Traumac - Margaux Coste - E-Book

Traumac E-Book

Margaux Coste

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Beschreibung

Depuis la Chute, les femmes et les hommes qui peuplent ce nouveau monde sont dotés de capacités exceptionnelles : guérisons, communication avec les animaux, visions... Tous savent manier plus ou moins consciemment l'énergie universelle, nommée Traumac. Abiès nait avec le don de guérison au sein d'un clan matriarcal où seules les femmes sont autorisées à exercer la fonction de guérisseuse. Abandonné et rejeté par les siens pour sa différence, le jeune-homme choisira de quitter sa communauté pour suivre la voie tracée par sa mère. L'issue de son voyage sera déterminante pour la prochaine évolution humaine : l'ultime mutation...

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Veröffentlichungsjahr: 2024

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– REMERCIEMENTS –

À tous les amis qui ont bien voulu prendre le temps de lire les premières versions et qui m’ont encouragée.

À Lucas, pour les heures de lecture à voix haute que tu as supportées, encore et encore, et mes éternelles questions ! Merci pour ta patience et ta joie tout au long de ce fastidieux projet.

À Circé, tout simplement.

Et enfin à Agnès, pour l'ultime relecture.

Sommaire

– REMERCIEMENTS –

— PROLOGUE —

Chapitre 1 : LE GRAND FRÊNE

Chapitre 2 : LE NOYAU

Chapitre 3 : LE MARTEAU, LA CHÈVRE ET LA BOÎTE

Chapitre 4 : LA PROPOSITION

Chapitre 5 : LA CÉRÉMONIE DU GRAND CONSEIL

Chapitre 6 : PRÉPARATIFS

Chapitre 7 : LE DÉPART

Chapitre 8 : TOURNEROND

Chapitre 9 : L’EMBUSCADE

Chapitre 10 : PARTIE DE CHASSE

Chapitre 11 : LE PLATEAU ROCHEUX

Chapitre 12 : NOUVEAUX ALLIÉS

Chapitre 13 : LE MASSIF DE DRAAVIL

Chapitre 14 : LA TOUR

Chapitre 15 : LES PÈLERINS

Chapitre 16 : ALLER-RETOUR À ANDOLIE

Chapitre 17 : L’ASCENSION DU MONT D’ARAAL

Chapitre 18 : LA HILDA

Chapitre 19 : TOUT EST PLUS COMPLIQUÉ

— PROLOGUE —

Dérapant sur une pierre et le cœur cognant dans la poitrine, Abiès, dans sa course effrénée, manqua de peu une chute vertigineuse. Benny et sa vivacité lui avaient épargné ce sort en le retenant par le col de son pull. Le souffle court, les deux jeunes gens échangèrent un regard avant de reprendre leur course. Ils dévalèrent le chemin rocailleux menant à la vallée, rendu glissant par la bruine.

Ils arrivèrent à une intersection et prirent la direction de la rivière. Ils coururent jusqu’au hangar à bateaux où ils détachèrent le voilier léger du père d’Abiès. Ils chargèrent leurs affaires, qui se résumaient à leurs sacs à dos et sortirent les rames.

Sur le ponton, les marchands regardaient avec étonnement les deux jeunes gens s’affairer ; ils n’eurent même pas le temps de les questionner sur leur air affolé que l’embarcation avait déjà pris le large, bondissant sur l’eau au rythme des rames.

Une fois suffisamment loin de la berge, Benny murmura :

— Personne ne s’est interposé, il semblerait que la nouvelle ne soit pas encore ébruitée.

Mais à cet instant, ils entendirent des éclats de voix sur la rive qu’ils venaient de quitter. Un groupe de cavaliers armés interpellaient les marchands et des cris rageurs fusèrent lorsqu’ils aperçurent l'embarcation déjà au loin. Ils ramèrent de plus belle, jusqu’à ce que les cris ne soient plus qu’un léger bourdonnement.

— Désormais tout le monde sait, dit Abiès, les dents serrées.

— 1 — LE GRAND FRÊNE

Quelques jours plus tôt. Allongé par terre Abiès lisait Chronique des temps modernes, lorsque sa sœur entra. Il leva les yeux vers elle, ferma le livre et le fit glisser, aussi discrètement que possible, sous le meuble le plus proche. Sa sœur, Sauline, remarqua son geste et pinça les lèvres.

— J’espère que ce n’est pas le livre de guérison que je cherche depuis des semaines, dit-elle en fronçant les sourcils.

Il leva les yeux au ciel, tira à lui son carnet de notes et répondit :

— Cela fait des semaines que tu débarques ici avec tes mimiques de prêtresse revêche pour me poser la même question. Je te le redis : je n’ai pas ton livre. Maintenant sors d’ici, merci.

