Une maison de grenades - Oscar Wilde - E-Book

Une maison de grenades E-Book

Oscar Wilde

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Beschreibung

Extrait : "C'était le soir du jour qui précédait la date fixée par son couronnement, et le jeune roi était assis seul dans sa belle chambre. Tous ses courtisans avaient pris congé de lui, en courbant leur tête jusqu'à terre, ainsi que le prescrivait la cérémonieuse étiquette du temps, et ils s'étaient retirés dans la Grande salle du Palais, pour recevoir quelques dernières leçons du Professeur de Cérémonial..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN

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EAN : 9782335076622

©Ligaran 2015

Le jeune roi

À

LADY MARGARET BROOKE

I

C’était le soir du jour qui précédait la date fixée par son couronnement, et le jeune roi était assis seul dans sa belle chambre.

Tous ses courtisans avaient pris congé de lui, en courbant leur tête jusqu’à terre, ainsi que le prescrivait la cérémonieuse étiquette du temps, et ils s’étaient retirés dans la Grande salle du Palais, pour recevoir quelques dernières leçons du Professeur de Cérémonial, car il en était plusieurs parmi eux qui conservaient des façons par trop naturelles, et cela, ai-je besoin de le dire, c’est chez un courtisan un tort des plus graves.

Le jeune garçon, car c’était un tout jeune garçon, âgé de seize ans au plus, n’éprouvait nul chagrin de leur départ.

Il s’était laissé aller, avec un profond soupir de soulagement sur les coussins moelleux de son lit de repos orné de broderies.

Et il restait ainsi étendu, un rien d’inquiétude farouche dans le regard, la bouche ouverte, comme un brun Faune des bois, ou un jeune animal de la forêt que des chasseurs viendraient de prendre au piège.

Et, en effet, c’étaient des chasseurs, qui étaient tombés sur lui tout à fait fortuitement alors que les membres nus, les pipeaux en main, il suivait le troupeau du pauvre Chevrier qui l’avait élevé et dont il s’était toujours cru le fils.

Né de l’unique fille du Roi, mariée secrètement avec un homme de condition bien inférieure à la sienne. – un étranger qui, disait-on, grâce à la merveilleuse magie de son talent sur la flûte, s’était fait aimer de la jeune princesse, d’autres parlaient d’un artiste de Rimini, auquel la Princesse avait témoigné beaucoup, peut-être beaucoup trop d’honneur, et qui avait brusquement disparu de la cité, laissant inachevés ses travaux dans la cathédrale, – il avait été enlevé, alors qu’il n’était âgé que de huit jours, des côtés de sa mère, pendant que celle-ci dormait, et confié aux soins d’un pauvre paysan et de sa femme.

Ces gens-là n’avaient pas d’enfants, et ils habitaient dans la partie la plus lointaine de la forêt, à plus d’une journée de marche à cheval de la ville.

Le chagrin, – ou la peste, à ce qu’affirmait le médecin de la cour, – ou comme certains le donnèrent à entendre, un rapide poison italien, administré dans une tasse de vin épicé, – fit périr, une heure après son réveil, la blanche demoiselle qui avait donné le jour au jeune roi.

À l’heure même où le messager de confiance qui emportait l’enfant couché en travers de sa selle, descendait de son cheval fatigué, et frappait à la porte grossière de la hutte du chevrier, le corps de la Princesse était déposé dans une fosse ouverte, qui avait été creusée dans un cimetière abandonné, en dehors des portes de la ville, tombe dans laquelle il y avait déjà un autre cadavre, celui d’un jeune homme d’une merveilleuse et exotique beauté, qui avait les mains liées derrière le dos avec une corde aux nœuds multiples, et dont la poitrine était criblée de rouges blessures faites par le poignard.

Du moins voilà l’histoire que les gens se racontaient tout bas.

Ce qui est certain, c’est que le vieux Roi, quand il fut à son heure dernière, soit qu’il fut touché par le remords de son grand crime, soit qu’il désirât tout simplement que le trône ne sortît pas de sa lignée, avait envoyé chercher le jeune garçon, et l’avait reconnu comme son successeur, en présence du conseil.

Et il paraît que dès le premier instant où il fut reconnu, il montra des indices de cette étrange passion pour la Beauté qui était destinée à exercer une si grande influence sur sa vie.

