Travail sur l'Algérie - Alexis de Tocqueville - E-Book

Travail sur l'Algérie E-Book

Alexis de Tocqueville

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Beschreibung

Rassemble tous les textes écrits par cet historien et homme politique français entre 1841 et 1846 à propos de l'Algérie. Les rapports entre le civil et le militaire, la domination et la colonisation sont quelques-uns des thèmes abordés

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Travail sur l'Algérie

Travail sur l'AlgériePréfaceQu'il ne faut point séparer la domination de la colonisation et vice-versaLa domination totale et la colonisation partielleI. - La domination et les moyens de l'établirII. - Colonisation[III. - Réformes nécessaires]Page de copyright

Travail sur l'Algérie

Alexis de Tocqueville

Préface

Je ne crois pas que la France puisse songer sérieusement à quitter l'Algérie. L'abandon qu'elle en ferait serait aux yeux du monde l'annonce certaine de sa décadence. Il y aurait beaucoup moins d'inconvénient à nous voir enlever de vive force notre conquête par une nation rivale. Un peuple dans toute sa vigueur et au milieu même de sa force d'expansion, peut être malheureux à la guerre et y perdre des provinces. Cela s'est vu pour les Anglais qui, après avoir été contraints de signer en 1783 un traité qui leur enlevait leurs plus belles colonies, étaient arrivés, moins de trente ans après, à dominer toutes les mers et à occuper les plus utiles positions commerciales sur tous les continents. Mais si la France reculait devant une entreprise où elle n'a devant elle que les difficultés naturelles du pays et l'opposition des petites tribus barbares qui l'habitent, elle paraîtrait aux yeux du monde plier sous sa propre impuissance et succomber par son défaut de cœur. Tout peuple qui lâche aisément ce qu'il a pris et se retire paisiblement de lui-même dans ses anciennes limites, proclame que les beaux temps de son histoire sont passés. Il entre visiblement dans la période de son déclin.

Si jamais la France abandonne l'Algérie, il est évident qu'elle ne peut le faire qu'au moment où on la verra entreprendre de grandes choses en Europe et non pas dans un temps comme le nôtre où elle semble descendre au second rang et paraît résignée à laisser passer en d'autres mains la direction des affaires européennes.

Indépendamment de cette raison, la première à mes yeux, j'en vois plusieurs autres qui doivent nous attacher à notre conquête.

Ceux qui disent que nous achetons par de trop grands sacrifices les avantages que peut nous offrir l'Algérie ont raison [Ce qui serait trop, surtout, ce serait de nous laisser dire que notre conquête d'Afrique doit faire notre part dans le partage de l'Orient.]. Mais ils ont tort quand ils réduisent presque à rien ces avantages. La vérité est que, si nous pouvions en arriver à tenir fermement et à posséder paisiblement cette côte d'Afrique, notre influence dans les affaires générales du monde serait fort accrue. L'Algérie présente deux positions qui sont ou qui peuvent devenir prépondérantes dans la Méditerranée :

La première est le port de Mers-el-Kébir ; ce port placé en face et à cinquante lieues de Carthagène se trouve à la tête du détroit qui, formé par la côte d'Afrique et par celle d'Espagne, va toujours se rétrécissant jusqu'à Gibraltar. Il est évident qu'une pareille position domine l'entrée et la sortie de la Méditerranée. L'enquête que nous avons faite sur les lieux près des marins et en particulier du capitaine d'Assigny, homme de mérite qui occupe depuis près de deux ans la station, prouve que, sans nouveaux travaux, dans son état actuel, le port de Mers-el-Kébir [Mettre ici en note l'article de l'agenda.] peut contenir une flotte de 15 vaisseaux au moins, presque inattaquable par un débarquement ou par la mer.

La seconde situation, c'est Alger même. Les travaux exécutés à Alger en font déjà un port de commerce assez considérable. Des travaux projetés, et dont le succès est désormais à peu près certain, peuvent faire d'Alger un grand port militaire avec établissement maritime complet.

