Un hiver à Fécamp - Gabrielle Coffano - E-Book

Un hiver à Fécamp E-Book

Gabrielle Coffano

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Beschreibung

Une partie de poker menteur où s'invitent résistants soldats et civils et où se croisent amitiés et trahisons.

Au retour du front de l'Est à cause d'une blessure, un soldat allemand vit la fin de la guerre dans un petit port normand, s'installe et rencontre à la fois l'amour et un pays. Il rencontre aussi la trahison, le combat sans merci contre la Résistance sur une toile de fond de préparation du Débarquement et d'intox dans tous les camps.

Un roman visuel, très rythmé, qui tient son lecteur en haleine et le plonge au cœur des contradictions du personnage central, déchiré entre ses obligations militaires et l'affection qu'il porte à sa terre d'accueil.

EXTRAIT

"Le rythme du train, lent et bruyant, semblait répondre à la trépidation de son genou, à l’ennui du voyage et du ciel blanc. Sur la route, dans les prés, nulle âme qui vive, ni homme ni bête, seule la pluie animait « … Les vastes champs de France ». Edgar ne trouvait aucune position qui ne fut pas douloureuse pour sa jambe blessée. Tout contribuait à lui donner une impression bizarre : le bois des banquettes, l’odeur nauséabonde de trop nombreuses cigarettes froides, le bourdonnement des conversations en français ou la moiteur de son front et de ses mains qu’il appuyait à la vitre. Lui-même se sentait étranger, et c’était un soulagement, comme s’il était immergé dans un demi-sommeil permanent."

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

"Ce roman nous tient en haleine, entre la petite histoire et la grande, le personnage d'Edgar est au coeur de ses contradictions, entre ce pays qu'il chérit tant et ses convictions politiques qui se voient fragilisées au fur et à mesure des pages." - Alicej, Babelio

Une belle promenade dans Fécamp sur fond de seconde guerre mondiale." - Fecamp, Babelio

A PROPOS DE L’AUTEUR

Gabrielle Coffano, italienne, traduite ici pour la première fois, est venue en France pour le lancement de son livre. Ancienne actrice de théâtre, francophone et francophile, elle signe là un roman très sensible qui exprime son amour de la côte normande et sa curiosité pour la vie pendant l'occupation.

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À mon fils Marco, âme de ma vie

… je me suis bien amusé. Et c’est rare, parce que lire me fatigue et me distrait rarement. J’ai trouvé dans ce livre un charmant mélange de feu français et d’entrain napolitain et souhaite qu’en France beaucoup de lecteurs découvrent Gabriella Coffano.

Paolo Conte

NormandieNovembre 1943

À la lisière des rails, le vert sombre des arbres s’évanouissait rapidement dans la brume. Le paysage, qui apparaissait et disparaissait entre les branches, devenait progressivement imperceptible. Dans l’esprit d’Edgar, les souvenirs remontaient et se diluaient eux aussi. Il avait du mal à rester éveillé : sa prostration le plongeait dans un sommeil traversé de brusques sursauts chaque fois que la réalité se rappelait à lui.

Le rythme du train, lent et bruyant, semblait répondre à la trépidation de son genou, à l’ennui du voyage et du ciel blanc. Sur la route, dans les prés, nulle âme qui vive, ni homme ni bête, seule la pluie animait « … Les vastes champs de France »1.

Edgar ne trouvait aucune position qui ne fut pas douloureuse pour sa jambe blessée. Tout contribuait à lui donner une impression bizarre : le bois des banquettes, l’odeur nauséabonde de trop nombreuses cigarettes froides, le bourdonnement des conversations en français ou la moiteur de son front et de ses mains qu’il appuyait à la vitre. Lui-même se sentait étranger, et c’était un soulagement, comme s’il était immergé dans un demi-sommeil permanent.

Lorsque, le long de la voie, il aperçut les hangars noirs et abandonnés, il comprit qu’ils arrivaient à Fécamp, le terminus.

Autour de lui, les passagers se couvraient de pardessus informes et de cirés verts. Un sifflet, un grincement de freins, l’apparition d’un modeste édifice de briques, et en un instant il fut seul dans le wagon, attentif à s’habiller, à ne pas oublier son sac à dos et sa besace dans le porte-bagages. Par la porte entrouverte s’insinuait une brume humide, âprement salée.

Il regarda dehors, puis, avec précaution, posa les pieds sur le bois noir du marchepied. Ce qu’il vit, dans le brouillard de l’après-midi, ressemblait à la fin du voyage, à un point de non-retour : comme la caverne de Kierkegaard qui n’avait que des entrées et pas de sorties.

Un halètement visqueux l’enveloppait, un son particulier, semblable à une gorge qui déglutit.

