Une femme à sa fenêtre - Pierre Drieu la Rochelle - E-Book

Une femme à sa fenêtre E-Book

Pierre Drieu la Rochelle

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Beschreibung

Il avait aperçu comme une image soudaine qui déchirait le tourbillon vague de sa fuite, une femme très belle, très élégante, presque nue. Cette femme de son bras blanc relevé au-dessus de sa tête entr’ouvrait le mur inexorable le long duquel il courait. À ce moment tout semblait l’assurer qu’il était perdu et pourtant il escomptait le salut avec une certitude frénétique. Quand il s’était rué vers cette issue il avait saisi un signe net dans ce visage clair : une sympathie vivace, entièrement donnée, sans réserve mesquine. C’était ce qu’il cherchait, ce qu’il exigeait de ces façades aveugles et muettes, toutes en pierre. Pourtant au moment même de forcer le passage, le visage s’était refermé et il lui avait semblé que le store allait retomber avec le fracas implacable d’un rideau de fer qui sépare des richesses d’une devanture le passant pauvre et avide. Maintenant, il se retrouvait devant elle ; sans doute, elle avait été surprise, elle allait maintenant se reprendre. Il distinguait un visage aiguisé çà et là d’un trait qui annonçait l’expérience, un visage de trente ans ; pourtant ces marques dispersées ne réduisaient pas une candeur qui transparaissait partout et qui s’offrait généreusement. Cette candeur envahissait rapidement les yeux de l’homme et l’éblouissait.……
Extrait.

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Une femme à sa fenêtre

Pierre Drieu la Rochelle

Table des matières

1. Acropolis

2. Un mari

3. La villa de Kephissia

4. Le golf de Phalère

5. Conversation dans un garage

6. Rico

7. La surprise-party

8. Voyage en Grèce

9. Les destinées et les étoiles

10. Veilles

11. L’Oracle de Delphes

12. Lettre

13. L’amour et ses suites

Couverture

Repères chronologiques

Copyright © 2019 Philaubooks, pour ce livre numérique, à l’exclusion du contenu appartenant au domaine public ou placé sous licence libre.

ISBN : 979-10-372-0088-4

Réalisé avec Vellum

À Jean Bernier

1

Acropolis

Au milieu de son cadre doré, M. Theodoris, fondateur des Grands Hôtels Theodoris, en redingote, assis dans son fauteuil, trônait dans le hall de l’Acropolis. Sa raison d’être avait été ce caravansérail, le premier d’Athènes ; et sans doute tout ce qui pouvait subsister de son âme avait été rattaché par le peintre à ce mur. Il surveillait, avec la même satisfaction qui de son vivant soulevait sa grosse moustache blanche, la fin de cette soirée de mai 1924. Les gens s’ennuyaient comme d’habitude, mais cet état d’âme qui lui avait toujours été inconnu lui échappait encore maintenant ; et d’ailleurs, aussi inconscients que ceux d’hier, les passants d’aujourd’hui supportaient leur langueur sans plus de révolte.

Un confort assez discret rassurait l’œil quand on entrait dans ce hall : on n’était pas dans un palace de carton. On se remémorait la vieille tradition de la Côte d’Azur, au temps du roi Edouard : un service français adapté aux besoins des Anglais de bonne qualité. Ce qui n’excluait certes pas de maussades peintures comme ce portrait de M. Theodoris, et au-dessus des têtes cette verrière qui faisait songer à une villa de banlieue en Occident, vers 1880. Mais les murs étaient recouverts d’un acajou solide et les vastes fauteuils s’enfonçaient dans des tapis onctueux.

Le barman et ses acolytes faisaient des taches prestes, récentes. Ils apportaient alcools et boissons glacées d’une officine toute proche où buvaient debout quelques Américains et Anglais avec les émules improvisés qu’ils trouvent dans tous les pays du monde.

— J’en prends un troisième, — dit Margot Santorini.

Ferid-Pacha, le ministre d’Albanie, qui tenait le plus de place dans son cercle, la regarda avec des yeux où la dureté de la convoitise était engainée de politesse européenne.

— Mais oui, prenez-en un troisième et même un quatrième, susurra-t-il de sa voix fluette, ce serait bien agréable de vous voir un peu grise.

— Non, ne buvez plus, cela ne vous enivrera pas, intervint Staalbaum, avec une certitude sarcastique.

— J’aime qu’on me donne de mauvais conseils, décida Margot. Charlie, donnez-moi encore un Bronx. Il est vrai que je ne serai pas grise, rien ne me grise.

Le barman observait la scène et en souriait, sans se gêner. Il semblait assez bien doué par la nature pour que la comédie que lui donnaient chaque jour ses habitués le réjouît autant que les pourboires.

— Alors, vous allez venir avec nous en Crète, c’est promis ? demanda Melançour, le Persan, à Margot.

Il souriait.

Avec un peu plus de sensibilité, les personnes présentes auraient pu voir le paysage exquis, entendre le chant d’amour suggérés par ce délicat rictus.

