Un homme sous les nuages - Jana Rocha - E-Book

Un homme sous les nuages E-Book

Jana Rocha

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Beschreibung

De passage dans un village du Nord de l’Argentine, le Guadeloupéen Joël Lemaître se retrouve en mauvaise posture lorsque Marcela, la femme d’un riche épicier, disparaît la nuit de son arrivée. Tania, une jeune femme polyglotte, vient à sa rescousse malgré lui. Elle entraîne Joël dans ses recherches sur les causes de la disparition qui agite le village. Lors de ce voyage à travers le Nord de l’Argentine, leur enquête se transforme rapidement en une quête existentielle à laquelle le passé de Joël ne cesse de s’entremêler.

Dans le même temps, leur aventure commune est rythmée par des personnages hauts en couleurs qui détiennent chacun une clé de la disparition de Marcela : un ivrogne génial, une gitane pragmatique, un barman désabusé, des Libanais qui ont bâti un empire dans le désert argentin, un auteur à succès de livres en développement personnel, etc.
Mais, très vite, Tania essaie de comprendre ce que fait vraiment Joël loin de chez lui et qui il essaie de fuir en vain.


À PROPOS DE L'AUTRICE

Jana Rocha a eu plusieurs vies. Touchant à diverses disciplines, des langues modernes au droit public, en passant par l’histoire, elle a aussi travaillé dans des mondes différents. Elle qui aime par-dessus tout écrire, lire et voyager, est publiée en français et en espagnol, sa langue d’adoption.

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Jana Rocha

Un homme sous les nuages

Roman

ISBN : 979-10-388-0829-4

Collection : Blanche

ISSN : 2416-4259

Dépôt légal : février 2024

© couverture Ex Æquo

© 2024 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays. Toute modification interdite

Prologue

J’ai écouté l’Ave Maria de Vavilov et d’autres chansons d’amour en regrettant, au bout du compte, de ne pas être musicienne.

Vers une heure du matin, je me suis souvenue de cette vieille dame qui vendait à Marigot, un village impossible du nord de l’Argentine, des gâteaux faits maison. Elle habitait un hameau environnant et venait tous les jours en micro avec son panier de friandises. Elle portait son fardeau sur le dos ou à bout de bras. Après avoir fait le tour de place, elle passait chez les commerçants du coin qui lui marchandaient ses gâteries. S’il lui en restait, elle revenait sur la place principale, tout sourire, et n’abandonnait pas jusqu’à vider son panier. Un jour, je l’avais trouvée là, il était peut-être dix-huit heures, elle était en larmes. Un jour sans clients. Elle tournait en rond sur elle-même comme quand on est enfant et qu’on est perdu. Elle devait avoir au moins quatre-vingts ans. Elle avait besoin d’argent pour aller voir sa fille dans la grande ville, mais les gâteaux étaient encore dans son panier.

Je lui avais acheté tout ce qu’on pouvait : elle avait redoublé de pleurs en me remerciant. J’avais eu affreusement honte. Honte de ses mercis et des commerçants qui refusaient de lui tendre une main. Honte des touristes qui ne la regardaient pas, de ceux qui, ayant de l’argent, ne lui achetaient pas un ticket de bus pour la grande ville et moi qui mangeais au restaurant. L’œil brillant, elle était repartie vers son micro – une fourgonnette où l’on entassait les pauvres à l’air libre, sous prétexte que dans le vent glacé du dé sert argentin, ils verraient les étoiles.

Changeons de sujet. Qu’est-ce que tu veux entendre ? Qu’est-ce que je vais te raconter maintenant, mon Joël ? Tiens, que la beauté prend une place singulière quand, ayant compté dessus toute une vie durant, elle fait soudain défaut. Que même les gens qui se donnent de faux airs de bohème sont, de manière générale, tout autant discriminants que ceux qui portent des cravates ? Que ceux qui s’attardent sur votre style vestimentaire ou votre coiffure sont aussi ceux qui vous observent le moins ?

À quoi bon. Il nous reste si peu de temps ensemble puisque nous sommes mortels. Je ne sais même pas si on pourra faire un bout de chemin ensemble.

