool à la gynécologie…

— Nan, Mat’, les bébés, c’est pas mon truc, et tu le sais. Arrête de délirer, on se protège chaque fois et j’ai la pilule, je te rappelle ! D’où tu veux que je sois enceinte ?

Elle croise son regard et y lit une malice qui ne laisse planer aucun doute.

— Je disais ça pour te faire réagir, t’as plongé dedans les yeux fermés, Chloé.

— ‘Foiré, grogne-t-elle en lui frappant l’épaule.

Il dévie légèrement le volant dans un « Ehhh ! » de reproche et recentre ses roues. Il a perdu toute son espièglerie.

— T’es folle, fais pas ça quand je conduis !

— Et toi, fous la paix à mon utérus.

Ils ne se regardent plus, pourtant, ils n’ont aucun doute sur la tournure de la conversation, chacun ayant lancé les hostilités avec les nerfs de l’autre. Chloé ne peut résister à esquisser un sourire en coin, pendant qu’elle fixe à nouveau le paysage qui défile.

— T’es enceinte.

— Ta gueule.

— C’est dans l’ordre des choses, tu sais, dans mes lectures, les nanas à la fin, elles sont soit enceintes soit mariées, et comme toi, tu ne veux pas te marier…

— Tu fais chier.

— Ben quoi, c’est presque mathématique, si t’es pas liée par un dieu ou l’État au type, tu l’es par un bébé, continue-t-il en ricanant.

Je vais l’avoir à l’usure, elle a déjà la tête d’une poupée de cire bloquée sur un minois boudeur. Mazette, c’est tellement facile !

— Pour la énième fois, monsieur Lambert, il faut sortir ta tête de tes romances ridicules et constater qu’il existe pleeeein de femmes sans mômes et sans bague au doigt qui le vivent très bien. Il y en a même qui sont en couple, c’est fou, hein ?

Son sarcasme est suivi d’une croisée des bras sèche qui fait glousser son compagnon.

— Je le sais, mais je trouve ça marrant de te taquiner sur le sujet, tu te braques tellement vite. Pourquoi, au fait ? Je veux dire… OK, ça change pas mal de trucs, mais si ça devait arriver, ben on peut aussi faire avec. Moi, je n’ai pas peur d’être parent. Je suis un peu curieux de comment tu perçois la chose. Bon, d’accord, t’as vécu parmi quatre autres gamins, c’est peut-être un peu beaucoup, mais on n’est pas obligés de viser si haut, non plus.

Déroutée, Chloé rêve de l’être physiquement et de rouler loin du tarmac. Mais elle est statufiée et retient un nœud dans sa gorge qui a grossi au fil des paroles de Mathieu. Elle ne supporte plus ce sujet. C’est si épidermique qu’elle chasse toute question sur sa cause. L’évoquer la fait trembler. Son souffle vacille, hors de son contrôle. Pourquoi, pourquoi est-elle ainsi ?

Non ! Ne te le demande pas !

— Chloé ?

Une main se pose sur son bras, provoquant un sursaut, malgré le ton doux de la voix grave de Mathieu. Devant cet aveu corporel univoque, Mathieu soupire.

— Je vois… Encore un chemin à ne pas emprunter. Je ne pensais pas que c’était à ce point-là.

D’une voix tremblante, Chloé lui donne raison, tant elle y met son énergie :

— Peut-on changer de sujet… s’il te plaît ?

— OK… T’as remarqué qu’Alex a essayé de draguer ta pote Sophie au nouvel an ?

Chloé étire un sourire reconnaissant : il sait s’arrêter avant de franchir ses limites et arrive à s’adapter à elles. Elle se demande souvent comment il y parvient. La jeune femme ne nie pas qu’elle n’est pas des plus faciles à vivre ! Avec tous les boulets qu’elle traine…. C’est sans compter ceux qui sont enfermés dans des armoires avec interdiction de briser le cadenas. Ce sont sûrement les pires, à tel point qu’elle n’essaye jamais de les en sortir.

À son rendez-vous, comme toujours, elle appréhende le moment où le gynécologue doit l’ausculter. En dehors de Mathieu, elle n’apprécie pas le contact d’un homme et ne peut s’empêcher de crisper tout son corps instantanément, même dans un cadre médical. Elle regarde les arbres qui entourent le petit hôpital du centre universitaire pour ne pas voir l’appareil froid s’approcher de son entrejambe et encore moins le regard du bonhomme dans la cinquantaine. Pourtant, il est plutôt dynamique et respectueux, la mère de Mathieu le lui a recommandé pour cela et Chloé ne peut qu’approuver. Mais c’est plus fort qu’elle, elle est mal à l’aise.

Quand je pense que les mecs, eux, on leur fout rien dans le pénis pour un examen régulier toute leur vie…

Lorsqu’il finit de plaquer ce métal sur sa peau et de triturer douloureusement à l’entrée du vagin, il lui demande de rester allongée et dépose son bras doucement sur une tablette.

