Le Feu Follet - Pierre Drieu La Rochelle - E-Book

Le Feu Follet E-Book

Pierre Drieu la Rochelle

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Beschreibung

Alain Leroy achève une cure de désintoxication dans la région parisienne dans une maison santé où l'on soigne surtout des neurasthéniques. Les grands thèmes de ce court roman sont l'amour des femmes, la séduction, le désir, trouver le goût de vivre. Il est séparé de sa femme, Dorothy, qui est à New York. Il déambule dans Paris, sans but. Il fréquente des soirées mondaines, revoit des amis du temps où il se droguait. Il se sent seul, l'ennui, le désespoir ... Plus de goût à la vie, le dégoût, peur de vieillir l'envie d'en finir, sont présents tout au long du roman.

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Le Feu Follet

Pages de titreLE FEU FOLLETADIEU À GONZAGUEPage de copyright

Pierre Drieu la Rochelle

LE FEU FOLLET

suivi deADIEU À GONZAGUE

1931

Table des matières

LE FEU FOLLET

À ce moment, Alain regardait Lydia avec acharnement. Mais il la scrutait ainsi depuis qu’elle était arrivée à Paris, trois jours plus tôt. Qu’attendait-il ? Un soudain éclaircissement sur elle ou sur lui.

Lydia le regardait aussi, avec des yeux dilatés, mais non pas intenses. Et bientôt elle détourna la tête, et, ses paupières s’abaissant, elle s’absorba. Dans quoi ? Dans elle-même ? Était-ce elle, cette colère grondante et satisfaite qui gonflait son cou et son ventre ? Ce n’était que l’humeur d’un instant. C’était déjà fini.

Ce qui fit qu’il cessa aussi de la regarder. Pour lui, la sensation avait glissé, une fois de plus insaisissable, comme une couleuvre entre deux cailloux. Il resta un moment immobile, couché sur elle ; mais il ne s’abandonnait pas, crispé, soulevé sur ses coudes. Puis, comme sa chair s’oubliait, il se sentit inutile, et se renversa à côté d’elle. Elle était allongée presque au bord du lit ; il eut juste la place de se maintenir sur le flanc, tout contre elle, plus haut qu’elle.

Lydia rouvrit les yeux. Elle n’aperçut qu’un buste velu, pas de tête. Elle ne s’en soucia pas : elle n’avait rien éprouvé non plus de très violent, mais pourtant le déclic s’était produit, et c’était tout ce qu’elle avait jamais connu, cette sensation, sans rayons mais nette.

La maigre lumière, qui grelottait dans l’ampoule du plafond, révélait à peine, à travers l’écharpe dont Alain l’avait enveloppée, des murs ou des meubles inconnus.

— Pauvre Alain, comme vous êtes mal, dit-elle au bout d’un moment, et, sans se presser, elle lui fit place.

— Une cigarette, demanda-t-elle.

— Il y avait longtemps…, murmura-t-il d’une voix blanche.

Il prit le paquet qu’il avait pris soin de poser sur la table de nuit, quand ils s’étaient couchés quelques minutes auparavant. C’était un paquet intact, mais le troisième de la journée. Il l’éventra d’un coup d’ongle et ils éprouvèrent du plaisir, comme s’ils en avaient été longtemps privés, à tirer de la botte serrée deux petits rouleaux blancs, bien bourrés de tabac odorant.

Sans se donner la peine de tourner la tête, en se rabattant sur le dos et en tordant sa belle épaule, elle chercha d’une main aveugle, sur l’autre table de nuit, son sac d’où elle tira un briquet. Les deux cigarettes grillèrent. La cérémonie était finie, il fallait parler.

D’ailleurs, cela ne les gênait plus comme autrefois ; chacun d’eux, n’ayant plus peur de se montrer, en était au point de trouver la réalité de l’autre déjà courte, mais encore savoureuse : ils avaient couché ensemble peut-être douze fois.

— Je suis contente, Alain, de vous avoir revu, un instant, seul.

— Votre séjour aura été un peu bousculé.