Ceux qui l’accompagnèrent dans l’enfilade de chambres, qui étaient réservées à son usage, parlèrent souvent du cri de plaisir qui s’échappa de ses lèvres à la vue du costume raffiné et des riches joyaux qui avaient été préparés pour lui, et de la joie presque farouche avec laquelle il jeta loin de lui sa tunique de grossière basane, et son rude manteau en peau de mouton.

À vrai dire, il lui arrivait de regretter la charmante liberté de sa vie dans la forêt, et il ne subissait jamais que de mauvaise grâce l’ennuyeux cérémonial, de la cour, qui absorbait une si grande partie de ses journées.

Mais le merveilleux palais, – Joyeuse comme on le nommait, – dont il se voyait désormais le maître, lui apparaissait comme un monde nouveau créé exprès pour lui plaire.

Et sitôt qu’il pouvait s’esquiver de la table du conseil ou de la salle d’audience, il courait au grand escalier, orné de lions en bronze doré, aux marches de brillant porphyre.

Il errait de salle en salle, de corridors en corridors.

On eut dit quelqu’un qui cherche à trouver dans la Beauté un remède contre la douleur, une sorte de reprise de force après la maladie.

En ces voyages de découvertes, ainsi qu’il les nommait, – et c’étaient vraiment pour lui de véritables voyages à travers un pays enchanteur, – il était parfois accompagné des pages de la cour, aux corps élancés, aux cheveux blonds, avec leurs manteaux flottants, leurs rubans voltigeant, aux couleurs gaies.

Mais le plus souvent il restait seul.

Il sentait grâce à un vif instinct qui équivalait presque à de la divination, que c’est dans l’isolement que s’apprennent le mieux les secrets de l’Art, et que la Beauté, comme la Sagesse, aime l’adorateur solitaire.

Il courut bien des anecdotes curieuses à son sujet pendant cette période.

On disait qu’un gros Bourgmestre venu pour débiter une harangue fleurie au nom des citoyens de la ville, l’avait surpris agenouillé, en réelle adoration devant un grand tableau qu’on venait d’apporter de Venise, et cela semblait faire présager le culte de divinités nouvelles.

Une autre fois, il avait disparu pendant plusieurs heures, et après l’avoir longtemps cherché, on l’avait découvert dans une chambrette d’une des tourelles du nord du palais, où il contemplait, comme dans une extase, une gemme grecque sur laquelle était gravée la tête d’Adonis.

À en croire le récit, on l’avait vu poser ces lèvres chaudes sur le front de marbre d’une antique statue qui avait été découverte dans le lit du fleuve, lors de la construction du pont de pierre, et sur laquelle était inscrit le nom de l’esclave bithynien d’Adrien.

Il avait passé une nuit entière à étudier les effets du clair de lune sur une image d’argent qui représentait Endymion.

Chose certaine, toutes les matières rares et de haut prix avaient pour lui un grand attrait.

Dans son empressement à les acquérir, il avait envoyé au loin de nombreux marchands, les uns pour acheter de l’ambre aux pêcheurs des mers du Nord, les autres pour chercher en Égypte cette curieuse turquoise verte qui se trouve uniquement dans les tombes royales, et qui passe pour douée de vertus magiques.

D’autres devaient acquérir en Perse des tapis de soie, de la poterie peinte.

D’autres allaient dans l’Inde chercher de la gaze, de l’ivoire coloré, les pierres de lune, des bracelets de jade, du bois de santal, de l’émail bleu et des châles de fine laine.

Mais ce qui l’occupait le plus, c’était la robe qu’il devait porter à son couronnement, la robe d’or tissé, et la couronne parsemée de rubis, et le sceptre, avec ses rangées et ses cercles de perles.

Et en effet c’était à cela qu’il pensait ce soir-là, allongé sur sa couche somptueuse, les yeux fixés sur la grosse bûche de pin qui se consumait dans la largeur du foyer.

Les dessins, qui sortaient de la main des artistes les plus fameux de l’époque, lui avaient été soumis plusieurs mois auparavant.

Il avait donné des ordres pour que les artisans travaillassent nuit et jour à leur exécution, pour qu’on fouillât l’univers afin de trouver des joyaux qui fussent dignes de leur travail.

Il se voyait en imagination debout devant le maître-autel de la cathédrale, dans le beau costume royal.