— Je pense qu’il est préférable de faire le tour des possibilités : une petite analyse de sang devrait déjà éliminer les plus fréquentes et les analyses du frottis devraient aussi me dire si jamais vous avez une bactérie quelconque qui dérègle vos menstruations. Êtes-vous particulièrement stressée, ces derniers temps ? Parfois, cela influence aussi les cycles.

Chloé a du mal à répondre. Il est vrai qu’elle a traversé une période difficile, incertaine, mais maintenant qu’elle a quitté le studio et vit avec Mathieu par pure envie, elle se sent mieux. Quoique… selon les jours…

— Je sais pas trop, j’avoue que… ben je ne trouve pas de travail et je le vis assez mal, puis parfois, je fais… je fais des cauchemars. Et certains détails font remonter de mauvais souvenirs. Mais ça, c’est… ce n’est pas récent, et j’ai eu des règles jusque la mi-novembre encore, ça ne colle pas vraiment. Enfin, je pense.

Dans un léger grognement, le médecin montre sa circonspection et préfère se fier à ces petits sachets plastiques où il enferme ses tubes.

— Ça prendra quelques jours. Pour gagner du temps, je vous suggère de déjà nous fixer un rendez-vous pour bientôt. J’ai des trous la semaine prochaine, si ça vous va.

Chloé acquiesce, elle n’aime pas trainer là-dedans. Elle discute rarement les propos du docteur afin de ne pas rester devant lui une fois rhabillée. Lorsqu’elle quitte les lieux, Mathieu se relève d’un bond. Oh, anxieux ? Comme c’est mignon ! Chloé compte presque les plis de son front avant de l’apaiser.

— Calme, Mat’, je vais attendre les analyses et j’en saurai plus. Je reviens le voir ce lundi onze.

— Si jamais, je ne bosse pas le deuxième lundi du mois, je peux encore t’amener, si t’as envie. Tu me diras. Peut-être que ça te dérange.

Il se gratte la nuque, un peu gêné. Mais très vite, il se ressaisit dans un petit sourire qui fait craindre le pire à Chloé.

— De toute façon, je sais déjà ce que ça va donner, hein, tes résultats !

— Ah ouais ? lance-t-elle, dubitative. T’es laborantin, maintenant ?

— Non. Mais toi, t’es enceinte.

Mathieu se sauve aussitôt, évitant de justesse la furie de sa compagne en partant vers l’ascenseur.

Chapitre 2Comme l’explosion de gaz rue Léopold

Le lundi 11 janvier est arrivé. Ce matin-là, Chloé s’éveille en douceur, sans réveil automatique pour rompre le charme. Allongée près de Mathieu, elle profite de leur chaleur commune, essayant de diminuer l’intensité des torsions dans ses entrailles. Elle encaisse dignement les taquineries de Mathieu autour d’un bébé depuis quelques jours, sa seule consolation étant qu’il n’y croit pas vraiment. Mais elle a beau savoir qu’ils ont fait le nécessaire pour se protéger depuis le début, la peur l’étreint. Elle ne sera dissipée que lorsque les résultats dévoileront une anomalie d’un autre ordre, infection ou autre défaillance aux ovaires. Après tout, elle a parfois mal au ventre, mais n’a jamais vomi ou vu sa poitrine grossir, tout de même, ces symptômes auraient dû arriver, si elle avait un bébé en elle depuis peu. Non ? Prise de doutes inévitables, elle émerge avec une nouvelle nervosité. Envolé, le petit nuage douillet de l’éveil ! Assise sur le lit double, elle se frotte le visage pour détendre ses traits anxieux. Elle pousse un long soupir, avant de sentir un petit mouvement près d’elle.

— Hey, beauty, ça va ? Tu as bien dormi ?

Il caresse la longue chevelure noire de Chloé, d’un geste mou qui prouve sa récente reprise de conscience.

— Ouais ouais, marmonne-t-elle, j’ai bien dormi. C’est juste maintenant que je me sens un peu tendue.

— Hmmm, moi aussi je suis tendu, mais plus je suis tendu, plus je suis en mesure de te détendre.

Il croise son regard en lui adressant une expression grivoise, ce qui amuse Chloé. Quand il étire son sourire éclatant, elle rosit, et son corps nu se rapprochant du sien fait monter les degrés en elle. Décidée à ne pas laisser ses inquiétudes prendre le dessus, elle plonge dans son présent plein de promesses voluptueuses. Ils ont déjà batifolé hier soir, mais qu’à cela ne tienne, l’appétit vient en couchant ! Elle plonge sur la bouche de l’homme à la courte barbe râpeuse, après un week-end passé ensemble dans leur cocon. Ça change, ces picotis sur son visage, puis sur ses seins et… de plus en plus près du nombril. Il s’arrête en chemin, embrasse son ventre et, tandis que Chloé, fébrile, rêve de le voir poursuivre jusqu’entre ses cuisses, il brise son délire en plein élan, le sourire espiègle.

