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Virgile

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Toutes les œuvres de Virgile réunies en un seul ebook

Découvrez l'œuvre de Virgile dans son ensemble et emmenez-la partout avec vous !

À propos de la collection GrandsClassiques.com :

La collection GrandsClassiques.com a pour objectif de mettre à disposition des lecteurs les œuvres complètes des incontournables de la littérature. Un soin tout particulier est apporté à ces versions afin de garantir une qualité de lecture optimale.

Dans la même collection :

• Ésope
• Héraclite
• Jean de la Fontaine
• Guy de Maupassant
• Jean Racine
• Arthur Rimbaud
• Émile Zola• Guillaume Apollinaire• Henri Bergson• Honoré de Balzac• Charles Baudelaire• Homère• Pierre de Marivaux• Marcel Proust

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Note de l'éditeur

GrandsClassiques.com met à disposition des lecteurs les œuvres intégrales des plus grands auteurs de l'histoire de la littérature.

Si un soin tout particulier a été apporté à ces versions numériques afin de garantir une lecture la plus agréable qui soit, il n'est toutefois pas impossible que quelques erreurs ou coquilles subsistent.

N'hésitez donc pas à nous contacter pour toute remarque ou demande d'informations à l'adresse suivante : [email protected]

L'équipe deGrandsClassiques.com

Biographie de l'auteur

Virgile, le poète latin dans les pas d’Homère

Virgile voulut faire l’éloge sous forme de poème de la ville de Rome. Avec l’Énéide, l’auteur nous offre un portrait de la ville éternelle, à l’époque de ses origines et à la période de l’empereur Auguste. Poète remarquable, auréolé de succès, Virgile s’est démarqué des auteurs de son temps par son écriture structurée et maîtrisée.

Virgile naît le 17 octobre de l’année 70 avant Jésus-Christ, dans les environs de Mantoue à Andes (actuelle Lombardie). Au cours de sa vie, l’auteur noue une amitié durable avec le poète Horace, qui le qualifie comme « la moitié de [s]on âme », avec le critique Quintilius Varus, ou encore avec Cornelius Gallus, considéré comme le père de l’élégie de la poésie romaine. Intéressé par de nombreux domaines d’études, il s’initie tour à tour à la littérature, la philosophie, le droit, la médecine et les sciences. Ses apprentissages le conduisent à Crémone, Milan, Rome et Naples, où il reçoit des enseignements grecs qui auront une influence significative sur son travail littéraire.

Pendant la période de la guerre civile, il fait la connaissance d’Asinius Pollion et découvre ainsi l’écriture de Catulle et des poètes néotériques. Les recherches réalisées sur la vie de Virgile stipulent qu’il entreprit un voyage de trois ans en Asie Mineure et en Grèce, afin de se documenter pour parfaire la rédaction de son oeuvre principale, l’Énéide. Une insolation vient écourter ses pérégrinations, et Virgile prévoit de s’arrêter quelque temps seulement à Brindes, où il s’éteint le 21 septembre de l’année 19 avant Jésus-Christ. Dans son testament, il avait demandé que son ébauche de l’Énéide soit brûlée, mais l’empereur Auguste refuse de respecter cette dernière volonté : le poème est publié par l’un des testamentaires de Virgile, Lucius Varius Rufus.

En composant l’Énéide, Virgile voulait honorer Rome à la manière d’Homère honorant la Grèce. Il relate l’épopée d’Enée après la guerre de Troie pour atteindre la ville de Lavinium, et son combat pour s’y établir. Composé de douze chants, le poème s’inspire des épopées grecques par son style, le titre de certaines parties (un chant est intitulé l’Iliade et un autre l’Odyssée), mais aussi par le registre. Le travail de Virgile ne fut pas vain puisqu’il hérita du titre d’« alter Homerus ». Toute au long de l’oeuvre poétique, l’auteur s’efforce de présenter les origines de Rome, mais aussi l’histoire de son temps, correspondant à l’époque augustéenne. L’Énéide connaît une popularité remarquable : de nombreux auteurs se sont servis de son architecture pour écrire de nouvelles épopées et ce texte figure rapidement au programme de l’enseignement. En effet, les jeunes élèves devaient réciter ce texte par coeur, car sa structure et sa grammaire en faisaient un outil pédagogique de premier choix. On citera également l’influence qu’il eût sur Ronsard pour la rédaction de La Franciade (un texte analogue glorifiant la France) et le personnage éponyme de La Divine Comédie de Dante.