Edgar percevait la mer toute proche.

Il se laissa glisser jusqu’à la première marche et la douleur remonta de la cuisse à l’aine, le ramenant à la réalité dans un juron. Une femme emmitouflée le dévisa geait depuis une fenêtre de la gare. Lorsqu’elle disparut, l’Allemand ne vit aucune différence dans la solitude de la vitre.

Bienvenue à Fécamp.

Edgar, ses sacs sur l’épaule, s’éloigna lentement en longeant une file ininterrompue de maisons vides. Il boitait en zigzaguant sur les pavés irréguliers. À gauche, un bar occupait un coin. Edgar comprit qu’il était ouvert en apercevant la vague lumière ambrée des fenêtres qui se reflétait sur les marches trempées. Un besoin urgent d’alcool fort le poussa dans la rue. Une camionnette militaire, lancée à toute vitesse dans la rue déserte, l’effleura et le klaxonna rageusement deux ou trois fois en s’éloignant…

À côté de lui, un chien, attaché à la pauvre charrette d’une vieille femme qui transportait quelques pommes de terre et un peu de salade, aboya.

Edgar s’appuya au mur de briques, et le visage tendu vers le ciel, s’emplit les yeux de pluie.

Encore un instant pour soulager son genou, puis il ramassa lentement son sac. Une araignée en glissa et disparut dans le mur. Sans savoir pourquoi, cela le ramena chez lui… la radio allumée… les voix dans la cuisine… quelques petites absurdités familières.

La porte tinta, annonçant son entrée dans le bar.

Il gagna le comptoir, posa son sac par terre et, dans un français parfait, commanda un cognac en espérant avoir assez d’argent ; il avait envoyé presque toute sa solde à sa femme, mais il ne voulait pas penser à elle. Moins que jamais en ce moment. Il voulait seulement se réchauffer.

Un petit homme furtif le servit, scrutant son visage marqué par la fatigue. Ses yeux de couleur incertaine semblaient refléter celle de son uniforme. Edgar lui renvoya son regard : « C’est bon, c’est quelle marque ? ».

L’homme se contenta de lui indiquer la bouteille, une Courvoisier. Soudain, l’Allemand perçut le silence qui l’entourait. Dans la salle, les rares clients attablés, immobiles, se taisaient. Même le chat roux, qui lui rappelait le sien, semblait stupéfié. Qu’attendaient-ils ? Qu’il s’en aille, évidemment.

Edgar salua sans recevoir de réponse et pendant qu’il sortait, il eut l’impression d’être poussé, expulsé vers l’extérieur. La rue se finissait sur le bassin, sur les mâts des bateaux qui oscillaient à peine. Il se dirigea vers le quartier général de la Wehrmacht « 412e régiment d’infanterie ».

De temps en temps, il s’arrêtait pour reprendre son souffle et en profitait pour lire, sur les affiches, les informations municipales : cartes alimentaires, refuges antiaériens, horaires des exercices d’évacuation, conseils d’économie quotidienne et d’obscurcissement des habitations, mais aussi invitation à la solidarité avec les soldats sur le front.

La nuit descendait sur la mer, il ne restait qu’une vague lueur iridescente au pied des falaises, comme si le jour s’était réfugié à l’abri des parois immenses. La falaise se teintait d’un noir de velours. Seule la lumière du phare palpitait dans l’air du soir.

À la guérite, un soldat, le visage barré d’un bandeau sur l’œil droit, sauta sur ses pieds, bras tendu, dans un salut pathétique. Edgar rendit le salut et murmura un « bonsoir »2, s’attirant un regard soupçonneux du lieutenant qui, sous le porche, renvoyait un chauffeur : le même qui l’avait presque renversé devant le bar.

« Eh là, qui es-tu ?

— Sous-lieutenant Edgar Werner, je dois prendre mon service au 32e détachement Warstaffen, j’ai ici l’ordre de transfert. »

Tout en lisant, le lieutenant le dévisagea plusieurs fois :

« Tu viens de Russie, toi aussi ?

— Ça se voit ? »

L’officier sourit : « Tu as une cigarette ? »

Edgar posa ses bagages sur la terre humide, après en avoir extrait un paquet déformé, méconnaissable et précieux. Il prit une cigarette en silence.

Son camarade ne semblait pas pressé.

« Tous ceux qui arrivent ici viennent du front de l’Est, presque tous des restes.

— Des restes ?

— Ceux qui en restent : blessés, mutilés ou inaptes au combat. Toi, tu as l’air entier… À moins que… Laisse-moi deviner : un type qui visait bien t’a coupé les couilles ! » dit-il en riant grassement. Il interpella la sentinelle borgne : « Eh, Friedrich, il y en a un sans couilles, c’est mieux que toi qui en a encore trois ! »

Il rit de nouveau en désignant l’œil intact de la sentinelle.