— Oui, je viendrai. Mais Rico ne viendra pas. Alors, je serai un peu ridicule, seule, avec vous trois… Enfin, je suis une femme abandonnée.

— Mais non, dit Ferid, ne changez pas les rôles, nous vous enlevons à votre mari.

— Croyez-vous ?

— Vous serez trois fois adultère, précisa Staalbaum.

L’amertume qui était toujours dans sa voix faisait un sort inattendu aux plaisanteries les plus plates. Cette phrase jetait d’avance le discrédit sur toute l’expédition : il n’y aurait point d’amour ; ils étaient tous des invalides, et Margot elle-même.

— Nous aurons un bon bateau, celui qui a servi à Lord Granmount, l’année dernière.

— Mais pourquoi n’emmenez-vous pas d’autres femmes que moi ?

— Parce que vous êtes notre Margot. Il n’y en a pas deux comme vous, répondit Ferid.

Son sourire produisit soudain une fissure cruelle dans le cuir épais et rouge de son visage. Staalbaum et Melançour approuvèrent. Sur la figure dénudée du ministre de Perse, ce fut encore une éclaircie enchanteresse comme si un désert se couvrait de fleurs. L’ironie contracta au contraire de façon désagréable les joues prospères du Danois.

Rico Santorini se moquait toujours de ces trois admirateurs de sa femme. Ils avaient en effet le ridicule de mettre en commun leurs convoitises, mais elles étaient alourdies par des chaînes semblables. D’abord par l’âge : ils avaient tous les trois cinquante ans ou plus. Ensuite, ils avaient fort à faire pour dissimuler leur brutalité foncière, plus naïve chez l’Albanais et le Persan, plus perverse chez le Danois ; ils ne recherchaient pas trop âprement le succès par crainte qu’il les obligeât à montrer le fond de leur sac

Pour Margot ces trois hommes n’étaient pas risibles. Elle ne comprenait pas les plaisanteries de son mari ; elle leur était reconnaissante de l’effort qu’ils faisaient sur eux-mêmes et qu’elle s’ingéniait à rendre encore plus difficile par sa coquetterie ; elle y trouvait un hommage réel. Au reste, ce soir-là comme les autres, elle s’étourdissait d’alcool, de plaisanteries, des éclats de sa voix de contralto qui étonnaient, sortant d’un gosier si mince.

Ses interlocuteurs étaient enchantés de son abondance, car Athènes ne semblait pas fournir beaucoup de matière à la conversation. Pourtant l’Acropolis est le centre de la vie internationale et même un peu de la vie grecque ; et c’est ce qui réjouit tant M. Theodoris dans son cadre doré. Les trois diplomates regardaient les gens qui entraient, les gens qui sortaient, les gens qui étaient assis et ne trouvaient pas beaucoup de remarques à glaner. Et certes, ils méprisaient à peu près tout ce qui était sous leurs yeux, mais ils aimaient mieux ce spectacle qui remuait lentement, sur quoi pouvaient se reposer leurs propos traînants, que d’obéir à leur mépris et de se retirer chez l’un d’entre eux où ils auraient été réduits à eux-mêmes. Ils plaignaient les ministres de plus haute volée qui se devaient de rester dans leurs résidences : l’Anglais le faisait par magnificence, l’Allemand par dédain, l’Italien par gourme, le Français par économie.

Les coins où l’on menait le plus de bruit étaient occupés par des familles grecques. Que de tantes et de cousines ! Les gynécées de tout l’Orient ont déversé sur le monde des troupes de captives caquetantes. On arrivait d’Europe, d’Amérique, d’Égypte, de toutes les colonies hellènes pour retrouver des parents, accomplir le pèlerinage national, relier des intérêts. La Grèce est un petit peuple de pâtres émigrants et de millionnaires exilés. À d’autres endroits, des politiciens du cru tenaient des conciliabules avec des industriels étrangers qui venaient placer leurs machines et leurs produits, là comme ailleurs.

À cet élément plus ou moins autochtone, s’emmêlait la foule diverse des touristes. Deux jeunes Anglais marquaient la liaison naturelle entre Oxford et l’Athènes platonicienne : les cheveux un peu longs comme ceux de Phédon, les pantalons un peu juponnants, la voix complaisante, le goût de l’inutile, de l’esthétique, une vieille force usée à certains angles, encore brute à d’autres. Trois ou quatre étudiants américains se moquaient de leurs cousins, mais soudain s’oubliaient à contempler avec une curiosité envieuse leur désœuvrement inimitable. Les Français se reconnaissaient à leur air resserré, à l’austérité mesquine de leur costume ; dans ce hall où l’on parlait surtout le français, ils semblaient insolites. Pourtant, autour d’eux, la Légion d’Honneur rejaillissait sur les vestons grecs. Les Allemands regardaient tout.

— Qu’est-ce que ce grand-là, à qui vous faites de l’œil ? demanda Staalbaum, rancunier, plein de pensées inexpiables.