Nos vies sont compliquées. J’ai des engagements qui m’empêchent de vivre sans planifier chaque jour au moins une semaine à l’avance et toi, tu as trop de travail. Si un jour tu arrives à t’extraire de ta routine et à voyager pour le plaisir, je te dirais d’aller en Argentine, et de ne pas attendre. Le nord, tu sais. Là où les montagnes s’habillent de rose, de violet et de vert. Où le soleil est autant une culture ancestrale qu’une marque locale, un argument touristique contre ceux qui réclament la mer.

Je te présenterai ce village où une petite vieille se rend tous les jours pour y vendre ses gâteaux, où le vin est partout, même dans les glaces, et où les touristes oublient l’heure. Je t’inviterai à manger chez un mélomane qui ne cuisine que des plats italiens, à base de pâtes fraîches, de fromage et de viande fondantes, et vous aurez mal au ventre d’avoir écouté trop de musique.

Tu rigoleras sûrement quand tu te rendras compte que, là-bas les chiens ne suivent que les blancs parce qu’ils savent qui a l’argent et qui vit sans. Toi qui as la peau sombre, tu auras beau être de passage, ils ne te renifleront même pas. Un bus de touristes débarquera et ça te fera hurler de voir les chiens s’agglutiner immédiatement autour des quelques peaux pâles qui viennent encore, malgré l’inflation.

Quand tu croiras avoir tout vu, je t’emmènerai chez un marchand de chaussures. La quarantaine, une barbe comme un léger voile, des origines françaises indiscutables, mais surtout : une labia extraordinaire. Cette capacité à enchaîner les phrases à grande vitesse, sans perdre son auditoire, ne serait-ce qu’une seconde.

Il ne s’arrêtera pas de parler. Tu t’en foutras, car de toute façon, une paresse préhistorique t’aura envahi dès votre arrivée dans ce village et tu n’auras rien d’autre de mieux à faire que d’écouter l’histoire de la Bolivienne mariée à un maître japonais, qui avait appris le karaté en le regardant faire. Le jour que le sensei avait voulu lever, une fois de trop, la main sur elle, elle s’était défendue, como Dios manda. Elle l’avait poursuivi dans le quartier, en brandissant une machette sans qu’il puisse la maîtriser. L’ayant finalement semée, le grand maître avait jugé la situation trop honteuse pour continuer d’enseigner dans son école. Il n’était plus jamais revenu, mais personne ne l’oublierait.

La mère du vendeur de chaussures te proposera un café ou un thé et, alors qu’elle te le servira en t’épiant de son doux regard, le fils ne pourra pas s’empêcher de te parler de la folie des Européens en matière d’amour et, pour te le prouver, il te racontera l’histoire du pou.

Il te dira : La beauté est une question complexe, relative et hautement polémique. Ceux qui naissent beaux par hasard ne le restent pas sans user d’un peu de chance et de beaucoup d’efforts, le temps s’employant à nous mettre tous au même niveau de décomposition physique.

Il ajoutera : La beauté est aussi affaire d’injustice, car elle accorde à une minorité le statut de dieux tandis que la majorité doit user de créativité et rassembler tous ses atouts pour survivre.

Cependant, si les beaux forment un groupe extrêmement sélectif, les moches constituent également des exceptions notables. En effet, rares sont ceux qui naissent réellement laids (on ne naît pas laid, mais on le devient, du fait des multiples épreuves que la vie nous fait subir).

Gustavo était l’un de ces prodiges, il était né si moche qu’en le voyant pour la première fois, la Kika s’exclama :

— Un pou ! Cette chose n’est pas un bébé, et encore moins un animal : c’est un pou.

Ne va pas croire que sa mère ne l’aimait pas. Elle aimait son fils depuis qu’elle l’avait eu dans ses bras ; elle aimait tout son être, la mocheté incluse. La Kika n’était pas de celles qui cachent la réalité sous un voile de mensonges, au contraire : elle l’affrontait chaque jour sans détourner le regard. C’était une gitane aux yeux clairs qui s’était mariée tôt avec un Indien dont le profil rappelait les héros des westerns de gauche.