Ces deux points s'appuyant l'un sur l'autre, placés en face des côtes de France, sur la mer politique de nos jours, ajouteraient assurément beaucoup à la force de la France [Un point nécessaire à obtenir pour compléter cet ensemble et même pour nous permettre de conserver les deux autres, c'est Mahon. Cette vérité est évidente comme il est évident qu'il fallait être fou pour la proclamer à la tribune.].

Cela est incontestable, Ce qui ne l'est pas moins à mes yeux, c'est que si ces positions ne restent pas dans nos mains, elles passeront dans celles d'un autre peuple de l'Europe. Si elles ne sont pas pour nous, elles seront contre nous, soit qu'elles tombent directement sous le pouvoir de nos ennemis, soit qu'elles entrent dans le cercle habituel de leur influence. Il est arrivé en Afrique ce qu'on a vu en Égypte, ce qui arrive toutes les fois qu'il y a contact, même par la guerre, entre deux races dont l'une est éclairée et l'autre ignorante, dont l'une s'élève et l'autre s'abaisse. Les grands travaux que nous avons déjà faits en Algérie, les exemples de nos arts, de nos idées, de notre puissance ont puissamment agi sur l'esprit des populations mêmes qui nous combattent avec le plus d'ardeur et qui rejettent avec le plus d'énergie notre joug.

Il est probable que si nous abandonnions Alger, le pays passerait directement sous l'empire d'une nation chrétienne ; mais en admettant même, ce qui est possible, qu'Alger retombât d'abord dans les mains des musulmans, on peut affirmer d'avance que la puissance musulmane qui prendrait notre place serait très différente de celle que nous avons détruite ; qu'elle viserait plus haut, qu'elle aurait d'autres moyens d'action, qu'elle entrerait en contact habituel avec les nations chrétiennes et serait habituellement dirigée par l'une d'entre elles. En un mot, il est évident pour moi que, quoi qu'il arrive, l'Afrique est désormais entrée dans le mouvement du monde civilisé et n'en sortira plus.

Il faut donc conserver Alger. Mais comment faire pour y réussir ?

Une première considération frappe : c'est que le temps presse. Il faut se hâter pour deux raisons évidentes :

1° La première, c'est que si la guerre nous surprend dans ce premier travail d'établissement, elle nous enlèvera aisément le pays et nous fera perdre le fruit de tous les sacrifices déjà faits.

2° La seconde, c'est que tant que ce travail durera, notre action dans le monde sera suspendue et le bras de la France comme paralysé, état de chose qu'il importe à notre sûreté autant qu'à notre honneur de faire cesser vite.

Il faut donc se hâter et accorder tout ce qui est nécessaire pour atteindre le plus tôt possible le but qu'on se propose. La question sera toujours pour moi : ce que l'on fait est-il efficace et non ce que l'on fait coûte-t-il. En cette affaire toute dépense utile est une économie.

Mais quels sont les moyens efficaces de réussir ?

Qu'il ne faut point séparer la domination de la colonisation et vice-versa

Il y a deux manières de conquérir un pays : la première est d'en mettre les habitants sous sa dépendance et de les gouverner, directement ou indirectement. C'est le système des Anglais dans l'Inde. Le second est de remplacer les anciens habitants par la race conquérante. C'est ainsi que les Européens ont presque toujours agi. Les Romains faisaient, en général, les deux choses. Ils s'emparaient du gouvernement du pays et ils fondaient dans plusieurs de ses parties des colonies qui n'étaient autres que de petites sociétés romaines transportées au loin.

Il a beaucoup été dit et il y a des gens qui pensent encore que les Français devraient se borner à dominer en Algérie sans vouloir y coloniser. L'étude de la question m'a donné une opinion toute contraire.

