Un ange passe - Laure Péard - E-Book

Un ange passe E-Book

Laure Péard

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Beschreibung

Sur fond de front populaire et d’émancipation des femmes, Laure Péard met en scène les tribulations amoureuses de personnages attachants nés au début du XXe siècle. Entre ces lignes, vous découvrirez des vies passionnantes qui s’entrelacent et tissent des histoires où l’art est omniprésent.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Laure Péard a l’imagination dense, colorée et goûteuse. Son premier roman, Un ange passe, s’inspire de sa passion pour l’art, l’histoire et la littérature.

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Seitenzahl: 195

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Laure Péard

Un ange passe

Roman

© Lys Bleu Éditions – Laure Péard

ISBN : 979-10-377-9075-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À toi Alain, mon premier lecteur

et mon meilleur soutien.

À toi Raphaele, qui m’accompagne depuis toujours avec sororité.

À toi Émilie, qui m’encourage chaque jour

à me battre contre mes démons.

À vous lectrices, lecteurs curieux et indulgents

pour qui ma plume gratte mon âme.

L’écrivain a ce singulier pouvoir de créer de la réalité avec des sornettes, de faire passer pour rouge ce qui est bleu, de transformer les vessies en lanternes. Qu’il ait du talent, et ses mensonges deviennent plus vrais que des certitudes.

Roland Dorgelès (1885 – 1973)

Chapitre 1

O’Bleu

Miroir des âmes,

O’Bleu,

Nu vert,

Éclat d’œil,

Tableau d’univers

Acrostiche de l’auteure

L’heure bleue, Gare de Lyon, 13 juin 1936

En cette fin d’après-midi, la longiligne Tour-Horloge de la gare de Lyon se découpe en majesté dans le ciel de Paris. Son beffroi rythme le temps inventé par l’homme pour que les trains arrivent à l’heure.

C’est l’heure bleue, une parenthèse contrastée, enchantée, palpitante, originelle, incertaine et vespérale. Un entre-deux d’un bleu intense auréolé d’orange où tout commence et tout finit.

En face de la gare de Lyon, sur le bord du trottoir du boulevard Diderot, une jeune femme aux cheveux de jais coupés à la mode garçonne et coiffée d’un ravissant bibi bleu se tient en équilibre comme sur un fil. Elle a l’élégance raffinée et naturelle d’une Parisienne pétillante de caractère. Vêtue d’un manteau de lainage bleu clair, laissant deviner une robe chemisier en popeline, elle semble seule au monde malgré l’agitation mécanique et grouillante du boulevard parisien. Tout s’active autour de l’immobilité de cette femme. Ses yeux brillants fixent l’horloge massive et rassurante, les aiguilles bleues alignées en verticalité sont figées dans un instant suspendu aux lèvres du ciel de Paris. Elles donnent plus que l’heure, telle une boussole, elles désignent aux voyageurs une direction à prendre, celle du Sud.

Dans cette lumière flatteuse, son visage harmonieux rayonne. Ses yeux reflètent la lumière dans un éclat violet exquis. Sa bouche duveteuse, rosée, brillante adresse un baiser dans l’air.

Comme un battement de cils sur la pupille indigo du ciel, l’air cristallin s’amplifie d’un parfum enivrant. À cet instant précis, l’heure bleue sonne dans le cœur de la jeune femme, il est dix-huit heures.

Retenant son souffle dans cette concordance de temps, elle ressent l’intensité de ce moment où une heure n’a plus de seconde. La lumière l’attire, des ailes d’ange virevoltent et forment des arabesques dans le ciel de Paris.

Un ange passe.

Soudain, sous des pointillés électriques d’excitation et d’appréhension, la belle ondule d’une jouissance inconnue. Une image masculine effleure son esprit et elle ressent les papillons de son âme dans son bas-ventre. Le tempo de son cœur soulève sa poitrine. Afin de calmer sa pression intérieure, elle inspire une bouffée d’air remplie de saveurs piquantes de la ville, son esprit fourmille de tant de pensées et d’émotions. Elle plaque sa main sur son métronome intérieur et sent son porte-bonheur, son grigri, sa petite médaille protectrice de Saint-Christophe, le patron des voyageurs, qu’elle a pris soin d’épingler sur la bretelle de son soutien-gorge de soie en s’habillant ce matin.