Il ne cherchait pas à s’excuser de ce qui était arrivé. Et elle ne lui en faisait pas grief ; du moment qu’elle était allée vers lui, elle risquait de pareils incidents. Pourtant, ne faisait-elle pas un petit effort secret pour se persuader que sur trois jours à Paris, avec Alain, elle devait en passer un à la préfecture de police, après avoir été ramassée avec lui dans une tanière d’intoxiqués ?

— C’est vrai, c’est ce matin que vous partez, ajouta-t-il, d’une voix légèrement voilée de dépit.

Elle repartait avec le Léviathan, sur lequel elle était arrivée. Mais pour cela, il lui avait fallu téléphoner toute la soirée précédente, car elle n’avait pas réservé, dès New York, sa place de retour, bien qu’elle eût déclaré alors qu’elle ne ferait que toucher Paris. Est-ce que ç’avait été négligence ou secrète idée de rester ? Dans ce cas, c’était sans doute l’incident policier qui l’avait décidée à repartir, cette nuit passée sur une chaise au milieu des détectives qui sentaient fort et qui lui fumaient au nez, tandis qu’Alain prenait un air déchu qui l’avait surprise. En dépit de son titre d’Américaine et de promptes entremises, l’humiliation avait duré plusieurs heures.

Pourtant, elle était obstinée.

— Alain, il faut que nous nous mariions.

Elle lui disait cela, parce que c’était pour le lui dire qu’elle avait pris le Léviathan.

Six mois auparavant, jeune divorcée, elle s’était fiancée avec Alain, un soir, dans une salle de bains de New York. Mais trois jours après, elle s’était mariée avec un autre, un inconnu, dont d’ailleurs elle s’était séparée un peu plus tard.

— Mon divorce sera prononcé bientôt.

— Je n’en dirai pas autant du mien, répondit Alain avec une nonchalance un peu affectée.

— Je sais bien que vous aimez encore Dorothy.

C’était vrai, mais cela n’empêchait pas son envie d’épouser Lydia.

— Mais Dorothy n’est plus la femme qu’il vous faut, elle n’a pas assez d’argent et vous laisse courir. Il vous faut une femme qui ne vous quitte pas d’une semelle ; sans cela vous êtes trop triste et vous êtes prêt à faire n’importe quoi.

— Vous me connaissez bien, railla Alain.

Son œil avait brillé un instant.

Il était encore émerveillé qu’une femme voulût bien l’épouser. Pendant des années, mettre la main sur une femme avait été son rêve ; c’était l’argent, l’abri, la fin de toutes les difficultés devant lesquelles il frissonnait. Il avait eu Dorothy, mais elle n’avait pas assez d’argent, et il n’avait pas su la garder. Saurait-il garder celle-ci ? La tenait-il seulement ?

— Je n’ai jamais cessé de vouloir vous épouser, continua-t-elle, sur un ton où il n’y avait ni excuse ni ironie. Mais j’ai eu cette complication qui m’a retardée.

Depuis des années, elle vivait dans un monde où il était entendu que rien ne devait s’expliquer, ni se justifier, où tout se faisait sous le signe de la fantaisie.

Selon la même règle, Alain ne pouvait pas sourire.

— Il faut que vous reveniez à New York pour en finir avec Dorothy, au risque de vous remettre avec elle. Nous nous marierons là. Quand pourrez-vous partir ? Quand serez-vous désintoxiqué ?

Elle parlait toujours du même ton égal, sans exprimer aucune ardeur. Et elle ne se souciait nullement de lire sur le visage d’Alain ; elle fumait, couchée sur le dos, tandis qu’Alain, appuyé sur un coude, regardait plus loin qu’elle.

— Mais je le suis.

— Pourtant, si la police n’était pas arrivée chez ces gens, vous auriez fumé.

— Mais non. C’est peut-être vous qui auriez fumé ; je vous aurais regardée.

— Croyez-vous ? En tout cas, vous avez été prendre de l’héroïne dans le lavabo du restaurant.

— Mais non, c’est une vieille habitude que j’ai d’aller au lavabo.