— N’est-ce pas qu’il est beau ? C’est l’Italien qui a gagné, cet après-midi, le tournoi de tennis. Il a bien battu le Tchécoslovaque, je voudrais le connaître. Personne n’est capable de me l’amener ?

Les trois compères secouèrent la tête, en signe d’ignorance et de désapprobation. L’Italien, qui attendait impatiemment un hommage universel, remarqua l’attention de Margot ; il devint aussitôt impassible.

— Qu’est-ce que vous voulez en faire ? Ce n’est pas un athlète ; c’est la statue d’un athlète ; il y en a ici plein les musées, grinça le Danois.

— Vous aimez les cheveux gris ? soupira Melançour.

Si le lustre de la brillantine faisait des cheveux de l’Italien, pourtant jeune, un casque d’acier, le Persan effleurait de son doigt desséché une toison au reflet lunaire où le bleu-noir passait insensiblement à l’argent. Ses traits étaient infiniment effacés comme les arêtes d’un basalte usé par les sables ; l’Italien, au contraire, montrait des lignes fières. Mais Margot, mariée en Italie, n’admirait que par feintise ; elle était habituée aux belles effigies. Ses regards se jouaient de tous côtés avec une aisance et une gaieté que rien ne semblait épuiser.

Quel effet pouvaient avoir sur cette femme tous ces visages d’hommes autour d’elle, ces gros plis, ce poil, ce tabac dans les dents, ce désir poltron et prêt à mordre ? Mais ce qui chez ces hommes aurait pu éclater tragiquement était bien loin, enfoui sous les vestons, noué par les cravates ; leurs yeux étaient embués de prétextes mièvres.

— Vous avez toujours l’air contente de voir une figure nouvelle, continua Staalbaum. Vous n’êtes jamais rassasiée, peut-être que vous n’avez jamais faim.

Il surveillait sans cesse Margot de son gros œil, en quête de vilaine vérité. Margot lui jeta un regard aigu, mais ce regard fléchit bientôt, luisit longuement comme une lame qui après avoir menacé se replie dans une garde molle et tentatrice.

— Je m’amuse de tout.

Elle se prêtait au jeu de chacun. Par perversité ou par charité ?

Le français ou l’anglais que tout le monde parlait, en passant d’une bouche à l’autre, perdaient leur vertu ; tous les accents finissaient par se confondre dans une sonorité indistincte. Les grammaires étaient déchiquetées par mille menues ignorances, les vocabulaires réduits aux plus rudimentaires nécessités. Ainsi se trouvait sournoisement aboli tout moyen de communiquer entre ces êtres humains. Mais un langage n’était pas indispensable à ces cosmopolites bourrés et vides ; des gestes comme au cinéma, des onomatopées comme au téléphone leur auraient suffi. Cependant il leur fallait parler beaucoup pour remplir l’espace qui s’étalait indistinct entre leurs désirs amortis.

— Demain, je demanderai des tuyaux sur cet Italien à Avghi Corditi, elle le connaît sûrement déjà, s’écria Margot en riant.

Staalbaum songea qu’Avghi avait plus d’appétits que Margot, mais la luxure méthodique de celle-là l’irritait autant que le flirt acide de celle-ci. Il aurait voulu les posséder toutes les deux, pour les rejeter ensuite avec un mépris sanguinaire. Ces sentiments s’accordaient mal à son ventre pointu et à ses dents gâtées. Il se rappelait la plupart du temps ces infériorités, mais il parvenait parfois à les oublier à demi ; il faisait alors aux femmes des déclarations serviles et haineuses.

— Je vois maintenant pourquoi vous n’êtes pas venue avec moi, reprit Ferid avec un acharnement frais, vous êtes allée admirer l’Italien au tennis.

Il parlait d’un ton patelin, avec une courtoisie excessive pleine de condescendance secrète. Une langue trop épaisse et molle le faisait grasseyer légèrement ; il commençait ses mots avec une délicatesse qui paraissait comique au milieu de cette face ronde, dure, cousue comme un ballon. D’ailleurs, à la fin des phrases, son organe s’affermissait et atteignait à des vibrations dures, menaçantes. Il se flattait de rappeler les pachas de l’ancien temps, partagés entre les harems et les camps, à la paume douce et au poing lourd.

— Tandis que je faisais mes neuf trous, tout seul, vous applaudissiez des gigolos à cheveux gris.

Margot rit de bon cœur : le corps du gros pacha avait sué au soleil plus que son cœur n’avait pâti.

— Vous allez m’attendrir, je vais vous emmener tout seul sur l’Acropole pour vous consoler.

La langue de Ferid passa sur sa lèvre coupante comme un foie de bœuf sur le couteau du boucher. Ses yeux vifs roulèrent dans son masque impassible vers Melançour et Staalbaum pour les prendre à témoin de son avantage et de la corruption des femmes.

— Vous ne pourrez pas offrir à notre amie un aussi beau clair de lune que ceux qu’elle a eus en Arabie, quand elle s’y promenait avec le cheik, remarqua Staalbaum qui parut soulagé, après ce brocard plus fielleux que les précédents.

