Transatlantique - Camille Corcéjoli - E-Book

Transatlantique E-Book

Camille Corcéjoli

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Beschreibung

Alex embarque ses amies de toujours, Louise, Djo et Harli, dans un road trip à travers les États-Unis. Destination : la clinique de West Lake Hills, qu’il a choisie pour se défaire de ses seins.

Depuis les bars queers texans jusqu’aux montagnes russes de Brooklyn, "Transatlantique" nous propulse dans le quotidien de ce voyage et dans l’histoire de la transition d’Alex.

Une joyeuse et turbulente traversée du genre et de l’Atlantique où l’humour et l’inattendu viennent défier la réalité de la violence transphobe.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Camille Corcéjoli est né en 1987 et vit à Lille. Il est auteur, enseignant et chercheur en sciences sociales. Dans sa pratique artistique, il écrit et interprète sur scène des récits questionnant l’intime pour parler de féminisme, de genre et de sexualité.

"Transatlantique" est son premier roman.

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Seitenzahl: 149

Veröffentlichungsjahr: 2025

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TRANSATLANTIQUE

Camille Corcéjoli

© (éditions) La Contre Allée (2025)

Collection La sentinelle

Le moment zéro

Au début

Je tapais dessus

Je venais d’entrer en CM2

Et pour stopper le destin

Je tapais sur mes seins

C’est ma mère qui me l’a rappelé

Moi j’avais oublié

Trouver un début

Un développement

Une cohérence

Et des indices dès l’enfance,

Je n’ai jamais eu envie

Jamais eu envie

De mettre en ordre

Ma narration

Trans

C’est mon choix d’adulte

Qui a largué les amarres

En direction du futur.

Mais l’histoire

A besoin d’un fil tendu,

Unique et ininterrompu

Et ma mère

A eu besoin de trouver du sens

En creusant mon enfance

Alors, disons pour l’histoire et pour ma mère

Que le CM2 fut le Moment Zéro

De ma transition

Disons que ce lever de rideau

Sur mon torse balbutiant

Nous propulse 20 ans plus tard,

Dans une suite logique,

Sur une table d’opération

De l’autre côté de l’Atlantique.

Pourtant, à vous je peux le dire,

J’ai les seins qui doutent.

L’avion d’American Airlines est flou. Harli aussi. Djo est carrément trouble et moi, à moitié hors cadre.

— Bon… on recommence !

— Fais le point, suggère Louise à Djo.

— Oui, oui, je sais faire.

Cela fait six mois que Djo se prépare à affronter la peur de l’avion et que Louise panique sans trop le dire. Les médocs antistress qu’iels ont avalés en arrivant à l’aéroport ralentissent et déforment chacun de leurs gestes. Prendre un selfie relève d’une mission impossible, mais Djo persiste. Son bras tient le téléphone, luttant pour se stabiliser et garder le contrôle. Louise sourit dans le vide, regard béat et longue chevelure épuisée. Harli surjoue un peu l’émotion du départ pour leur faire plaisir ; c’est qu’on en est au huitième essai… Le bras de Djo se fixe enfin : plongée sur nos quatre têtes brunes.

— Voilà, elle est super ! assure Harli.

Je ne suis plus dans le cadre.

— Tu essûr ?

Djo n’est pas dupe, mais trop fatigué∙e pour lutter, iel s’effondre sur un siège de la salle d’attente. Sa casquette noire pique du nez en quelques secondes. Louise recroqueville son grand corps élancé contre lui et laisse échapper un long soupir. Harli les recouvre de sa veste, tandis qu’une lumière brumeuse de lever de soleil enveloppe le terminal. Autour de nous, ça grouille. Des gens font la queue devant chezPaul et ses vitrines de viennoiseries qui m’écœurent, d’autres attendent impatiemment aux portes d’embarquement, quelqu’un s’engueule avec l’hôtesse d’accueil, et j’ai du mal à respirer.

— Ça va ? s’enquiert Harli.

Ma gorge se serre :

— Je ne vais pas partir.

— Quoi ?

Il me fixe, pas vraiment sûr de ce qu’il vient d’entendre. Je ne suis pas vraiment sûr de l’avoir dit. Je l’ai dit tout haut ? Ses yeux bleus sont tellement ouverts qu’ils plissent tout son front.