— Petit bisou au bébé imaginaire. Salut, toi !

Elle lève les yeux en riant jaune. Sa tête part en arrière avec dépit.

Il est pas possible, ce mec ! Il va m’achever et je vais finir à l’asile, à force. J’ai déjà plus grand-chose à sauver dans ma tièsse1 !

— Tu vas vraiment m’emmerder jusqu’au bout, avec ça.

— Évidemment. C’est bien trop drôle.

Vexée, Chloé préfère remettre les choses à leur place et s’y prend magistralement.

— Putain, Mat’, ferme ta gueule et continue.

Il ricane, fier de titiller son orgueil, mais accepte volontiers de lui obéir, si cela mène à ses cris de souris impuissante et à son propre plaisir. Un préservatif de moins dans son tiroir et quelques soupirs lourds ponctuent la scène. Par contre, Mathieu ne résiste pas longtemps au silence. Dès qu’il achève de la faire voler dans les nuages de sa langue dévouée, il remonte d’entre ses cuisses en effleurant sa peau frissonnante et sensible, la fixant avec une envie aussi grande que celle qui dresse son membre.

— Alors, on se sent plus détendue ? chuchote-t-il au bord de sa bouche.

Un petit « humhum » soupiré et un nouveau baiser profond lui répondent amplement. Les Celsius grimpent en eux, Chloé se laisse emporter dans les limbes du désir sans scrupule. Ils se joignent tant qu’ils peuvent, bouches et sexes se confondent et se noient dans leurs râles. Tout est au top, quand soudain, une nouvelle salve de passion inspire son partenaire lettré.

— Je veux que tu te donnes sans blocage, j’aime ta sauvagerie naturelle. J’ai encore tes petites griffures sur l’épaule d’il y a trois jours, tigresse. Alors ne te retiens pas. J’adore quand tu deviens folle d’envie, fais-moi plaisir, lâche-toi. Oh oui…

Chloé lui coupe la chique avec un sourire mi-amusé mi-touché, accompagnant ses mouvements pour plus de volupté. Alors qu’ils grimpent, elle sent qu’il va reprendre son idée de causer en plein ébat. D’avance, elle grogne contre sa nuque qu’elle mordille tout en serrant le périnée autour du sexe de Mathieu. En transe, il lance :

— Oh ma belle, vas-y, jouis, jouis pour…

Ah non, c’est pas vrai !

Chloé plaque sa main sur sa bouche pour interrompre son idée à côté de ses pompes. Elle semble montrer les crocs ; puisque monsieur veut de la tigresse, elle va feuler. Il a osé lui faire ce coup-là ! Non mais quelle connerie !

— Je te jure que si tu dis « jouis pour moi » parce que tu l’as trop lu dans tes bouquins, je débande !

Il se redresse de tous ses bras tendus pour la regarder d’un air surpris, cessant ses va-et-vient.

— Tu débandes ? se moque-t-il.

Chloé lève un sourcil dédaigneux, fière de lui apprendre quelque chose.

— Exactement, le clitoris débande, Matt Damon Lambert. Et vous devriez vous activer à le regonfler, là, maintenant. Hm ?

— Oh mais avec plaisir ! minaude-t-il d’une voix rauque.

Il la culbute de plus belle, trop content d’entamer si bien son jour de congé. Il se poursuit sur une note assez tranquille, Chloé et lui entamant un bon brunch avant de partir pour l’hôpital.

Au fur et à mesure qu’ils parcourent les kilomètres jusqu’à la clinique des Bruyères, la jeune femme récupère sa nervosité. Celle-ci ne cesse de grandir, elle germe sans difficulté parmi ses angoisses et les questions qui fusent. A-t-elle un truc grave ? Transmissible ? Elle a le malheur de se rendre compte que même sur place, le calvaire se poursuit encore trente minutes. Trente très longues minutes.

Dans la salle d’attente, elle est si pâle et crispée que Mathieu ne lui suggère même plus qu’elle soit enceinte, même avec beaucoup d’humour. Par moment, il la voit porter quelques doigts devant ses lèvres, comme si l’envie de vomir l’effleurait. Il lui prend la main en massant du pouce sa peau tremblante. Chloé ne croise pas son regard, elle n’arrive plus à ouvrir la bouche. Elle fixe le sol, repliée sur elle-même, guettant le verdict. C’est tout juste si elle respire. La voilà si triste ! Toutes ses tentatives pour lui faire passer une belle journée sont réduites à néant par le report interminable du rendez-vous et de ses résultats. S’attend-elle à quelque chose de grave ? Enfin, l’homme en chemise blanche comme ses cheveux clame « Mademoiselle Dumont ? » et accueille sa femme. Maintenant que la porte se referme, lui aussi est anxieux.