Il était vrai qu’Alain n’avait pas repris de drogue ; mais aller aux cabinets avait toujours été pour lui un alibi pour justifier sa perpétuelle absence.

— Et puis, Alain, on dit qu’il est impossible de se désintoxiquer.

— Vous savez bien que je n’ai pas envie de crever dans la drogue.

La réponse était terriblement vague ; mais Lydia ne posait jamais de questions et n’attendait jamais de réponses.

— Quand nous serons mariés, nous ferons un voyage en Asie, se contenta-t-elle d’avancer.

L’agitation lui semblait la façon de tout arranger.

— C’est ça, en Asie ou en Chine.

Elle sourit. Elle se redressa et s’assit.

— Oh ! mais Alain, cher, il fait grand jour, il faut que je rentre à l’hôtel.

Un élément innommable coulait à travers les rideaux.

— Votre train n’est qu’à dix heures.

— Ah oui ! Mais j’ai des tas de choses à faire. Et puis j’ai une amie à voir.

— Où ?

— À l’hôtel.

— Elle dort.

— Je la réveillerai.

— Elle vous injuriera.

— Ça ne fait rien.

— Allons.

Mais comme il allait se lever, il eut un scrupule ou une crainte.

— Venez dans mes bras, encore.

— Non, cher, c’était très bien, je suis contente. Mais embrassez-moi.

Il lui donna un baiser assez grave pour qu’elle eût envie de rester à Paris.

— Je vous aime d’une façon très particulière, dit-elle lentement, en regardant enfin le beau visage émacié d’Alain.

— Je vous remercie d’être venue.

Il dit cela avec cette discrète émotion qu’il laissait entrevoir parfois et dont la manifestation inattendue lui attachait soudain les êtres.

Mais, selon son habitude, il céda à un absurde mouvement de pudeur ou d’élégance et il sauta hors du lit. Alors, elle en fit autant, et disparut dans la salle de bains.

Pendant qu’elle retirait de l’intime de son ventre le sceau de sa stérilité et procédait à une brève ablution, la glace refléta, sans qu’elle s’y intéressât, de belles jambes, de belles épaules, un visage exquis, mais qui paraissait anonyme à force d’être blême, et stupide à cause d’une froideur empruntée. Sa peau, c’était le cuir d’une malle de luxe, qui avait beaucoup voyagé, fort et sali. Ses seins étaient des emblèmes oubliés. Elle s’essuya, en écartant ses cuisses où les muscles se ramollissaient un peu. Puis elle rentra dans la chambre pour y prendre son sac.

Alain se promenait en long et en large, en fumant une nouvelle cigarette. Elle en reprit une aussi. Alain la regarda, sans beaucoup la voir ; selon sa vieille habitude, il fouillait du regard cette chambre d’hôtel pour y découvrir un détail cocasse, sans doute navrant. Mais cette chambre de passe où défilait un bétail ininterrompu était plus commune qu’une pissotière, on n’y voyait même pas d’inscriptions. Il n’y avait que des taches, sur les murs, sur le tapis, sur les meubles. On devinait sur les draps d’autres taches, masquées par la chimie du blanchissage.

— Vous ne trouvez rien ?

— Non.

Ce corps d’Alain, qui tenait une cigarette, c’était un fantôme, encore bien plus creux que celui de Lydia. Il n’avait pas de ventre et pourtant la mauvaise graisse de son visage le faisait paraître soufflé. Il avait des muscles, mais qu’il soulevât un poids aurait paru incroyable. Un beau masque, mais un masque de cire. Les cheveux abondants semblaient postiches.

Lydia était retournée à la salle de bains pour peindre, par-dessus sa face de morte, une étrange caricature de la vie. Du blanc sur du blanc, du rouge, du noir. Sa main tremblait. Elle regardait, sans effroi ni pitié, cette subtile flétrissure qui mettait ses toiles d’araignées aux coins de sa bouche et de ses yeux.

— J’aime bien ces sales hôtels, cria-t-elle à Alain, ce sont les seuls endroits que je trouve intimes dans le monde, parce que je n’y suis jamais allée qu’avec vous.