Outre cette oeuvre monumentale, Virgile a composé, entre autres, deux poèmes qui célèbrent l’agriculture, Les Bucoliques et Les Géorgiques. Connaissant un succès retentissant, Les Bucoliques présentent sous forme de dialogues entre bergers le canevas de la poésie pastorale grecque. Le terme « bucolique » est d’ailleurs resté à la postérité. Dans ces deux textes, Virgile démontre une écriture structurée, utilisant l’hexamètre dactylique dont le grec Théocrite fut précurseur. La rigueur et la perfection de leur architecture permettent à Virgile d’occuper une place de choix parmi les poètes latins de sa génération.

Ses œuvres principales

Les Bucoliques

Les Géorgiques

L’Énéide

Quelques citations

« L'amour triomphe de tout ; nous aussi cédons à l'amour. »

Les Bucoliques

« Heureux qui peut savoir l'origine des choses. »

« Un travail opiniâtre vient à bout de tout. »

Les Géorgiques 

« La beauté rend toujours la vertu plus aimable. »

« Déploie ton jeune courage, enfant ; c'est ainsi qu'on s'élève jusqu'aux astres. »

« Une telle douleur, si j'ai pu la prévoir, Je saurais la subir. »

L’Énéide

Les Bucoliques

(-37 avant J.-C.)

Les chiffres placés entre crochets correspondent aux vers du texte original en latin.

Eglogue I

Mélibée et Tityre

Mélibée

[1] Couché sous le vaste feuillage de ce hêtre, tu essayes, ô Tityre, un air champêtre sur tes légers pipeaux. Et nous, chassés du pays de nos pères, nous quittons les douces campagnes, nous fuyons notre patrie. Toi, Tityre, étendu sous de frais ombrages, [5] tu apprends aux échos de ces bois à redire le nom de la belle Amaryllis.

Tityre

O Mélibée, c'est un dieu qui nous a fait ce sort tranquille. Oui, il sera toujours un dieu pour moi ; souvent un tendre agneau de nos bergeries arrosera ses autels de son sang. Tu vois, il laisse errer mes génisses en ces lieux, [10] et il m'a permis de jouer les airs que je voudrais sur mon rustique chalumeau.

Mélibée

Je n'envie point ton bonheur : je m'en étonne plutôt, à la vue de ces champs désolés et pleins de trouble. Moi-même, tout faible que je suis, j'emmène à la hâte mes chèvres ; en voici une que j'ai peine à traîner. Là, entre d'épais coudriers, elle vient, mère plaintive, de mettre bas deux chevreaux, [15] l'espérance de mon troupeau, hélas ! qu'elle a laissés sur une roche nue.

Je me souviens (mais mon esprit était aveuglé) que ce malheur m'a été plus d'une fois prédit : des chênes ont été frappés de la foudre devant moi ; souvent du creux d'une yeuse une corneille criant à ma gauche me l'avait annoncé : Mais dis-moi, ô Tityre, dis-moi quel est ce dieu ?

Tityre

Cette ville qu'on appelle Rome, ô Mélibée, [20] n'étais-je pas assez simple pour me la figurer semblable à celle de nos contrées, où nos bergers ont coutume de mener leurs tendres agneaux ? Ainsi je voyais ressembler à leurs pères les chiens qui viennent de naître, les chevreaux à leurs mères ; ainsi je comparais les petits objets aux grands. Mais Rome élève autant sa tête au-dessus des autres villes, [25] que les cyprès surpassent les vignes flexibles.

Mélibée

Et quel motif si grand t'a donné l'envie de voir Rome ?

Tityre

La liberté, qui, bien que tardive, m'a regardé dans mon oisif esclavage, quand ma barbe déjà blanchissante tombait sous les ciseaux : enfin elle m'a regardé, enfin elle est venue pour moi, [30] depuis que Galatée m'a quitté, et qu'Amaryllis me tient sous ses lois. Car, je te l'avouerai, tant que Galatée me retenait près d'elle, je n'avais ni l'espérance d'être libre, ni le soin d'augmenter mon épargne ; et quoiqu'il sortît de mes bergeries bon nombre de victimes, quoique ma main ne cessât de presser pour l'ingrate Mantoue le lait le plus savoureux de mes chèvres, [35] elle n'en revenait jamais chargée du plus modique métal.