Chloé s’assied en déglutissant. Tout est possible : une bête bactérie, des lésions cancéreuses, un kyste aux ovaires, quoi donc ? Pas enceinte, déjà, c’est ça de gagné ! Alors qu’elle s’accroche à cette pensée sympathique au milieu de son flot d’angoisse intériorisée, le gynécologue rouvre son dossier dans un petit sourire.

— Mademoiselle, rassurez-vous, vous n’êtes pas malade. Votre frottis est bon. Mais vous avez un peu de HCG dans le sang.

Perplexe, elle resserre le manteau contre son corps, comme si cela allait cacher sa nature tendue.

— Ce qui veut dire ?

Le docteur dépose le document pour la regarder dans les yeux.

— Que vous êtes enceinte. Félicitations !

Mais l’exclamation ne trouve aucun écho chez la jeune femme. Abasourdie, Chloé est trop pétrifiée pour rétorquer quoi que ce soit. Sa bouche fait des allers-retours vocaux, comme un poisson qui bégayerait. Elle a une envie folle de fuir loin d’ici, mais le docteur reste cordial. Il comprend que la nouvelle n’est pas attendue.

— Allons, c’est le schéma le moins catastrophique. À ce stade, rien n’est joué et cela reste mieux que des maladies entraînant de lourds traitements ou bien sexuellement transmissibles. Est-ce que celui qui vous accompagne est le futur père éventuel ?

Chloé acquiesce vivement, encore saisie d’une grimace grotesque qui lui donne encore plus envie de se fondre dans le décor. Les flammes ont pris son cerveau en surchauffe, il lui semble que de la fumée grise l’asphyxie de l’intérieur ! Les radars s’affolent. Devant son désarroi, le gynécologue, habitué à des réactions diverses face à cette annonce, suggère très simplement :

— Désirez-vous le lui annoncer en ma présence, en cas de questions ? Je vais faire une petite échographie pour être sûr que tous les signes sont bons, si vous voulez qu’il soit là… Ce sera peut-être plus facile pour vous d’être accompagnée. À vous de me dire.

Chloé ne peut ignorer à quel point elle est incapable d’évoquer le sujet avec Mathieu. Elle redoute sa joie, si contraire à son sentiment de peur soudain, autant qu’elle craint sa tristesse. Aucune de ses réactions ne lui ira vraiment, elle le sait. C’est cette situation qui est insupportable ! À défaut, elle admet que s’il a des questions, le gynécologue sera un appui non négligeable, et aussi que cela le peinerait de ne pouvoir assister à l’échographie… Alors elle opine, la mort dans l’âme. L’homme rouvre la porte et demande à Mathieu de les rejoindre. Aussitôt, ce dernier s’inquiète encore plus.

— Que se passe-t-il, Chloé ? Un truc grave ?

Elle essaye de parler, mais se sent aussitôt honteuse de sa bouche tordue ridicule et blêmit de plus belle. Alors, Mathieu quitte son regard pour fixer le médecin, en quête de réponses.

— Grave n’est peut-être pas le bon terme, mais surprenant, oui. Mademoiselle Dumont ?

Elle comprend qu’il préfère laisser l’annonce venir de la principale concernée à son compagnon, ce qui serait des plus logiques. Mais la question restée en suspens démontre qu’il a bien saisi à quel point la nouvelle ne l’enchante pas et la prend de court. Chloé expire un grand coup pour tenter d’apaiser ses nerfs à vif.

— Tu… tu te souviens que tu me… charriais, là et… enfin, ce… c’est vrai, en fait.

Non, décidément, elle n’arrive pas à prononcer ces mots. Elle les a bannis à vie sans même vouloir savoir pourquoi. C’était sa zone interdite, la franchir est une folie que son esprit refuse d’atteindre. Mathieu baisse les yeux vers le ventre de Chloé, qu’il flattait encore ce matin.

— Attends, t’es sérieuse ? T’es enceinte pour de vrai ? Mais enfin, on… on combine capote et pilule, comment est-ce… ? Depuis quand ?

Imperturbable, le sourire en moins devant la réaction de Chloé, le médecin continue son travail sans perdre son rôle de guide.

— Ça, nous allons tenter de le savoir plus précisément. Le taux de HCG nous indique plutôt cinq semaines, mais l’échographie permet de voir concrètement où en est l’évolution du fœtus. Désirez-vous y assister, monsieur ?