Elle goûte ce moment de vie pour attraper l’éphémère du temporaire.

Elle se surprend à croiser les doigts.

Dans l’entre-deux initiatique d’une décision à prendre, entre Alice rêvant au pays des merveilles et Marie Poppins prenant le thé en altitude, elle flotte dans un monde alternant entre le génie de l’être humain et l’idéaliste qui impose son ordre humain sur la nature et la dénature.

Toujours en équilibre sur son fil urbain, les yeux rivés sur l’horloge de la gare parisienne, elle guette un signe pour avancer ou reculer, fixer les aiguilles du temps, vivre pour savourer chaque instant, hypothéquer l’avenir, rester dans sa zone de confort ou braver les interdits, décider de sa vie ou se laisser vivre dans un carcan de conformisme ? Des doutes, des prémonitions, des intuitions, des questions hésitantes se bousculent dans son esprit.

Elle fronce un peu le front.

Son prénom est le fruit d’une longue cogitation entre ses parents parisiens qui ont hésité entre : Alice aux merveilleux miroirs de l’incompréhension du réel, Marie la femme bénie entre toutes, Eve croquant la pomme de la connaissance et Madeleine disciple femme qui symbolise la foi Chrétienne. En définitive, en apercevant son visage déterminé, ils l’appellent Louise en mémoire du dévouement de l’institutrice, féministe et révolutionnaire Louise Michel. Dès sa naissance, ses parents imprègnent Louise d’un attachement farouche à la liberté d’action et de pensée.

On est libre de jouir d’une beauté humaine

comme d’une œuvre d’art.

Journal d’un inconnu, Jean Cocteau (1889-1963)

Le rêve, Hôtel Napoléon, 14 février 1936

Barbe – chantilly – jazz – rasoir – femme. Cette suite automatique de mots associés se presse dans l’esprit rêveur d’un homme nu, endormi. Son inconscient forme cette phrase absurde, surréaliste et spontanée comme une énigme à déchiffrer entre rêve et réalité. Dans cet état de demi-sommeil, l’homme distingue son visage couvert de mousse à raser. Une femme, inconnue de lui, tenant un coupe-chou en main, s’apprête à lui raser le cou ou à lui trancher la gorge. Il est dans une mise en abîme de sa vie. Des souvenirs confus attendent dans l’antichambre de son inconscient d’être décryptés pour dénouer une angoisse existentielle.

Dans un réflexe de survie pour échapper à cette vision d’une Judith héroïque et vengeresse, l’homme s’éveille et sort du rêve transcendantal de ses pulsions irréelles. En sueur, perdu, il cligne ses paupières pesantes. La lumière du jour s’infiltre comme un loup blanc entre les rideaux, sa vision nocturne s’évanouit face à la pénombre d’une chambre de style Empire. Il est couché dans un lit bateau d’acajou à têtes de sphinx, surmonté, de part et d’autre, d’un rideau de taffetas jaune, le regard bienveillant d’un portrait de femme en corsage léger lui fait face. Sur un des fauteuils d’un salon exigu attenant, il remarque ses vêtements dispersés pêle-mêle, la chambre sent le tabac acidulé.

— Où suis-je ? se dit-il en se frottant les yeux.

En percevant le brouhaha de la ville, en un flash, il se souvient qu’il est à Paris, à l’hôtel Napoléon près de la place de l’Étoile. Émergeant de sa torpeur, il s’étire pour apaiser les tensions dans son corps. La blancheur des draps fait ressortir sa peau lisse, hâlée et sa chevelure brune en bataille. Sa barbe naissante recouvre ses traits tirés d’une nuit peu réparatrice. Ses tempes martèlent son cerveau en manque d’oxygène.

L’homme se lève, tire les rideaux de velours. Les arbres de l’avenue de Friedland sont aussi dénudés que lui. Il entrouvre la fenêtre, l’air vif rentre, il frissonne, son membre perd de sa vigueur matinale. L’effervescence parisienne entre dans sa chambre, un rayon de soleil balaye son corps. Une bouffée intense d’air rafraîchissant le fait tousser. Il enfile un peignoir de soie rouge et noir, commande un petit-déjeuner, se fait couler un bain et jette une poignée de sel dans l’eau la colorant d’outremer. La pièce, en marbre vert et robinetterie bien astiquée, se remplit d’effluves marins. Il retire son peignoir, scrute son corps dans le miroir, bombe son torse à pâlir de plaisir et, satisfait de lui, il se plonge dans l’eau bleue.