Mélibée

Je m'étonnais, ô Amaryllis, de t'entendre invoquer tristement les dieux ; je me demandais pour qui tu laissais pendre à leurs arbres les fruits mûrs. Tityre était absent de ces lieux ; c'est toi, Tityre, toi que ces pins eux-mêmes, ces fontaines, ces arbrisseaux redemandaient.

Tityre

[40] Que faire ? je ne pouvais mieux sortir d'esclavage, ni connaître ailleurs des dieux aussi propices. C'est là, Mélibée, que j'ai vu ce jeune et divin mortel, pour qui douze fois l'année nos autels fumeront. À peine le suppliai-je, qu'il me répondit : [45] « Enfants, faites paître, comme devant, vos génisses ; rendez au joug vos taureaux. »

Mélibée

Heureux vieillard, tes champs te resteront donc ! et ils sont assez étendus pour toi, quoique la pierre nue et le jonc fangeux couvrent partout tes pâturages. Des herbages inconnus ne nuiront pas à tes brebis pleines, [50] et le mal contagieux du troupeau voisin n'infectera pas le tien. Vieillard fortuné ! là, sur les bords connus de tes fleuves, près de tes fontaines sacrées, tu respireras le frais et l'ombre. Ici l'abeille d'Hybla, butinant sur les saules en fleurs qui ceignent tes champs de leur verte clôture, [55] t'invitera souvent, par son léger murmure, à goûter le sommeil : et tandis que du haut de la roche l'émondeur poussera son chant dans les airs, tes chers ramiers ne cesseront de roucouler, la tourterelle de gémir, sur les grands ormeaux.

Tityre

Aussi les cerfs légers paîtront dans les airs, [60] et les flots laisseront les poissons à sec sur les rivages ; le Parthe et le Germain, exilés et se cherchant l'un l'autre dans leur course errante, boiront, celui-là les eaux de l'Arare, celui-ci les eaux du Tigre, avant que l'image de ce dieu bienfaisant s'efface de mon coeur.

Mélibée

Mais nous, tristes bannis, nous irons, les uns chez les Africains brûlés par le soleil, [65] les autres chez les Scythes glacés, en Crète, sur les bords de l'impétueux Oaxis, et jusque chez les Bretons, séparés du reste du monde. Ah ! me sera-t-il donné, après un long temps, de revoir la contrée de mes pères, mon pauvre toit couvert de gazon et de chaume, et d'admirer encore mon champ, mon royaume, et ses rares épis ? [70] Quoi ! c'est pour un soldat inhumain que j'ai tant cultivé ces guérets ! Le barbare aura ces moissons ! Voilà donc où la discorde a amené de malheureux citoyens ! Voilà pour qui nous avons ensemencé nos champs ! Ente donc, Mélibée, ente des poiriers, range tes vignes sur le coteau. Allez, mes chèvres, troupeau jadis heureux, allez : [75] je ne vous verrai plus, de loin couché dans un antre verdoyant, pendre aux flancs des roches buissonneuses. Je ne chanterai plus ; non, mes chèvres, vous n'irez plus, menées par moi, brouter le cytise en fleur et les saules amers.

Tityre

Cependant tu peux, cette nuit, reposer avec moi [80] sur un lit de feuillage. J'ai des fruits savoureux, des châtaignes amollies par la flamme, un laitage abondant. Déjà les toits des hameaux fument au loin, et les ombres grandissantes tombent des hautes montagnes.

Eglogue 2

[1] Le berger Corydon brûlait pour le bel Alexis, les délices de son maître, et il n'avait pas ce qu'il espérait. Seulement il venait tous les jours sous les cimes ombreuses des hêtres épais ; là, seul, [5] sans art, il jetait aux monts, aux forêts cette plainte perdue :

« O cruel Alexis, tu dédaignes mes chants, tu n'es point touché de ma peine ; à la fin, tu me feras mourir. Voici l'heure où les troupeaux cherchent l'ombre et le frais ; où les vertes ronces cachent les lézards ; [10] où Thestylis broie l'ail et le serpolet odorants, pour les moissonneurs accablés des feux dévorants de l'été.

Et moi, attaché à la trace de tes pas, je n'entends plus autour de moi que les buissons qui retentissent, sous un soleil ardent, des sons rauques des cigales. Ne m'eût-il pas été moins dur de supporter les tristes colères [15] et les superbes dédains d'Amaryllis ? Que n'aimé-je Ménalque, quoiqu'il soit brun, quoique tu sois blanc ?