Désorienté, pris dans un mélange d’appréhension et de bonheur, il bafouille un « Oui, bien sûr » en aidant sa compagne à se lever. Il l’étreint un instant, avant de la laisser se changer. Au fond de lui, tout s’emmêle, il y a une joie qui l’envahit et lui fait honte à la fois. Il sait pertinemment qu’elle n’est pas partagée et s’en veut de ne pouvoir être en osmose avec les sentiments négatifs envahissants de Chloé. Comment être un bon soutien, quand on se sent plus prêt que sa copine à accueillir un nouveau venu ? Ils ont quatre ans d’écart, peut-être cela joue-t-il. Elle se sent peut-être trop jeune pour être mère ou manque de confiance en elle dans la gestion d’une future parentalité ? Et puis, leur couple est récent, elle se fait tout juste à l’idée qu’ils sont bien ensemble. Les « je t’aime » restent rares et timides, rebâtir sa confiance prend du temps et en demande, et cette annonce oblige à ne plus se contenter d’une brique à la fois. Il va s’asseoir sur le tabouret que lui présente le médecin, tandis que Chloé reparaît, en simple t-shirt. Une fois installée sur la table spéciale, elle rehausse le tissu pour laisser le nombril à l’air libre. Son mutisme et sa mine sombre peinent son homme. Il décide de lui murmurer une espièglerie à l’oreille, tandis que le docteur va chercher une sonde et le tube de liquide spécial pour glisser sur la peau à examiner.

— Hier, tu parlais du costume d’infirmière, mais la table du gynéco, c’est pas mal non plus. Si on pouvait la louer une journée, on aurait de quoi s’amuser.

— T’as de ces idées, toi…

Son soupir reste triste, malgré le reproche doux. Résigné, Mathieu se contente de serrer de nouveau sa main et d’attendre de voir le miracle. Ou le cauchemar. Question de point de vue.

— Alors, voyons un peu ce petit… marmonne le gynécologue.

Il place la sonde glacée, puis fait couler le gel encore plus froid sur la peau de Chloé qui siffle entre ses dents serrées. Mais ça ne fait pas mal. Son ventre semble tout mou, elle est ballottée, mais ça va. Lorsque l’écran s’allume sur des pixels, elle découvre un bébé d’une sacrée taille. Il a déjà un visage dessiné, il bouge même ! Elle s’interroge… elle n’y connaît rien en grossesse, mais n’est-ce pas gros pour cinq semaines ? Mathieu confirme qu’il pense la même chose, avec un « Mazette, il est super grand » murmuré, plein de stupéfaction. Le gynécologue lui-même ne semble plus si routinier. Il est aussi ébahi que les jeunes parents.

Putain, si même le doc’ fait des yeux ronds, on n’est pas dans la merde !

— Ohhh, ça, ce n’était pas prévu… J’en croise rarement dans ma carrière, des cas comme le vôtre, et celui-ci est de taille ! Si j’en crois la longueur du fémur… et de son crâne…

Il clique quelques fois d’un point à un autre, alors qu’une main s’agite un peu à proximité de la sonde plaquée à fond sur la peau ventrale.

— Votre enfant en est au deuxième trimestre de la grossesse.

Chloé est trop choquée pour réagir et Mathieu le fait sans une once d’hésitation.

— Attendez, deuxième trimestre ? Mais… et les résultats qui disaient cinq semaines ? Et son ventre, il n’a rien comme il est là, c’est…

— Un déni de grossesse, soupire le vieil homme, empreint de pitié. Mademoiselle, il arrive parfois que le corps cache la présence d’un bébé à votre esprit. Ça peut sembler bizarre, mais c’est une réalité pour pas mal de femmes dans tous les pays. Les causes sont parfois profondes, multiples et diverses. On n’en a pas toujours conscience, certaines mères n’ont jamais su pourquoi elles n’avaient pas vécu une partie de leur grossesse. Votre bébé ne risque rien, il va aussi bien qu’un autre bébé. Même si votre corps a placé l’enfant dans les organes d’une façon qui empêche le ventre de gonfler ou les signes d’apparaître, il le fait grandir dans de bonnes conditions, généralement. C’est plus pour vous que je dois vous avertir… Si vous aviez envie de ne pas garder l’enfant, à ce stade, la Belgique ne le permet plus. Je crois que même les Pays-Bas ne pourraient plus vous prendre, et on s’éloigne maintenant d’un fœtus pour avoir un bébé, c’est assez délicat. Vous êtes déjà à un stade avancé. Pour vous répondre, monsieur, le taux de HCG augmente au fil des premières semaines ; durant celles-ci, il permet d’être précis. Mais au deuxième trimestre, le taux régresse, il descend au même niveau qu’après les cinq premières semaines, c’est ce qui nous a induit en erreur. Je suis navré que cela se soit présenté de cette manière. Sachez qu’un accompagnement psychologique jusqu’à la naissance peut être proposé ici, aux futurs parents. Si vous en faites la demande, vous obtiendrez un rendez-vous assez tôt.