Encore sous l’effet du roulis de son voyage sur le paquebot Normandie depuis New York, puis en train depuis le Havre, il flotte entre deux eaux. Il n’est à Paris que depuis hier et repart dans quelques jours dans le sud de la France.

Dans les volutes de vapeurs, tout en se rasant, il reprend conscience et se remémore sa soirée d’hier pour trouver des signifiants à son rêve évanescent d’une femme lui coupant la gorge.

Il se voit marcher dans l’air cotonneux hivernal de sa fin de journée d’hier. Pour se dégourdir les jambes, en descendant les Champs Élysées vers la rue Royale, il se souvient de ses yeux éblouis par la Fée Électricité magnifiant les illustres ouvrages d’art parisien, laissant aussi dans l’ombre le mystérieux de Paris. Les beaux quartiers ont toujours fière allure dans leurs habits de lumière offrant aux attentifs un spectacle à ciel ouvert. De la place de la Concorde, il entrevoit les jarretières de la Dame puddlée, le phare de Paris, la tour Eiffel, l’indécence incandescente de la modernité.

À quelques pas de l’église néoclassique de la Madeleine, dans le célèbre restaurant Maxim’s, il a ses entrées parmi des gens sélectionnés sur leur good looking, leur influence ou leur situation. Hier soir, dans son habit élégant qui lui donne ce petit quoi des hommes séduisants qu’on a envie d’appeler gigolo, il était dans la note. Il aime jouer sur tous les tableaux.

Ce restaurant de la rue Royale ; où le Tout-Paris, depuis 1893, y va comme au spectacle pour confronter les idées, se montrer en galante compagnie, écouter les musiques à la mode, s’enivrer et oublier le temps présent ; a pour lui une attraction réconfortante. À chacune de ces visites parisiennes, il ne manque pas d’y savourer un repas fameux. À la lumière des petites lampes à abat-jour rose, les bons vivants aux poches pleines viennent y faire bombance et s’y pavaner. Une clientèle de fortunés de la vie, triés sur le volet parmi les rich and famous, et les pipoles en habit et toilette d’apparat s’animent dans un décor Belle Époque de stores vénitiens, de lumineuses boiseries d’acajou, de fresques murales enjouées et suggestives, d’exotiques feuillages d’ornements en bronze de l’art nouveau.

Barbotant, en pensées mémorables, il est chez Maxim’s et se détend dans l’ambiance euphorique du piano-bar du premier étage, en dégustant son cocktail préféré, un Americano avec un zeste d’orange, amer et tonique. Puis il prend place, seul à une table où il dispose d’une vue panoramique sur toute la salle de restaurant. Il commande un homard à l’américaine, la spécialité de la maison Maxim’s, suivi d’un tournedos Rossini pomme Dauphine. Il savoure l’attaque franche, nette et précise du gouleyant Pessac-Léognan Château Haut Brion qui accompagne son plat. Ce vin lui provoque une voluptueuse sensation en bouche, portée par un fruité soyeux, d’une fraîcheur aux tanins fins. Il conserve encore le souvenir de la belle longueur finale de ce nectar qui se mariait aussi parfaitement avec son dessert préféré : un fraisier chantilly.

« Qu’il est délicieux d’être à Paris, cette ville est toujours pleine de surprises », se dit-il dans son bain.

Ce siècle a deux ans, lorsque ce bel homme naît le 14 février 1902, entre mer et montagne. Son histoire est un entre-deux, franco-Italien. Niçois par sa mère, modiste des Ladies de la haute société azuréenne, italien par son père, ferronnier d’art en Ligurie Italienne, il a sur la langue des intonations chantantes. Ses parents auraient pu l’appeler Valentin, car le jour de sa naissance coïncide avec la fête des amoureux. Mais ils le surnomment Giovanni, par reconnaissance en un écrivain et patriote italien Giovanni Ruffini. L’œuvre de ce dernier, vantant les mérites de la Riviera italienne sur la santé, rendit célèbre Bordighera, le village natal de son père. À partir de 1884, la machine à vapeur a fait le reste. Au fur et à mesure des villégiatures étrangères, Bordighera, situé entre Menton et San Remo, prend des allures de station balnéaire pour les riches visages pâles désireux d’exotisme et de soleil. Il est indubitable que les paysages entre Nice et Bordighera sont éclatants de lumière, de végétation, de roche multicolore bordée d’eau bleue.