La fatigue et la souffrance empêchaient Edgar de se joindre à l’hilarité du lieutenant.

Sa cigarette lui collait aux doigts. Son haleine enfumée se mêlait au brouillard de plus en plus épais, qui rendait évanescents les clochers lointains et les toits des maisons.

On entendait seulement le déclic sec des ailes de mouettes invisibles et leurs cris qui déchiraient l’opacité de l’air.

Les murs gris et les pavés luisants de la cour semblaient répercuter l’inquiétude de leurs appels.

« Elles hurlent toujours comme ça ? demanda Edgar.

— Pire, elles ne te laissent jamais tranquille. On s’habitue, tu verras, on finit même par crier comme elles. » Et l’officier imita les mouettes d’une voix stridente. De nouveau son rire insensé rugit alors que la sirène du vieux phare avertissait de l’arrivée du brouillard sur la mer.

Une fois la cigarette finie, ils restèrent silencieux, fixant un point invisible au-delà du porche, presque mal à l’aise.

« Qu’est-ce qu’il y a à faire ici ? »

— Rien, gronda le lieutenant, on doit chaque jour inventer quelque chose pour ne pas devenir fous. »

Après une longue interruption, il ajouta : « Mais peut-être qu’il est déjà trop tard ».

Il se passa la main sur le visage et caressa sa barbe de trois jours : « Entre ! Quatrième bureau, celui de la compagnie, fais-toi attribuer une chambre, c’est pas la place qui manque ici. Appel et soupe à sept heures et demi.

— Si tard ? » demanda, surpris, Edgar.

Le lieutenant le regarda avec ironie, grimaçant un sourire : « Pourquoi, merde, tu crois qu’on devrait se lever plus tôt ? ». Il lui tourna le dos et disparut dans la cour ouatée par la brume et brillante de pluie.

1. William Shakespeare, Henri V, prologue.

2. En français dans le texte.

LondresNovembre 1943

« Ça t’ennuie si j’ouvre la fenêtre ? » demanda Anthony en se levant de la grande table ovale autour de laquelle ils discutaient sans interruption depuis trois jours.

La fumée d’innombrables cigarettes, les odeurs mêlées de bière, de café et de whisky avaient rendu l’atmosphère irrespirable : le vaste salon de la London-Controlling-Section puait comme les pires pubs du sud de la Tamise.

Anthony et George, coordinateurs de l’opération « Bodyguard », étaient restés seuls. Ils approchèrent deux chaises de la fenêtre : Londres était inondée de pluie, sous leurs parapluies ouverts les passants se hâtaient, pardessus et sacs trempés.

Un parfum de cendres humides et d’automne flottait dans l’air. Un planton en uniforme faisait traverser la rue à un groupe de parapluies multicolores, desquels dépassaient des petites jambes pressées.

Les deux hommes échangèrent un sourire. Complices, ils partageaient ce moment de tendresse.

La ritournelle de la pluie, les gouttes qui giclaient sur le rebord de la fenêtre et leur éclaboussaient le visage et les mains, les ramenaient à la réalité, ils étaient depuis trop longtemps reclus dans ces réunions à la tension épuisante.

Depuis qu’en 1940 Churchill avait créé leur section, la vie de neuf hommes et d’une femme chargés d’orchestrer la diversion qui servirait de couverture au débarquement dans la « Forteresse Europe »3, était devenue une partie d’échecs irréelle. Ils jouaient sur le fil du mensonge plausible qui imprégnait leurs esprits jusqu’à devenir vrai : cauchemar auquel s’ajoutait la présence autoritaire de Lord Mountbatten, chef des opérations combinées des troupes armées de la marine et de l’aviation.

Mountbatten prétendait dissimuler à un ennemi distant de vingt kilomètres, des dizaines de divisions et les quatre millions d’hommes et de femmes impliqués dans l’opération « Overlord ».

Le même Mountbatten, suivi de tous ses collaborateurs, était sorti peu de temps auparavant de la pièce, grommelant un salut qui jurait avec son élégance très étudiée.

Le soir tombait, il n’y avait désormais pas grand-chose à rajouter, leur responsabilité dans l’action engagée continuait pourtant d’occuper leurs pensées et pesait sur l’atmosphère de la pièce au point qu’ils n’osaient pas en parler.

Rompant un long silence, Anthony prit la parole de nouveau : « Tout débarquement est un pari, peut-être qu’il aurait mieux valu quand même le partager sur plusieurs points, pour limiter les risques…

— Non, répondit George, le Mur de l’Atlantique4 est une défense homogène. Nous devons créer une poussée irrésistible sur un seul point, une masse critique capable de renverser n’importe quelle résistance standard. »

Ils soupirèrent profondément, presque à l’unisson.