Ce mot était un peu vif pour les deux autres : Melançour eut un grognement rauque, puis rattrapa un air suavement fataliste. Ferid cligna de ses petits yeux pour y éteindre une étincelle trop crue. Mais Margot rit encore et sans effort.

— Je ne vous raconterai plus rien, Staalbaum.

Elle rêva un instant à cette expédition de chasse en Arabie. Que s’était-il passé ? Personne ne le savait. On ne peut mesurer ses actes et la mémoire rétrécit les uns, allonge les autres. C’est un souvenir, elle était pleine de souvenirs. Cette soirée était déjà un souvenir, elle ne faisait plus que collectionner des souvenirs. Elle avait vingt-huit ans.

Le hall se dépeuplait : les espaces vides semblaient moins éclairés, bien qu’on n’eût rien éteint. Seuls, demeuraient quelques hommes dont l’esprit pressé par la nuit était acculé au whisky d’une heure du matin, boisson d’angoisse.

— En dépit de leur zèle, les admirateurs de Margot commençaient d’être travaillés par la sincérité du bâillement. Elle n’attendait pas son mari, comme ils croyaient, mais le sommeil ; en dépit de son endurance et de ses rires, leur fatigue la découragea soudain et elle leur donna le signal de la débandade.

— Rico ne finira pas son bridge chez les Kalandaris avant deux heures, dit-elle, pour répondre à leur pensée, et elle se leva.

Tout le monde l’imita, sous l’œil frais de Charlie qui semblait dire : « Encore une représentation qui finit brillamment. Tous les jours, je m’amuse et je gagne des drachmes. » Les domestiques croient à la réalité du monde encore plus que les maîtres.

Les trois hommes accompagnèrent Margot en cérémonie, jusqu’à l’entrée d’un couloir.

— Pourquoi habitez-vous au rez-de-chaussée ? insinua Ferid, avec le regard du maître prêt à ordonner le lacet.

— C’est une habitude que j’ai prise quand j’étais célibataire à Paris. Vous n’avez pas connu mon rez-de-chaussée, avenue Henri-Martin. Il m’en a fait, une réputation.

—- Vous n’allez pas me faire croire que cela vous amuse. d’avoir une mauvaise réputation, s’écria Staalbaum, en haussant les épaules.

Encore une fois, il espérait voir s’ouvrir dans l’esprit de Margot une piste au bout de laquelle il la découvrirait convaincue de mensonge, confuse, livrée.....

— Mais vous êtes là pour me défendre, répondit Margot, en lui donnant sa main, avec un dernier rire. Cette gaieté sonnante entourait sa vie et mettait en déroute le calcul des hommes.

Margot était seule dans sa chambre. Son visage se détendait peu à peu ; le sourire de coquetterie, demeuré encore un instant sur la bouche, glissait vers le coin des lèvres, s’échappait. Elle se jeta sur son lit. Mais elle se releva pour en finir avec sa toilette du soir. Elle se déshabilla, puis se soigna rapidement avec des manières un peu brusques. Elle n’était pas esclave des précautions minutieuses qui finissent par émousser la beauté.

Une femme se trouve devant elle-même quand, la journée faite, assise à sa coiffeuse, elle se nettoie la peau avec de la crème. Le regard de Margot, tout à l’heure affairé et attentif, s’égarait. De la lassitude et de la mélancolie tombaient sur elle, presque l’hébétude qui suit un long effort physique. Pourtant son faciès ne pouvait se défaire tout à fait : dans le silence jaune de cette chambre d’hôtel se détachait au contraire plus nettement sous les traits relâchés une charpente solide. Un contour assez dur aurait pu s’accuser, si la pulpe délicate des joues n’avait tout enveloppé dans son modelé aimable. Une ligne à la douceur savante, partant de la pommette ronde, venait estomper le glacis assez sévère, creusé autour du petit nez aquilin. Ensuite, elle gagnait la bouche duveteuse, mais parfois raidie par des sourires volontaires, et plus bas, rejoignait d’autres traits, non moins amènes, qui montaient du cou mince et rond pour garder un charme d’enfance au menton un peu cursif.

Margot laissa retomber les prestiges qui, dans le hall, montaient de ses épaules, de toute sa chair blanche, dense et sensible. Ses joues roses pâlissaient sous ses doigts gluants ; on aurait pu y voir la marque d’un léger effroi, si un demi-sourire malin, jeté encore de temps à autre à sa glace, n’était venu prouver qu’elle gardait à sa disposition les mines dont elle s’armait en public.

Avant de se coucher, elle s’approcha des fenêtres pour les ouvrir plus grandes. Cette nuit du début de mai était assez fraîche. Sa chambre n’était séparée de la rue que par une petite grille de fer qui courait tout le long de la façade de l’hôtel. Elle observa un instant le dehors, en écartant le store baissé. Il y avait encore des passants ; elle aimait ce voisinage avec l’anonymat, avec la liberté de la rue.