C’était une demi-vérité, car si le livre qu’il lisait n’était pas celui qu’elle cherchait, c’était aussi l’un des siens.

Elle sentit le mensonge mais passa outre et reprit :

— Je voulais aussi te rappeler que nous sommes à dix jours du grand Conseil. Il serait temps que tu fasses ta demande. Sauf si tu tiens à finir comme communis et détruire le peu de dignité qu’il nous reste.

— Oh, loin de moi cette idée, madame la guérisseuse. Je ne voudrais surtout pas entacher ta réputation, répondit-il d’une voie acide.

Grimaçante, Sauline quitta la pièce. Se relâchant, il s’allongea sur le dos, les bras en croix, et reprit ses réflexions de la veille.

Plus que deux jours avant son vingtième anniversaire, et dix avant la cérémonie. Il lui restait dix jours pour trouver les mots justes et annoncer au Conseil le poste qu’il voulait obtenir au sein du clan des Guérisseuses. Je suis né avec un don, mais pas dans le bon corps pour l’utiliser, songea-t-il.

Depuis sa naissance il possédait le don de guérison, qui depuis les premières mutations était un don exclusivement féminin. Il était le premier depuis la Chute. En tout cas c’est ce que racontait cette fameuse chronique. Il avait toujours du mal à concevoir que tout ce que contenait ce livre puisse être vrai.

Imaginer la fin du monde moderne, comme il était alors nommé, pourquoi pas. C’était plus facile à envisager puisque les répercussions étaient encore visibles dans le paysage, les anciennes cités détruites, les vastes déserts de déchets, tout cela existait bel et bien.

Non, ce qui était tout bonnement impossible à comprendre c’était les raisons de cet effondrement. Comment l’être humain avait-il pu épuiser ses ressources jusqu’au point de non-retour ? La cupidité ? Toute cette folie ne pourrait plus arriver aujourd’hui, pensa-t-il.

L’épuisement des ressources et le dérèglement climatique avaient poussé les humains à se regrouper dans les zones encore fertiles. La surpopulation sur un territoire réduit enclencha une guerre généralisée pour la répartition des dernières ressources : on l’appela plus tard la Guerre de l’Eau. Les tempêtes de sable, les incendies de plusieurs semaines, les pluies acides : Les catastrophes naturelles rythmaient le quotidien des terriens. Il tenta de se représenter la Terre recouverte de terres arides comme lors de sa première excursion dans l’ancien monde.

Un jour, pour une raison oubliée depuis longtemps, une centrale nucléaire avait explosé, puis une autre et une autre… La Terre fut irradiée : effet dévastateur. Une poignée d’humains survécut. Ils se regroupèrent dans ce monde hostile qu’ils avaient façonné, et posèrent de nouvelles valeurs : sobriété, ingéniosité, respect.

Cependant, si la nature offrit une seconde chance à la race humaine, les conditions, elles, se durcirent. Mère nature avait rebattu les cartes, il n’y aurait pas de joker cette fois. Le taux de mortalité à la naissance atteignit les soixante-dix pour cent et la période de fertilité réduite à quelques années. Les générations suivantes développèrent de fascinantes capacités : l’espèce avait évolué.

Tout cela aussi appartenait au passé. Aujourd’hui, la Terre était à nouveau foisonnante de vie et la population humaine, moins nombreuse, s’était stabilisée.

Les mutations développées à la suite des radiations reposaient sur une hyper-sensibilité des êtres vivants aux vibrations que les anciens nommèrent la Traumac. Les humains ressentaient entre autres la Traumac de l’eau, du soleil, de la terre et des consciences (humaines ou non). Ce terme, peu utilisé, relevait plus de la légende que du quotidien.

Certaines personnes développèrent des sensibilités spécifiques et instinctivement celles aux dons similaires se regroupèrent, ce fut l’origine des cinq clans. Toute fois, le fonctionnement par séparation devint rapidement obsolète, les groupes se mélangèrent naturellement, mais les noms des villes et les anciens territoires subsistèrent. L’un des clans disparut il y avait cela dix vies d’homme, et la communauté d’Abiès, fit le choix de continuer à faire bande à part en protégeant son territoire et en limitant au strict minimum les échanges extérieurs.

Chaque être humain possédait une ou plusieurs sensibilités. Mais certains avaient de grandes capacités : un don. Comme moi, songea Abiès. Cependant, pour la communauté, un homme guérisseur était inconcevable : une anomalie. Le départ inexpliqué de sa mère à l’âge de cinq ans, avait envenimé la situation. Le rejet de sa mère, la personne qu’il aimait le plus au monde, était encore douloureux malgré le temps écoulé.