George reprit : « Il faut surtout empêcher Rommel de concentrer les divisions blindées et les troupes d’élite dans la zone du débarquement. C’est notre affaire, enfin la tienne, à partir de maintenant ».

— Merci, répondit Anthony, l’ombre d’un sourire lui retroussait les moustaches, ta confiance me réconforte. » L’ironie était à peine voilée.

George ébaucha à son tour un sourire qui se figea dès qu’il eût porté à ses lèvres sa pipe éteinte. Son front se plissa : elle avait un goût amer et rance.

Anthony continuait : « Finalement, comme le dit Mountbatten, il s’agit juste de rendre invisibles six ou sept mille bâtiments de marine, plusieurs chalands de débarquement, ponts flottants, etc. et deux ou trois cent mille hommes. »

Il imitait à la perfection l’accent oxfordien et nasal de l’amiral.

Cette fois George rit franchement, comme si l’énormité de l’enjeu créait pour un instant la complicité d’un jeu entre compagnons d’armes : « Tu oublies, ajouta-t-il, qu’il faut aussi convaincre les marées de respecter les horaires qui nous arrangent ! »

Enfin George prononça lentement une phrase qui parut une sentence, à Anthony : « Ils doivent croire jusqu’au bout que nous débarquerons plus au nord, là où d’ailleurs ce serait plus logique, plus crédible et même plus facile. Les Allemands devront douter de tout et finir par se convaincre de notre ruse. C’est la seule façon, la seule assurance que nous ayons de garantir le succès du débarquement en Normandie, autrement…

— Autrement ?

— Je crois que nous finirons par gagner quand même, mais la guerre serait plus longue, il y aurait beaucoup plus de morts, et des complications sans fin si les Russes arrivaient les premiers à Berlin !

— Mais ce sont nos alliés ! » s’exclama Anthony, délibérément emphatique.

Le ton sarcastique de son ami attira l’attention de George sur ses moustaches grises. (Il les avait vraiment négligées ces derniers temps.)

Dans le silence qui suivit, souligné par le ruissellement de la pluie, les deux hommes méditaient, se rappelant les longues heures passées en concertations, réunions, rapports… Comme tout cela semblait loin déjà : maintenant il fallait seulement agir et rendre possible la plus grande opération militaire de tous les temps.

Le lendemain, des ordres effectifs commenceraient à parvenir dans les rangs de la Résistance française, mêlés à des milliers de fausses nouvelles, habilement propagées par une gigantesque opération de désinformation.

Depuis des mois, une Quatrième armée5 inexistante, stationnée en Écosse et prête à envahir la Norvège, avait été rendue crédible par de fausses annonces de mariage, de parties de football entre régiments, d’ordres à des détachements fantômes et d’une occupation feinte d’immeubles pour le logement des états-majors.

Au Sud, le « First United States Army Group »6, commandé par le très peu discret général Patton, était constitué uniquement d’avions en bois, de chars d’assaut gonflables, de camions et de barges élaborés par un scénographe et un architecte. Les espions et agents doubles des Alliés contribuaient à rendre vraisemblable cette réalité chaque jour plus menaçante. Cela suffirait-il ?

« Relevons le défi ! s’écria George à voix haute. Bon, je crois que je vais rentrer à la maison, dîner avec ma femme, et si les bombes me le permettent, je lirai un peu avant de m’endormir.

— Qu’est-ce que tu lis ? demanda Anthony.

— Mein Kampf.

— Je ne peux pas le croire.

— Tu as tort, je l’ai déjà lu deux fois. C’est indispensable pour comprendre le raisonnement de ce fou, et ça m’a déjà été bien utile, crois-moi. »

Anthony était manifestement surpris.

« Mon vieux, si tu avais lu ce livre, écrit il y a vingt ans, tu aurais découvert qu’Hitler avait très clairement annoncé ses intentions. Tout y est, enchaîna George. Le problème c’est plutôt le politicien moyen qui ne croit jamais aux affirmations d’un adversaire, il pense toujours à un piège, ou à du bluff. »

Anthony acquiesça, le regard perdu vers l’extérieur. « Alors que celui-là ne mentait pas et du coup, il nous a tous pris par surprise.

— Peut-être que pour le surprendre en Normandie, il faudrait faire comme lui : dire la vérité.

— Comme ça personne ne nous croira ; s’ils relèvent le défi ! » conclut Anthony en reprenant la phrase de George. Il se leva, rangea les chaises le long de la table pendant que son ami refermait bruyamment la grande fenêtre.

La pièce retomba dans un silence de plomb.