Rico n’était pas encore rentré. Peu importait. Elle n’eut même pas un regard vers la chambre voisine qui ouvrait sur sa salle de bains. Étant la tromperie même, Rico ne trompait personne. Qu’il fût là ou ailleurs…

Elle se coucha. Aucune image, née de ce jour-là ou des jours précédents, ne se levait pour retenir son attention ; à la longue, elle s’endormit.

Quand elle reprit conscience, elle regarda l’heure : il était quatre heure et demie. Elle pensa que Rico venait de rentrer et avait fait du bruit. Peut-être le froid l’avait aiguillonnée aussi ; elle était peu couverte et les deux fenêtres étaient béantes. Elle se leva et, sans allumer, alla en fermer une. Assez vive et lucide, elle ressentit encore de la curiosité pour la rue et écarta de nouveau le store.

Elle tira même les cordons pour regarder largement.

Un peu de jour aigre décolorait déjà la nuit. Les deux éléments, en se rencontrant dans la ville, semblaient se salir l’un l’autre. Ils ébauchaient une étreinte molle, triste, sans nom. Le soleil et son illusion de salut et de triomphe était encore bien loin. C’est étrange, une rue mise à nu par l’absence des humains ; on lui découvre des dimensions inattendues, une perspective plus noble, une direction mystérieuse. L’appareil des cités, les bâtisses, les pavages, les hautes lampes qui rayonnent dans le vide, tout cela s’offre avec la majesté inédite des formes de la Nature, découvertes par l’homme dans les lieux déserts. Et l’on croyait que cette rue était faite pour tout le monde sauf pour soi ; voilà que le contraire semble certain : cette rue et toutes celles qui s’en ensuivent, tout ce labyrinthe qui émerge de l’ombre n’existe qu’aux yeux du solitaire, c’est une réalité intérieure qu’il parcourt dans son rêve. Il oublie avec une aisance effroyable que sous ce paysage les humains se sont retraits dans l’activité puissante du rêve où les beautés et les nouveautés du jour prochain sont en train de naître : le sommeil paraît aussi étrange au veilleur abstrait des villes que la Nature. Et il est vrai que le sommeil renfonce l’humanité dans le sein de la Nature ; une ville endormie, c’est un corps qui immerge dans l’humus, sans espoir de retour, un cadavre qui s’abandonne aux vers. Il y a là des moments terribles, surtout en été, quand il est déjà grand jour et que personne ne bouge : il est donc vrai que cette fois-ci l’appel du soleil ne sera pas entendu et que les troupeaux d’hommes ne reviendront pas de leur transhumance dans les enfers. Alors, plus de doute, si toute cette fantasmagorie de trottoirs sans fin, de chaussées planes, étirées vers l’indicible, subsiste encore, c’est qu’elle est l’invention pure d’un esprit isolé, de celui-là seul qui veille, qui vit.

Ces réflexions ne se défiaient point dans l’esprit de Margot, mais elle en supportait le poids. À coup sûr, c’est émouvant d’entr’ouvrir une fenêtre au silence et à l’inactuel, et d’être une femme secrète qui se penche sur l’abîme.

Margot avait froid, mais elle jouissait aussi de cette épreuve ; elle trempait son corps comme son esprit dans un bain d’inconnu. Ses regards s’attardèrent sur l’ancien Palais-Royal qu’elle apercevait à l’angle de deux avenues et qui avait l’air d’une vieille caserne où aurait logé autrefois une armée depuis lors vaincue et dispersée. Elle ne détacha pas sans effort sa vue de cette façade délabrée, humiliée ; mais enfin sa tête se détourna, tandis que ses doigts étaient près de laisser retomber le store.

De l’autre côté, sur sa gauche, le long de la grille qui passait devant sa fenêtre, elle aperçut quelque chose de noir et de rapide. C’était un homme qui courait. La façade était longue et il était encore loin, mais il se rapprochait vite, et sans bruit. C’était un homme jeune. Il se retourna dans la direction d’où il venait : Margot vit qu’il avait peur et qu’il fuyait. Anormal, illégal. C’était un malandrin. Non, ce n’était pas un malandrin, c’était un homme de bonne mine ; il était tout près maintenant. Pourtant il tenait ses chaussures à la main ; il avait donc fait quelque chose de mal. Il avait commis un crime : sa figure était contractée par l’angoisse. Le voilà, il faut se cacher. Il passe devant Margot. Il l’a vue, elle se recule ; mais il continue, elle se repenche. Il s’arrête, il revient, il s’arrête devant elle. Il souffle, il souffle ; il s’appuie des deux mains à la grille, les flancs creusés et secoués par la course et par la peur. C’est un assez beau garçon, grand, fort, brun, assez mal habillé, mais pas vulgaire. Est-ce un Grec ? Comme c’est pénible de voir cette angoisse, de voir un être humain défiguré par la peur. Il la regarde avec des yeux noirs, affamés ; il a envie d’être à l’abri de tout, comme elle. C’est vrai qu’elle est à l’abri, pourquoi avoir peur ? Mais il va parler, crier. Ah ! déjà son souffle terrible bouleverse tout dans cette rue ; les façades vont céder à cette pression, toutes les fenêtres vont s’ouvrir. Il faut s’exclure de ce scandale, fermer la fenêtre, même si cela le fait crier plus fort. Trop tard, il parle ; Dieu ! Il parle. En anglais ! Tiens ! À voix basse, sifflante.