Depuis quelques années, avec le soutien de son père, il avait appris à accepter sa particularité, à la cultiver, et il aimait cela. Si bien qu’il s’apprêtait à bousculer les codes. Il allait demander au cercle des femmes les plus puissantes du clan de lui accorder ce que nul homme n’avait jamais sollicité : être formé pour devenir guérisseur. Abiès réfléchissait encore à la manière de présenter sa requête au Conseil. Il retournait les mêmes arguments depuis des semaines, mais tout cela paraissait bien faible au regard des traditions.

Le clan des Guérisseuses était régi par un Conseil composé presque uniquement de femmes, un seul homme sur les onze membres. À force de revendication, les hommes avaient obtenu un siège purement symbolique. Les décisions étaient prises entre femmes, comme il en avait toujours été. C'étaient elles qu’il fallait convaincre.

S’arrachant à ses ruminations, il sortit dans le jardin par la baie vitrée. Il descendit la volée de marches et les trois jardins-terrasses, jusqu’au grand frêne. L’arbre était tellement vieux que ses ancêtres avaient intégré le frêne dans la palissade. Cette dernière servait de garde-fou, car derrière se trouvait la falaise. Il agrippa une branche et se hissa. Il grimpa ainsi jusqu’à mi-hauteur, là où deux branches énormes se séparaient, une passait au-dessus de la palissade. Plus loin, l’intersection de deux branches, fusionnées avec le temps, offrait un siège idéal. Abiès appréciait cet endroit, suspendu ainsi au-dessus du vide, il était techniquement à l’extérieur du clan. Ce perchoir offrait une vue dégagée sur la vallée.

La communauté avait construit le village perché sur des affleurements rocheux. Ces derniers ressemblaient à trois dômes, hauts et étroits. Des failles naturelles avaient facilité la construction de maisons troglodytes, puis par la suite, d’autres habitations en contrebas, sur des zones moins pentues. Les pentes douces du dôme étaient cultivées tandis que les plus abruptes étaient laissées aux plantes sauvages et aux animaux.

Entre les deux plus grands dômes, au creux d’un vallon, se trouvait un bois d’arbres lucides. C’était là-bas que les guérisseuses transmettaient leurs savoirs et que les communis vivaient. Sauline s’y rendait pendant quinze jours à chaque nouvelle lune. Puis elle revenait au village, participait aux tâches communes jusqu’au déclin de la lune, puis repartait au Bois Lucide. Abiès profitait de ces moments pour glaner de nouveaux rites et emprunter discrètement les livres de sa sœur.

Il suivit des yeux la courbe des collines et les câbles de transport qui les liaient les unes aux autres. Il avait fallu dix ans aux groupes d’excursions pour trouver les kilomètres de câbles nécessaires à la réalisation du tire-vite. Ils servaient principalement à déplacer des denrées ou du matériel, et exceptionnellement, à transporter des personnes gravement malades. Sinon, il fallait marcher. Autant dire que les visites d’un dôme à l’autre étaient rares. Les gens se retrouvaient plutôt au creux des trois dômes, une zone de vie importante pour troquer et échanger les nouvelles. Une curieuse formation rocheuse en forme de cercle avait ensuite été aménagée pour servir de zone de concert et de festivités.

Sa famille habitait sur le dôme le plus anciennement aménagé, dans l’une des plus vieilles maisons. Abiès était issu d’une vieille famille de guérisseuses, pure souche, à l’exception de son père. Venu du clan des Intuitifs vingtcinq ans plus tôt pour le commerce, il avait rencontré sa mère, Aubépine, et n’était jamais reparti. Sa grand-mère faisait partie du Conseil. Leur relation était houleuse : elle adorait Sauline alors qu’à l’opposé elle ne l’avait jamais considéré comme son petit-fils. Il soupira à cette pensée.

Il sortit de sa veste son carnet de notes et relut ses nouvelles découvertes. Il s’agissait d’un rite pour réparer des ligaments déchirés. Il devrait se passer de mise en pratique pour celui-ci, car se déchirer volontairement les ligaments ne l’enchantait pas du tout. Il avait expérimenté les coupures et même les fractures, et ce n’étaient pas de bons souvenirs.