— Oui, soupira-t-il.

Elle lui plaisait, parce qu’elle ne disait que des choses nécessaires. Il entrevoyait d’ailleurs que cette nécessité était mince.

Elle était de nouveau dans la chambre. Elle tenait à la main son sac qu’elle fouilla pour en tirer un carnet de chèques, puis un stylo, tout en regardant Alain. Son regard exprimait une complaisance aiguë, mais sans espoir. Elle posa un pied sur le lit et écrivit sur son genou. Cette nudité, rudement dépouillée de toute coquetterie, ne pouvait émouvoir.

Elle lui tendit un chèque. Il le prit et le regarda.

— Merci.

Il attendait cet argent avec confiance, et il avait dépensé cette nuit-là tout ce qui lui restait des deux mille francs qu’elle lui avait donnés, lors de son arrivée à Paris. Maintenant elle avait écrit : 10 000. Mais il devait 5 000 à la maison de santé et 2 000 à un ami qui lui avait fourni de la drogue. Autrefois, il aurait trouvé miraculeux qu’on lui donnât dix mille francs d’un coup, maintenant c’était un coup d’épée dans l’eau. Lydia était plus riche que Dorothy, mais pas assez riche. La pauvreté exaspérée d’Alain faisait un vide de plus en plus énorme qui n’aurait pu être comblé que par une grosse fortune, de celle qu’on ne rencontre pas tous les jours.

Il lui sourit gentiment.

— Je m’habille, Alain, cher.

Il ramassa ses vêtements épars et s’en alla à son tour dans la salle de bains.

Un peu plus tard, ils descendirent. Les couloirs étaient vides ; ils sentirent derrière les portes le lourd sommeil universel. Une bonne échevelée et livide s’arracha à un fauteuil où elle ronflait en boule et leur ouvrit la porte. Comme Alain avait donné tout l’argent qui lui restait au taxi qui les avait amenés là, il détacha vivement sa montre-bracelet et la lui donna. La femme en fut tirée de sa stupeur ; pourtant elle lui jeta un regard de dépit, car elle n’avait pas d’amant à qui refaire ce cadeau.

On était en novembre, mais il ne faisait pas bien froid. Le jour glissait sur la nuit comme un chiffon mouillé sur un carreau sale. Ils descendirent la rue Blanche, entre les boîtes à ordures, remplies d’offrandes. Lydia marchait en avant, haute, les épaules droites, sur des chevilles d’argile. Dans la grisaille de l’aube, son fard posait ici, puis là, une tache fiévreuse.

Ils arrivèrent à la place de la Trinité. Le bistrot du coin de la rue Saint-Lazare était ouvert ; ils y entrèrent. Le petit peuple qui y prenait des forces considéra, un instant avec une pitié avertie, ce beau couple en déroute. Ils burent deux ou trois cafés, puis ils repartirent.

— Alain, allons encore à pied.

Il fit oui de la tête. Mais la Chaussée-d’Antin lui parut décourageante, et soudain il appela un taxi qui roulait solitaire comme une bille sur un billard hanté. Elle fronça les sourcils ; il lui parut si triste qu’elle refréna sa protestation :

— Je ne pourrai pas vous accompagner au train, déclara-t-il d’une voix un peu rauque, en claquant la portière. Si je ne suis pas à huit heures à la maison de santé, le médecin me fichera à la porte.

Il était sincèrement navré. Elle n’en douta pas, car aucun homme n’était aussi attentif que lui à toutes les petites cérémonies du sentiment.

— Alors, venez à New York, Alain, aussitôt que vous pourrez. Je vous enverrai de l’argent ; je regrette de n’en avoir pas plus aujourd’hui. Je suis sûre que ce que je vous ai donné ne peut vous suffire. Et nous nous marierons. Embrassez-moi.

Elle lui tendit une bouche qui était une ligne pure, mais qui sentait la nuit amère. Il l’embrassa avec bravoure. Quel beau visage en dépit du fard, de la fatigue, d’une certaine convention d’orgueil. Elle aurait pu l’aimer, mais sans doute prenait-elle peur, définitivement.