Aucun d’eux ne s’attendait à avoir un enfant moche, mais ils acceptèrent leur destin d’autant plus facilement qu’ils étaient stoïques comme les Andes et que le pou était un résumé original, quoique fidèle, de leur union. L’enfant avait l’œil droit de sa mère et le gauche aussi petit et bridé que celui de son père ; il avait hérité des cheveux de sa génitrice non seulement sur la tête, mais aussi sur tout le corps, tandis que ses os proéminents évoquaient un autre temps.

La Kika avait coutume de dire qu’il ne faut pas se fier aux promesses de l’enfance et, sous cette affirmation, elle glissait un avertissement à l’attention de toutes les mères du village qui devaient se garder de croire que leur progéniture serait belle et studieuse à jamais, car seul Dieu ou une gitane experte savent comment cela se terminera.

Cependant, à quinze ans, le pou ne laissait rien présager de bon quant à son évolution. Non seulement il était plus moche qu’au départ, mais il était devenu de surcroît paresseux et dangereusement espiègle. À vingt ans, il fut clair qu’il ne ferait pas d’études. Il passait ses journées assis sur la grande place du village, à boire avec des gamins plus jeunes, ou à embêter les filles. Les heures perdues sur cette place ronde comme le destin lui permirent de connaître tous les habitants du village, ainsi que ses flopées de visiteurs.

Car il arriva un moment où le village connut une certaine renommée grâce à ses cascades naturelles et à son histoire coloniale ; des flots d’étrangers vinrent de chaque coin du monde parcourir les rues encore pavées de Marigot, boire le vin du pays et connaître la flore locale en compagnie de guides autoproclamés. L’attirance pour l’authenticité était telle que nombre de jeunes gens décidèrent de s’improviser Indiens durant la haute saison. Le pou était un de ces Indiens à temps partiel : il n’hésitait pas à répéter le peu de mots indigènes qu’il avait entendus dans différents dialectes, et dont il ignorait le sens, pour les mélanger avec des expressions déchirantes d’émotion qui étaient le pur fruit de son imagination.

Un jour débarqua une touriste anglaise, précisément en quête de vin, de cascades et d’authenticité. Elle fut à l’origine d’une hausse significative dans le marché boursier des prétendants, car elle était blonde aux yeux verts, célibataire, parlait bien l’espagnol, et semblait avoir plus d’argent que n’importe qui. On commençait justement à se battre pour elle avec l’ardeur que suscitent les sports autochtones, lorsqu’elle décida d’arrêter le suspens.

« Ça y est, je sais avec qui je veux être », affirma-t-elle, à moitié ivre et cependant en pleine conscience. Le Conseil masculin de la place se mit à énumérer le nom des mâles qui contribuaient à porter haut la renommée du village. Megan les rejeta tous et, d’un doigt prophétique, désigna le pou.

« C’est lui que je veux ». Les membres du Conseil masculin de la place la regardèrent avec consternation. Quand elle eut confirmé son choix, ils versèrent dans une méditation sur les mystères des goûts féminins et de ceux des gringas en particulier. Enfin, ils conclurent que cette décision ne concernait que Megan puisqu’il n’y avait pas de précédents similaires dans toute la région.

La conviction et l’acharnement de l’Anglaise furent tels qu’elle refusa de quitter le pays sans le pou. Il la suivit, heureux de tout depuis qu’il avait un billet pour Londres, lui qui rêvait depuis des années de se rapprocher de la Tour Eiffel.

Ce fut une véritable victoire pour la Kika. Elle se mit à parader dans le village avec plus d’assiduité qu’à son habitude – si elle n’avait pas eu de rares compétences de glacière et de gitane, elle aurait évidemment fait l’objet de représailles.

« Qu’est-ce que je vous disais ? À quoi ça sert d’avoir des enfants qui font les beaux et étudient la nuit au lieu d’apprendre la vie comme il faut ? Mon fils est le seul du village à s’en être vraiment sorti. Il se mariera avec une gringa et aura des enfants aux yeux bleus, tandis que vos petits-enfants trimeront toute leur vie comme des imbéciles pour survivre ».