Afin de convaincre le Conseil, il prévoyait de faire une démonstration. Il avait découvert par accident un moyen de faire pousser des plantes à une vitesse vertigineuse puis comment les entrelacer, les faire fusionner pour former des haies totalement opaques. Il arrivait même que certaines deviennent solides comme un mur de pierres. Il supposait que c’était le travail de l’écorce mais n’avait jamais pu reproduire le phénomène. Il s’amusait ainsi à construire des cabanes ou encore des escaliers entre des arbres. Il avait découvert il y a longtemps un petit vallon froid et humide rarement fréquenté. C’était là-bas, au Noyau, comme il aimait l’appeler, qu’il s’entraînait. Si les constructions étaient rapides et faciles à faire, leur durée de vie était très limitée , à peine quelques heures. Ensuite les plantes se résorbaient jusqu’à la taille d’un arbrisseau. Il réservait sa plus belle trouvaille pour le Conseil. Il la maîtrisait sur le bout des doigts. Il était prêt.

Il entendit sur le chemin les pas feutrés de son père, Dioran, qui arriva bientôt au pied de l’arbre. Moins agile que son fils, il se hissa tout de même dans l’arbre et s’installa à côté de lui. Après quelques minutes de silence paisible son père lança :

— Ta sœur est furieuse, elle est venue me trouver après votre discussion, dit-il en mimant des guillemets avec ses doigts et avec un sourire amusé.

Devant son silence, il reprit :

— Abiès, tu sais que je te soutiens dans ta demande au Conseil et je pense que ta grand-mère le fera aussi, malgré son apparente indifférence. Ne prends pas trop à cœur les réticences de Sauline, tu la connais. C'est inimaginable pour elle que tu sois formé au même titre qu’elle, mais elle s’y accoutumera, et les autres aussi. Les temps changent, si tu as ce don c’est pour une bonne raison.

Abiès était ému par son soutien, et n’osait rien dire. Son père enchaîna :

— As-tu choisi ce que tu vas leur présenter ?

— Quelque chose de transcendant, tu verras ! répondit-il, exalté. Puis son sourire se fana et il reprit, moins sûr de lui, que se passera-t-il si ma requête est refusée ?

— Tu peux faire une nouvelle requête. Si celle-ci est de nouveau refusée, tu choisiras entre les communis ou un poste vacant. C’est souvent un poste au tire-vite. Ils manquent toujours de main-d’œuvre là-haut.

— Les communis, impossible, tu le sais bien. Il songea à cette communauté : ces gens se dévouaient totalement au service d’arbres dotés de capacités extraordinaires. Ils ne quittaient que très rarement le Bois Lucide et s’occupaient des rites leur proférant santé et longue vie. Ces gens menaient une vie pieuse et rude, rares étaient ceux qui empruntaient cette voie volontairement. Il se souvint d’un communis qui était resté assis au pied de l’un d’entre eux pendant des mois sans bouger. Abiès n’imaginait pas sa vie ainsi. Non ! Ce qu’il souhaitait vraiment, c’était devenir guérisseur, partir tous les ans en mission dans le reste du pays pour prodiguer des soins.

— Je le sais. Et j’ai quelques idées concernant une seconde option, marmonna Dioran.

— Lesquelles ?

— Attendons la décision du Conseil, nous verrons ensuite. Dioran lui ébouriffa les cheveux et redescendit de l’arbre. Puis il s’éloigna vers la maison en sifflotant. Son père était toujours ainsi : joyeux, paisible et plein de ressources.

— 2 — LE NOYAU

Le repas du soir se déroula sans incident, Sauline l’ignora superbement toute la soirée. Elle n’était pas au courant de la teneur de la requête au Conseil. La vaisselle faite, Abiès retourna chercher sa sacoche et quitta la maison. Il jeta un coup d’œil à son reflet dans les carreaux de la fenêtre du rez-de-chaussée : sa barbe s’était étoffée et masquait presque entièrement sa cicatrice à la lèvre. En temps normal les guérisseuses pouvaient effacer les cicatrices, mais celle-ci lui était restée en signe d’apprentissage. Il s’était ouvert la lèvre en chutant du grand frêne et en avait alors profité pour tenter de réparer sa lèvre. Il avait réussi mais le résultat était passable : les bords de la plaie s’étaient mal refermés, et ressemblaient à une tranche de pain mal coupée. Sa sœur ne l’avait pas aidé à lisser la cicatrice, et le Conseil, encore moins. Il avait reçu en prime un avertissement sévère sur sa conduite. Cette cicatrice devait lui servir de leçon, afin de ne pas oublier l’illégitimité de son don.

Sa patience payait enfin, car avec sa barbe noire bleutée comme ses cheveux, la marque n’était plus visible. Il étira ses lèvres en un léger sourire à son reflet : oui beaucoup mieux, pensa-t-il ; ses yeux bleu océan ressortaient d’autant plus. En toute modestie, il se trouvait bel homme, le nez droit, les lèvres charnues et belles malgré tout, des yeux rieurs ; il aurait pu séduire des femmes sans sa situation sociale particulière. Après cet examen, il prit la direction de la place du marché où il devait retrouver Benny, son ami d’enfance.

