Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Alors que Myriam s’éloigne pour achever son quatrième roman, Charles l’attend, rongé par l’impatience. Mais rien ne va se passer comme prévu. Bernard, professeur à la retraite au passé obscur, s’immisce dans leur histoire : est-il un imposteur ? Sur les traces d’un adolescent disparu à Vissouailles, Charles découvre un monde d’ombres et de secrets. Quand un meurtre brutal l’entraîne jusqu’aux Pyrénées, la fuite devient chasse, et la confiance, un danger mortel. Quels seront les enjeux de la divulgation d'informations sur une maîtresse d'école qui pratique l’hypnose en pleine classe ? Qui sortira vivant de ce jeu de dupes ?
À PROPOS DE L’AUTRICE
Fascinée dès l’adolescence par le suspense et l’étrangeté, imprégnée des récits de Mary Higgins Clark, Patricia MacDonald et des univers singuliers d'Amélie Nothomb, l’auteure livre ici son premier roman policier. Au fil des pages, elle révèle les failles invisibles de l’âme humaine, inspirée par des observations troublantes du monde de l’éducation. Enseignante de français langue étrangère, pèlerine et bénévole, elle cultive dans l’ombre ses passions pour la danse, le surnaturel et l’écriture, en quête de ces vérités obscures que seule la fiction permet d'approcher.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 351
Veröffentlichungsjahr: 2025
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Marie-Hélène Médina
Une hirondelle
ne fait pas le printemps
Roman
© Lys Bleu Éditions – Marie-Hélène Médina
ISBN : 979-10-422-7105-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
2022 – Salon du livre à Perceval, centre de la France
Nouvelle auteure, je participai rapidement à un salon du livre organisé au sein de ma ville. Entre le lancement de mon ouvrage et cet événement, il s’écoula seulement deux semaines. Je reçus mes livres envoyés par mon éditeur, quelques jours avant le salon. Au soir de la réception de la commande, j’appelai le référent pour m’inscrire. Malgré le fait qu’il m’annonçait que tout était bouclé depuis vingt minutes, il ne me refusa pas l’entrée. Il précisa néanmoins qu’il ne referait pas le plan de table et me dicta de passer vendredi avec une bouteille d’apéritif. Je me suis demandé si l’homme blaguait, mais il semblait sérieux dans sa requête. Comme prévu, je me rendis au centre. Bien que l’organisateur m’ait fixé un rendez-vous, j’eus l’impression d’arriver comme un cheveu sur la soupe. Le premier contact avec cet homme se montra fort désagréable. Alors que je m’étais dirigée dans sa direction et que j’attendais patiemment mon tour, il me somma d’attendre la fin de son entretien. Il se montrait particulièrement dominateur. Deux bénévoles fort sympathiques se dirigèrent vers moi et m’invitèrent à les suivre jusqu’aux tables réservées aux auteurs. Je découvris mon nom sur l’une d’entre elles. Je pus donc apprivoiser cet environnement et me projeter avec réalisme. L’organisateur au ventre imposant et à l’agressivité manifeste quitta son siège et vint vers moi. Il affirma que ma place ne m’avait pas encore été attribuée. Je lui répondis qu’au contraire, mon porte-nom était soigneusement positionné et qu’un couple charmant m’y avait conduite. Je suis certaine qu’il remarqua que je n’appréciais pas sa façon de m’aborder. À partir de cet instant précis, il se montra très agréable, et ce, durant tout le week-end. J’étais aux petits oignons. Il s’inquiéta de savoir si je me montrais déçue de l’événement culturel au terme des deux jours. Le samedi soir, je culpabilisai en me reprochant d’avoir jugé l’organisateur aussi hâtivement. Je me repris vite et chassai tout remords de mon esprit. Je peux vous affirmer qu’il est très courant qu’une personnalité toxique comme un manipulateur, qui se montre grossier ou agressif, se présente comme particulièrement gentil par la suite. Le piège réside ici, vous êtes manipulé à partir de cet instant. Au cours de la manifestation littéraire, j’apprendrai que l’homme a ordonné, de manière intempestive et dictatoriale à la femme du couple de bénévoles et exposants, de changer d’emplacement le dimanche matin. La jeune femme en question tint tête au mâle et me partagea son ressenti amer concernant cette intrusion matinale. L’agressivité sous toutes ses formes est une volonté de rentrer par effraction dans la psyché de l’autre. L’agressivité est une attaque à la dignité. L’organisateur ne cachait pas son comportement outrancier. Dimanche après-midi, je l’entendis dire qu’il avait expédié deux folles. Il s’agissait en réalité de deux femmes d’une cinquantaine d’années, particulièrement précieuses au sens noble du terme : elles incarnaient la simplicité, l’intelligence et la prestance. Elles m’avaient abordée pour recueillir des informations sur la représentation du vintage sur les lieux. Il était effectivement question d’exposition de ce style sur les affiches publicitaires. Nos deux visiteuses n’avaient trouvé aucun stand relatif à ce thème. Je pensai alors à une autre femme, qui, avant l’arrivée de ce duo agréable m’avait également souligné ce fait. La personnalité malsaine devait avoir l’habitude d’abuser du lexique qui concerne le champ de la folie pour décrire hommes et femmes qui montrent du doigt des réalités qui le dérangent. Plutôt que de présenter des excuses aux personnes qui avaient fait un déplacement inutile, l’homme, bedonnant et responsable d’un manquement, n’éprouvait aucune empathie et préféra présenter ces femmes comme deux aliénées ; un mécanisme de défense narcissique à l’œuvre. Malheureusement, ce n’était pas le seul pervers présent au salon. Avant d’arriver sur les lieux, je me suis posé bon nombre de questions. Je ne m’étais jamais rendue dans une de ces organisations de toute ma vie, préférant l’espace silencieux des bibliothèques, le charme des librairies ou encore les trésors simples des boîtes à livres. J’ai préparé ma présentation en trois jours, décoration de la table, cartes pour la mise en avant de mon opus, sans pour autant entrer dans une démarche commerciale, qui à mon sens, ne fait que dévoyer et décrédibiliser toute création. Les jours ne représentèrent en réalité que quelques heures, car il s’agissait pour moi d’une semaine intense et chargée. Néanmoins, un court laps de temps permet d’attraper l’essentiel par un centrage inévitable lorsque je me situe sur mon chemin. Le regret ne peut régner lorsque j’agis en harmonie avec mon âme. Le jeu d’influence prend ici le sens d’intuition.