— Tu ne vas pas…

— Je…

Ma voix s’est emplie de larmes. Harli m’arrime à son torse et l’océan déborde d’un coup sur son t-shirt noir.

— T’inquiète pas. On n’est pas obligé∙es.

— Mais je veux…, je lâche entre deux hoquets, je veux.

Harli me serre fort. Son souffle est calme et régulier. Enveloppé dans sa large carrure, je suis doucement apaisé par l’étreinte de ses bras.

— Une chose à la fois, il me glisse à l’oreille. Étape 1 : prendre l’avion. 

— Oui, j’acquiesce en essuyant mes larmes.

— Et si tu m’aides à embarquer nos deux mollusques, je te paye un cocktail à l’arrivée !

Mon rire est interrompu par un larsen.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Djo et Louise, arraché∙es à leur sommeil par le son aigu, émergent à la surface. L’hôtesse ajuste le micro : premier appel pour le vol à destination de New York.

— Ça y est ? murmure Louise, alors que j’essaie de la relever.

Ses yeux sont encore tout endormis.

— Oui Loulou, il faut y aller.

Avec une assurance chancelante, Louise déploie sa fine silhouette et se met en mouvement. Harli, qui a pris en charge l’impression des billets, vérifie une dernière fois que tout est bon et nous guide vers l’embarquement. Ma respiration se cale tranquillement sur nos pas : l’angoisse est en train de passer. Une pointe d’excitation perce même à travers mon torse en franchissant la porte de l’avion. Au moment du décollage, alors que Louise me broie la main droite, j’indique à Harli :

— Ce sera une piña colada.

Nous nous envolons.

— Y a même un Gay Ice Cream Shop ! 

Louise noue sa chemise en jean au-dessus de son mini-short pailleté. Ses yeux marqués par le jet-lag pétillent :

— Regardez…

Plein de mecs. Et ils ont l’air très très gay.

Nous nous frayons un chemin dans les rues de Manhattan, le long de petits immeubles de briques rouges affublés d’escaliers de secours extérieurs en Z et de drapeaux arc-en-ciel. Devant les bars, une multitude gay masculine plutôt blanche et friquée se presse contre nous.

— Par là ! 

Louise bifurque sur Christopher Street, l’épicentre historique des émeutes queers new-yorkaises. J’imagine des femmes trans, des drag queens, des travestis, des lesbiennes, des folles, des prostitué∙es, des jeunes sans-abri, remonter la rue jusque là où tout a commencé.

— C’est ici ? demande Harli.

Derrière un carré de verdure apparaît la façade aux lettres lumineuses du Stonewall Inn.

— J’avais imaginé quelque chose de plus… flamboyant ? je glisse à Harli, en poussant la porte.

— Moi aussi, et moins magasin souvenirs de l’histoire militante, il renchérit en désignant les t-shirts au-dessus du comptoir.

— Vous avez vu les prix…

— Oui… mission de ce soir : se faire payer des coups ! lance Djo en récupérant la première tournée.

Nous montons à l’étage où Madonna fait vibrer une cinquantaine de queers sur Like a Virgin. Mon regard glisse sur la boule à facettes. Des bras enlacés, le décolleté plongeant d’une robe à paillettes et Louise qui s’enthousiasme. Sa passion années 80, avec ses playlists endiablées, ses coupes de cheveux improbables et ses vestes en jean élimées qu’elle chérit depuis le collège, est attisée :

— Venez !