Un sourire se jouait et s’attardait sur ses lèvres d’adolescent, et éclairait d’un reflet brillant ses yeux noirs de forestier.

Au bout de quelques instants, il quitta sa couche et s’appuyant sur le manteau sculpté de la cheminée, il jeta un regard circulaire sur la chambre plongée dans une demi-obscurité.

Les murs étaient tendus de riches tapisseries représentant le triomphe de la Beauté.

Une grande commode, incrustée d’agathe et de lapis-lazuli, garnissait un angle, et en face de la fenêtre se dressait un cabinet curieusement travaillé, avec des panneaux laqués d’or mat et des mosaïques, sur lequel étaient rangés quelques grêles gobelets de verre de Venise et une coupe d’onyx aux veines sombres.

De pâles pavots étaient brodés sur la couverture de soie du lit.

On eût dit qu’ils étaient tombés des mains lasses du Sommeil.

De longs roseaux en ivoire à cannelures supportaient le dais de velours, duquel partaient de grands panaches en plumes d’autruche, pareils à une écume blanche, montant jusqu’au pâle argent du plafond à caissons.

Un Narcisse rieur en bronze vert soutenait au-dessus de sa tête un miroir poli.

Sur la table se voyait une coupe plate d’améthyste.

Au-dehors, le jeune roi apercevait le dôme colossal de la cathédrale, surgissant comme une bulle au-dessus des maisons aux contours indécis.

Les sentinelles, lasses de leur faction, allaient et venaient, parmi le brouillard, sur la terrasse du fleuve.

Bien loin, dans un verger, un rossignol chantait.

Un vague parfum de jasmin entrait par la fenêtre ouverte.

Le Roi rejeta en arrière de son front ses boucles brunes et prenant un luth, il promena au hasard ses doigts sur les cordes.

Ses paupières alourdies s’abaissèrent.

Une langueur singulière s’empara de lui.

Jamais jusqu’alors il n’avait éprouvé d’une façon aussi aiguë, avec une joie aussi exquise, la magie et le mystère des belles choses.

Quand minuit sonna à l’horloge de la tour, il toucha une sonnette.

Ses pages entrèrent et le dévêtirent avec force cérémonie, versèrent sur ses mains de l’eau de rose, et répandirent des fleurs sur son oreiller.

Quelques instants après qu’ils avaient quitté la chambre, il s’endormit.

II

Et en dormant il eut un rêve, et ce rêve, le voici.

Il songeait qu’il était dans un grenier long et bas, parmi le ronronnement et le vacarme d’un grand nombre de métiers à tisser.

La maigre lumière du jour entrait furtivement par les fenêtres grillées et lui montrait les grossières silhouettes des tisserands penchés sur leurs machines.

Des enfants pâles, à l’air maladif, étaient accroupis sur les énormes traverses.

Lorsque les navettes avaient passé comme un éclair à travers la chaîne, ils soulevaient les lourds battants et quand les navettes étaient au bout de leur course, ils laissaient retomber les battants, qui serraient les fils et les enlaçaient ensemble.

Leurs figures étaient creusées par la faim.

Leurs mains grêles étaient agitées et tremblantes.

Des femmes aux traits hagards étaient assises à une table et cousaient.

Une odeur horrible remplissait cet endroit.

L’air était impur et lourd ; les murs tout suintants étaient sillonnés par des filets humides.

Le jeune Roi s’approcha d’un des tisserands, s’arrêta près de lui et le regarda.

Et le tisserand lui lança un coup d’œil irrité, et dit :

– Qu’as-tu à me regarder ? Es-tu un espion que notre maître a envoyé chez nous.

– Quel est ton maître ? demanda le jeune Roi.

– Notre maître ! s’écria le tisserand avec amertume. C’est un homme comme moi. À vrai dire, il n’y a pas de différence entre nous, sinon qu’il porte de beaux habits, pendant que je suis vêtu de haillons, et que pendant que je suis affaibli par la faim, il souffre assez cruellement d’une indigestion.

– Le pays est libre, dit le jeune Roi, et tu n’es l’esclave de personne.