Il faut reconnaître que si l'on ne voulait pas coloniser, la domination deviendrait plus aisée ; car ce qui met surtout les armes à la main aux Arabes, c'est l'idée que nous voulons les déposséder et nous établir tôt ou tard dans l'héritage qu'ils ont reçu de leurs aïeux. Si, dès le principe, nous avions dit et fait croire que nous ne visions qu'au gouvernement et non aux terres, nous aurions trouvé peut-être assez de facilités à faire reconnaître notre autorité. Mais ce premier moment est passé. Maintenant, les préjugés que nous avons fait naître sont si puissants que nous ferions difficilement croire à un changement de système, fût-il réel et sincère de notre part ; je suis porté toutefois à croire que si la France renonçait, même à présent, à coloniser, notre domination trouverait moins de difficulté à se faire accepter. Mais ce serait une domination toujours improductive et précaire.

Je crois qu'on parviendra avec le temps à gouverner les Arabes d'une manière plus régulière qu'on ne le fait aujourd'hui, avec moins de soldats et moins d'argent [Dire quelque part comment.], et qu'on arrivera à lever sur eux des impôts plus considérables qu'à présent. Mais on peut dire néanmoins que d'ici à une époque fort éloignée et dont on ne peut assigner le terme, la domination sur les Arabes sera onéreuse. Cela tient à l'organisation sociale de ce peuple sur laquelle pendant très longtemps, peut-être toujours, nous ne pourrons rien : à l'organisation par tribu et à la vie nomade [Peut-être mettre là, soit en note, soit en texte, ce que j'ai de bon à dire sur les nomades et l'organisation par tribu.]. Des sociétés très petites et errantes demandent beaucoup d'efforts et de frais pour être tenues dans un ordre toujours imparfait. Et ce grand travail gouvernemental produit fort peu parce que les mêmes causes qui les rendent si difficiles à maintenir font qu'elles sont pauvres, qu'elles ont peu de besoins et peu de produits.

De plus, ainsi que je le dirai avec détail plus loin à propos d'Abd-el-Kader lui-même, un pareil empire est toujours précaire. Un gouvernement qui agit sur des tribus et surtout sur des tribus nomades n'est jamais sûr de rester debout. Cela est vrai des chefs indigènes. Cela est bien plus vrai encore quand on l'applique à des étrangers et à des infidèles. Il est hors de doute qu'à la première crise une pareille domination serait en péril de se dissoudre.

La domination sans la colonisation serait donc plus facile à établir, mais elle ne vaudrait pas le temps, l'argent ni les hommes qu'elle nous coûterait.

La domination totale et la colonisation partielle

C'est ce qui a fait penser à de bons esprits qu'il fallait que la France, abandonnant entièrement et dès à présent l'idée de dominer dans l'intérieur, se bornât à occuper les points politiques de la côte et à coloniser autour.

Nous serons peut-être obligés, en fin de compte, d'en revenir là et de reprendre la question par ce petit bout. Mais mon opinion bien décidée est que ce serait un grand malheur et qu'il faut faire les plus énergiques efforts pour unir les deux systèmes avant de se réduire à abonder uniquement dans l'un des deux.

La colonisation sans la domination sera toujours, suivant moi, une œuvre incomplète et précaire.

Si nous abandonnons les Arabes à eux-mêmes et que nous les laissions se former en puissance régulière sur nos derrières, notre établissement en Afrique n'a point d'avenir. Il dépérira en détail par l'hostilité permanente des indigènes, ou il tombera tout à coup sous l'effort de ces mêmes indigènes aidés par une puissance chrétienne.