On se faufile sur la piste entre les corps en mouvement. À côté de nous, deux meufs s’embrassent et se mordent les lèvres avec fougue. Don’t stop me now. Un mec, dont le cul moulé dans un mini-short léopard guide de manière virtuose tout son corps, me bouscule en dansant. I’m so excited. Djo enlève son sweat, laissant apparaître ses bras tatoués et finement musclés qui s’éloignent, reviennent et m’attirent à lui. Let’s dance ! Harli transforme le dancefloor en podium de défilé de mode : démarche assurée, larges épaules et ventre déployés, mains qui minaudent et déhanché qui claque. Louise crie sur les premières notes de Wake Me Up Before You Go-Go et lui saute dessus. Elle enlace sa taille avec ses jambes et, pendant qu’il la fait tourner, elle balaie le sol de ses longs cheveux. Puis, elle remonte vers lui dans une démonstration flamboyante de la solidité de sa ceinture abdominale. Agrippé∙es l’un·e à l’autre, iels se sourient, se lèvent, se soulèvent et tournoient sur la piste. Autour d’elleux, certain∙es s’écartent pour regarder, captivé∙es par la beauté hybride de leurs corps assemblés. Iels virevoltent encore et encore. Ça tourne. C’est un tourbillon qui emporte tout. La salle est trouble. Je vois La Miranda derrière le comptoir. La scène du film Stonewall, de Finch, quand elle passe un entretien avec un psy pour se faire réformer de l’armée. Le psy est attablé au comptoir. Il l’interroge : « And you’re now what, a man or a woman? » Elle : « Oh ho ho, doctor. How fifties you be. I’m living in the other state between maleness and femaleness. » « Which is? » demande le psy. Tout le bar retient son souffle. Elle : « Fabulousness! »

« Vous avez du mascara ? »

— Votre âge ?

— 28 ans.

— L’année de vos premières règles ?

— J’étais en cinquième, 1999 je crois.

— Elles sont régulières ?

— Oui, à peu près.

— Est-ce qu’il y a des problèmes de cholestérol chez vos parents ?

— Pas à ma connaissance.

— Des cancers du sein dans la famille ?

— Non.

— Vous avez des allergies ?

— Non.

— Vous buvez de l’alcool ?

— Oui, de temps en temps.

— Pas plus que de raisonnable ?

— Euh, non.

— Vous fumez ?

— Non.

— Vous faites du sport ?

— Un peu, je cours parfois, enfin, pas très régulièrement…

— Qu’est-ce que vous faites dans la vie ?

— Je suis prof.

— OK. Allez-y, racontez-moi.

La docteure Girard vient de lever les yeux des papiers sur lesquels elle prenait des notes et me regarde fixement. Elle attend que je parle. J’inspire et je lui demande avec autant de naïveté que possible :

— Je vous raconte juste les éléments par rapport à ma transition ?

— Oui, sauf si vous avez d’autres problèmes aussi importants dans la vie que celui-là, mais il ne me semble pas vu que vous avez un niveau d’études… quel niveau déjà ?

— Master.

— Un bon niveau donc. Pour en arriver là, vous n’avez pas dû avoir d’autres problèmes que celui-là ?

J’avale le mot « problème » comme une couleuvre et je réponds :

— Non.

— Bon, alors, racontez-moi.

La docteure Girard est endocrinologue : elle a le pouvoir de me prescrire de la testo. Pour la voir, il a fallu que j’obtienne une attestation d’un psychiatre comme quoi j’étais bien malade mentalement du « syndrome transidentitaire ». Mais ce que je n’avais pas anticipé pour cette dernière étape d’accès à la testo, c’est qu’elle aussi voudrait jouer au psy. Elle attend. Tout mon corps refuse l’exercice, mais je me lance quand même.

— Eh bien, voilà, depuis très jeune j’ai toujours eu le sentiment d’être un garçon. J’ai mis longtemps à l’accepter et à le dire. Ça a été des années difficiles, je me sentais mal dans mon corps. Mais maintenant tout mon entourage est au courant, y compris à mon travail. Et moi je le vis bien, à part que j’ai besoin de prendre des hormones pour être en adéquation avec la manière dont je me perçois.

Je fais une pause pour donner une touche de réalisme à ce poème autobiographique. Je n’ai jamais aimé mon corps, je me sentais un enfant différent, je m’identifiais aux hommes : c’est ce même récit que j’ai inventé pour le psy à base des stéréotypes attendus. Je pourrais lui raconter la vérité sur mon parcours pour bousculer ses idées reçues, mais j’ai renoncé depuis un moment à batailler individuellement contre les médecins. En délivrant un récit minimaliste de ce qu’ils veulent entendre, j’obtiens les papiers et je garde mon énergie pour la lutte collective. C’est ma stratégie jusque-là. La docteure Girard profite du blanc dans la conversation pour me relancer :

— Et comment l’ont pris vos parents ?