Le conseil sacré est rare. Il ne cherche pas, il atteint le cœur. Samedi, je suis la première des auteurs à arriver. Nous serons une dizaine d’écrivains tout au long du week-end.
Des exposants vendent des correspondances, des livres anciens, et des collections de toutes sortes comme des fèves, sont également exposées. Je repartirai avec deux de ces petits objets de porcelaine : un bonhomme de neige d’un blanc immaculé accompagné d’un bonnet et d’une écharpe jaune. Il me fait penser à un ami qui compte plus que je ne le pense. Avant ce personnage, mes yeux se sont arrêtés avec douceur devant une déesse-reine aux tons pastel : pêche, lavande, vert menthe et rose. Bien que je n’aie pas encore rencontré mon futur voisin qui sera assis à ma gauche tout au long du salon, je suis au courant de son existence ; l’organisateur l’a mentionné lors de notre conversation téléphonique et l’a décrit comme un jeune écrivain de science-fiction prometteur.
Samedi matin, particulièrement en avance, j’arrivais donc la première. Ce temps libre, voire symbolique, me permit d’apprivoiser les lieux et de me conditionner pour cette première qui donnerait le ton et l’impulsion aux suivantes. Stéphane-Joris arriva. Petit et trapu, il ne passait néanmoins pas inaperçu. Large de taille sans être gros, il portait d’imposantes lunettes. Presque dégarni à trente ans, son front était extrêmement proéminent et s’accentuait d’autant plus par sa chevelure clairsemée. Pâle et transpirant, il représentait un être hybride : il avait à la fois l’allure d’un technico-commercial et celle d’un professeur. Un mélange hétérogène qui attirait l’attention. Une allure BCBG qui s’apparentait à un sinistre déguisement. Très nerveux lorsqu’il fit son entrée, nous nous présentâmes. Après avoir échangé des banalités, il épongea son front avec un mouchoir. Au-delà de ce que j’ai vu avec mes yeux de chair, je ressentis quelque chose de terriblement inconfortable. En scrutant profondément son regard, je perçus les énergies qui siégeaient en son for intérieur ; je détectais quelque chose de froid. Je le confondis instantanément avec un psychopathe. Je choisis alors de me retirer de l’interaction. Nos échanges étaient compliqués, bien qu’il ne soit présent que depuis moins d’un quart d’heure. Finalement, je renouerai rapidement le dialogue avec cet auteur. Avais-je la possibilité de faire autrement ? Oui, mais l’atmosphère aurait été particulièrement chargée. Il valait mieux qu’il pense que je le trouvais amical. Chacune des conversations avec S-J. devenait toutes aussi lourdes que surréalistes. Il se sentait agressé en permanence et réagissait fortement au moindre propos. Il attaquait sans cesse, sous une apparence de sympathie et de complicité. Néanmoins, je dois reconnaître que je me suis peu ennuyée dans cette dynamique. J’optai pour apporter de la légèreté à la pesanteur de S-J. Le fait que je perçoive cet écrivain comme psychopathe dès les premières minutes de notre rencontre s’était imposé à moi, et ce, sans la moindre réflexion. Nul doute que notre rencontre avait été fantasmée par le couple de bénévoles, qui espéraient caser leur ami. Certaines personnes mal avisées se sont sûrement imaginées que nous flirtions. Pour ma part, il n’en était absolument rien. Une gêne est souvent perçue pour ce qu’elle n’est pas. Charles aurait remarqué mon malaise. Une question émergea dans mon esprit : pourquoi ce type me fait-il penser à un fou dangereux ? Cette question ne demandait pas une réponse organisée ni même une référence sur l’auteur. J’attendais de connaître la raison absurde qui m’avait orientée vers une telle pensée. Après sa brève présentation, et d’un geste abrupt et grossier, S-J. me refourgua son flyer, sans même s’enquérir de mon intérêt pour le dépliant. Il l’imposa. Je ne décelai pas la moindre élégance dans ses comportements, malgré ses vêtements et son vouvoiement qui laissait présager un certain raffinement. Après ça, Stéphane-Joris m’informa avec délectation que le personnage central de son œuvre est un tueur en série. Je frémis. Une nouvelle réflexion émergea : ai-je senti un réel potentiel de psychopathie chez cet homme ou avais-je instinctivement capté son univers littéraire ? Je songeai qu’il était tout à fait possible de s’identifier à un personnage de son roman. Il y a une dizaine d’années, j’ai eu vent qu’un écrivain strasbourgeois s’était fortement identifié à un personnage sadique et violent. De son propre chef, il s’était entretenu avec un professionnel de santé afin de sortir d’un espace qui l’entraînait vers les portes de l’enfer. S’était-il désincarné de façon malencontreuse au même titre qu’une possession, ou alors, ce personnage était finalement une partie cachée de lui-même ? L’écriture l’avait peut-être révélée. Elle pouvait servir à maintenir sous cloche des élans meurtriers en assouvissant des pulsions lors de scénarios fantasmés de toute-puissance et d’anéantissement. Une chose était certaine, l’homme à côté de moi ne tournait pas rond. Était-il dangereux ? Il ne pouvait rien m’arriver dans cette salle comble. Il n’était pas franchement menaçant. Stéphane-Joris s’est même montré charmant à plusieurs reprises.