Dehors, Londres s’apprêtait à vivre une nouvelle nuit de peur et d’obscurité. Seules les trajectoires incandescentes des tirs de la défense anti-aérienne éclaireraient sporadiquement le ciel.

3. La Festung Europa d’Hitler (ndt).

4. L’Atlantikwall des Allemands (ndt).

5. British Forth Army, dans le cadre de l’opération Sky, volet de l’opération de diversion Fortitude dont faisait aussi partie Quicksilver (cf. note 6) (ndt).

6. Opération Quicksilver (ndt).

Normandie, Fécamp1943

Sur le seuil de la grande pièce dépouillée, aux vitres embuées, Edgar hésita : il savait par son expérience de collégien qu’à la cantine, une fois installé, on ne change plus de place.

Une voix se distinguait du brouhaha ambiant. Une phrase ponctuait le flot de paroles d’un sous-lieutenant : « Et je dirais même plus ! ». L’homme leva les yeux et s’interrompit. Edgar s’approcha :

« Fritz Grunner, enchanté.

— Edgar Werner. »

Les présentations des autres convives furent aussi rapides. Il se joignit au groupe.

« Je dirais même plus… », recommença Grunner sans se préoccuper davantage du nouveau venu. Ils parlaient de la guerre.

Le maigre repas était servi par une Française imposante mais agile et par un caporal à l’air sombre qui ne la lâchait pas du regard, comme s’il craignait une rébellion impromptue : du café brusquement versé sur un uniforme, par exemple.

Edgar laissa son regard errer vers la fenêtre : des rafales de vent balayaient les façades et les toits de Fécamp.

Dans le ciel, de gigantesques nuages s’accumulaient.

Attablé, Edgar, une cigarette à la main, se sentit enfin en sécurité. Les voix confuses de ses compagnons l’entouraient, mais son esprit était encore embrumé de sommeil.

La voix d’un officier, un major de la Standort kommandantur, retentit soudain. Il criait presque pour secouer l’apathie des convives. Tout le monde se tut : « L’animal de proie est la forme la plus élevée de vie animée. Dans la culture faustienne le sang ardent de l’animal s’insurge contre la tyrannie de la pensée pure… ! »

Sans réfléchir, Edgar compléta automatiquement : « La guerre est le fait essentiel de la vie, c’est la vie même ! »7Il se rappelait les mots de Spengler8, dans un chapitre qui exaltait la guerre.

Sa voix pourtant basse résonna dans le silence de la pièce et des dizaines d’yeux se fixèrent sur lui.

Terriblement embarrassé, Edgar aurait voulu disparaître. Il ne parvenait pas à lire dans les yeux de ses compagnons ce qu’ils pensaient.

« Bravo ! » s’écria le Major, déclenchant les applaudissements. L’atmosphère se détendit, Edgar vit alors l’ironie dans les regards posés sur lui.

Ils se moquaient de lui ? Quel idiot ! pensa-t-il, il avait transgressé la première règle de l’armée : ne jamais se faire remarquer !

« Qui cites-tu avec tellement de conviction ? lui demanda le sous-lieutenant.

— Spengler, se hâta de répondre Edgar. Mais Nietzsche9ou Chamberlain10, entre autres, ont la même vision sanctifiante de la guerre que lui.

— Et toi ? »

C’était compliqué de répondre : il risquait de passer pour un nazi fanatique, ou, à l’inverse, pour un défaitiste.

Edgar réfléchit un instant, puis, rentrant les épaules, il se contenta de dire : « Je crois surtout que nous devons suivre les paroles et la pensée du Führer, sans trop se poser de questions.

— Je dirais même plus… » Fritz repartait dans un de ses monologues, pendant qu’autour de lui les conversations reprenaient.

Plus personne ne se souciait d’Edgar, absorbé dans ses pensées et ses souvenirs.

« Camarade… ! » La voix de Paul, le plus jeune du groupe, le ramena au présent : « Il se fait tard pour la relève, il faut y aller ! ».

Pendant qu’ils sortaient, ils entendirent encore un « Je dirais même plus » de Fritz Grunner. Depuis ce jour-là, Edgar l’identifiait toujours mentalement à cette phrase.

Ils s’approchèrent du poste d’observation.

Même s’il grimpait dur, le chemin était agréable. Il serpentait entre les hêtres et les chênes. De temps en temps un grand cyprès se dressait, sentinelle d’une vue solennelle sur la mer.

Parmi les hommes, deux boitaient pesamment, un autre, asthmatique, haletait et un quatrième avait un bras figé dans un mouvement mécanique. « La parabole des aveugles de Brueghel, à l’exception de l’uniforme », songea Edgar pour lui-même.

Les premiers mois de routine entre la caserne de Fécamp et les tours de garde au poste d’observation, lui semblèrent presque des vacances.