Soudain, il pensa qu’il allait se retrouver seul, et, se rencognant dans le fond du taxi, il laissa échapper un violent gémissement.

— Quoi, Alain ?

Elle lui saisit la main, comme si l’espoir la prenait. Leur froideur résignée, leur tranquille affectation craquaient.

— Venez à New York. Mais il faut que je reparte.

Alain ne voulut pas crier : Pourquoi repartez-vous ? Cependant, il savait bien qu’elle n’avait aucune bonne raison. Elle, de son côté, se trouva décidément trop faible pour écarter d’Alain ce qu’on lui avait toujours dit être sa fatalité.

Ils arrivèrent à l’hôtel. Il sauta sur le trottoir, sonna et lui baisa la main. Elle le regarda encore avec de grands yeux bleus dilués, étalés sur ses joues. Ce pauvre garçon charmant, le quitter, c’était le livrer à son plus terrible ennemi, à lui-même, c’était l’abandonner à ce jour gris de la rue Cambon – au bout, les tristes arbres des Tuileries. Mais elle se réfugia dans la décision qu’elle avait prise par précaution : ne rester que trois jours à Paris. Lui, serra les lèvres, se raidit et enfin souhaita qu’elle demeurât enfermée dans son étroit type de jolie femme, ignorante de cela même qu’elle aimait. Ainsi ce petit jour resterait gris, il n’y aurait jamais de soleil.

— À Saint-Germain, murmura-t-il d’une voix finie au chauffeur, tandis que la lourde porte de l’hôtel se refermait sur une cheville si mince, d’une soie si fine.

Le taxi l’emmena, somnolent et transi, vers la maison de repos du docteur de la Barbinais.

Alain ne descendit de sa chambre qu’à l’heure du déjeuner.

La salle à manger, le salon, les couloirs, les escaliers, étaient tapissés de littérature. Le docteur de la Barbinais n’avait pas craint d’aligner sous les yeux des neurasthéniques qu’il soignait les portraits de tous les écrivains qui depuis deux siècles s’étaient rendus célèbres par leurs chagrins. Avec l’innocente perversité du collectionneur, il les faisait passer peu à peu des solides visages des rêveurs de l’autre siècle, à ceux, bien élimés, de certains contemporains. Mais, pour lui comme pour ses hôtes, il ne s’agissait que de célébrité. Pour Alain, ç’aurait pu être d’autre chose ; mais il se voyait là dans un de ces musées où il ne mettait jamais les pieds, aussi passait-il fort vite.

Tout le monde était déjà à table autour du docteur et de Mme de la Barbinais. Ces repas en commun apparaissaient à Alain le moment le plus incroyable de son séjour dans un lieu qui réunissait les caractères également horribles de la maison de santé et de la pension de famille.

Il était obligé de regarder les visages qui entouraient la table. Ce n’étaient pas des fous, mais seulement des faibles : le docteur s’assurait une clientèle facile.

Mlle Farnoux souriait à Alain avec une maigre convoitise. Farnoux, les Forges Farnoux, canons et obus. C’était une petite fille entre quarante et soixante ans, chauve et portant sur son crâne exsangue une perruque noire. Née de vieillards, si chétive, si pauvre de substance, elle vivait au milieu de ses millions dans une indigence incurable. De moment en moment, elle venait se reposer chez le docteur de la Barbinais de la fatigue de plus en plus exquise que lui donnait l’effort non pas de vivre, mais de regarder les autres vivre. Élevée dans le coton, elle avait appris de bonne heure à ménager sa respiration ; pourtant, exténuée, elle devait s’arrêter tous les trois mois, et se mettre provisoirement au tombeau. Dans les moments où elle faisait semblant de vivre, elle était, il est vrai, d’une agitation fiévreuse. Escortée d’un énorme chauffeur, qui la portait de salon en salon, et d’une vieille secrétaire humiliée qui lui donnait ses clystères et timbrait sa correspondance, elle courait l’Europe, pour grignoter et décorer toutes les célébrités. Elle était affamée de vitalité ; le peu qu’elle en avait était concentré dans un seul effort, celui d’en découvrir davantage chez les autres. Bien que la pente de son tempérament fût pour le mièvre, elle méprisait ce qui lui ressemblait, et se poussait jusqu’aux natures les plus éclatantes. Devant un écrivain russe aux poings de portefaix, elle étouffait un petit cri, blessée aux entrailles, mais elle se raccrochait à cette masse de chair imbibée de sang.