Et pourtant.
Pourtant.
Myriam
Charlie
Sept saisons plus tard
Nous sommes au mois de juin. Je prends la relève de Myriam. Elle m’a demandé de prendre soin de sa maison lors de son déplacement, qui ne devait que durer deux mois dans le sud de la France. Cela en fait presque trois maintenant. Je ne m’inquiète pas outre mesure, car elle achève l’écriture de son quatrième roman, et cela nécessite bien souvent plus de temps que ce que l’on se représente. C’est le signe que l’écrivain tend à l’exigence du qualitatif et qu’il s’unit au respect qu’il a de son talent et de ses lecteurs. Mon amie avait besoin d’être au contact de la magnificence des Pyrénées, et en particulier la vallée d’Ossau. Elle a emporté son ordinateur, et son téléphone portable, quant à lui, est resté dans le tiroir de son bureau. Elle rétorquait qu’elle souhaitait être libre lorsque je lui partageais mes réticences à sa volonté de partir dans ces conditions. Elle avait ajouté que le seul véritable canal qui vaille était son âme, et que l’être humain croit que quelque chose lui est indispensable que s’il est déjà emprisonné. Au moment du départ, elle m’a embrassé avec tendresse. J’ai rougi. Myriam est une très belle femme et ne me laisse pas indifférent, même si, jusqu’à maintenant, j’ai vécu des relations amoureuses qu’avec des hommes. C’est mon amie. Il est donc inconcevable que nous sortions un jour ensemble. Je l’envisage comme un rêve inaccessible, sans souhaiter pour autant que ce songe ne se réalise. Je perçois de la séduction par moments, mais je crois que d’autres hommes et femmes ressentent la même chose que moi. Elle n’a jamais aguiché qui que ce soit. Néanmoins, consciente de l’effet qu’elle produit sur une majorité d’êtres humains, elle prend plaisir à jouer les séductrices sans jamais trop en faire ; tel l’effet d’une bulle supplémentaire dans une coupe emplie de champagne, alliant la subtilité au caractère bien affirmé.
Nous sommes le 20 juin. En pensant à Myriam, je hume son odeur fruitée et mystérieuse. Un mélange subtil d’encens, de safran et de vanillier. Si je ne devais garder qu’un souvenir de mon amie, ce serait cette senteur suave se dégageant de ses cheveux et de son cou. Sa transpiration, loin de repousser le moindre individu, ajoute une touche de sublime à ses pores et joues rosies. Son odeur en est presque addictive, et ce, même sans le moindre parfum qui ne révèle que ce qui existe déjà. Aucune technologie ne peut témoigner ce que seule la présence voit, témoigne et enseigne. Aucune télécommunication ne peut ébranler ou chatoyer un nez. Le nez : le sens le plus puissant de l’être humain. Le plus inconscient également. Myriam avait du nez, de l’intuition. Elle sentait les gens et elle sentait drôlement bon. Vous allez croire que je suis amoureux de Myriam. Il n’en est rien. Recevoir une nouvelle de sa part me rassurerait néanmoins. Je l’entends d’ici : « Si tu as besoin d’être rassuré, c’est que tu as peur ». Évidemment que je m’inquiète. En plus, elle ne m’a laissé aucune adresse. J’ai reçu une carte postale en mars dernier. Elle me disait combien elle était heureuse d’être arrivée aux pieds des chaînes de montagnes aussi enchanteresses que mystérieuses. Elle trouvait refuge dans une cabane de berger située à quelque neuf cents mètres d’altitude. Myriam m’informait que je recevrais une seconde carte, quelques jours seulement avant son retour, et qu’elle resterait sûrement plusieurs semaines de plus que prévu. Je contemplais sa signature et n’oubliai pas de lire son post-scriptum qui m’encourageait à limiter mes nombreux grignotages. Cette annotation me donna envie de me ruer sur un paquet de chips, mais je m’abstins. En effet, je souhaitais m’inscrire à une salle de sport et il était hors de question de m’afficher avec cinq kilos en trop.
Le 27 juin 2024
Charles, qui enseigne l’anglais pour des classes préparatoires dans un lycée, s’apprête à quitter le domicile de son amie qu’il occupe depuis son départ, une partie de la semaine. À peine a-t-il franchi le seuil qu’il aperçoit un journal plié en deux. Jusqu’à aujourd’hui, Myriam n’avait pas reçu le moindre canard. Il pensa alors qu’un voisin l’aurait déposé à son unique attention. Cela le ravit et il imagina qu’il s’agissait peut-être de l’homme d’une trentaine d’années, élancé et grâcieux, lui proposant l’autre jour de prendre un café à l’épicerie du quartier. Il habitait à l’autre bout de la rue. Charles avait refusé, prétextant un rendez-vous chez le dentiste. En réalité, son manque de confiance l’obligeait à renoncer à certains échanges. Il craignait de décevoir ceux qu’il aimait, et, tristement, il décevait des personnes qui comptaient pour lui. Parce qu’il les mettait à distance, des gens finissaient par se dire qu’ils étaient finalement peu estimés pour ne jamais être invités à manger, ou à le rejoindre à une quelconque activité. L’année précédente, il s’était disputé avec Myriam pendant quelques mois. Au début, il n’avait pas voulu reconnaître sa froideur, et en voulait même à son amie de lui avoir fait des reproches. Avec un courage démesuré, et donc déplacé, il retourna vers elle, lui présentant ses sincères regrets et la remerciant de l’apprécier autant. Il lui demanda pardon. Myriam laissa un baiser sur son nez, sans avoir oublié de lui tirer les oreilles comme il se doit en une telle circonstance. Depuis, leur amitié n’a jamais cessé, elle repose sur un socle solide : la droiture. Après cette échappée cérébrale, Charlie regarda sa montre. Il était trop tard pour rejoindre le café, le risque serait trop grand d’arriver en retard au lycée.