– À la guerre, répondit le tisserand, les forts réduisent les faibles en esclavage et en temps de paix les riches réduisent les pauvres en servitude. Il nous faut travailler pour vivre, et ils nous donnent des salaires si faibles que nous mourons. Nous peinons pour eux tout le long du jour, et ils entassent l’or dans leurs coffres, et nos enfants s’étiolent prématurément, et les figures de celles que nous aimons deviennent dures et méchantes. Nous foulons les raisins, et ce sont d’autres qui boivent le vin. Nous semons le blé, et notre huche est vide. Nous portons des chaînes, bien que l’œil ne les voie pas, et nous sommes esclaves, bien qu’on nous appelle des hommes libres.

– En est-il ainsi pour tous ? demanda le jeune Roi.

– Il en est ainsi pour tous, répondit le tisserand, pour les jeunes comme pour les vieux, pour les femmes comme pour les hommes, pour les petits enfants comme pour ceux qui succombent sous les années. Les marchands nous pressurent, et il faut que nous obéissions à leurs ordres. Le prêtre passe à cheval, disant son chapelet, et personne n’a souci de nous. À travers nos ruelles sans soleil se glisse la Pauvreté aux yeux affamés, et le Péché à la face ravagée la suit de tout près. La Misère nous éveille le matin, et le soir, la Honte veille avec nous. Mais que te font ces choses ? Tu n’es pas l’un de nous. Il y a trop de bonheur dans ta figure.

Et il se détourna, l’air farouche, lança la navette entre les fils, et le jeune Roi vit que la navette était garnie de fil d’or.

Et une grande frayeur le saisit, et il dit au tisserand.

– Qu’est-ce que c’est que cette robe que tu tisses ?

– C’est la robe destinée au couronnement du jeune Roi, répondit-il. Qu’est-ce que cela te fait ?

Et le jeune Roi jeta un grand cri, et s’éveilla, et…

Il était dans sa chambre, et à travers la fenêtre, il vit la vaste lune couleur de miel, suspendue dans la brumeuse atmosphère.

III

Et il se rendormit, et il rêva, et voici son rêve.

Il se croyait étendu sur le pont d’une vaste galère, que menaient à la rame une centaine d’esclaves.

Sur un tapis était assis à côté de lui le maître de la galère.

Il était aussi noir que l’ébène, et il portait un turban de soie cramoisie.

De grands pendants en argent tombaient des lobes épais de ses oreilles, et il avait à la main une paire de balances d’ivoire.

Les esclaves étaient nus, sauf une ceinture de haillons, et chaque homme était enchaîné à son voisin.

L’ardent soleil tombait à pic sur eux.

Des nègres allaient et venaient le long des bastingages et les frappaient avec des fouets faits de lanières de cuir.

Ils allongeaient leurs bras maigres, et poussaient à travers l’eau les lourdes rames, dont le tranchant lançait une écume salé.

À la fin l’on arriva dans une petite baie et l’on se mit à faire des sondages.

Un vent léger soufflait de la côte et couvrait d’une fine poussière rouge le pont et la grande voile latine.

Trois Arabes montés sur des ânes sauvages apparurent et leur lancèrent des épieux.

Le maître de la galère prit un arc bigarré et atteignit un des Arabes à la gorge.

Celui-ci tomba lourdement sur la grève, et ses compatriotes s’enfuirent au galop.

Une femme, enveloppée d’un voile jaune, apparut ensuite sur un chameau au pas lent, et de temps à autre se retourna pour regarder le cadavre.

Aussitôt qu’on eut jeté l’ancre et cargué la voile, les nègres entrèrent dans la cale et apportèrent une longue échelle de corde raidie par un gros poids de plomb.

Le maître de la galère la jeta par-dessus le bord en en assujettissant les bouts à deux tiges de fer.

Alors les nègres saisirent le plus jeune des esclaves, brisèrent ses fers, remplirent de cire ses narines et ses oreilles, et attachèrent à sa taille une grosse pierre. Il descendit péniblement par l’échelle et disparut dans la mer. Quelques bulles d’air montèrent à l’endroit où il avait plongé.

Quelques-uns des esclaves regardaient curieusement par-dessus le bord.

À la proue de la galère se tenait debout un charmeur de requins, qui battait d’une cadence monotone sur un tambour.

Au bout de quelques instants, le plongeur reparut hors de l’eau et s’accrocha tout haletant à l’échelle, tenant une perle dans sa main droite.

Les nègres la lui prirent à la hâte et le repoussèrent.