Il descendit la rue principale, où se dressaient sur sa droite des maisons encastrées dans la roche, sur sa gauche des habitations légères en bois, en métal de récupération ou terre pour certaines. Toutes les façades étaient peintes dans les camaïeux de vert, de roux, d'ocre et de blanc. De loin, les maisons étaient indissociables de la roche et des arbres, reste d’une tradition de camouflage.

Après une vingtaine de minutes de marche, il arriva en vue du marché. C’était l’heure d’affluence, les bavardages et les engueulades composaient un fond sonore vif et réconfortant, les odeurs de vin épicé et de pâtisseries s’intensifiaient à chaque pas.

L’entrée du marché était encadrée d’une arche en bois, le long de laquelle étaient fixés les avis et les informations diverses de la vie courante. La place était presque ronde : en son centre se trouvait une fontaine cerclée d’arbres fruitiers, prodiguant ombre et abri en cas de pluie. De cette place, partaient trois autres rues, en plus de la rue principale, l’une menant à la sortie du village, la suivante au second dôme et la dernière à l’espace de concert.

Avec Benny, ils avaient pour habitude de s’y retrouver depuis son embauche au tire-vite, car c’était le seul moment où ils pouvaient passer du temps ensemble, sans sa grincheuse de sœur.

Il arriva le premier et s’installa à leur place habituelle devant l’étalage qui servait leur boisson favorite. Il troqua des boutons en bois qu’il avait sculpté contre deux chopes de matchou - boisson à base de pétillant de fleurs de sureau et d’alcool de sève… cela donnait une boisson alcoolisée chaude en bouche et parfaite pour une fraîche fin de journée. Il sirotait son verre de matchou, lorsqu’il aperçut au loin, dépassant toutes les têtes, la tignasse bouclée de Benny qui se faufilait dans la foule pour le rejoindre. Depuis son arrivée, la place s’était remplie de nombreux habitants venus faire leurs emplettes.

Benny était un brave gaillard de presque deux mètres, aux larges épaules et aux mains puissantes. Abiès s’émerveillait toujours de la grâce de son ami, malgré son physique aussi imposant. À son approche, il se leva et étreignit Benny, puis se rassit et reprit sa dégustation. Benny fit de même et but à grandes gorgées sa chope. Il lança d’un air jovial :

— Alors mon p’tit Abi, quels sont tes malheurs de la semaine ?

— Pitié Benny, ce surnom va me poursuivre jusqu’à ma mort ? ronchonna Abiès.

— Tout dépend du temps qu’il te reste à vivre j’imagine, répondit Benny, le sourire jusqu’aux oreilles. Allez, raconte ! Tu as mis ta sœur au courant ?

— Non, impossible ! Plus la cérémonie approche, plus elle est odieuse. Je ne pensais pas cela possible mais comme quoi, tout arrive !

Benny rit à cette remarque, termina sa chope puis proposa d’aller au Noyau. Abiès acquiesça et ils partirent tous deux, échangeant des anecdotes sur les collègues de Benny et des situations improbables dans lesquelles les gens se retrouvaient en utilisant le tire-vite. Benny lui expliqua qu’il était en train de réfléchir à l’amélioration des tuyaux de communication. C’était l’un de ses talents : optimiser les outils et innover.

Ils gagnèrent la sortie du village puis empruntèrent la piste raide rejoignant la vallée, celle-ci serpentait le long du dôme, tantôt en longs lacets tantôt en épingles raides. À mi-parcours, ils bifurquèrent en direction du sud, là où les forêts se densifiaient. Certains arbres atteignaient jusqu’à quarante mètres de haut. Différentes essences se côtoyaient : épicéa velu, acacia pourpre, arganier géant, mélangeant racines et branches dans un somptueux décor ligneux. C’était la saison des noix, Benny en profita pour remplir son sac à ras bord, si bien qu’on entendait les coques s’entrechoquer à chaque enjambée, donnant ainsi le tempo. Ils avaient pris soin, durant toutes ces années, de garder secret le début de la piste menant à leur campement. À l’approche du croisement, ils se firent silencieux et guettèrent l’arrivée d’un éventuel marcheur. L’événement ne s’était produit qu’une fois, mais les avait incités à rester vigilants. Le sentier n’était rien de plus qu’une vague piste d’animaux se perdant ici ou là dans les bosquets. Les deux amis avaient depuis longtemps établi d’autres repères : un rocher semblable à une crapadule (une espèce d’insecte en forme de pointe), un virage en épingle, un terrier…