« Regardez-moi ce nigaud ! À son expression niaise, j’en conclus qu’il n’a pas ouvert le journal. Dommage. Voir de l’angoisse sur ce visage d’ange m’aurait fait plus saliver que ce sandwich acheté à la fermette du coin. Je garde un beau souvenir de sa détresse magistrale lorsque je lui ai affirmé que sa carrière d’écrivain ne décollerait jamais. Ça fait combien de temps ? Une quinzaine d’années, je crois. Le plus important n’était pas que ma remarque repose sur des éléments concrets pour que ça fasse mouche. Ce lamentable idiot m’a cru lorsque j’ai pris un ton annonçant une prédiction irrévocable. L’homme s’esclaffa. Charles a publié une dizaine d’opus qui n’intéressent personne. Ah si, j’oubliais ! Il s’est attiré l’admiration de cette Myriam. Je me demande s’ils ne fricotent pas ensemble ! »
Charles passa une agréable journée au lycée. Il s’enorgueillit lorsqu’une de ses élèves lui demanda s’il était bien l’auteur de La montagne dorée. Écartant l’hypothèse d’un éventuel homonyme, elle tendit son livre à Charles pour qu’il le dédicace. Il prit conscience que cela ne lui était pas arrivé depuis quelque temps. Il sacralisait ces moments d’intimité avec les lecteurs.
Malheureusement, le lectorat qui s’intéressait à ses écrits restait maigre. Clémentine, jolie rousse de dix-neuf ans, referma le livre avec une expression qui en disait long sur l’égard qu’elle portait à son professeur. Charles ne s’en rendit pas compte. Souffrant du syndrome de l’imposteur, il gardait un air fier et mal assuré. C’était bien lui qui avait écrit ce livre que Myriam appréciait tant. Elle disait que cette œuvre était à mettre dans toutes les mains, car le livret d’une vingtaine de pages invitait à se délester du superflu pour entrer dans la quintessence de l’être. L’essentiel d’une vie, Charlie l’avait écrit.
De retour chez Myriam, il flâna dans l’étendue verte qui s’étirait sur trois hectares, puis rejoignit le salon. Il pensa à sortir de sa pochette une lettre qui avait été déposée dans son casier. À chaque fois qu’il recevait un courrier non formel, il espérait découvrir une déclaration d’amour. À première vue, il ne s’agissait pas d’un billet doux : on lui indiquait qu’il était l’heureux gagnant d’une distribution gratuite du journal Unehirondelle ne fait pas le printemps pendant trois jours continus. Le quatrième jour, un quizz lui serait adressé et un interview lui serait consacré. Ce jeu attisa son intérêt et le flatta assez pour qu’il ne songe à se méfier. Sans Myriam, la routine le rassurait, mais les jours devenaient monotones. Aujourd’hui avait eu son lot de surprises : la jeune élève Clémentine appréciait ses livres et il était le gagnant d’un concours au lycée. Le mystérieux voisin n’en était donc pas l’initiateur. Cette production devait être l’œuvre d’un groupe d’étudiants férus de journalisme. Il se promit de parcourir chacun des journaux afin de répondre le plus sérieusement possible au quizz.
Sept saisons plus tôt, un samedi soir
Après être rentrée chez elle, Myriam prit un long bain décontractant et purifiant. Elle repensa aux confidences de sa nouvelle connaissance, Stéphane-Joris, qu’elle allait revoir le lendemain. Dans la matinée, il lui avait confié son enfance difficile ; sa famille l’avait sans relâche critiqué et dénigré. Il mentionna également le fait qu’aucun membre ne l’avait une seule fois encouragé à écrire. Au contraire, ses parents avaient redoublé leurs remarques dévalorisantes. Nul de son cercle amical ne l’avait lu. Il ne disposait d’aucun retour sur sa création, hormis celui de sa maison d’édition douteuse qui facturait une coquette somme à tout individu voulant publier un livre. Ce genre de public perdait le sens des réalités sur leurs réelles aptitudes. Ne visant que le succès comme solution à leur vide et besoin avide de reconnaissance, ils étaient prêts à dépenser beaucoup d’argent pour arriver à leur objectif. Croire à un futur succès, aussi illusoire soit-il, permettait à certains de ne pas sombrer, anesthésiant leur mal-être. Chercher la glorification revenait à appliquer un pansement qui ne guérissait pas, mais qui à l’inverse, couvrait une plaie sanieuse. Cette quête conduisait inévitablement au désenchantement pour certains, et à la haine pour d’autres. S’il existe une porte de sortie, la blessure cicatrisée laisse une marque, tel un témoin devant la souffrance. Pour d’autres, l’épanchement de l’infection conduira à la septicémie. Cette prolifération qui ronge le corps du malade amène à dire que nous ne pouvons savoir avec exactitude si l’homme cherche à se soigner ou s’il est propulsé vers une pulsion de mort, en raison d’un déni de son mal et de ses causes. Vouloir apparaître telle une cerise appétissante, dont l’intérieur est rongé par les vers, n’amène aucune possibilité d’amélioration. Dans la baignoire où Myriam purifiait les émanations de son corps, elle songea que l’écrivain qu’elle avait rencontré lors du salon nourrissait un intense besoin de revanche. Elle comprit que la réalisation de son livre faisait partie de cette relative victoire. La guerre régnait dans son esprit. Il ne s’était pas levé une seule fois de la journée sans même utiliser le moindre ticket de restauration que l’organisateur lui avait offert. C’était étrange. Elle eut le sentiment pendant un court laps de temps que Stéphane-Joris soulageait ses pulsions destructives par le biais de la création littéraire. Est-il alors possible de parler de création ? Myriam pensa également à son ami Charles, dont les œuvres se vendaient peu. Elle avait craint que son propre succès n’entache leur amitié. Charles s’était montré effectivement envieux et injuste envers son amie pendant un temps. Elle ne lui en voulait plus, tout en réalisant qu’elle avait découvert une ombre le concernant. Une noirceur qu’il savait dissimuler. Depuis qu’elle avait vu cette ombre, celle-ci n’avait jamais disparu. Son instinct lui indiquait que Charles lui cachait quelque chose. Sa curiosité ne pourrait se satisfaire trop longtemps du silence. Il lui faudrait découvrir son secret, mais l’interroger éveillerait ses soupçons, et il serait alors encore plus difficile de découvrir la vérité. Charles gardait un mystère pour lui, et lui seul.