À la fin du XIXe, de nombreux peintres modernes découvrent l’endroit et saisissent sur le motif la beauté des paysages. Claude Monet trouve à Bordighera une plénitude créatrice qui remédie à la noirceur des âmes, il décrit son sentiment à un ami, « une parenthèse enchanteresse où la mer est pleine de diamants. »

Un matin de 1884, le grand-père de Giovanni, travaillant dans un jardin d’une luxueuse villa à l’installation d’une grille en fer forgé, observe le maître peindre une toile avec vue sur le clocher du village. Ainsi, ce tableau devient une histoire familiale.

Aujourd’hui, Giovanni a trente-quatre ans. Il est citoyen du monde et Européen dans l’âme. Récemment, il était à Manhattan. Dans quelques jours, il sera sur la Côte d’Azur, mais là, il prend un bain dans un hôtel parisien, à deux pas des Champs Élysées. Il ne se doute pas qu’il est à l’aube d’un bouleversement existentiel.

Hier pâlit et s'embrume derrière Aujourd'hui.

Extrait de Claudine en ménage (1902) Colette (1873-1954)

La promesse d’azur, Gare de Lyon, 13 juin 1936

Là, debout, droite, face à la gare de Lyon, cette femme de trente ans, célibataire s’apprête à lancer la flèche de sa destinée qui atteindra sa cible si rien avant ne vient l’entraver. Sur ce bord de trottoir, l’atmosphère mécaniquement menaçante la rend prudente. On sent en cette femme une assurance vigilante. Comme toute Parisienne, elle goûte le plaisir de se déplacer à pied, en bus, en métro. Et lorsqu’elle s’échappe de sa ville ; même si elle sait conduire, ce qui est exceptionnel à son époque pour une femme ; elle préfère voyager en train. Le train qui fend l’air et qui la transporte, d’une ville à une autre, à travers son pays merveilleux. On y voyage en bonne ou piètre compagnie et la condition humaine y est compartimentée selon le reflet d’une société inégalitaire.

Le temps passe et rappelle à Louise qu’elle ne doit plus attendre. Dans une heure, Le Train Bleu sifflera le départ en l’emportant sur les rails de l’aventure.

En faisant ce voyage, tel Le Petit Poucet, Louise sème des cailloux d’instants magiques dans sa mémoire. Elle est attentive à ces moments de bonheur qui lui rappellent combien la vie peut être magique. Ses souvenirs heureux représentent des pierres précieuses qui illuminent sa vie, parsèment de touches de couleur ses clairs-obscurs. Des moments qui lui font du bien, ceux qui dessinent le chemin de l’intention qu’elle donne à ses actes, en sachant que rien ne dure. C’est le cycle de la vie.

Le Train Bleu possède une réputation comparable à un hôtel luxueux composé de wagons-lits, d’un salon-bar et d’une voiture-restaurant fastueuse. Il emmène de Calais à Nice, au rythme d’un rouli-bouli inouï, les stars et les fortunés de la vie. Il file au rythme de la modernité des années folles. En plus de l’écrivaine à succès Agatha Christie ; qui a conçu une intrigue policière dans cet Orient Express de la Méditerranée ; les fidèles habitués, tels Sacha Guitry, Jean Cocteau, Marlène Dietrich et autres célébrités, créent la renommée de ce mode de voyage au confort incomparable. Si Louise n’est pas une star, son compagnon de voyage a plus d’éclat qu’aucune célébrité et il représente le témoignage de la beauté du monde à travers le prisme de l’art.

Le menton haut, volontaire, des femmes de tête qui ne se laissent pas marcher sur les pieds, elle traverse le boulevard Diderot vers le parvis de la cathédrale d’acier. Dans son sillage flotte le parfum persistant de L’Heure Bleue, ce parfum que Monsieur Guerlain a su si habilement capter dans un flacon. Cette fragrance salue l’harmonie de cette heure magique, l’heure bleue d’un soir chaleureux.