O bel enfant, ne compte pas trop sur la couleur : on laisse le blanc troène, on cueille la noire airelle. Tu me méprises. Alexis, et tu n'as souci de savoir qui je suis, [20] combien je suis riche en troupeaux, combien en blanc laitage. Mille brebis paissent pour moi sur les monts de Sicile ; l'été, l'hiver, le lait nouveau ne me manque pas. Je chante les airs que chantait, quand il appelait ses troupeaux, Amphion de Thèbes sur le haut Aracynthe. [25] Je ne suis pas si affreux ; je me suis vu naguère sur le rivage, dans la mer calme et unie ; et si le miroir des eaux ne nous trompe jamais, je ne craindrais pas, te prenant pour juge, Daphnis pour la beauté.

O qu'il te plaise seulement d'habiter avec moi ces pauvres campagnes, et nos humbles chaumières ; de percer les daims, [30] et de chasser devant toi, avec la verte houlette, la bande pressée de nos chevreaux. Avec moi dans les forêts tu imiteras Pan sur tes pipeaux. Pan le premier a enseigné à joindre ensemble par la cire plusieurs chalumeaux ; Pan protège et les brebis et les bergers. Ne crains pas de blesser avec la flûte ta lèvre délicate : [35] pour apprendre mes airs, que ne faisait pas Amyntas ? J'ai une flûte formée de sept tuyaux d'inégale hauteur, qu'autrefois Damétas m'a donnée en propre : en mourant il me dit : « Tu es le second qui l'aies. » Ainsi dit Damétas ; Amyntas n'en fut-il pas sottement envieux ?

[40] De plus, j'ai trouvé au fond d'un périlleux ravin deux petits chevreuils tachetés de blanc ; chaque jour ils épuisent les mamelles de deux brebis : je les garde pour toi. Il y a longtemps que Thestylis me presse de les lui amener ; et elle les aura, puisque tu n'as que du dédain pour mes présents.

[45] Viens, ô bel enfant ! Voici les nymphes qui t'apportent des lis à pleines corbeilles ; pour toi une blanche naïade cueillant de pâles violettes, les plus hauts pavots, et le narcisse, les joint aux fleurs odorantes de l'anet ; pour toi entremêlant la case et mille autres herbes suaves, [50] elle peint la molle airelle des couleurs jaunes du souci. Moi-même je cueillerai les blanches pommes du coing au tendre duvet, et des châtaignes, qu'aimait mon Amaryllis : j'y joindrai la prune vermeille ; elle aussi sera digne de te plaire. Et vous aussi, lauriers, myrtes si bien assortis, je vous cueillerai, [55] puisqu'ainsi rassemblés vous confondez vos suaves odeurs.

Tu es sot, Corydon ; Alexis ne veut pas de tes présents ; et si les tiens le disputaient à ceux d'Iolas, Iollas ne te cèderait pas. Malheureux, qu'ai-je dit ? Je suis perdu d'amour ; j'ai déchaîné l'Auster sur les fleurs, j'ai lancé le sanglier fangeux dans les claires fontaines. [60] Ah ! qui fuis-tu, insensé ? Les dieux aussi ont habité les forêts ; le Troyen Pâris était berger. Que Pallas aime les hauts remparts qu'elle a bâtis : nous, que les bois nous plaisent par-dessus tout. La lionne à l'oeil sanglant cherche le loup ; le loup, la chèvre ; la chèvre lascive, le cytise en fleurs : [65] et toi, Corydon te cherche, ô Alexis ! chacun suit le penchant qui l'entraîne. Vois, les boeufs ramènent le soc levé de la charrue ; et le soleil, qui descend, double les ombres croissantes : et moi je brûle encore — Est-il quelque répit à l'amour ?

Ah ! Corydon, Corydon, quelle démence est la tienne ? [70] La vigne, unie à cet ormeau touffu, reste à demi-taillée : que ne prépares-tu plutôt quelque ouvrage utile à tes champs ? que ne tresses-tu le jonc et le flexible osier ? Tu trouveras un autre Alexis, si cet Alexis te dédaigne.

Eglogue 3

Ménalque, Damétas, Palémon

Ménalque

[1] Dis-moi, Damétas, à qui ce troupeau ? à Mélibée ?

Damétas

Non ; il est à Égon, qui depuis peu me l'a confié.