Le lendemain
Myriam profita d’excellents échanges avec son lectorat tout au long du week-end. En revanche, les conversations avec Stéphane-Joris furent très éprouvantes. Il se proposa de la ramener. Elle refusa. Lorsqu’elle s’accroupit pour ranger la décoration de sa table dans son bagage, ses yeux furent retenus par la brillance d’une courte lame qu’elle aperçut dans la poche entrouverte de l’écrivain. Après tout, il pouvait s’agir d’un rasoir qu’il aurait emporté ne dormant pas chez lui. S’il était effectivement dangereux, mieux valait être discrète et ne pas aborder le sujet. La jeune femme était d’une nature parfaitement honnête, mais disposait cependant de la capacité de manipuler n’importe qui. Elle utilisait ce procédé exclusivement dans des cas extrêmes, et s’était étonnée de la crédulité manifeste de certains individus. Les pervers et psychopathes étaient bien souvent plus intelligents que n’importe qui d’autre, embobinant un nombre incroyable de concitoyens. Myriam se revendiquait comme plus intelligente que ces détraqués. Ces derniers la sous-estimaient, jugeant beauté et gentillesse pour de la superficialité et niaiserie. Finalement, ce n’était pas plus mal. Leur manque de discernement lui avait déjà rendu service par le passé en lui permettant de rester en vie.
Cinq saisons plus tard
Janvier, un dimanche soir
Au retour d’un événement littéraire dont Myriam était l’invitée d’honneur pour son troisième opus, elle ne tarda pas à téléphoner à Charles pour prendre de ses nouvelles. Ce dernier l’invita à dîner au restaurant, et elle accepta malgré l’heure tardive. Trois quarts d’heure plus tard, il arriva fraîchement vêtu d’un ensemble noir scintillant et paré d’un nœud papillon qui honorait la présence de ces deux êtres unis par un lien indéfectible. Myriam avait attrapé une robe rouge joliment plissée qui mettait en valeur son teint lisse et ses yeux hazel. Ils passèrent une soirée délicieuse, et, après deux apéritifs, Charles eut l’envie irrésistible d’embrasser son amie. Il se demanda quel était le goût de ses lèvres. Considérait-il Myriam comme une amie, une sœur, une amante ? Incarnait-elle l’un de ces rôles ? Représentait-elle conjointement les trois ? Impensable. Il songea qu’elle était peut-être une sorte de déesse et, par conséquent, elle n’était ni sœur, ni amante, ni même amie. Il se ravisa en réalisant qu’une déesse remplissait inévitablement ces trois facettes. Myriam arrivait à l’envoûter par son charme, sa délicatesse et son intelligence qu’il admirait et qui lui arrivait aussi d’envier. Il se passionnait pour ses romans historiques et sentimentaux. Lors du repas, Myriam lui avoua avoir commencé l’écrit d’un thriller. Les poils de Charles se hérissèrent à cette annonce. Il dévisagea son amie comme s’il avait en face d’elle une autre femme. Rien ne semblait pourtant avoir changé. S’il l’avait embrassée tout à l’heure et qu’il réitérait maintenant, ses lèvres auraient-elles la même saveur ? Il eut alors l’impression d’avoir cinq ans. Il exécrait ça. Son amie sentit son embarras, et pour le titiller, lui proposa de goûter son délicieux nappage rose framboise. Elle porta la cuillère à la bouche de Charles qui se délecta du nuage vaporeux. Il assuma de se sentir transporter par la magie de Myriam. Après tout, il était chanceux de partager ce moment, aussi rouges furent ses joues. Brûlantes, elles l’étaient. À la fin de la soirée, il la raccompagna sans l’éteindre. Il en avait eu envie, mais craignait s’aventurer. Si Myriam rencontrait un homme, deviendrait-il jaloux ? Son amie développait-elle des sentiments amoureux envers lui ? Il n’en savait strictement rien et n’oserait jamais lui demander. Il se sentait un peu perturbé. Il devait faire le point sur la nature réelle de ses sentiments. Au seuil de la porte, Myriam annonçait à Charles son départ prochain pour les Pyrénées.