Le couple, désemparé, assimile encore la nouvelle. Mathieu balbutie la question qui leur brûle les lèvres depuis les premières images :

— Mais alors, il a quel âge, ici ? On sait être plus précis ? Elle accoucherait quand ?

— Hélas, difficile d’être précis à plus de quinze jours près, mais je pense qu’il devrait naitre en mai. D’après mes mesures, selon la marge de manœuvre sur les tailles des différents cas, il a été fécondé aux environs de la mi-août. Bien sûr, comme je vous disais, nous ne pouvons plus donner un jour exact, vu les circonstances, c’est donc quelque part entre début août et fin août deux mille quinze que ça a eu lieu. Ne vous en faites pas, la grossesse va se remettre dans des conditions normales et le ventre va se reformer, maintenant que le déni est rompu.

Oh non… Impossible, non ! Je ne peux pas, je… !

Chloé et Mathieu s’échangent un regard démuni, mais contemplent les images en silence. Ému, Mathieu fait un bisou à la main de sa compagne pour récupérer son attention.

— Mine de rien, il est beau, ce bébé. N’aie pas peur, OK ? On peut gérer. Je t’aiderai.

Mais ses paroles glissent loin derrière elle. Chloé a ressenti un véritable cataclysme. Une bombe. Une explosion. De ses entrailles compressées par l’intrus a surgi une douleur sans précédent. La détresse l’envahit sans qu’elle ne soit autorisée à l’expulser. Ce serait voir en face un monstre qui statufie au premier regard. Les fenêtres éclatent par milliers, les volets se ferment un à un. Le voile sombre l’envahit et cette fumée qui lui embrouillait l’esprit semble s’étendre de partout. Elle a le cœur comme un 27 janvier 20102. L’image de l’immeuble effondré est la seule qui lui paraît représenter le drame en elle. Tout tombe. Le rideau, les voiles, la vérité. Sidérée, elle arrive à peine à articuler le « Merci » au docteur lorsqu’il lui remet le dossier, le rendez-vous pour la prochaine écho, le test de sucre et la prise de sang à réitérer pour tester son immunité face à quelques maladies à risques pendant la grossesse. Et surtout, les photos de l’échographie. Elle tremble de partout, à tel point que Mathieu ne parvient pas à lui faire la conversation. Quand le gynécologue a évoqué une amniocentèse possible, en donnant les détails d’une telle décision, elle n’a rien réussi à dire. Il les a laissés sur un « Réfléchissez-y au calme ensemble et remettez-moi votre décision la prochaine fois que nous nous verrons ». Mais le temps n’est pas aux discussions de ce genre et le silence règne en maitre, ce soir-là. Elle part s’enfermer dans sa chambre dès son retour à Embourg.

Son compagnon, dépité, reste seul en bas, conscient qu’aller la voir ferait pis que bien. Ils ont besoin d’encaisser, tous les deux. Oui, il aurait aimé un enfant d’elle un jour, il espérait l’entendre dire qu’elle en faisait le choix, mais là, c’est si soudain, rapide, lui-même a du mal à se faire à cette idée. Sa joie n’est plus là, car là-haut, son aimée pleure. Il perçoit de sourds sanglots, alors qu’il cuisine quelque chose de rapide, le soir. Il aimerait l’étreindre et lui dire que tout ira bien, mais elle ne veut que s’isoler, rester face à elle-même, et rien ne lui rendra le sourire aujourd’hui. Il a beau l’appeler pour manger, il doit se résoudre à déposer l’assiette devant sa porte. Il ne l’avait vue dans un tel état que le soir où elle avait réussi à évoquer une partie de son quotidien atroce avec Logan. Et encore, même là, elle lui avait parlé ! Est-ce donc si insupportable pour elle, ce bébé ? Impossible de retirer cette énigme de ses pensées : pourquoi ? Mais il n’aura pas la réponse ce soir. Il mange seul des pâtes avec une sauce toute faite, puis monte se coucher. Pour lui aussi, la fin de journée a été assez déprimante et agitée.

Mais ce n’est rien comparé à la nuit qui suit. Alors qu’il dormait, des coups sourds le réveillent. Il consulte l’horloge digitale : une heure du matin. Les bruits de choc viennent de l’étage. Aussitôt, il bondit hors de son lit et file vers la chambre de sa copine. Son cœur palpite d’effroi, d’instinct il sent qu’il faut agir au plus vite pour éviter un drame. Les coups sont plus nets, on dirait que son corps cogne par moment des matières dures, le meuble, le mur, qui sait ? Ils se mélangent à des paroles paniquées qu’il n’avait pas entendues de son lit. Il crie son prénom, de toutes ses tripes, mais rien n’y fait, elle hurle de plus en plus fort. Mathieu colle son oreille au battant pour tenter de traduire les cris de Chloé.