Un goût lointain, mais lancinant, la jetait encore vers d’autres pistes que celles de la gloire. Elle portait un germe de luxure qui n’avait pas pu s’épanouir et qui remuait dans sa cervelle comme une graine morte. Elle ne pouvait se contenter du spectacle que lui donnait son chauffeur qui était pédéraste et fronçait ses lourdes épaules à l’apparition de tout jeune homme, ni des attouchements mielleux et d’ailleurs purement allusifs de sa pauvre suivante ; il lui fallait tourner avec des sourires infimes et des œillades ignominieuses autour de tous les êtres qui avaient quelques dons de séduction et en faisaient commerce.

Elle était mordue de son éternel regret devant Alain, dont elle s’était fait, depuis longtemps, conter les amères bonnes fortunes, dans ces salons louches où elle frôlait les faiseurs et les va-nu-pieds de tous les vices.

Dans son autre voisin, le marquis d’Averseau, se trouvait apparemment l’ensemble le plus complet de tout ce dont elle était friande : un beau nom, puisqu’il descendait du maréchal d’Averseau ; un titre littéraire, puisqu’il avait écrit une Histoire des princes français qui furent sodomites ; et enfin, une place dans la chronique des petits scandales. Mais il était hideux ; il lui aurait fallu du génie pour faire supporter ses dents vertes, sous une lèvre enflée et envenimée. Et ses anecdotes de Toulon étaient bien rebattues.

Au-delà de M. d’Averseau, c’était Mlle Cournot, qui, non moins que Mlle Farnoux, lorgnait Alain. Elle était énorme et squelettique. En dépit des efforts qu’avait faits son père, le baron Cournot, qui avait écrit des livres sur la philosophie de l’hygiène, il n’avait jamais pu faire pousser de la bonne chair sur cette ossature périmée. Bichette Cournot courait à travers le siècle comme un pauvre plésiosaure, échappé d’un muséum. Elle était de feu, mais les hommes fuyaient ses étreintes démesurées. De là, grande neurasthénie. Comme personne ne s’occupait d’elle, elle se croyait toujours seule ; à la table des Barbinais, elle en venait à gratter par moments, par-dessus la soie de sa robe, ses longs seins en peau de serpent.

Plus loin, deux hommes causaient : M. Moraire et M. Brême. Tous les deux avaient été financiers et avaient considérablement accru des fortunes de famille. Mais des ennuis domestiques étaient venus à bout de leurs nerfs dégénérés : cocus, tourmentés par des enfants vicieux, l’agent de change catholique et le coulissier juif avaient croisé, ces jours-ci, chez le docteur de la Barbinais leurs chemins longtemps parallèles. Ils se haïssaient cérémonieusement avec cette puissance de mutuelle considération qu’ont les uns pour les autres les juifs et les chrétiens.

Enfin, Mme de la Barbinais. C’était la seule folle de la maison. Bien qu’elle obligeât sans cesse son mari à lui faire l’amour, son gros ventre criait encore famine. Elle était entrée plusieurs fois chez Alain, les joues violettes, contenant des deux mains la panique de tous ses organes, car le prurit qui travaillait sa matrice semblait gagner son foie, son estomac. Elle avait des bâillements obscènes. Alain lui parlait avec une bonhomie si gentille qu’elle y trouvait une sorte de calmant ; en titubant, elle repassait la porte et courait se rejeter sur le docteur.

Le docteur était un geôlier inquiet. Ses gros yeux globuleux roulaient dans des joues creusées par l’angoisse de perdre ses pensionnaires et la barbiche, qui lui tenait lieu de menton, tremblait sans cesse.