— Madam, let me enter your room, just for a moment. I am going to jump over the fence. I’ll explain. Or I am done, I am pursued. I am not a burglar.

Il avait une voix mâle, polie, assez raffinée, en dépit du débit saccadé. Pas un Anglais, ni un Américain, mais il avait un bon accent. Visiblement, c’était un homme surpris par une conjoncture exceptionnelle ; l’événement faisait injure à sa sensibilité.

Il s’était arrêté pour prêter l’oreille. Margot entendit un appel. Ils sursautèrent ensemble, et il s’élança pour repartir. Il fit trois bonds, s’arrêta, regarda de tous côtés : aux abois, il revint à elle.

— Je vais être cerné, murmura-t-il en français, se parlant à lui-même.

En même temps, il prenait entre ses dents, par les lacets, ses souliers jaunes pleins de poussière et il plaçait ses deux mains sur la barre de la grille, entre les pointes. Il fit un rétablissement et se trouva dressé devant elle, la regardant avec des yeux hagards, pleins de prière.

Elle avait peur pour lui, bien plus que de lui. Elle craignit, si elle lui intimait l’ordre de ne pas sauter la grille, de provoquer quelque incident bruyant, horrible, sous ses yeux, là, devant l’hôtel ; des cris, des coups, du sang. Le pauvre, il serait pris ; s’il se défendait, il serait blessé, tué.

Mais il n’attendait pas sa décision. Il était fort, il plaça facilement un pied recouvert d’une chaussette déchirée et souillée, entre deux pointes. Il lâcha son appui d’une main, se raidit sur l’autre bras et sauta. Il tomba légèrement devant Margot. Ils étaient nez à nez. Il soufflait. Un visage jeune, viril, convulsé, peut-être embelli par ce grand émoi. Il suait. Il reprit ses souliers à la main.

Il chuchota, encore en français, sans avoir conscience du changement de langue.

— Laissez-moi entrer, ils arrivent, vous les entendez, ils vont me voir.

En même temps, d’une impulsion instinctive, il avançait le bras pour l’écarter. Ce geste révolta Margot. Elle le repoussa de toutes ses forces.

— Non, je ne veux pas. Qui êtes-vous ? Qu’avez-vous fait ? balbutia-t-elle en français, elle aussi.

Mais elle entendait bien courir, elle apercevait quelque chose de noir se déplacer le long de la grille. Il fallait mieux le cacher, maintenant. Il eut d’ailleurs un nouvel élan, brutal, irrésistible. Pourtant, en même temps qu’il avançait le buste passionnément contre les seins de Margot, il la regardait d’un regard si doux, si enfantin. Elle s’effaça, il se rua dans la chambre, mais comme un ange, sans bruit. Et derrière lui, avec une promptitude et une délicatesse magiques, elle laissa retomber le store.

Il était temps ; deux hommes passèrent, marchant et courant tour à tour. Ils s’arrêtèrent un peu plus loin, sans doute au coin de l’avenue qui était proche. Margot, qui était à genoux, devant la fenêtre ainsi que l’homme, attendait. Celui dont elle était la complice faisait de vains efforts pour étouffer son souffle. Ce souffle épouvantait Margot, il remplissait la chambre, il remplissait tout l’hôtel de son fracas : tout le monde allait entendre, Rico allait entendre, Rico allait entrer, jeter l’homme dehors. Pourtant aucun bruit ne fit écho, ni à côté, ni au-dessus.

Les deux poursuivants revenaient, ils s’arrêtèrent devant la fenêtre de Margot qui, terrorisée, se tenait intensément immobile pour compenser le bruit de l’autre qui, d’ailleurs, parvint par miracle à se contenir un peu. Margot était infiniment misérable : l’accent sec des hommes qu’elle ne pouvait voir et qui parlaient grec, lui faisait deviner que c’étaient des policiers. C’était bien comme elle l’avait supposé un voleur ou un assassin, un être très bas ou un monstre. Plutôt un monstre. Elle regretta, de tout son égoïsme menacé, son geste de faiblesse. Rico allait être compromis dans une histoire idiote qu’on grossirait, lui qui était mal vu à l’ambassade : les Français en tireraient parti contre les Italiens ; et les Italiens diraient qu’il avait eu tort d’épouser une Française. La lâcheté s’offrit sous l’aspect du devoir ; ne fallait-il pas prévenir ces braves gens et ouvrir la fenêtre pour le livrer ? Ils admettraient qu’il lui avait fait violence et, sans oser faire de grief à la femme d’un diplomate, ils emmèneraient le fugitif. Pourtant il y aurait du bruit, tout le monde serait réveillé. Et puis, quelle horreur ! Leurs mains sur lui le tirant, l’arrachant. Il crierait, il pleurerait, ou bien il se défendrait ; elle le sentait se contracter près d’elle, dangereux. Et en même temps, quel effort incroyable, douloureux, faisait-il pour comprimer son haleine. Pauvre garçon, ces hommes avaient des voix brutales.