Chaque mois, le pou envoyait à ses amis une carte postale qu’Eduardo accrochait au mur de son épicerie – la seule épicerie du village – pour inspirer la jeunesse. Gustavo racontait les étranges coutumes des Anglais, les rares jours de soleil et les monuments qui défiaient la tour Eiffel depuis l’étrange île qui l’avait adopté. Il ne manquait pas d’inviter les gars du village à connaître ce pays inespéré, en promettant des livres sterling et des blondes comme on n’en avait jamais vu. Peu à peu, les missives firent leur effet et un brave décida d’être le second pionnier authentique de Londres.

Il s’appelait Douglas (comme nombre d’Argentins), il avait l’âge du pou et la moitié de sa chance. Sa voix grave était agréable à écouter et ses boucles donnaient envie de lui caresser les cheveux à chaque instant, pourtant il avait toujours été célibataire. Il quitta Marigot en plein carnaval et arriva en Angleterre sous une pluie totale. Le pou le reçut avec des effusions de tendresse contrariée et un léger accent anglo-saxon. Il lui présenta ses deux enfants qui, par un caprice du destin, se trouvaient être chacun l’exacte copie d’un de leurs grands-parents paternels, mais avec des cheveux blonds. Douglas avait l’impression de voir la gitane et son indien en mômes décolorés. Après quelques jours passés dans l’appartement à faire revivre des souvenirs véritables ou fictifs du village, le pou jugea qu’il était temps de sortir.

Il reprit son rôle de guide pour amener Douglas dans les rues aussi surprenantes qu’humides de la capitale. Ils entrèrent dans une quantité innombrable de pubs, boîtes de nuit, et même dans des locaux sans titre officiel. Le pou honora sa promesse de femmes et d’or à volonté ; quand Douglas lui demandait d’où il sortait tant d’argent, Gustavo répondait que l’amour est comme un puits sans fonds.

Une nuit, pourtant, l’imprévisible Megan mit un terme aux excursions de Douglas en pays étranger. Au lieu de recevoir le mari et l’ami du mari en leur présentant un maté calibré pour calmer le mal d’estomac, elle les reçut avec des cris haineux.

Envoyé au diable dans le froid de la nuit ennemie, pour la première fois depuis son arrivée, Douglas douta de Londres.

« Ne t’inquiète pas, j’ai une amie généreuse », assura le pou.

Tandis qu’une douce Anglaise leur ouvrait sa porte à deux heures du matin, Douglas put constater que la parole du pou était infaillible. Il resta une semaine de plus avec Gustavo et lorsqu’il reprit l’avion, il ne pensait qu’au moyen de retrouver cette île si hospitalière.

Il rentra pourtant et, quelque temps plus tard, trouva la dernière carte postale du pou dans la boutique d’Eduardo. Elle avait été accrochée à l’endroit réservé aux nouvelles importantes du village, comme toujours. La seule différence avec les messages précédents en était le ton solennel. Le pou, de son écriture ampoulée, se plaignait du manque de pitié des Anglaises, incapables d’aimer inconditionnellement – contrairement à leurs courageuses compatriotes – et tentées d’abandonner leurs hommes chaque fois que le destin les mettait à l’épreuve. Elles portaient la trahison dans le sang. Il restait donc encore un peu en Angleterre, mais avec une Étatsunienne, cette fois-ci. Qu’on ne le juge pas.

Voilà, Joël, le genre d’histoires que tu écouteras chez le marchand de chaussures, en buvant un café serré comme tu les aimes. Il te montrera une paire de mocassins bleus, convaincu avant toi que tu les voudras. Il fera exprès de te proposer une ou deux tailles en dessous, en te disant « Quel dommage, Monsieur. Elles sont faites pour vous. Revenez dans quelques jours, j’aurai la bonne pointure ». Si ce n’est pas ça, il trouvera autre chose pour te faire rester.