Une saison plus tard, le 27 juin
Charlie repensa au journal Une hirondelle ne fait pas le printemps et l’attrapa. Une année scolaire était sur le point de s’achever et il avait besoin de s’accorder un moment de répit après une journée passée au lycée. S’allonger dans une chaise longue serait fort appréciable pour ses membres fins et tièdes ; les rayons du soleil propageaient une douce chaleur dont il était difficile de ne pas s’y soumettre. Il déposa délicatement une tasse de café sur l’herbe tendre et fraîche. Gracilement étendu, il ouvrit le journal et parcourut un article de sport sans grand intérêt, puis observa les jolies courbes d’un joueur de tennis qu’il compara à son ancien compagnon Tony, tout aussi athlétique. Il n’y songea qu’un court instant, car il constata qu’Eva, jolie blonde et professeure d’espagnol, l’avait finalement plus attiré que cet Apollon. Il s’interrogeait. S’étant toujours revendiqué comme homosexuel à part entière, il devait bien s’avouer qu’il avait été très épris d’une camarade à l’école primaire. Si Charles parvenait à être parfaitement intègre envers lui-même, il s’avouerait que les femmes qui lui plaisaient le terrorisaient. Il n’avait pas la confiance suffisante pour entamer une histoire avec le type de femme qui le convenait ; celles qui conjuguaient la beauté et le charme d’une comédienne, la poésie d’une inspiratrice et la force intrépide d’un guerrier. Ses relations avec des hommes n’avaient pas été malhonnêtes pour autant. Il aimait leur physique, et partager leur intimité s’était établi de manière évidente. Toutefois, ses unions restaient assez platoniques et la fidélité du cœur, absente. Il n’avait pas d’aspiration à rentrer dans les ordres. Arrivé à la page six du journal, il fut surpris par le cliché d’une magnifique montagne. La légende indiquait qu’il s’agissait du pic du Midi d’Ossau situé dans les Pyrénées-Atlantiques. Une certaine Myriam Lanclade était citée comme photographe. Charles esquissa un sourire à cette manifeste coïncidence. Tel un songe, le doux visage de son amie apparut tout en haut du pic. Il se demanda si elle s’y était rendue. Il aurait souhaité lui prendre la main pour l’accompagner dans la suite de son ascension. Il espérait qu’aucun homme ne se trouvait avec elle. Il ne pouvait nier la jalousie, car il la ressentait puissamment. Quelques années auparavant, cette émotion avait été tellement intense qu’il avait commis quelque chose de grave. En fixant de plus près la photographie, il frémit en relevant une tête de mort. Il crut même y voir un squelette. Il détourna les yeux, et ces sombres dessins laissèrent la place à la somptueuse montagne recouverte de neige d’une blancheur candide. Puis, une nouvelle fois, une tête de mort apparut. Il songea alors à une fantasmagorie. Charles ne voyait pas l’intérêt d’infliger au lecteur de telles images macabres : c’était ridicule et déplacé. Peut-être des individus y entreverraient de l’humour ou même de l’art ? Il se demandait si les étudiants étaient avisés de ce phénomène. Relevait-il de leur initiative ? Il estima qu’il serait opportun de leur partager son opinion. Après tout, la critique faisait partie de ses premières fonctions. Il s’agissait même d’une obligation, que celle-ci réponde à l’ordre professionnel ou moral.
Un peu plus tard dans la soirée
Après quelques canapés au thon, Charlie s’autorisa à se lécher les doigts. Son allure guindée, voire aristocratique, donnait à cette délectation une impression étrange. Certains y trouveraient les signes d’un trouble dissociatif d’identité. D’autres décèleraient une harmonie des contraires ou tout simplement la jouissance d’un plaisir dont nul ne pouvait échapper, pas même un homme de foi. Le téléphone sonna. Henriette, son amie d’enfance, monopolisa son attention et son temps. Elle l’invitait au cinéma vendredi soir pour visionner Les fraudeurs du temps. Découvrir cette nouvelle œuvre de science-fiction l’enthousiasmait plus que de passer un moment avec son amie. Après avoir écouté attentivement les difficultés qu’Henriette éprouvait au travail, il en déduisit que le management relevait d’un fonctionnement pervers. De plus, celui-ci ne laissait que de sordides possibilités aux individus : accepter les brimades, l’humiliation et une soumission abjecte ou tenir le rôle du tortionnaire. Il était convaincu qu’il n’aurait jamais pu choisir entre ces deux postures. Même avec la plus grande volonté du monde, fuir un système aussi déplorable lui aurait été imposé par son instinct de survie. En poussant la réflexion, il perçut que plus que son impulsion, c’était son âme qui n’aurait pu s’en accommoder. Il n’invita pas Henriette à faire des concessions pour garder son emploi. Il lui recommanda de s’interroger sur ce qu’elle pourrait entreprendre pour un meilleur épanouissement. Henriette avait été émue jusqu’aux larmes. Ils prirent congé. Charlie s’était senti troublé par l’émotion de son amie sans en comprendre la raison. Il nota sur son agenda pour le lendemain : cinéma avec Henriette, puis songea au manuscrit qu’il avait achevé le mois dernier. L’absence de Myriam l’avait bouleversé bien plus que ce qu’il ne pouvait admettre. La relation avec Phil s’était dégradée rapidement. Son compagnon, qu’il avait rencontré peu de temps après la rupture avec le beau Tony, se demandait s’il devait poursuivre leur union. Quelques semaines après le départ de Myriam, il annonça un break tout en arguant que leur éloignement permettrait à Charles de faire le point sur ses sentiments.
« Phil, c’est toi que j’aime, répondit Charlie.
— Alors, pourquoi as-tu cette poupée sur ta table de nuit qui ressemble tellement à Myriam ? Pourquoi je t’entends appeler son prénom certaines nuits ? Pourquoi tu n’avoues pas que tu l’aimes ?!
— Je l’aime comme une amie ou une sœur peut-être. Si je prononce son prénom à mon insu, au cours de mon sommeil, c’est sûrement parce que je m’inquiète. Elle ne me donne pas de nouvelles. Je te rappelle qu’elle est partie seule dans un lieu sauvage.
— Et la poupée ?