— Me touche pas, putain, me touche PAS ! Laisse-mooiii ! LÂCHE-MOI ! Non !

Ce mélange de plaintes et de douleur lui serre le cœur. Ce n’est pas un cauchemar ordinaire, sa copine s’étouffe entre les mots, il ne peut pas la laisser comme ça ! Il jette son épaule à pleine puissance contre la porte, sans succès. Malgré ses muscles douloureux, il tape comme un forcené dessus en hurlant le nom de la demoiselle qui délire. Mais impossible de briser la spirale dans laquelle son esprit s’entortille, l’os de son épaule le sera bien plus facilement. Chloé n’entend rien. Il faut défoncer la porte, c’est la seule solution !

Merde, qui vais-je pouvoir appeler à cette heure-ci avec assez de force pour faire ça ?

Aussitôt, il compose le numéro d’Alexandre. Comme toujours, le soir est synonyme de sortie pour son frère : à peine décroche-t-il qu’une sono se fait entendre plus que lui. Après quelques pas et un sourd « J’arrive, bébé », il semble s’enfermer quelque part où la musique est moins puissante.

— Qu’est-ce que tu me veux à cette heure-ci, frangin ? J’ai presque chopé un coup pour ce soir, tu m’as cassé mon entrée en matière. Ça a intérêt à être urgent.

Gardant pour lui sa colère devant le mécontentement de ce m’as-tu-vu, Mathieu grince entre ses dents :

— J’ai besoin de toi, t’es loin de la maison ? Chloé est enfermée dans son ancienne chambre et ça va pas du tout. Elle était déjà pas bien depuis… depuis un truc qu’on lui a dit, aujourd’hui…

— Eh, Mat’, j’ai l’air d’un thérapeute pour couple ? Vos histoires, j’en ai rien à secouer.

Lâchant cette fois un grondement sonore, Mathieu retient quantité de jurons dans sa tête qu’il serait indécent de retranscrire.

— Arrête de te la jouer, je suis très sérieux, elle fait une crise ou je sais pas quoi, il faut aller l’aider ! Je vois que toi dans les parages pour défoncer sa porte, et ça urge ! Elle pourrait se faire mal, c’est pas un jeu, tu m’entends ?

— Et les ambulances, c’est pour les chiens ? Tu me casses les miches, et ta gonzesse aussi, un petit tour à l’hosto ça lui ferait du bien, tiens !

Cette fois, Mathieu explose :

— PUTAIN, ALEX, J’AI MES RAISONS, ALORS RAMÈNE-TOI !

— Ouais, ben t’as intérêt à me les fournir après, tes raisons, et à ce qu’elles soient bonnes ! Deux secondes, je me pointe. Je suis à Chaudfontaine, de toute façon.

— Et ne me redemande pas encore le code du portail pour le plaisir de perdre du temps, cingle le cadet avant de raccrocher.

Il n’a pas l’habitude d’employer un tel ton avec Alex, mais toute blague à l’heure actuelle lui tape sur le système. Les bruits incessants en fond de son côté lui font perdre la tête. Chloé souffre, là derrière, et lui se retient de craquer. Chaque minute est insupportable. Depuis combien de temps vit-elle un calvaire onirique ? Et si elle était en train de perdre le bébé, de le rejeter de tout son corps ? Il se sent horriblement impuissant au fil des minutes qui s’écoulent.

Enfin, des pas font trembler l’escalier de bois et la silhouette d’Alex surgit, clope au bec, et manivelle de cric à la main. Mathieu fait l’impasse sur cette bravade, si insignifiante à côté du service qu’il va rendre. Son frère freine sec devant la porte blanche et Mathieu. Pour une fois, c’est la stupéfaction qui tend ses traits.

— Merde, elle hurle comme ça depuis tout ce temps ?

Malgré son teint pâle et son front emperlé, Mathieu se contente de lui adresser un regard noir, car les reproches sur sa légèreté précédente ne requièrent aucun mot. Dans un toussotement, Alex se cambre et souffle un bon coup.

— OK, quand faut y aller…

Son petit frère s’écarte pour le laisser frapper de son outil la serrure dans des petits cris d’effort, jusqu’à ce que tout se gondole entre le métal et le bord de la porte. Puis Alex recule lentement, la cigarette patientant toujours aux coins des lèvres. Il s’encourt vers l’obstacle et dégomme en partie le panneau. Le bois craque bruyamment autour de la serrure. Mais il faudra deux nouveaux essais pour qu’il parvienne à détacher le tout de l’encadrement. Alors qu’Alex récupère son souffle, reprenant en main sa clope, Mathieu se jette sur la femme en sueur. Rien n’est encore joué : elle n’est pas sortie de sa torpeur. Il essaye de saisir ses bras pour la secouer doucement, mais elle se débat encore plus et crie de plus belle.