Tu te trouveras donc à ajouter quelques nuits à ton séjour, à saluer le marchand de chaussures chaque fois que tu passeras devant son magasin, à écouter ses histoires ou à les vivre, et, au moment de rentrer en France, tu réaliseras que de l’Argentine, tu n’auras pas vu grand-chose, sinon ce coin perdu pour le Dieu des conquistadores, mais encore chauffé par Inti, le Dieu Soleil.

1. Le militaire, les Droits de l’Homme et Bobo Rosa

« Ce qui bousille ce pays, ce sont les droits de l’homme. Voilà notre problème à tous : les droits de l’homme. À cause de cette saloperie, les voleurs sont tranquilles, les assassins tuent en toute impunité et les policiers ne peuvent rien faire, rien. Parce que s’ils osent toucher un fils de pute qui est en train de t’agresser, c’est eux qui auront des problèmes. Ils peuvent même aller en prison pour avoir essayé de te sauver la vie. Et au nom de quoi ? Au nom des putains droits de l’homme ».

Le militaire s’arrêta de parler un instant, quelques secondes durant lesquelles il jeta un regard convaincu à son public et remonta son treillis qui avait la fâcheuse tendance, ces derniers mois, à glisser sur son ventre rebondi. Le public en question se composait d’un touriste égaré dans le bar Los Dos Hermanos, de trois alcooliques qui eux, n’étaient pas là par hasard, d’une fille triste et d’un barman excédé.

Il était trois heures de l’après-midi, tous les commerces avaient fermé pour la sieste quotidienne, sauf moi, songea le barman. Dehors, un léger vent soufflait sur les eucalyptus et soulevait la terre poussiéreuse. Au loin, on entendait le bruit métallique de quelques vélos qui glissaient dans l’après-midi sèche. Le ciel était bleu, comme toujours, remarqua le touriste qui ne comprenait qu’un mot sur cinq du discours solennel, mais avait la certitude de ne pas rater grand-chose.

— Vous savez ce que je vais faire ?  demanda le militaire de manière si soudaine que les habitués ne purent que sursauter.

Le visage potelé du soldat s’écrasa dans un sourire et ses yeux bleus s’étirèrent.

— Je vais passer le concours pour devenir policier, chuchota-t-il. Puis j’irai au Mexique, à la frontière avec les États-Unis.

— Pourquoi ? demanda la fille en regardant le verre qu’elle n’arrivait pas à finir.

— Parce que c’est très dangereux, ma petite Tania, et parce que ça paie très bien.

Alors les trois acolytes éclatèrent d’un triple rire, si sonore et d’une telle innocence que le militaire dut frapper du poing sur leur table pour les arrêter.

— Bande de dégénérés. Vous êtes la honte de ce pays. C’est à cause de vous que tout fout le camp. Et vous osez vous foutre de ma gueule ? Moi qui….

Tania ne lui laissa pas le temps de finir. Abandonnant son verre, elle sortit sans dire au revoir.

— Elle n’en a vraiment rien à foutre, commenta le barman, rêveur.

— Oui, mais elle est bonne. Elle me rappelle sa mère… Dieu la bénisse, où qu’elle soit, soupira quelqu’un.

L’après-midi aurait pu être longue de discours partisans en notes grivoises, très longue, jusqu’à ce que le bar se remplisse et qu’au bout du compte tous les clients finissent alcooliques, comme chaque soir. Mais non : un homme entra. Un homme comme on n’avait pas l’habitude d’en voir à Marigot. Il devait mesurer au moins un mètre quatre-vingt-dix. Ses vêtements inédits, faits de flanelle bleu roi suggéraient une ossature solide et de vrais muscles. Les cheveux, peignés en arrière et fixés d’un seul bloc, lui arrivaient au bas de la nuque. Ses mains, ouvertes et relâchées le long de son corps, étaient les plus grandes tenailles au monde, de mémoire de village. Les pieds semblaient être entrés dans des chaussures trop brillantes pour cacher la monstruosité de leur taille. Les traits fins de son visage, son regard tranquille, contrastaient avec l’expression de force qui collait à son corps.