— La poupée… je ne sais pas quoi te dire. »
Phil prit ses bagages, confirma le break à Charles et lança :
« Si tu t’inquiètes tant que ça, va la voir. Ce n’est pas Los Angeles, les Pyrénées. Même sans adresse, tu la trouveras. Pense à prendre un bouquet de fleurs avant. Il n’y a pas qu’aux hommes que ça plaît.
— Tu racontes n’importe quoi. Je t’aime. Tu es l’homme de ma vie. Reviens vite !
— Je suis l’homme de ta vie, mais Myriam est la femme de tes rêves. À plus tard, Charles. »
Se retrouvant plus seul que jamais, Charlie reprit l’écriture et acheva un roman de science-fiction qu’il avait commencé une quinzaine d’années auparavant, le premier qu’il eut écrit dans ce genre littéraire. Il rangea le manuscrit dans un tiroir de l’armoire du salon. Connaissant le caractère curieux de Myriam, il le ferma à clef, même si cette dernière se trouvait à plus de cinq cents kilomètres. Seul le grand éditeur de la région Le Pavant d’Or eut connaissance de cette création qui s’engagea avec enthousiasme à éditer Charlie. Le rendez-vous pour la signature du contrat fut pris. Il allait signer dans quelques jours. Après une douce nuit dans les draps satins rouges du lit de Myriam, il comptait passer les trois prochains jours chez lui. Arrivé à hauteur de sa voiture, le second numéro offert du journal Une hirondelle ne fait pas le printemps était posé derrière un essuie-glace. Il le saisit en songeant à l’affreuse apparition cadavérique de la photographie de la veille, et le lança brusquement à l’arrière. La joie d’être un heureux gagnant s’était quelque peu estompée.
Sur le parcours, il s’arrêta à l’épicerie du quartier de Perceval et commanda un café caramel. Un bel homme apparut quelques minutes après lui. Celui-ci se dirigea directement vers Charlie et lui serra la main chaleureusement, comme s’ils se connaissaient depuis longtemps. Charlie, abasourdi, était persuadé de ne l’avoir jamais vu. Ce dernier prit lui aussi un café caramel et demanda des nouvelles de Myriam. Charlie ne savait quoi répondre. Il mentit et affirma que la veille, il avait discuté avec son amie au téléphone, elle était partie en vacances et se portait comme un charme. Le bellâtre grisonnant ne cacha pas son étonnement, car, hier encore, il avait essayé de la joindre sans succès. Cela faisait quelque temps qu’il tombait directement sur sa messagerie et il en était arrivé à la conclusion qu’elle avait changé de numéro de téléphone. Charlie était de plus en plus mal à l’aise et laissa échapper quelques mots non articulés et incompréhensibles. Il but sa tasse d’un trait, et assurait qu’il allait arriver en retard au travail s’il ne partait pas sur-le-champ. Avec dédain et satisfaction, l’homme regarda Charles s’éloigner. Assis à une table et camouflé par un Monstera Deliciosa, l’homme d’une trentaine d’années qui émoustillait Charles et qui logeait à l’autre bout de sa rue ne perdit pas une miette de la discussion.
Au volant de son automobile verte, Charles ne tarda pas à apercevoir Bernard ; un enseignant à la retraite, jadis brillant, et qui commençait à perdre la tête. Les collègues pensaient que le déclin cognitif dont cet homme était victime trouvait sa cause dans la perte de sa femme survenue un an plus tôt. Cette dernière avait été retrouvée au pied de son immeuble, morte étendue. Une crise cardiaque avait été déclarée et l’hypothèse qu’elle se soit défenestrée n’avait jamais pu être prouvée ni écartée. Charlie ne se préoccupa pas d’un éventuel retard au lycée. Il stoppa à la hauteur de Bernard qui semblait plus esseulé encore que d’ordinaire. Ce dernier parut néanmoins reconnaître son ami et monta sans aide à l’arrière du véhicule. Charlie lui posa des questions afin de juger son état psychique :
« Que fais-tu ici mon ami à une heure aussi matinale ?
— Je veux rejoindre mon fils qui habite à l’autre bout de la ville. Il me manque. Cela fait des années que je ne l’ai pas vu, tu t’en rends compte ? Je sais qu’il est très occupé, mais quand même ! Un garçon doit rendre visite à son vieux père.
— Cher ami, te souviens-tu que tu as une fille qui se nomme Marguerite. Elle habite à Strasbourg. Avec ton épouse Valérie, vous avez donné naissance à Marguerite et Tom. Tom est décédé. Un cri silencieux tangible, puis la phrase est lâchée.
Ton fils est mort.
Bernard mit ses deux bras au-dessus de sa tête et commença à s’agiter.
— Non… non… et non ! Pourquoi dis-tu des choses pareilles !?
Je l’ai vu l’année dernière. Bernard lutta quelques instants et déposa les armes. Laisse-moi me concentrer… Tout est flou… Attends… Son visage… Je le vois.
— Quel âge a-t-il ?
— 27 ans.
— Bernard, tu as le droit de te représenter un visage adulte de ton cher fils, mais comprends bien qu’il ne s’agit que de ton imagination. Cette image, tu l’as créée ; elle n’existe que dans ta tête, pas dans la réalité. Tu comprends ? Tu n’as pas pu voir ton fils pendant l’enterrement de Valérie ! »
Charlie avait prononcé cette phrase avec un ton plus sec qu’à l’accoutumée, ce qui traduisait à la fois son exaspération d’entendre Bernard affabuler, et l’inquiétude que ses troubles psychiques ne prennent encore plus d’ampleur dans les prochaines semaines. Il avait aussi espéré que sa soudaine fermeté agirait comme une baguette magique dans l’acceptation du décès de Tom. Bernard et Valérie avaient pourtant tous deux réussi à faire le deuil de leur héritier. Ils s’étaient consacrés à l’éducation de leur fille et aux élèves du lycée. Mais depuis la mort de sa femme, le souvenir de Tom hantait Bernard. Celui-ci ferma les yeux, son fils apparut. Les cheveux bruns, il ne le reconnaissait pas. Il est vrai que la chevelure des enfants peut froncer au fil du temps ou à l’inverse s’éclaircir. Soudain, une peur s’empara de lui. Une peur paralysante. L’image de Tom s’évanouit et un vide surgit. Un espace de déperdition. Il sombra dans le sommeil.