Ménalque

O troupeau toujours malheureux ! pendant que le jaloux Égon languit auprès de Néèra, et tremble qu'elle ne me préfère à lui, [5] ici un gardien mercenaire trait deux fois par heure ses brebis, épuise les mères, dérobe le lait aux agneaux.

Damétas

Souviens-toi de ménager un peu plus tes reproches. On sait aussi de tes aventures — quand tes boucs te regardèrent de travers… et certain antre consacré aux nymphes… Mais les nymphes en rirent ; elles sont si indulgentes !

Ménalque

[10] Est-ce quand elles me virent couper d'une faux envieuse les arbustes et les vignes nouvelles de Mycon ?

Damétas

« Non, c'est quand près de ces vieux hêtres tu brisas l'arc et les chalumeaux de Daphnis. Méchant, quand tu vis qu'on les donnait à cet enfant, tu en eus tant de dépit, [15] que si tu ne lui avais fait quelque mal, tu serais mort.

Ménalque

Que feront les maîtres, si des esclaves, des fripons sont si osés ? Ne t'ai-je pas vu, scélérat, dérober traîtreusement un chevreau à Damon ? Mais Lycisque aboya de toutes ses forces ; et comme je criais : « Où s'esquive le larron ? [20] Tityre, rassemble ton troupeau » ; toi, tu te cachais derrière les joncs.

Damétas

Que Damon ne me donnait-il le chevreau, prix de la victoire que ma flûte avait remportée sur la sienne ? Si tu l'ignores, ce chevreau était à moi ; Damon en convenait lui-même : mais, à l'entendre, il ne pouvait me le donner.

Ménalque

[25] Toi, vainqueur de Damon ! As-tu seulement jamais eu une flûte à sept tuyaux, ignorant, qui n'as jamais su que jeter au vent, dans les carrefours, de misérables airs tirés d'un aigre chalumeau ?

Damétas

Eh bien ! veux-tu que tour à tour nous nous éprouvions dans le chant ? Tu vois cette génisse ; ne va pas la dédaigner : [30] deux fois elle se laisse traire, et elle nourrit encore deux veaux : ce sera mon gage. Dis le tien, et nous combattrons.

Ménalque

Je n'oserais rien risquer avec toi de mon troupeau. J'ai, tu le sais, un père ; j'ai une injuste marâtre, deux fois par jour ils comptent mon troupeau, l'un les brebis, l'autre les chevreaux, [35] Mais j'ai à te proposer, puisque tu es assez fou pour me défier, un prix (toi-même tu l'avoueras) bien au-dessus du tien : ce sont deux coupes de hêtre que sculpta la main divine d'Alcimédon. Une vigne ciselée à l'entour y revêt gracieusement de ses souples rameaux les raisins épandus du pâle lierre. [40] Dans le fond d'une de ces coupes est la figure de Conon : et quelle est donc l'autre ? … Dis-moi le nom de cet homme qui, par des lignes tracées, a décrit tout le globe de la terre habitée, a marqué le temps de la moisson, le temps propre à la charrue recourbée. Je n'ai pas encore approché ces vases de mes lèvres ; je les garde précieusement enfermés,

Damétas

J'ai, comme toi, du même Alcimédon, deux coupes, [45] où il a fait s'entrelacer aux deux anses la molle acanthe : au fond, il a gravé l'image d'Orphée, que suivent les forêts émues : mes lèvres non plus n'en ont pas touché le bord ; et je les garde soigneusement. Mais, auprès de ma génisse, ces coupes ne valent pas qu'on les vante.

Ménalque

Tu ne m'échapperas pas aujourd'hui ; toutes les conditions que tu voudras, je les tiens. [50] Que celui qui vient vers nous nous écoute seulement. C'est Palémon. Je saurai bien t'empêcher à jamais de provoquer qui que ce soit.

Damétas

Allons, commence, si tu veux : je ne me ferai pas attendre. Je n'ai pas de juge à écarter. Toi, Palémon, notre voisin, il ne s'agit pas de peu de chose ; laisse-toi pénétrer par nos chants.

Palémon

[55] Chantez, enfants, puisque nous sommes assis sur l'herbe tendre. C'est le moment où les champs, les arbres, où tout enfante, où les forêts reverdissent, où l'année est la plus belle. Commence, Damétas ; toi, Ménalque, tu répondras. Vous chanterez tour à tour ; les Muses aiment les chants alternés.

Damétas

[60] Jupiter est le commencement de tout ; tout est plein de Jupiter. C'est par lui que nos champs sont fertiles ; il veut bien aimer mes vers.