Ils s’éloignaient, comme à regret, en s’arrêtant encore. On ne les entendait plus. Au bout d’un long moment, elle se risqua à écarter le store et à regarder, à se pencher. Il n’y avait plus personne. Elle laissa le store revenir doucement vers elle.

Alors ce fut une détente, une débâcle. Elle fléchit sur les genoux, ne trouvant plus aucune force ; un tremblement la parcourut et la secoua. Lui, se remit à souffler fort ; il s’assit auprès d’elle devant la fenêtre. Elle l’imita. Ils étaient gênés par la table : leurs jambes se prenaient dans ses pieds. Ils restèrent ainsi un bon moment, assouvissant leur peur.

Margot rentra peu à peu dans sa personnalité d’auparavant. Mais cela ne lui fit aucun plaisir. Avec quelle étrange facilité une vie intense lui était venue, pendant un instant. Elle pensa de nouveau à Rico qui devait pourtant bien être dans sa chambre à côté. Elle y avait déjà pensé tout à l’heure, une seconde, mais l’action absorbante l’avait reprise aussitôt. Elle le remarqua ; cela lui faisait sentir d’une façon concrète à quel point elle vivait en dehors de son mari. Elle avait beau se le dire tous les jours, cette épreuve valait plus que toutes les réflexions. Et lui, qu’il n’eût rien entendu de ces pas, de ces chuchotements, du terrible souffle envahisseur de l’autre, elle y vit un signe non moins impressionnant de son égoïsme et son indifférence. Cette double constatation ne la déprima nullement et n’empêcha pas l’entrain de lui revenir ; bien au contraire.

Elle se releva avec un courage malicieux. Mais elle se cogna dans l’ombre à l’inconnu. En essayant de repousser la table qui les bloquait tous deux, sa main rencontra sa main. Alors, elle eut peur de lui. Ou plutôt elle sut qu’elle allait le voir à tête reposée et elle eut peur de cet examen. Quelle vilaine sorte d’homme était-ce, qui avait maille à partir avec la police ? Et elle n’avait que sa chemise. Elle alla au chevet de son lit, chercha à tâtons son peignoir, ne le trouva pas. Elle alluma, sauta sur le vêtement, l’enfila en se retournant, et regarda avec une curiosité intense, une inquiétude voisine de la répulsion, l’homme pour qui elle avait pris un parti hasardeux.

Celui-ci surpris par la lumière et par ce regard, dans une posture dont il eut honte, se releva promptement, en ramassant ses souliers. Il la scruta avec non moins d’avidité et d’anxiété. Un accident les confrontait avec cette brusquerie dont la vie sexuelle marque d’ailleurs à l’ordinaire la rencontre d’un homme et d’une femme, mais il mettait entre eux une lucidité inaccoutumée.

Il avait aperçu comme une image soudaine qui déchirait le tourbillon vague de sa fuite, une femme très belle, très élégante, presque nue. Cette femme de son bras blanc relevé au-dessus de sa tête entr’ouvrait le mur inexorable le long duquel il courait. À ce moment tout semblait l’assurer qu’il était perdu et pourtant il escomptait le salut avec une certitude frénétique. Quand il s’était rué vers cette issue il avait saisi un signe net dans ce visage clair : une sympathie vivace, entièrement donnée, sans réserve mesquine. C’était ce qu’il cherchait, ce qu’il exigeait de ces façades aveugles et muettes, toutes en pierre. Pourtant au moment même de forcer le passage, le visage s’était refermé et il lui avait semblé que le store allait retomber avec le fracas implacable d’un rideau de fer qui sépare des richesses d’une devanture le passant pauvre et avide. Maintenant, il se retrouvait devant elle ; sans doute, elle avait été surprise, elle allait maintenant se reprendre. Il distinguait un visage aiguisé çà et là d’un trait qui annonçait l’expérience, un visage de trente ans ; pourtant ces marques dispersées ne réduisaient pas une candeur qui transparaissait partout et qui s’offrait généreusement. Cette candeur envahissait rapidement les yeux de l’homme et l’éblouissait. Cette candeur venait non seulement du visage, de ce cou mal enveloppé par le peignoir, de ces bras nus, de ce pied, mais elle irradiait à travers toute l’étoffe. C’était l’éblouissement ordinaire des hommes devant Margot, mais quelle intensité il prenait dans une telle nuit. Toute cette chair était lumière, mais quelle lumière trop insinuante que n’aurait pas donnée l’huile la plus molle dans le vase d’albâtre le plus suave. Toute cette forme gracile, trempée dans un seul rayon. Il eut peur, il ne retrouvait plus rien dans cette figure trop aimable de l’énergie qui l’avait sauvé.