— NON, fiche le camp ! Je veux pas ! Lâche ! Mais lâche, je te dis ! Me touche pas !

Sa litanie reprend en boucle, sous les yeux effarés des deux hommes. Même Alex ne montre plus une mine imperturbable, l’espace d’un instant.

— J’arrive même pas à la toucher ! gémit Mathieu.

— Fais pas ta femmelette, y a bien une solution qui n’oblige pas à lui secouer le cocotier…

Mathieu s’apprêtait à courir chercher un verre d’eau à la salle de bain proche, mais Alex sourit en lui déclarant qu’il a une super idée. Méfiant, Mathieu suit tout de même du regard le gars en chemise qui tire un coup sur sa cigarette.

— Qu’est-ce que tu comptes… ?

Il a sa réponse avant même de poser la fin de sa question : Alex souffle tout le contenu de sa bouche enfumée au visage de Chloé. Une quinte de toux saisit la jeune femme et Mathieu devient blanc comme linge.

— Non mais t’es malade ! Elle est épuisée par son débit de paroles et sa panique, et toi, tu lui souffles dessus, connard !

— Écoute, c’est drôle, et en plus, ça marche, alors on va pas se plaindre. Soit c’était ça, soit je lui collais une baffe. Je frappe pas les femmes, mais là, cas de force majeur, ajoute-t-il face à la mine assombrie de Mathieu.

La colère de celui-ci retombe quand il entend Chloé sortir d’une voix enrouée :

— Eh merde, vous êtes encore… en train de vous… engueuler… Putain, vous pouvez pas… faire de trêve ?

Vaseuse, emprisonnée à moitié dans les draps retournés dans tous les sens, elle se masse la gorge et le crâne. Elle frotte des parties de sa peau où elle n’a pas encore remarqué des hématomes récents. Mathieu l’étreint et caresse sa chevelure en l’embrassant.

— Bon sang, Chloé, tu nous as fichu la trouille, t’étais…

Elle semble soudain se rendre compte d’où elle se trouve et pousse un cri face à Alex qui sourit de plus belle.

— Salut, poupée !

— Mais qu’est-ce qu’il fiche dans ma chambre, lui ?

— À ton service, ironise Alex, définitivement plus détendu.

Enfin, jusqu’à ce qu’il remarque le ventre de Chloé. Sa réaction vive l’a dégagée en partie des tissus, révélant la bombance. Mathieu lui-même marque un arrêt, car au moment de se coucher, elle n’était pas aussi ronde. Cette rapidité de changement dans le corps est stupéfiante. Alex crachote sa fumée de travers, jusqu’à tousser un coup dans son coude, les yeux ronds.

— Oh putain de merde, t’es enceinte ! Je vois, je comprends mieux le « truc qu’on lui a dit » ou plutôt que vous aviez pas encore dit, bande de cachotiers. Non mais regarde-toi, Chloé, t’as déjà le bide d’un cachalot ! Ça date pas du mois dernier, cet alien ! T’as rien dit à notre mère, frangin, comment elle va te massacrer de pas avoir été mise au courant avant…

Aussitôt, Chloé perd ses rares couleurs du visage et Mathieu met les points sur les I avec Alexandre.

— Tu la boucles, OK ? Si on doit le dire, on le fera nous-mêmes. C’est pas si simple. Promets-moi de fermer ta gueule à ce sujet, Alex, je suis sérieux. Sinon je te la transforme en sculpture d’art abstrait ! Si, je le ferais ! ajoute-t-il devant l’expression sceptique de son frère.

Alex se redresse, mains innocentes face à lui pour tempérer les ardeurs de Mathieu.

— OK, zen, c’est pas mes oignons. Je l’accueille quand tu veux, ce neveu ! Je vous laisse à vos petits secrets, si tout est sous contrôle, je retourne à ma soirée. J’espère que ma petite poupée du jour ne s’est pas barrée avec un autre avant mon retour ! Allez, bonne nuit les tourtereaux, couvez donc votre petit !

Même si cela lui arrache la bouche, Mathieu lui lance un « Merci », pendant qu’il passe la porte, direction sa voiture garée dans la cour à la va-vite. Chloé contemple la porte défoncée, puis son ventre rebondi. Elle se masse de nouveau à des endroits où des bleus apparaissent et, cette fois-ci, elle les voit. Le silence pèse sur ses lourdes épaules et le regard de Mathieu l’achève. Elle a honte, si honte ! Quel boulet ! Pourquoi lui pourrit-elle tant la vie ? Et puis, ce cauchemar qui n’en était pas simplement un, elle… Les tremblements reprennent de plus belle, elle suffoque, et les larmes coulent sans aucun contrôle.

Bordel mais qu’est-ce qui m’arrive ? Qu’est-ce que je deviens ?

— Ma… Mathieu… gémit-elle comme un appel à l’aide affaibli.