Ménalque

Et moi je suis aimé de Phébus ; j'ai toujours des présents que je réserve à Phébus, le laurier, et l'hyacinthe suave et pourprée.

Damétas

Galatée me jette une pomme, la folâtre jeune fille ! [65] et fuit vers les saules ; et avant de se cacher, désire être vue.

Ménalque

Mais il vient de lui-même s'offrir à moi, mon Amyntas, ma flamme : Délie n'est pas maintenant plus connue de mes chiens.

Damétas

J'ai des présents tout prêts pour ma Vénus car j'ai remarqué un endroit où des ramiers ont fait leur nid.

Ménalque

[70] J'ai cueilli (c'est tout ce que j'ai pu) dix pommes d'or choisies, je les ai envoyées au rustique enfant que j'aime : demain je lui en enverrai dix autres.

Damétas

O que de mots tendres m'a souvent dits ma Galatée ! Vents, n'en portez-vous rien aux oreilles des dieux ?

Ménalque

Que me sert, Amyntas, que dans ton âme tu ne me méprises point, [75] si, tandis que tu poursuis les sangliers, moi je garde les filets ?

Damétas

Iollas, envoie-moi Phyllis ; c'est mon jour natal : toi, quand je sacrifierai une génisse pour mes moissons, viens toi-même.

Ménalque

J'aime Phyllis plus que toutes les autres ; car elle a pleuré de me voir partir, et elle m'a dit longtemps : Adieu, adieu, bel Iollas.

Damétas

[80] Le loup est funeste aux bergeries, les pluies aux moissons mûres, les vents aux arbres ; à moi les colères d'Amaryllis.

Ménalque

L'eau est douce aux champs ensemencés, l'arboisier aux chevreaux sevrés, le saule pliant aux brebis pleines ; à moi le seul Amyntas.

Damétas

Pollion aime ma muse, toute rustique qu'elle est. [85] Déesses du Permesse, nourrissez une génisse pour le poète qui lit ses vers.

Ménalque

Pollion fait lui-même des vers vraiment nouveaux. Muses, nourrissez pour lui un jeune taureau, qui déjà menace de la corne et qui fasse en bondissant voler la poussière.

Damétas

Que celui qui t'aime, Pollion, arrive où il se réjouit de te voir parvenu ; que le miel coule pour lui ; que pour lui le buisson épineux produise l'amome.

Ménalque

[90] Que celui qui ne hait point Bavius aime tes vers, ô Mévius ! qu'il s'en aille atteler des renards et traire des boucs !

Damétas

Vous qui cueillez des fleurs et les fraises qui naissent à terre, fuyez d'ici, enfants ; un froid serpent est caché sous l'herbe.

Ménalque

Prenez garde, mes brebis, d'aller plus avant ; [95] la rive n'est pas sûre : le bélier sèche encore sa toison.

Damétas

Tityre, éloigne du fleuve mes chèvres : moi-même, quand il en sera temps, je les laverai toutes à la fontaine.

Ménalque

Enfants, abritez vos brebis : si la chaleur vient à tarir leur lait, comme ces jours passés, nos mains presseront en vain leurs mamelles.

Damétas

[100] Hélas ! que mon taureau est maigre dans ces gras pâturages ! Le même amour tue et le troupeau et le pasteur.

Ménalque

Mes brebis (ce n'est pas l'amour qui en est cause) sont maigres à laisser voir leurs os. Je ne sais quel regard fascine mes tendres agneaux.

Damétas

Dis-moi, et tu seras pour moi un Apollon, en quel endroit de la terre [105] l'espace du ciel n'a pas plus de trois coudées d'étendue.

Ménalque

Dis dans quelle contrée naissent des fleurs sur lesquelles sont écrits des noms de rois ; et Phyllis est à toi, à toi seul.

Palémon

Il ne m'appartient pas de prononcer entre vous dans une si grande lutte. Lui et toi vous avez mérité une génisse, vous et tout berger [110] qui chantera les redoutables douceurs ou les amers soucis de l'amour. Fermez la source, enfants ; les prairies sont abreuvées.

Eglogue 4

[1] Muses de Sicile, élevons un peu nos chants. Les buissons ne plaisent pas à tous, non plus que les humbles bruyères. Si nous chantons les forêts, que les forêts soient dignes d'un consul.