Sur leurs rames, les esclaves se laissèrent aller au sommeil.

À plusieurs reprises le pêcheur de perles remonta, et chaque fois il apportait une belle perle.

Le maître de la galère les pesait et les enfermait dans un petit sac de cuir vert.

Le jeune Roi voulait parler, mais on eût dit que sa langue était collée à son palais, que ses lèvres refusaient de se mouvoir.

Les nègres jacassaient entre eux.

Puis ils se mirent à se chamailler au sujet d’un cordon de grains de verre.

Deux grues voletaient tout autour du navire.

Puis, le plongeur remonta pour la dernière fois, et la perle qu’il apporta était plus belle que toutes les perles d’Ormuzd, car elle avait la forme de la pleine lune, et elle était plus blanche que l’étoile du matin.

Mais sa figure était extraordinairement pâle, et lorsqu’il tomba sur le pont, le sang jaillit de ses oreilles et de ses narines.

Il eut un court frisson, puis il resta immobile.

Les nègres haussèrent les épaules et lancèrent le cadavre par-dessus le bord.

Et le maître de la galère se mit à rire.

Il avança la main, prit la perle, et quand il la vit, il la pressa contre son front, et s’inclina.

– Elle sera, dit-il, pour le sceptre du jeune Roi.

Et d’un signe, il ordonna aux nègres de lever l’ancre.

Et, en entendant cela, le jeune Roi jeta un grand cri, et s’éveilla, et par la fenêtre, il vit les longs doigts gris de l’aube saisir les étoiles pâlissantes.

IV

Et il se rendormit, il rêva et voici son rêve.

Il lui semblait qu’il errait au hasard dans un bois sombre, où pendaient partout des fruits étranges, et de belles fleurs vénéneuses.

Sur son passage, les vipères sifflaient, et les brillants perroquets s’enfuyaient de branche en branche en jetant des cris perçants.

D’énormes tortues gisaient endormies sur la vase chaude.

Dans les arbres fourmillaient singes et paons.

Il alla, il vint, et finit par atteindre la lisière du bois.

Là il vit une multitude immense d’hommes au travail dans le lit desséché d’un fleuve.

Ils se pressaient sur la pente escarpée pareils à des fourmis.

Ils creusaient dans le sol des puits profonds et y descendaient.

Quelques-uns d’entre eux abattaient des roches avec de grands pics.

D’autres, avec leurs doigts, fouillaient le sable d’où ils arrachaient les cactus par la racine et les foulaient aux pieds.

Ils allaient courant, s’interpellant mutuellement : personne n’était oisif.

Cachées dans les ténèbres d’une caverne, la Mort et l’Avarice les guettaient, et la Mort disait :

– Je suis lasse, donne-m’en un tiers, et laisse-moi partir.

Mais l’Avarice, hochant la tête, répondait :

– Ils sont mes serviteurs.

Et la Mort lui dit :

– Qu’est-ce que tu tiens dans ta main ?

– J’ai trois grains de blé, répondit-elle. Qu’est-ce que cela te fait ?

– Donne-m’en un pour que je le plante dans mon jardin, dit la Mort, rien qu’un et je m’en irai.

– Je ne te donnerai rien, dit l’Avarice en fermant sa main et en la cachant dans les plis de son vêtement.

Et la Mort se mit à rire.

Elle prit une coupe et la plongea dans une mare, et de cette coupe monta la fièvre.

Elle passa à travers la grande multitude, et un tiers d’entre ceux qui étaient là furent étendus mort.

Un froid brouillard la suivait, et les serpents d’eau couraient à ses côtés.

Et quand l’Avarice vit qu’un tiers de la multitude était mort, elle se frappa violemment la poitrine, et pleura.

Elle frappa son sein stérile et cria.

– Tu as fait périr un tiers de mes serviteurs. Va-t’en d’ici. On se bat dans les montagnes de Tartarie, et les rois des deux camps t’appellent. Les Afghans ont immolé le bœuf noir. Ils ont frappé sur leurs boucliers avec leurs lances, et se sont coiffés de leurs casques de fer. Que t’importe ma vallée, pour que tu t’y arrêtes ? Va-t’en et ne reviens plus.

– Non répondit la Mort, tant que tu ne m’auras pas donné un grain de blé, je ne partirai pas.