Le temps, là-haut, était immobile, comme les épais murs de ciment des blockhaus, et à part les nuages, seule une mouette surgissait parfois dans la fente de la meurtrière, son vol trop proche la faisait tressaillir.

La ligne de la mer s’évanouissait à l’horizon, mais la brisure des vagues sur la plage était invisible. Camouflés dans les rochers et l’herbe haute du plateau, les bunkers se dressaient en effet un peu à l’arrière des limites de la prairie. Sous elle, les falaises, gigantesques parois de calcaire et de silice couleur ivoire et corail fané, se précipitaient. Certaines, d’un gris sombre, délavé, ressemblaient à des draperies funèbres.

Les blockhaus de ciment armé, aux murs épais d’un mètre et demi, étaient orientés de façon à observer les navires ennemis et à communiquer leurs coordonnées à l’artillerie située à l’intérieur des terres.

« Les artilleurs sont sans doute encore tous entiers, eux », pensa Edgar. En même temps, il entendit claudiquer dans son dos la jambe orthopédique de Klaus, qui, d’une voix stridente, hurlait qu’il était arrivé pour la relève.

Bizarrement, tous semblaient contents de passer là les six heures du tour de garde, jumelles à la main, hypnotisés par la mer : certains peut-être par paresse innée, d’autres parce qu’ils pouvaient, pour la première fois depuis très longtemps, s’abandonner au flot de leurs pensées et de leurs souvenirs sans la constante morsure de la peur. Mais il y avait aussi ceux qui, comme Klaus, croyaient à un prix imaginaire de mille marks à celui qui aurait aperçu pour la première fois les navires du débarquement : une légende continuellement alimentée par les bavardages de la troupe, malgré les démentis des officiers.

Edgar lui-même, après la tension des premiers jours, commençait à penser que tout resterait ainsi, pour toujours immobile, entre les cigarettes fumées jusqu’à s’en brûler les doigts, les heures de silence brusquement troublées par les ordres hurlés et les blagues vulgaires que les soldats s’échangeaient par automatisme.

L’ennui aplatissait tout. Ces hommes, pour la plupart mutilés, inaptes au front, réutilisés pour des tâches apparemment sans but, paraissaient réunis dans une étrange décharge de la guerre. Ils se conformaient avec un acquiescement bovin aux ordres de leurs supérieurs, aux discours toujours semblables, à l’inutile routine : une caserne sans épine dorsale, une armée sans héros.

« Salut Klaus, ne t’endors pas, Orkett te rendra visite plus tard ! »

Même cette plaisanterie éculée, qui annonçait une inspection du commandant colérique de l’observatoire, était l’énième litanie annonçant la fin de la garde. Au moment même où il la prononça, Edgar en fut dégoûté. Irrité par lui-même, il traversa rapidement le couloir qui reliait le réfectoire à la tour d’observation, et déboucha dans la pièce où ronflait un gros poêle.

Deux télégraphistes, occupés à boire un ersatz de café, commentaient l’état de la guerre : les Alliés n’avaient absolument pas l’intention de débarquer sur le Mur de l’Atlantique. D’ailleurs, la signature d’une paix séparée permettrait bientôt aux Allemands de liquider la Russie. Comme d’habitude, après avoir affronté les grands problèmes, ils finirent par parler de femmes.

Edgar, interpellé, répondit au hasard, enfila un imperméable et des bottes, gravit les quelques marches qui menaient à la porte blindée et se retrouva avec soulagement dehors. C’était chaque fois un moment aussi fort, la claque du vent, la salinité : l’odeur hanséatique porteuse de liberté et de grandes espérances.

Il aspira une large bouffée d’air frais, fit quelques pas sur le terrain irrégulier, se retourna contre le mur pour allumer une énième cigarette. Il inspira, toussa et s’éloigna en boitant vers le village.

Deux routes menaient en bas : l’une, brève et raide, arrivait à côté du phare, à l’entrée du chenal, non loin des casemates et des postes d’artillerie lourde qui gardaient le port. Le long du trajet de vieux canons menaçaient les eaux brumeuses.

L’autre, celle qu’il choisissait toujours pour rentrer à la caserne, descendait doucement, en tournant plusieurs fois, jusqu’aux premières maisons, vers les bassins de carénage, les entrepôts de bois et les bureaux réquisitionnés par les exigences de la guerre.

Il marchait entraîné par la pente, oubliant sa douleur au genou, l’uniforme qu’il portait et la haine que les Français ne tentaient presque jamais de lui dissimuler.

À mi-chemin, il y avait un banc sur lequel il aimait s’asseoir : une vue panoramique sous laquelle un grand arbre fruitier, dépouillé désormais, projetait ses branches comme une dentelle sur la foule des petites maisons du port, serrées les unes contre les autres.