Se flatter qu'on pourrait jamais établir une paix solide avec un prince arabe de l'intérieur serait, suivant moi, se livrer à une erreur manifeste. L'état permanent d'un pareil souverain sera la guerre avec nous, quelles que soient d'ailleurs ses inclinations personnelles, et fût-il aussi pacifique de son naturel et aussi peu fanatique dans sa religion qu'il est possible de le concevoir. On s'en convaincra si l'on fait attention à ces raisons-ci :

Un émir ne commande point, comme les rois de l'Europe, à des particuliers dont chacun peut être comprimé isolément par la force sociale dont le prince dispose, mais à des tribus qui sont de petites nations complètement organisées [Ici les renseignements que j'ai sur l'organisation des tribus.], qu'on ne saurait habituellement conduire que dans le sens de leurs passions. Or les passions religieuses et déprédatrices des tribus arabes les porteront toujours à nous faire la guerre. La paix avec les chrétiens de temps en temps, et la guerre habituellement, tel est le goût naturel des populations qui nous environnent. Elles ne laisseront de pouvoir qu'à celui qui leur permettra de s'y conformer.

Quoique les tribus dont se compose la population arabe de la Régence aient une langue, des idées, des habitudes assez semblables, elles diffèrent prodigieusement entre elles par les intérêts et elles sont divisées profondément par de vieilles inimitiés. On le voit bien à la facilité que nous avons souvent trouvée pour les armer en notre faveur, et les unes contre les autres. La grande difficulté pour gouverner ces peuples, c'est de faire naître et d'exploiter chez eux un sentiment commun ou une idée commune à tous, à l'aide desquels on puisse les tenir tous ensemble et les pousser tous à la fois du même côté. La seule idée commune qui puisse servir de lien entre toutes les tribus qui nous entourent, c'est la religion ; le seul sentiment commun sur lequel on puisse s'appuyer pour les soumettre au même joug, c'est la haine envers l'étranger et l'infidèle qui est venu envahir leur pays.

Le prince qui gouvernera ces tribus sera toujours d'autant plus puissant et d'autant plus paisible dans son pouvoir, qu'il exaltera davantage et enflammera plus violemment ces sentiments communs et ces idées communes. C'est-à-dire que son gouvernement sera plus assuré et plus fort à mesure qu'il excitera contre nous plus de fanatisme et plus de haine. Cela est vrai surtout d'un gouvernement nouveau, qui par conséquent n'est soutenu ni par de vieilles habitudes d'obéissance, ni par le respect superstitieux qui finit par s'attacher à tout ce qui dure.

L'histoire nous montre d'ailleurs qu'on n'a jamais pu faire faire en commun de grandes choses aux Arabes que par ce procédé. C'est ainsi qu'a agi Mahomet, ainsi les premiers califes, ainsi les différents princes qui se sont successivement élevés sur la côte d'Afrique dans le Moyen Age. Pour tirer parti de ces peuples, il faut ou détruire dans leur sein la division par tribus ou exciter en même temps, parmi toutes les tribus, une passion commune qui les tienne artificiellement et violemment ensemble, malgré les vices de leur organisation sociale qui tend sans cesse à les diviser.

Abd-el-Kader, qui est évidemment un esprit [Dire ce que j'en sais.] de l'espèce la plus rare et la plus dangereuse, mélange d'un enthousiasme sincère et d'un enthousiasme feint, espèce de Cromwell musulman, Abd-el-Kader, dis-je, a merveilleusement compris cela. Dans tous ses actes extérieurs, le prince se montre bien moins que le saint : il se cache sans cesse derrière l'intérêt de la religion pour laquelle, dit-il, il agit ; c'est comme interprète du Koran et le Koran à la main qu'il enjoint et qu'il condamne, c'est la réforme qu'il prêche autant que l'obéissance ; son humilité croît avec sa puissance.

La haine religieuse que nous inspirons l'a créé, elle l'a grandi, elle le maintient ; l'éteindre, c'est renoncer à son pouvoir. Il ne l'éteindra donc pas, mais la ravivera sans cesse, et il nous fera toujours soit sourdement soit ostensiblement la guerre, parce que la paix, rendant les tribus à leurs instincts naturels, dissoudrait bientôt le faisceau sur lequel il s'appuie.