Il s'avance enfin, le dernier âge prédit par la Sibylle : [5] je vois éclore un grand ordre de siècles renaissants. Déjà la vierge Astrée revient sur la terre, et avec elle le règne de Saturne ; déjà descend des cieux une nouvelle race de mortels. [10] Souris, chaste Lucine, à cet enfant naissant ; avec lui d'abord cessera l'âge de fer, et à la face du monde entier s'élèvera l'âge d'or : déjà règne ton Apollon. Et toi, Pollion, ton consulat ouvrira cette ère glorieuse, et tu verras ces grands mois commencer leur cours. Par toi seront effacées, s'il en reste encore, les traces de nos crimes, et la terre sera pour jamais délivrée de sa trop longue épouvante. [15] Cet enfant jouira de la vie des dieux ; il verra les héros mêlés aux dieux ; lui-même il sera vu dans leur troupe immortelle, et il régira l'univers, pacifié par les vertus de son père.

Pour toi, aimable enfant, la terre la première, féconde sans culture, prodiguera ses dons charmants, çà et là le lierre errant, le baccar [20] et le colocase mêlé aux riantes touffes d'acanthe. Les chèvres retourneront d'elles-mêmes au bercail, les mamelles gonflées de lait ; et les troupeaux ne craindront plus les redoutables lions : les fleurs vont éclore d'elles-mêmes autour de ton berceau, le serpent va mourir ; [25] plus d'herbe envenimée qui trompe la main ; partout naîtra l'amome d'Assyrie.

Mais aussitôt que tu pourras lire les annales glorieuses des héros et les hauts faits de ton père, et savoir ce que c'est que la vraie vertu, on verra peu à peu les tendres épis jaunir la plaine, le raisin vermeil pendre aux ronces incultes [30] et, jet de la dure écorce des chênes le miel dégoutter en suave rosée. Cependant il restera quelques traces de la perversité des anciens jours : les navires iront encore braver Thétis dans son empire ; des murs ceindront les villes ; le soc fendra le sein de la terre. Il y aura un autre Typhis, un autre Argo portant [35] une élite de héros : il y aura même d'autres combats ; un autre Achille sera encore envoyé contre un nouvel Ilion.

Mais sitôt que les ans auront mûri ta vigueur, le nautonier lui-même abandonnera la mer, et le pin navigateur n'ira plus échanger les richesses des climats divers ; toute terre produira tout. [40] Le champ ne souffrira plus le soc, ni la vigne la faux, et le robuste laboureur affranchira ses taureaux du joug. La laine n'apprendra plus à feindre des couleurs empruntées : mais le bélier lui-même, paissant dans la prairie teindra sa blanche toison des suaves couleurs de la pourpre ou du safran ; [45] et les agneaux, tout en broutant l'herbe, se revêtiront d'une vive et naturelle écarlate. Filez, filez ces siècles heureux, ont dit à leurs légers fuseaux les Parques, toujours d'accord avec les immuables destins.

Grandis donc pour ces magnifiques honneurs, cher enfant des dieux, glorieux rejeton de Jupiter ; [50] les temps vont venir.

Vois le monde s'agiter sur son axe incliné ; vois la terre, les mers, les cieux profonds, vois comme tout tressaille de joie à l'approche de ce siècle fortuné. Oh ! s'il me restait d'une vie prolongée par les dieux quelques derniers jours, et assez de souffle encore pour chanter tes hauts faits, [55] je ne me laisserais vaincre sur la lyre ni par le Thrace Orphée, ni par Linus, quoique Orphée ait pour mère Calliope, Linus le bel Apollon pour père. Pan lui-même, qu'admire l'Arcadie, s'il luttait avec moi devant elle, Pan lui-même s'avouerait vaincu devant l'Arcadie.

[60] Enfant, commence à connaître ta mère à son sourire : que de peines lui ont fait souffrir pour toi dix mois entiers ! Enfant, reconnais-la : le fils à qui ses parents n'ont point souri n'est digne ni d'approcher de la table d'un dieu, ni d'être admis au lit d'une déesse.

Eglogue 5

Ménalque, Mopsus

Ménalque

[1] Pourquoi, Mopsus, puisque nous nous rencontrons ici, toi qui sais enfler le chalumeau léger, et moi chanter des vers, ne nous asseyons-nous pas au milieu de ces ormes, entremêlés de coudriers ?