Abiès dépassa un vieil arbre tordu et avança dans le cercle extérieur du Noyau. Leur territoire se révélait être un affleurement rocheux au sommet duquel se trouvait la souche d’un baobab plusieurs fois centenaire. Une clairière encerclait l’amoncellement de pierres, à l’instar d’une douve. Exposé au nord, le Noyau offrait une fraîche température, même en pleine canicule. L’endroit était désert, même les ramasseurs de champignons ne s’y aventuraient pas, c’était l’endroit idéal pour les activités non recommandées. Une fois le secteur inspecté, ils se détendirent et reprirent leurs taquineries à qui mieux mieux. Abiès se mit en quête de petit bois pendant que Benny préparait un trou pour le feu et déblayait des pierres plates. L’affleurement rocheux offrait de nombreux recoins et cavités entre les énormes blocs de granit, ultimes vestiges d’un séisme d’une autre époque. Abiès gratta sa pierre à feu avec insistance et bientôt le feu pétilla, répandant une chaleur bienvenue. La marche en sous-bois leur avait trempé les chaussures et les bas de pantalon. Il sortit des petits pains ronds et un pot de tartinade d’herbes et de lentilles.

La voix de Benny s’éleva au-dessus du feu :

— Bien, alors maintenant, raconte-moi ce que tu comptes présenter au Conseil. Et pas d’entourloupe, ditil le doigt pointé sur lui, l’air faussement menaçant.

— Tu te souviens de mon tour de pousse ?

— Ta tentative, je m’en souviens. Tu as réussi à créer jusqu’au fruit ? demanda Benny les yeux brillants.

— Une petite démo ? taquina Abiès. Attends là, je reviens.

Il quitta le cercle chaud, descendit du bloc et rejoignit la lisière. Là, il déterra doucement un jeune noisetier avec une motte de terre puis regagna avec précaution leur perchoir. Il s’assit en face de Benny, déposa son jeune protégé sur le sol, plia ses jambes en tailleur et commença à respirer profondément.

Son incantation débuta par un son proche d’un « o » vibrant du plexus jusqu’à la tête. Le noisetier semblait lui répondre, en se penchant d’abord vers lui, puis en bourgeonnant si vite que Benny n’était pas sûr d’avoir bien vu. Il maintint le « o » encore quelques secondes et énonça les mots suivants : « Haut deviendra et le fruit portera », il fit ensuite résonner un « a » long et grave.

Le timide noisetier prit alors son essor et se transforma en un superbe arbuste touffu. Benny se redressa à moitié, une position peu confortable qui reflétait son indécision et sa stupéfaction. Les chatons disparurent aussi vite qu’ils étaient apparus et formèrent tout aussi vite des noisettes rebondies et verdoyantes. Lorsque la dernière note de l’incantation s’éteignit, les fruits avaient pris leur couleur caractéristique brun doré.

Abiès reporta son regard sur Benny, et éclata d’un grand rire devant le regard médusé de son ami. Il se leva pour examiner l’arbre sous toutes les coutures avant de cueillir quelques précieux fruits. Comme Benny était toujours silencieux, chose tout à fait extraordinaire venant de lui, Abiès lui dit avec une note d’amusement dans la voix :

— Elles sont comestibles tu sais.

Accordant la parole aux gestes, il saisit une pierre et cassa quelques noisettes puis les porta à sa bouche. Le craquement des fruits sembla redonner vie à Benny, qui se laissa tomber en arrière.

— In-cro-ya-ble, dit-il en détachant chaque syllabe. Il se redressa et alla ramasser quelques noisettes qu’il mit dans son sac déjà bien rempli. Il retournait s’asseoir lorsque l’arbre se flétrit brusquement et se ratatina jusqu’à redevenir l’arbrisseau qu’il était encore quelques minutes plus tôt. Abiès soupira avant d’expliquer :

— C’est vrai, mais l’effet n’est pas permanent. Sur de plus petites plantes l’effet dure plus longtemps, une journée tout au plus. Pour les grands arbres c’est peine perdue, ils n’atteignent que la moitié de leur taille adulte, avant de se rétracter comme celui-ci.

Benny se tourna et attrapa son sac : les noisettes étaient toujours là. Il leva les yeux vers Abiès, ouvrit la bouche pour poser une question mais Abiès le devança :

— Oui, les fruits seront toujours dans ton sac demain.

— Intéressant. Pendant combien de temps ?

— Aucune idée. Tu veux faire une expérience pour moi ? Essaie de les garder de côté pour voir si elles finissent par disparaître.

Benny tria les noisettes et les glissa dans l’intérieur de sa veste. Il dévisagea Abiès un moment, avec ce qui ressemblait à de la fierté et une lueur de fascination.