Dans ces moments de trêve, Edgar s’imaginait touriste sur cette terre de France, qu’il aimait tant et qu’il avait tant de fois visitée. Il se rappelait son premier séjour à Paris pour sa thèse sur Rimbaud.

« (…) À trois heures du matin, la bougie pâlit : tous les oiseaux crient à la fois dans les arbres : c’est fini. Plus de travail. Il me fallait regarder les arbres, le ciel, saisis par cette heure indicible, première du matin. (…) À cinq heures, je descendais à l’achat de quelque pain…11»

Il se rappelait ce pain, le premier plaisir de la journée : la baguette croquante, vite dévorée pendant le court trajet de la boulangerie à sa chambre.

Une saveur douçâtre au fond de la gorge le fit déglutir. Il se sentait mal à l’aise, il avait l’impression que les passants le regardaient ironiquement : un Allemand triste ? Impossible !

Comment en était-il arrivé là ? Cette question obsédante provoquait chez lui une inquiétude confuse qui gonflait dans sa poitrine jusqu’à devenir à chaque fois un poids insupportable. Voix et souvenirs surgissaient confusément, avec les fantômes des grandes émotions qui les avaient tous poussés à ces applaudissements frénétiques. Ces événements, ces sentiments semblaient appartenir à une autre vie : souvenirs de foules réunies sur des places immenses, alignées dans une symétrie parfaite, de hurlements guerriers ou de tambours martiaux à la lueur des torches illuminant la nuit. Et encore, la cadence menaçante de milliers de pas et le rythme obsédant d’une voix unique, celle d’un peuple, d’une nation, d’un chef, qui scandait : Sigh Heil !

L’écho de ce cri bouleversait encore une fois son esprit, le précipitait dans une brume de doutes amers, dans une panique abrutissante.

Réunions, cartes du parti, marches, professions publiques de fidélité…

« Comment ça avait commencé ? » La question se reposait sans cesse. Il avait à la fin la sensation d’avoir glissé dedans presque par hasard, trop faible pour aller à contre-courant, et de toute façon convaincu de pouvoir s’éloigner quand il voulait, en se réfugiant dans son monde intérieur, dans ses intérêts de savant.

Il reprit sa marche. En bas, le bistrot l’attendait avec le cognac familier, siroté avec volupté, et les quelques mots de français échangés avec une vieille dame qui, derrière le bar, lui répondait des phrases de circonstance.

À travers l’ambre ondoyant du cognac, le verre levé pour la dernière gorgée, les lumières déformées de Fécamp dansaient.

« Bonsoir Madame, bonne chance, à bientôt. »

Comme ils étaient faciles ces mots, ils allégeaient l’âme, si différents de ceux qui l’attendaient à la caserne : ordres aboyés, claquement sec des talons, obscénités de la compagnie.

La porte du café se referma : « Professeur, pensa t-il, la journée est finie et aujourd’hui encore, les Américains ne viendront pas. »

Il traversa la rue pour rentrer à la caserne. En saluant la sentinelle il eut envie de pleurer. « Quelle folie, un officier allemand qui pleure en entrant à la caserne ! »

L’étrange sourire sarcastique qui tordait sa bouche lui attira un regard du planton, mais il n’avait pas l’air plus fou que les autres, et l’homme l’oublia aussitôt.

L’explosion, lointaine, fut perçue dans le réfectoire comme la chute d’un plateau lourd et donc ignorée.

Edgar finit de boire le breuvage qu’ils appelaient café et alluma la première Gauloise de la journée. Par sentiment d’appartenance, il fumait cette marque de cigarettes brunes depuis ses voyages d’étude à Paris, bien avant la guerre, lorsqu’il fréquentait les cafés des artistes et observait, avec l’admiration d’un provincial, leur monde chaotique et lumineux.

Il s’éloigna seul vers le poste d’observation, comme il le faisait désormais, il espérait toujours trouver le long du chemin un passage moins fatigant pour sa jambe.

À l’extérieur de la caserne, sur le trottoir, un groupe de soldats commentait l’explosion. La fumée flottait encore dans l’air au-dessus de Fécamp, vers Le Havre, du côté d’un parc public aux arbres séculaires.

C’était à l’opposé du poste d’observation.

« Peut-être une bombe larguée par un avion de reconnaissance », pensa Edgar. Ces derniers temps, en effet, quelques bombardements sporadiques rappelaient l’existence de l’ennemi.

Constatation qui assombrissait le visage des soldats.

Pendant que les véhicules se pressaient vers le lieu de l’explosion, Edgar attaqua avec décision la rude montée le long des blockhaus : un sentier étroit entre les hautes herbes, dont une partie était totu au bord de la falaise. L’odeur âcre, presque animale des plantes d’armoise l’accompagnait.