— Difficilement au début, mais ça va mieux maintenant et ils me soutiennent.

— Et vous avez des frères et sœurs ?

— Un frère.

— Et comment il l’a pris ?

— Pareil que mes parents.

— Et de votre côté, est-ce que vous avez fait une dépression à cause de ça ?

Je réponds, évasif :

— Non, je ne crois pas, j’ai été mal pendant un temps, mais pas de dépression.

Je pourrais lui dire « Vous savez, le moteur de ma transition ça a plutôt été la joie. » Mais je sais trop bien le récit qui est attendu de moi. Il faut qu’il y ait eu un minimum de difficultés, de mal-être, de souffrance. Sans déborder pour autant sur des difficultés en termes de santé mentale, sinon les endocrinologues ne prescrivent pas d’hormones. En bref, il faut avoir souffert, mais à juste dose. La docteure Girard insiste :

— Pas d’autres problèmes d’épisode dépressif ou autres ?

— Non.

— Bien, je vais vous examiner.

Elle se lève. Je la suis derrière son bureau. Elle me mesure. 1 mètre 62. Elle me pèse. 62 kilos. Elle prend ma tension. 12/8. Elle me fait respirer fort et tousser en posant le stéthoscope sur mon dos. Puis, elle place ses mains sur ma gorge :

— Laissez-moi voir. Ah oui, il va falloir faire une échographie. Vous avez un petit goitre, je pense. Je suis désolée de vous dire ça, mais c’est typiquement féminin.

Je la laisse terminer sa chorégraphie médicale autour de mon corps en m’absentant de moi-même. Je reviens quand elle annonce que je peux me rasseoir. Je m’installe sur la chaise. Elle retourne à son bureau et me fixe avec surprise, comme si je venais de lui apparaître :

— Vous avez du mascara ?

— Pardon ?

— Vous avez du mascara sur les yeux ?

— Euh, non.

— Ah ! Vous avez juste les cils longs.

Elle a l’air soulagée. Je suis sidéré par son attitude. Une forme de condescendance m’envahit. Je m’y laisse aller pour éviter de me confronter à la violence de son examen. Elle reprend :

— Bien, alors, ce qu’il faut savoir sur les effets de la testostérone. Le premier c’est la voix, vous allez muer. Ensuite, il y a la pilosité sur le corps et le visage et l’implantation des cheveux qui change. Votre musculature va également se développer, votre visage va devenir plus carré et les graisses peuvent se déplacer au bout d’un certain temps. Vous n’allez plus avoir vos règles. Vous n’en voulez plus de toute façon ?

Question rhétorique, je donne la bonne réponse : « Non. » Girard poursuit :

— Il y a des variations en fonction des personnes, mais ce qu’il faut retenir, c’est que le premier effet des hormones, c’est la voix.

Tous mes amis trans m’ont expliqué que le premier effet, c’est la transformation du sexe. Le clitoris grandit, de quelques millimètres à quelques centimètres. C’est le seul élément – pourtant majeur – qu’elle vient de mettre de côté. La précision de sa liste des effets de la testo ne rend que plus flagrante son omission volontaire.

— Bien, après, il y a des effets indésirables comme l’acné qui peuvent survenir. Vous allez sans doute aussi prendre du poids, ce qui augmente les risques cardiaques. Mais ça va, vous n’êtes pas trop grosse et vous faites du sport.

Je la regarde sans plus l’écouter. En fait, je pense à Sonia, une copine de collège grosse, qui était toujours en rébellion violente contre les remarques horribles des profs sur son corps. Je l’imagine ici, dans le cabinet, en train de gifler la docteure Girard qui tomberait dans les pommes sous le coup. Sonia m’inviterait à venir m’asseoir sur elle comme sur un banc et on mangerait des gâteaux, posé∙es là. De loin, j’entends la voix de l’endocrinologue. Elle me demande des documents. Je lui tends ma pochette : papier du psychiatre, bilan endocrinien, échographie pelvienne. Elle s’arrête sur le bilan de l’échographie. Pour cet examen, le radiologue a voulu que j’aille pisser le litre d’eau qu’il m’avait fait boire car il préférait m’introduire une sonde dans le vagin. J’ai refusé. La procédure ne sert à rien à part à vérifier que j’ai bien des ovaires et j’atteignais la limite de cette mise en scène. Le radiologue a été surpris, mais il a fait la procédure classique avec du gel et une petite machine à ultrasons et a conclu – ô surprise ! – que tout était normal. Il a cependant pris note de mon refus à l’écrit et la docteure Girard s’en étonne :

— Vous avez refusé la voie vaginale ?