Il était noir. Mais pas un noir comme on en déjà aperçu, constatèrent-ils tous en même temps. Lui, ce n’est pas un artisan brésilien ou colombien venu vendre ses bijoux durant la saison touristique. Lui, il vient d’Afrique ou des États-Unis, affirma le barman silencieusement : peut-être un acteur ou un chanteur connu, sûrement quelqu’un d’important à en juger par les habits et l’assurance. Et il avait les yeux bleus.

Voyant qu’on l’observait dans une attente stupéfaite, le nouveau venu posa la question qui l’obsédait depuis qu’il avait pris le bus, la veille au soir, plus au sud :

— Comer ?

— Il veut manger, traduisit le militaire.

— Je sais, boludo{1}, je comprends l’espagnol…, lâcha le barman sans conviction.

Il connaissait la suite : le touriste allait demander le menu et il faudrait lui détailler tous les plats que l’autre ne connaissait pas dans une langue qu’il maîtrisait à peine.

Pourtant l’inconnu s’assit sans un mot, face à la baie vitrée qui faisait dérouler un paysage aussi placide que lui. De temps à autre, des voitures passaient pour rappeler que même la solitude de Marigot était relative. Le vent agitait les parasols jaunes qui dansaient sans élégance sur la terrasse vide du bar. Dans deux heures, les écoles ouvriraient leurs portes et les enfants envahiraient les rues.

L’un des clients fidèles se leva, difficilement. Son teint exceptionnellement rose et sa capacité surhumaine à dire ce qu’il pensait en toute occasion lui avaient valu d’être rebaptisé « Bobo Rosa » par les Marigotins. Le surnom avait pris, imbibant les racines des arbres centenaires pour se répandre dans les villages alentour, si bien qu’à présent, Bobo Rosa devait être le seul au monde à se souvenir qu’avant d’être poivrot, il s’appelait Javier. Javier lutta contre les lois de l’équilibre, enchaîna une dizaine de pas incertains et s’approcha du Juke-box. La machine, rouge comme neuve, resplendissante, surmontée de touches dorées, lui promettait des miracles. Chancelant devant l’écran, il fit défiler les titres qu’il connaissait par cœur.

— Je sais pas, je sais pas…, répéta-t-il dans un murmure.

— Qu’est-ce que tu cherches Bobo Rosa ?

— Rien, mais je ne sais pas, moi, je sais pas… Je sais pas ce qu’il veut entendre comme musique…

— De qui tu parles, Bobo Rosa ?

— Le noir, il a sûrement envie d’écouter une chanson de son pays, mais je ne sais pas d’où il vient, moi. Et puis peut-être qu’ici la musique est très différente de ce qu’il connaît. Peut-être qu’il ne va pas aimer, se lamenta Javier.

Les regards convergèrent vers l’inconnu, qui continuait de fixer la baie vitrée, imperturbable.

— Bon, je vais lui demander ce qu’il veut manger, annonça le barman en se dirigeant vers le costume de flanelle bleu pour lui demander : ¿Comer?

— Comer, confirma l’autre. ¿Qué comer? ¿Comer qué? Comer, répondit simplement le géant, avant d’ajouter : doscientos pesos.

Il veut que tu lui donnes à manger pour deux cents pesos ! s’exclama, émerveillé, le militaire.

Merci, Victor-Hugo : sans toi je ne suis rien, soupira le Cordouan, et il retourna derrière son bar.

Il jeta un énième coup d’œil à l’étranger qui, habitué à la curiosité qu’il suscitait partout, ne décrocha pas le regard de la rue déserte. Il y eut quelques secondes de calme absolu, pendant lesquelles on supposa que c’était un narcotrafiquant, une célébrité qui voyageait incognito, un assassin en fuite. Puis le Juke-box se mit à grésiller et les premières paroles de la chanson de Bobo Rosa poussèrent dans le silence :

Ella, ella ya me olvidó

Yo, yo la recuerdo ahora

Era, como la primavera

Su anochecido pelo...