Elle l’examina avec cette acuité du premier regard qui fait que les femmes d’abord jugent un homme d’une façon qui, tant elle est exacte, devient profonde. Quand elles sont devant la force, elles la reconnaissent en un clin d’œil. Mais, aussitôt après, leur regard glisse et ne s’attache plus qu’aux détails. C’est ainsi que Margot n’aima point le col de l’homme qui, non seulement était sale, mais mal coupé et mal attaché et que ses regards revinrent sans cesse par la suite à ce trait auquel elle cherchait à relier tous les autres qui lui tombaient sous la vue. Et néanmoins elle avait auparavant apprécié une force certaine qui n’était point seulement dans le puissant ramassement de ces épaules qui l’avait d’abord frappée, mais autour de ces yeux brûlants et de cette mâchoire. Il y avait de la noblesse dans les paupières bien découpées qui de temps à autre recouvraient les prunelles noires d’un mouvement large et à la bouche une ombre sérieuse venait fréquemment éteindre l’éclat trop cru des lèvres. Il n’y avait pas moyen de voir là un cambrioleur ou un assassin de bas étage.

Tout cela fut rapide, précis dans les cœurs.

— Je vous remercie, madame, avait cependant dit l’homme de sa voix mâle, encore secouée par l’émoi. Il s’exprimait en français avec hésitation, comme s’il lui demandait quelle langue elle préférait. Vous me sauvez. Vous avez du cœur et du courage. Ce que vous avez fait là, peu de personnes l’auraient fait… Mais il faut que je vous dise ce que je suis. Je suis communiste. Je suis recherché par la police pour l’attentat de Salonique, vous savez, la manufacture de tabac incendiée.

Elle fut surprise et conquise par le ton discret, affectueux. Mais son regard qui avait molli sur elle, était redevenu soudain farouche. Son attitude avait été d’abord légèrement inclinée, sa voix avait eu des inflexions respectueuses d’homme éduqué ; mais un peu avant le moment où il avait prononcé le mot « communiste », un mouvement complexe de méfiance, de défi et de tristesse avait rembruni sa face et acéré son accent.

À cette déclaration, Margot montra un soulagement naïf. Elle ne douta pas un instant qu’il ne dît la vérité.

— Ah ! j’aime mieux cela, dit-elle, avec un demi-sourire qui voulait le remercier de sa franchise.

« C’était impossible aussi que ce fût un malandrin. Un communiste, c’était tout de même autre chose. » Mais l’homme sans se dérider, insista.

— Je me rends bien compte que j’ai abusé de vous. Je vous demande pardon. Maintenant que vous savez… Je vais m’en aller.

Il attendait sa réprobation, il l’appelait. Il se retourna vers la fenêtre près de laquelle il était resté. Quand il la regarda de nouveau, elle vit que son visage était tout entier recouvert par l’angoisse et la misère de tout à l’heure. Margot se rappela les soldats blessés qu’elle avait soignés autrefois et leurs airs d’enfants raidis.

De plus, elle était encore toute au plaisir de savoir qu’elle avait affaire à un homme sans bassesse, ni vulgarité. Elle lui adressa un regard de sympathie si humaine qu’il se laissa aller et regarda tout autour de lui le lieu qu’elle habitait, d’où pour un instant encore lui venait quelque bien. Il vit les beaux flacons sur la coiffeuse, le linge répandu sur les meubles, les fleurs.

Il se retourna de nouveau vers la fenêtre, dans la convulsion de ses nerfs tourmentés.

— Il faut que je m’en aille.

— Mais… fit-elle, vous n’êtes pas un ouvrier ?

L’homme sourit amèrement et répondit :

— Non.

— Vous êtes Français ?

Elle trouva aussitôt qu’elle était indiscrète, qu’elle abusait de la situation et s’écria :

— Je vous en prie, ne me répondez pas.

Un communiste, c’était quelque chose de vague, d’étrange, de dangereux, d’hostile. Mais elle se référait aussitôt à tout ce qu’on dit sur les femmes dont c’est le droit, le devoir ou l’inclination d’adoucir la loi de la guerre, et de soulager l’ennemi qui est blessé. Il lui semblait blessé.

— Si. Je suis Français. Mais ma mère était Grecque d’Égypte. Et depuis la guerre, je ne vis plus en France.

— Ah oui ! J’ai vécu en Égypte.

Il hocha la tête et écarta un peu le store. Il faisait tout à fait jour. Il frémit.

— Il faut que je file. Il fait grand jour.

Elle s’approcha. Il venait de dire cela d’une voix où la volonté se contractait misérablement

— Vous croyez qu’il n’y a plus personne.

— Oh non ! je les avais pas mal distancés. Ils ont dû renoncer. D’ailleurs ils couraient aussi après un autre, qui a pris une autre rue.

— Vous allez vous cacher quelque part.

— Non. J’étais caché dans le seul endroit possible à Athènes et ils sont venus. Tous mes camarades sont pincés ou dispersés. Je vais voir… Le Pirée, c’est dangereux… Je vais aller du côté de la campagne.