À mi-pente, il s’arrêta pour reprendre son souffle. Il prit une ample respiration comme pour faire passer dans sa poitrine un peu de la beauté du paysage. Un vent soudain s’était levé et devant lui, la vaste étendue de la mer s’agitait.

Le premier officiel arrivé sur les lieux vit les restes fumants d’un véhicule de la Wehrmacht et les cadavres défigurés de trois hommes : deux étaient encore accrochés à la camionnette et un troisième avait été éjecté à quelques mètres de là. Sur son visage noirci par les brûlures, les yeux douloureusement écarquillés se détachaient. Des lambeaux d’uniformes et de pneus brûlés encombraient la rue ; les débris éparpillés ça et là, jusqu’à assez loin, témoignaient de la puissance de l’explosion.

Il n’y avait pourtant pas trace du trou que, d’ordinaire, les bombes aériennes creusaient dans le sol.

Le capitaine Erwin Wiletsben s’arrêta au craquement sinistre que firent ses bottes sur le verre brisé des vitres et des phares qui brillait à terre. Il pensa immédiatement à un attentat de la Résistance. D’un coup d’œil circulaire, il tenta de comprendre la situation, puis des ordres secs jaillirent de sa bouche.

Ses hommes, au fur et à mesure qu’ils accouraient, se dépêchaient d’isoler le secteur, repoussant les quelques passants français qui s’approchaient, attirés comme tout le monde et comme partout, par le désastre.

La colère des Allemands transparaissait dans l’excitation de leurs voix.

Quand apparut la voiture du colonel Hans Leistikow, commandant le poste de Fécamp, les Français cherchèrent à disparaître. Trop tard : déjà Wiletsben avait ordonné à un sergent de les arrêter et d’aller chercher aussi tous les habitants des maisons environnantes : « ils ont forcément vu quelque chose ! »

Le colonel Leistikow, le visage contracté, contempla la scène du désastre, s’alluma une cigarette puis interrogea du regard le capitaine :

« Je pense à un attentat, mon Colonel, il n’y a pas de trou de bombe.

— Qui était dans la camionnette ?

— Nous ne le savons pas encore, ils sont presque impossibles à identifier. Aux uniformes, je dirais deux soldats allemands, tandis que celui qui a été éjecté semble être un civil. Nous cherchons des papiers qui pourraient nous aider.

— La Résistance ?

— C’est possible ! Même s’il n’est pas facile de miner nos véhicules. La nuit, ils sont sous surveillance à la caserne.

— Étrange, très étrange. Une grenade ?

— Non, je ne crois pas, l’explosion a été trop puissante. »

Le colonel Leistikow se tut, observant attentivement le groupe des civils rassemblé par les soldats : des hommes, des femmes et quelques adolescents. Ils avaient l’air terrorisé et parlaient frénétiquement aux militaires qui ne comprenaient rien.

« Capitaine Wiletsben, comment entendez-vous interroger ces témoins ? Vous avez un interprète ?

— Pas ici, mais je peux faire appeler le lieutenant Edgar Werner, de service à l’observatoire. Vous le connaissez colonel ?

— Il me semble… oui, le professeur boiteux ! Ce ne sera pas un problème de le soustraire au service, allez-y capitaine. »

De nouveaux ordres fendirent l’air, faisant rapidement demi-tour, un side-car partit vers le poste d’observation.

Resté seul, Wiletsben regarda de nouveau longuement le lieu du désastre, espérant peut-être recueillir un détail significatif. Puis il laissa errer son regard dans le ciel sans mouettes.

Ce n’était pas la première fois que Laure Amel voyait passer le lieutenant allemand, toujours la cigarette aux lèvres, le regard apathique qui, quelques fois, avait croisé le sien. Il claudiquait avec une lente détermination, le visage triste et semblait en route vers un sacrifice nécessaire. Son uniforme était chiffonné et son calot de travers dévoilait une calvitie naissante.

« Plutôt vieux pour être seulement lieutenant et devoir faire ce chemin à pied. Peut-être que c’est un mauvais soldat sans espoir de carrière », pensait Laure. Elle était pourtant attirée par l’expression de gentillesse de son visage osseux, malgré la peur instinctive que provoquaient chez elle tous les uniformes allemands depuis qu’elle avait assisté à l’arrestation de Pierre Netchitaïlo, son patron au Grand Hôtel des Bains et de Londres.

C’était un jour d’avril, il pleuvait, et ils travaillaient à préparer l’hôtel pour ce qui restait de la saison touristique : quelques officiers allemands ou bien quelques riches collaborateurs français avec leurs femmes ou, le plus souvent, avec leurs jeunes maîtresses.