Le calme s’installa. Les deux amis dînèrent au coin du feu puis s’installèrent pour passer la nuit.

Le matin venu, ils nettoyèrent leur campement puis quittèrent le Noyau. La forêt s’éveillait, les animaux nocturnes regagnaient leurs foyers tandis que les diurnes sortaient tout juste truffe, bec, et langue de leurs cachettes. Ils virent passer une famille de colipus, drôle d’animal doté d’un abdomen rebondi, recouvert d’une carapace blindée et de fines et longues pattes velues, au bout desquelles se trouvaient des crochets. Le colipus n’avait quasiment pas de cou et une tête minuscule, si bien qu’elle semblait collée à la carapace. Pour compenser les angles morts, les colipus étaient équipés de six yeux, mais même ainsi, il était facile de les surprendre. La démarche sautillante, comme sur des ressorts, contrebalançait l’apparente maladresse de l’animal. Le petit groupe trottina jusqu’au pied d’un arbre puis commença à l’escalader. Les deux jeunes gens attendirent en retrait que ces derniers prennent de la hauteur avant de poursuivre leur route, ces créatures étaient totalement inoffensives, il était inutile de les effrayer.

Ils aperçurent encore quelques animaux sur leur trajet puis rejoignirent la piste principale. Ils atteignirent la place du marché, où les premiers exposants commençaient tout juste à installer les étalages. Ils se séparèrent à contrecœur après une accolade et se souhaitèrent mutuellement bonne journée.

— 3 — LE MARTEAU, LA CHÈVRE ET LA BOÎTE

Abiès referma doucement la porte derrière lui et gagna la cuisine. C’était à son tour de cuisiner pour la famille. Il prépara d’abord la pâte pour les galettes d’accompagnement : composée de farine de maïs et de graines de fouchtra. En attendant que la pâte lève il alluma le four à bois. Il éminça ensuite des oignons, écossa des haricots noirs, éplucha des légumes-racines qu’il disposa dans un grand plat en terre peint. Une fois le four bien chaud il ouvrit la trappe, écarta les braises et glissa le plat à l’intérieur. Il pétrit ensuite la pâte et forma de petites galettes plates de la taille de sa paume. Il attrapa une grande pelle en bois dont il usa pour déposer les galettes dans le four. Abiès nettoya la cuisine puis partit se changer. Vingt minutes plus tard il redescendit et sortit les galettes dorées. Il y en aurait assez pour la journée. Il s’installa à la grande table et commença à dévorer les galettes toutes chaudes avec une confiture de baies sauvages. Il réfléchissait à l’incantation de la veille, et à la manière de la présenter au Conseil, lorsqu’il vit son père descendre l’escalier. Il sursauta et se précipita dans la cuisine pour sortir son plat : il était temps, une légère odeur de brûlé s’échappa du four lorsqu’il l’ouvrit. Son père le salua d’un tapotement affectueux dans le dos et ajouta d’un grognement satisfait :

— Du missala, ça sent bon dans toute la maison !

— Que veux-tu, il n’y a qu’un jour sur trois ou nous mangeons dignement dans cette famille, taquina Abiès.

Il se servit un bol et le dévora si chaud qu’il se brûla la langue. Puis il laissa son père attablé et grimpa dans sa chambre récupérer ses affaires.

Sa chambre était la plus petite de la maison mais la mieux exposée. Il avait vue sur les jardins et un accès direct aux terrasses ; par temps clair il apercevait même le scintillement de la rivière, en contrebas dans la vallée. La pièce était meublée sobrement : un large lit en rondins, un vieux coffre en métal pour ses vêtements et des étagères qui croulaient sous les livres, les pierres, les morceaux de bois aux formes biscornues, et autres merveilles que seul Abiès considérait comme telles. Un grand tapis couvrait la moitié de la pièce, dont il se servait à la fois pour lire et écrire, il ne travaillait jamais assis, au grand désespoir de sa sœur qui ne manquait jamais une occasion de critiquer son écriture pourtant irréprochable. Tout petit déjà, alors qu’il apprenait ses lettres, Sauline prétendait ne pas arriver à le relire, alors il s’entraîna des heures durant, retraçant ses lettres, encore et encore si bien qu’il écrivait aujourd’hui mieux que la plupart des enseignants. Il comprit des années plus tard que sa calligraphie était impeccable et que seule la jalousie nourrissait les reproches de la sœur. À cette découverte, Abiès prit conscience que d’innombrables sources de conflits n’étaient dues qu’à ce sentiment.