Louise choisit d’aller de l’avant ce 13 juin 1936. Choisir, c’est renoncer, c’est sacrifier, mais c’est aussi une liberté de décider. Elle sait que dans un avenir immédiat, elle devra effectuer un choix cornélien entre deux hommes.

Telle une amazone à la conquête de son territoire, rien ne peut l’arrêter de monter dans ce train bleu qui, à l’aube du départ, lui fait une promesse d’azur qu’il promet de tenir. Depuis des mois, elle rêve de sa destination finale, Nice, où elle va livrer son précieux colis et le retrouver, il l’attend, il lui a écrit son impatience de la revoir.

La vie est jeune.

En vieillissant, elle se fait durée,

elle se fait temps, elle se fait adieu.

Elle vous a tout pris,

et elle n’a plus rien à vous donner.

La promesse de l’aube, Romain Gary (1914-1980)

Le miroir des âmes, La baignoire, 14 février 1936

La buée de sa salle de bains transporte Giovanni dans les années vingt, la chaleur et la fluidité de l’eau détendent son corps au fruit juteux. Il se projette chez Maxim’s en présence des reines d’un début de siècle frivole, libertin d’excentricité parisienne. L’époque insouciante, pendant laquelle la belle Otéro intrigue, où l’excentrique Sarah Bernhardt dîne sans complexe et culpabilité avec ses illustres amants. L’époque florissante où l’influenceuse Émilienne d’Alençon porte, en sortant des Folies Bergères, les chapeaux de Gabrielle Chanel pas encore Coco et bécote goulûment les lèvres de la flagorneuse Liane de Pougy, en regardant danser Joséphine Baker ou en refaisant le monde avec l’artiste et journaliste Marguerite Durand. Tel un souriceau curieux, il imagine leurs discussions enflammées, leurs élégances et leurs libertés de femmes voulant s’émanciper.

Chez Maxim’s, tout y est mêlé : les affaires de cœur, les idées, les opinions, les qu’en-diras-tu, bref, les gossips sur la politique et les mondanités. Malgré les lois insipides contre les femmes entravant leurs libertés, ici, tout est permis, voiles et vapeurs à tous les étages.

Giovanni imagine Jean Cocteau, en père spirituel d’une génération éclairée d’idées magiques et fantastiques, écouter des musiques décalées du groupe des Six aux intonations inspirées d’Erik Satie. On dit que certains soirs, auprès de ses amis excentriques, surréalistes ou dadaïstes, Cocteau est de ceux qui prônent la fidélité en un ami ou en son pays comme automatisme psychique primordial. L’Histoire transcende les idées et les actes. Les courtisanes d’hier devenues des mondaines à part entière passent aujourd’hui l’hiver sur la Côte d’Azur. Cocteau représente un père spirituel, éclairé d’idées magiques et prodigieuses, ses créations sont des artistiques antidotes à la destruction du monde et il demeure l’ami des gens les plus célèbres de son temps.

L’évocation de ces moments passés rend Giovanni mélancolique. Il songe que l’engouement des temps d’après-guerre a masqué des pans entiers d’une société ouvrière, féminine, laborieuse qui souffre des inégalités. Les années insouciantes ; où l’on croquait la vie par les deux bouts, surtout dans les milieux aisés ; ont caché le spectre des profondes rancœurs issues d’une fracture sociale et d’un traité de Versailles bancal. Un âge doré jusqu’à un certain cataclysme, survenu un jeudi noir de 1929, emportant dans son sillage l’effondrement des empires financiers capitalistes et beaucoup d’entreprises modestes. Mais si le Krach boursier à sonner le glas des années folles, il n’est pas le seul responsable de la crise dont souffre l’Europe dans laquelle Giovanni vit en 1936. Les idées sombres du moment sont des prémisses de folies meurtrières, secouées par la renaissance des diktats moraux puritains, nationalistes, conservateurs, parfois extrémistes.