Les quelques kilomètres pour ramener le professeur furent parcourus rapidement et la voiture verte se gara devant une maison de maître.
Charles tapota avec douceur le professeur plongé entre veille et sommeil. Celui-ci s’éveilla et se redressa pour sortir du véhicule tout en prononçant quelques mots :
« Tom n’est pas mort. Tom est vivant.
Il répétait ces phrases plusieurs fois, puis regarda Charles avec plus d’intensité et implora :
Il faut aller chercher Tom. Il faut l’aider. Aide-nous, Charles.
— Je vais t’aider, Bernard. Tu peux compter sur moi. Mais je te le répète, Tom est mort il y a une vingtaine d’années, et Valérie, elle, l’année passée. Je suis désolé, mais tu n’es pas assez gâteux pour que je te fasse croire le contraire. »
Une aide de vie venait régulièrement soulager Bernard. Son état restait préoccupant, mais ne nécessitait pas d’internement dans une quelconque institution. Charles accompagna son vieil ami jusqu’au salon. Il déposa un verre d’eau rempli d’un liquide bien frais et citronné, puis, en partant, lança :
« Samedi, je viens prendre ma branlée aux échecs. La défaite lorsqu’on joue avec un génie n’en est pas une ! »
Bernard retrouva le sourire et quelques rires s’échappèrent à son insu. La fierté prit les commandes de son être quelques instants. Son regard croisa des récompenses obtenues en tant que champion du monde d’échec. À l’évocation de ce jeu de stratégie, autre chose prit place dans son esprit et ses yeux s’éclairèrent. Il porta l’index à ses lèvres en signe d’invitation au silence. Charlie n’avait pas regardé Bernard pendant qu’il faisait le geste d’Harpocrate. Il ne s’était pas non plus aperçu que l’homme âgé s’était emparé du deuxième numéro gratuit du journal Une hirondelle ne fait pas le printemps. Il arriva au lycée avec une demi-heure de retard. Son premier cours avait été annulé par la scolarité. Il en profita pour se rendre en salle des professeurs boire un second café. Grâce à Dieu, peu de collègues étaient encore présents dans la salle. Il s’enthousiasma à la perspective de se détendre et de prendre un peu de recul, après la vive inquiétude qui l’avait traversé. Il ne se confierait pas, souhaitant préserver autant que possible l’image prestigieuse qu’avait su conserver l’homme doué. Pour une fois qu’un individu que l’on percevait comme exemplaire n’était pas un manipulateur, il se devait de protéger sa mémoire. Charles rencontrait ses différentes classes en se déplaçant de salle en salle. En effet, dans ce lycée privé, les élèves d’une même classe restaient au même endroit pour toutes les matières, à l’exception des cours de sciences et d’éducation physique et sportive. En fin d’après-midi, il interpella Pierre, un journaliste apprenti au sein de l’école qui s’apprêtait à quitter le lycée. Dans un premier temps, il le remercia pour les journaux qu’il recevait et félicita l’équipe pour leur initiative. Le jeune homme se montra fort surpris et indiqua au professeur qu’aucun jeu de la sorte n’avait été organisé.
« Je pense que vous vous trompez, Monsieur, il ne peut s’agir de nous.
— Peut-être qu’une personne de votre équipe a voulu diriger un projet en solo, et c’est la raison pour laquelle vous n’en avez pas été tous tenus informés.
— Monsieur Sabatori, c’est impensable. Notre rédacteur en chef est immobilisé pour une durée de six mois en raison d’une chute. Il est monté sur une échelle pour vérifier l’état des tuiles de la maison de sa mère. Le grand frère qui devait sécuriser le chantier a eu un malaise quand Émile s’apprêtait à redescendre. Nous avons mis notre édition hebdomadaire à l’arrêt en raison de l’accident. Il est impossible techniquement de publier quoi que ce soit ici. Nous reprendrons nos activités à partir de la prochaine rentrée scolaire.
— Il s’agit probablement d’une erreur de la part des personnes qui m’ont adressé un courrier. C’est sans importance. Souhaitez bon rétablissement à votre rédacteur en chef, son frère doit terriblement s’en vouloir. »
Charles faisait bonne figure pour ne pas dévoiler le vertige qui l’asseyait. C’était tout sauf sans importance. Le cliché du journal prenait un aspect plus inquiétant. Il se demanda si Phil n’avait pas raison. Peut-être devait-il rejoindre Myriam au plus vite ? Puis il se reprit, les prochaines consultations lui permettraient d’en savoir plus. Il déterminerait alors, s’il y avait lieu de s’inquiéter. Charles, de nature orgueilleuse, ne voulait pas paraître faible aux yeux de Myriam. Il regarderait si une adresse de la rédaction figure sur une des pages du canard. Peut-être s’agissait-il après tout d’une blague ? Myriam se trouvait-elle derrière ce soudain mystère ?
À la fin des cours, n’y tenant plus, Charles se précipita pour feuilleter le journal qu’il avait lancé sur les sièges arrière, mais celui-ci avait disparu. Rapidement, il comprit que Bernard l’avait subtilisé. Ce cher Bernard ne perdait pas le nord ! Il le récupérerait demain à l’issue de la fameuse partie d’échecs. Il allait être difficile pour Charles de canaliser son impatience d’ici là.
Le soir