2. Le cri

Bobo Rosa rentra tard. Sur son perron, il sentit tomber la fraîcheur de la nuit andine, le silence du village endormi, et la dureté de la terre sous ses pieds. Il ne s’en débarrassa que lorsqu’il referma la porte sans un regard en arrière. Se jeta sur un lit qu’il partageait avec la solitude depuis si longtemps qu’il n’y avait plus de place pour une femme sous ses couvertures.

Devant lui, l’horloge marquait quatre heures du matin et plusieurs minutes que Bobo Rosa n’avait pas le courage de compter. D’habitude, le froid l’engourdissait vite et il s’endormait comme d’autres meurent : sans lutter. Il savait bien que cette fois ce serait différent, qu’il devait se remémorer sans relâche la venue de l’étranger, ses gestes, ses paroles, son regard, et tenter de percer le secret de sa peau.

Ce fut cette nuit-là, tandis que Javier émettait mille conjectures dans son lit désert et qu’à l’autre bout du village, une fille triste s’endormait en se répétant successivement seize fois le même mot dans une langue étrangère, qu’un cri se fit entendre dans le village.

Le hurlement retentit durant environ dix secondes avant de s’éteindre brutalement, si bien que personne ne sortit dans la rue pour en vérifier la provenance.

Quand, quelques heures plus tard, la vie reprit son cours normal, on se demanda qui avait pu crier si fort et pourquoi.

C’était, à n’en pas douter, une femme, car un homme ne pouvait aller dans de tels aigus. Une femme jalouse, ou bien sur le point d’accoucher, supposa le militaire.

Le Cordouan lui fit remarquer que personne ici n’avait le ventre assez rond pour accoucher, sauf lui, et on resta sur l’hypothèse de la femme jalouse jusqu’à la tombée de la nuit, quand Eduardo rentra de Salta et ne trouva pas sa femme.

Il était arrivé le camion plein de nourriture sous plastique et de produits inutiles qu’il avait stockés dans le cellier de son épicerie avant d’aller chez lui. Il devait être 18 heures passées quand il avait trouvé la porte d’entrée fermée à double tour. Il jugea le nouveau protocole de sécurité agaçant, d’autant plus que sa femme n’avait pas l’habitude de s’enfermer et encore moins si tôt. Devant les quelques passants qui ne souhaitaient pas croiser son regard, il tapa à la porte, appela le nom de sa femme, lui cria qu’il n’avait pas ses clefs, voulut l’appeler et constata que son téléphone était éteint. Cela ne l’étonna pas outre mesure, car ils s’étaient disputés la veille, juste avant son départ. Mais après avoir récupéré le double des clefs chez ses parents, il dut se rendre à l’évidence : la maison était vide.

Son premier réflexe fut d’aller au bar Los Dos Hermanos pour y demander si personne n’avait vu Marcela.

Ensuite, il parcourut à toute vitesse les endroits où elle avait l’habitude de traîner (la fontaine des trois grâces, Chez La Kika où elle mangeait des glaces au vin rouge quand elle était triste, le banc derrière l’église sur lequel elle bavardait parfois avec des copines), mais ne la trouva nulle part. Alors il appela sa mère, ses amies proches et songea même à aller voir du côté de son ancienne flamme. Personne ne l’avait vue de la journée.

Tout Marigot cherchait ou parlait de la Marcela quand le Cordouan plia ses parasols jaunes.

Javier dormait sur le comptoir, la tête appuyée sur son bras replié. Le militaire le considéra en fronçant les sourcils et fit claquer la langue contre son palais en signe de réprobation.

Dès que le Cordouan fut de nouveau derrière le comptoir, il l’invectiva :

— Tu ne devrais pas le servir autant. Regarde un peu dans quel état il est. C’est sale de gagner sa vie en bousillant la santé des pauvres types.

— Qu’est-ce que tu racontes, boludo. Il était déjà bourré quand il est arrivé. Ce n’est pas le café que je lui ai servi qui l’a achevé.

Le militaire allait répliquer quand quelqu’un mentionna à nouveau la Marcela et le bar se remplit de conjectures qui montèrent toutes en même temps.