En sortant de l’eau, Giovanni enveloppe son corps musclé d’une serviette de toilette immaculée. De l’humidité de l’air, des sels de bain et de ses effets de toilette, des parfums mêlés de vétiver, de lavande, de bois de santal s’introduisent dans l’air frais de la chambre et le revigorent.

Il n’y a pas que des ombres dans un tableau et celui que détient Giovanni dans son bagage est lumineux.

Quand nous chanterons le temps des cerises

Et gai rossignol et merle moqueur

Seront tous en fête.

Les belles auront la folie en tête.

Et les amoureux du soleil au cœur.

Quand nous chanterons le temps des cerises,

Sifflera bien mieux le merle moqueur.

Le temps des cerises,

Paroles Jean-Baptiste Clément

et musique Antoine Renard en 1868

La cathédrale d’acier, Gare de Lyon, 13 juin 1936

En arrivant sur le parvis de la gare de Lyon, Louise prête l’oreille au crieur de journaux qui annonce la fin des grèves et les déclarations récentes de Léon Blum, l’actuel président du conseil de la IIIe République Française. Elle pense avec nostalgie à cet air que son père fredonnait Le Temps des Cerises, l’alliance de l’amour et de la révolution. C’était avant l'International ouvrière.

Elle se procure l’unique journal d’information et d’action féminine La Française qui titre ce samedi 13 juin 1936 une grande nouvelle « Trois femmes font partie du Gouvernement ». Les gros tirages ne publient que des entrefilets sur le sujet, car pour les hommes c’est un épiphénomène, mais c’est en fait un paradoxe singulier : trois femmes électives alors qu’elles ne sont pas encore électrices. Ce Léon Blum, voilà un homme qui intègre les femmes dans l’espace politique et leur fournit une ouverture vers une légitimité équitable, pense Louise. Ce gouvernement d’union peut tempérer l’Europe qui gronde, en tentant vainement d’ouvrir les yeux à plus d’humanité par les accords de Matignon. En même temps, Paris prépare l’Exposition Universelle de l’an prochain où la couleur bleue sera à l’honneur pour promouvoir la paix, éviter les conflits et rappeler les fondements de l’universalité entre les peuples avec leurs spécificités.

Le bleu, c’est la couleur de Louise. En cette fin de journée du 13 juin 1936, il l’entoure, l’inspire, la rassure. Elle chemine vers sa féerie lumineuse. Elle se réjouit des bonnes nouvelles qu’apporte le Front populaire pour plus d'égalité des citoyens. Elle croit que la parole des femmes, d’ordinaire muselée, se libère. En ce jour faste, elle se sent puissante et fébrile. En pensant à demain, elle se sent désirée et amoureuse.

Lorsque Louise pénètre dans le temple d’acier de la machine à vapeur, la salle des pas perdus amplifie le cliquetis métallique de ses bottines lacées. Égrenant les secondes jusqu’au départ du train, le compas de ses jambes dessine sa destinée.

Au fur et à mesure que Louise s’avance vers le chœur de cette église des temps modernes, son regard se perd un peu dans la vaste fresque du peintre marseillais Jean-Baptiste Olive, illustrant les destinations desservies entre Paris et Menton. Depuis 1900, cette peinture murale au décor méditerranéen propose au spectateur une vision glorieuse d’avenir coloré, ensoleillé et fleuri. Un art mural qui s’empare d’autres croyances moins dogmatiques, plus démocratiques dans un idéal moins panthéiste. Ces panneaux colorés sont aussi conçus pour éduquer les populations au progrès, les convertir au modernisme d’un nouveau conformisme dans un prosélytisme laïque, républicain et pacificateur.

Sur le quai, la puissante locomotive du train, d’un bleu marine à lettre d’or, l’impressionne. Louise s’arrête devant le wagon à bagages afin de vérifier ses effets personnels livrés par porteur dans l’après-midi : valise, sac de voyage, carton à chapeau, coffret de bois. Tout est là. Alors, elle demande qu’on lui apporte son sac de voyage et la caisse en bois à son wagon.

— Vous êtes sûre, Madame, de vouloir voyager avec cette caisse, elle va prendre de la place dans votre cabine s’en étonne le porteur.

— Je préfère la garder près de moi, l’avoir à l’œil, j’y tiens beaucoup, réplique Louise d’un ton décidé.

Et le porteur s’exécute sans moufter.