— Oui.

— Vous n’avez jamais eu de rapport avec des hommes ?

Je la regarde en silence, bouche bée. Quelques secondes passent et je finis par articuler :

— Je ne vois pas le rapport avec ma sexualité.

La docteure Girard hausse les épaules et commence la préparation de l’ordonnance pour la testostérone. J’aimerais qu’avec Sonia on l’écrase juste un peu plus. La colère me fait respirer vite et des insultes silencieuses butent sur mes lèvres. Il faut que ça se termine. Girard appose son tampon en bas de l’ordonnance.

— C’est un processus irréversible que vous entamez ici. Une fois que c’est commencé, c’est pour la vie, pas de marche arrière possible.

Elle pourrait le formuler plus cash ; elle pourrait dire « Moi je ne signe pas de papier pour faire des demi-monstres ; je ne fabrique que des filles et des garçons complets, de jeunes gens en bonne santé, éduqués, minces et sains d’esprit. » Sur un ton d’avertissement, ellepoursuit :

— Vous allez aussi réaliser toute une série d’opérations dont l’hystérectomie. C’est très important de bien faire tout cela ; quand est-ce que vous l’avez prévue ?

— C’est prévu pour plus tard, je mens une dernière fois.

Elle me tend l’ordonnance et je sors du bureau, sans aucun soulagement. En marchant dans les beaux quartiers parisiens, j’ai la nausée. Ma tête tourne et j’ai besoin de m’appuyer sur un muret. Sonia s’assoit à côté de moi. Elle me prend la main et dit : « Allez, tu ne vas pas pleurer quand même ! Des connards, on en a connu d’autres ! » Je souris. Sa présence me contient, avant de disparaître au fur et à mesure que je me calme, laissant derrière elle, dans ma main, la prescription de testo.

Une chaleur inhabituellement intense et moite écrase la pièce et mes paupières. Pendant quelques secondes, les yeux mi-clos, je cherche mes affiches, mes meubles, mes rideaux, ma chambre. Je trouve un mur délavé, une étagère qui ploie sous une pile de livres, une petite table de nuit et Louise qui bave légèrement sur l’oreiller à côté de moi. Derrière elle, la porte est entrouverte et donne sur un futon ; j’y distingue les pieds de Djo, son caleçon noir et ses bras écartés. Des bribes de la soirée d’hier, mêlées à celles des nuits précédentes, me reviennent : des discussions enflammées, des regards en coin, la voix de Djo qui chante avec une inconnue, Louise qui embrasse une meuf, des queers qui dansent, Harli qui s’extasie, Louise qui embrasse une autre meuf, Djo qui chante, encore. Dans le flot de ces souvenirs j’entends un soupir. C’est Louise qui vient de se tourner sur le dos, son corps élancé occupant maintenant près des trois quarts du lit. Elle a laissé glisser sa main sur son visage avec le coude en angle droit qui lui donne un air de diva. Sur son avant-bras on peut lire « Chiara, 718-509-6995 ». Je l’enjambe avec autant de délicatesse que possible, passe sur la pointe des pieds devant Djo et tombe sur une table dressée d’assiettes colorées : melon, avocat, tomates, fromage, pommes de terre rissolées, pain grillé. Harli est dans la cuisine en train de lancer thé, café et œufs brouillés :

— Bien dormi ? 

Je l’enlace en enfouissant ma tête dans son dos musclé. Habituellement, mon amour du sommeil dense et long m’interdit d’enchaîner les fêtes. Blotti ainsi, je manque de me rendormir quand je sens un autre corps dans mon dos. C’est Louise qui s’est réveillée. Collé∙es les un∙es aux autres, je ne tiens pas plus de trois secondes :

— C’est pratique d’être bilingue pour draguer non ? Ch-ia-ra…

— Non mais toi ! Tu paies rien pour…

Sa main glisse sur mon ventre.