En quatre enjambées, il avait traversé la pièce et attrapait de son porte manteau son sac à tout faire, y fourrant au passage une épaisse paire de gants. Ce matin il devait rejoindre son dernier cours à la forge et l’aprèsmidi serait consacrée à l’entretien des vergers. Ces deux dernières années avaient été chargées car il avait choisi un large éventail de disciplines : légumier, raboteur de chemin, forgeron, tisseur, couturier, brasseur, comptable, pâtissier, annonceur public. Il en avait abandonné en cours de route, comme la comptabilité et l’annonciation. Il se débrouillait avec la forge, notamment avec les petits objets, il avait refait les poignées de porte de la maison et tous les couverts. Ces cours faisaient partie de ses favoris, avec ceux de brassage de bière.

Humulia Houblon la brasseuse, qui portait bien son nom, était une merveilleuse instructrice, bienveillante et riche de conseils. C’était la seule à ne pas jeter des regards acides à Abiès, elle l’avait même clairement favorisé. Malgré son vif intérêt et son implication, Abiès ne parvenait pas à stabiliser ses essais : une cuvée pouvait être excellente et la suivante médiocre. Mais l’activité où il excellait véritablement était la culture des espèces potagères ; il gagnait chaque année en technique et en qualité.

Souvent en surproduction de légumes, Abiès troquait ce dont la famille manquait. Il assurait l’approvisionnement en tissus, denrées de haute qualité, livres ou encore crayons et papier. C’était sa sœur qui montait l’étalage au marché, souvent la dernière arrivée elle repartait toujours la première. Tout le monde s’arrachait leurs légumes. Cependant, il n’en avait pas toujours été ainsi, les premières fois qu'Abiès tenait l’étalage, il revenait immanquablement bredouille. Un jour où il était malade, Sauline le remplaça et revint la carriole vide et les poches rebondies. Les gens s’imaginaient que c’était elle qui s’occupait des plantations, et avec son statut de guérisseuse elle attirait bon nombre de clients ravis de sympathiser avec une personne importante. Tenir le stand était le seul service que Sauline acceptait de rendre à son frère, cela lui coûtait, mais elle appréciait bien trop ses privilèges pour s’en passer.

À l’approche de la cérémonie, l’emploi du temps d’Abiès s’était partiellement allégé, pour laisser le temps aux jeunes gens de sa promotion de préparer leur demande au Conseil. Chez les Guérisseuses, il était possible de changer de métier tous les trois ans, surtout pour les postes les plus physiques, comme le nettoyage des lagunes d’épuration, l’entretien des voieries, les livraisons de messages… Tout le monde passait au moins un cycle de trois ans sur ces postes. Ceux dont les deux requêtes étaient refusées commençaient souvent par là, c’était souvent les turbulents ou les récalcitrants. Une poignée de personnes, comme Dioran, choisissait de garder leur poste plusieurs cycles.

Abiès était en retard, il dégringola les marches, fit un signe à son père et sortit dans la rue. La forge se trouvait proche de la place du marché, dans une petite rue annexe. Il adopta une marche rapide, comptant sur ses longues enjambées pour rattraper son retard. Il atteignit bientôt la forge. Installée au rez-de-chaussée sous une large arche de pierre, une porte rouge tout aussi grande en gardait l’entrée. Les jours d’apprentissage, Quercus, le forgeron, fermait la boutique. Il fit le tour de l’établissement par la ruelle de gauche, poussa le portillon et entra par la cour arrière. La forge était en marche, il entendit la voix du forgeron, dominant le bruit des soufflets, donnant les instructions du jour. Abiès enfila à la va-vite son tablier et ses gants, attrapa la dernière paire de protègeoreilles (la plus miteuse) puis s’adossa à un mur derrière ses camarades. Son subterfuge pour passer inaperçu ne trompa pas Quercus, qui lui adressa un froncement de sourcil et un regard agacé. À ce regard, Abiès se redressa, les mains croisées devant lui.

Le maître forgeron était de la même taille que lui, mais la ressemblance s’arrêtait là. Ses épaules étaient larges, habituées à soulever de lourdes charges, il avait des mains aussi grosses que sa tête, avec des doigts épais et puissants. Pourtant trentenaire, il masquait sous un tissu son crâne précocement dégarni. Quercus était un drôle d’oiseau, tantôt avenant et blagueur, tantôt grincheux et susceptible. Le forgeron termina sa phrase puis fixa Abiès, ce dernier comprit qu’il venait de déclencher le côté orageux du maître.

— Si tu crois que tu peux te permettre d’arriver en retard parce que c’est ton dernier jour ici, tu te trompes lourdement mon gars.

— Mes excuses Quercus, répondit Abiès en détournant les yeux.