Mopsus

Tu es le plus âgé de nous deux, Ménalque ; il est juste que je t'obéisse ; soit que nous nous reposions sous ces ombrages changeants que remuent les zéphyrs, [5] soit que nous nous retirions plutôt dans cet antre. Vois comme la vigne sauvage y étale ses grappes éparses.

Ménalque

Sur nos montagnes le seul Amyntas te le disputerait pour le chant.

Mopsus

Lui ! ne voudrait-il pas l'emporter sur Phébus lui-même ?

Ménalque

[10] Commence, Mopsus, et chante-nous ce que tu sais des amours de Phyllis, des louanges d'Alcon, ou de la querelle de Codrus : commence ; Tityre gardera nos chevreaux paissant dans la prairie.

Mopsus

J'ai d'autres vers que je gravai l'autre jour sur la verte écorce d'un hêtre, les chantant, les traçant tour à tour. J'aime mieux les essayer devant toi : [15] après cela dis à Amyntas de me le disputer encore.

Ménalque

Autant que le saule pliant cède au pâle olivier, l'humble lavande au rosier pourpre, autant, à mon avis, Amyntas cède à Mopsus. C'en est assez, enfant ; nous voici dans l'antre.

Mopsus

[20] Une mort cruelle avait ravi Daphnis à la lumière ; les nymphes le pleuraient : coudriers, claires ondes, vous fûtes témoins de leur douleur, lorsque, tenant embrassé le misérable corps de son fils, une mère désolée accusait la rigueur et des dieux et des astres.

Dans ces jours, ô Daphnis, aucun berger ne mena ses boeufs, au sortir des pâtis, [25] se désaltérer dans les fraîches rivières ; ses troupeaux ne goutèrent même pas de l'eau des fleuves, ne touchèrent pas à l'herbe des prés. Les lions mêmes de la Libye, ô Daphnis, ont gémi de ta mort ; les sauvages monts, les forêts nous le redisent encore. C'est Daphnis qui nous apprit à atteler au char les tigres d'Arménie ; [30] Daphnis qui nous apprit à conduire les choeurs de Bacchus, à enlacer de pampres gracieux de souples baguettes. Comme la vigne est la parure des arbres, les raisins de la vigne ; comme le taureau est l'orgueil du troupeau, les moissons l'ornement des grasses campagnes ; de même, ô Daphnis, tu l'étais de nos bergeries. Depuis que les destins t'ont enlevé, [35] Palès elle-même, Apollon aussi a quitté nos champs. Souvent dans ces sillons à qui nous avions confié des grains superbes, il ne croît plus que la triste ivraie et toutes les herbes stériles ; à la place de la douce violette, du narcisse pourpré, s'élèvent le chardon, et la ronce aux épines aiguës.

[40] Jonchez la terre de feuillage, bergers ; couvrez ces fontaines d'ombrages entrelacés : Daphnis veut qu'on lui rende ces honneurs. Élevez-lui un tombeau, et gravez-y ces vers :

« Je suis ce Daphnis connu dans les forêts et jusques aux astres,

berger d'un beau troupeau, moins beau que le berger. »

Ménalque

[45] Tes chants, divin poète, sont pour nous ce que le sommeil sur le gazon est aux membres fatigués, ce qu'au milieu des ardeurs de l'été l'eau jaillissante d'un ruisseau est à celui qui y étanche sa soif. Ce n'est pas seulement sur les pipeaux, c'est encore pour la voix, que tu égales ton maître ; heureux enfant, tu seras le premier après lui ! [50] Cependant je veux à mon tour te chanter, comme je pourrai, quelques-uns de mes vers ; à mon tour je veux élever ton cher Daphnis jusqu'aux astres, oui, jusqu'aux astres ; moi aussi Daphnis m'aima.

Mopsus

Est-il un don plus grand pour moi ? Le triste enfant est bien digne d'être chanté par toi : [55] il y a longtemps que Stimichon m'a vanté les vers que t'inspira Daphnis.

Ménalque

Daphnis, dans les splendeurs de la céleste lumière, admire le seuil de l'Olympe, son nouveau séjour ; il voit sous ses pieds les nuages, et les astres. Aussi quels vifs transports en ressentent et les forêts, et les campagnes, et Pan, et les bergers, et les jeunes Dryades !

[60] Le loup ne songe plus à tendre des pièges aux troupeaux, le chasseur à surprendre les cerfs dans ses traîtres lacs ; le bon Daphnis aime la paix. Les monts incultes eux-mêmes en poussent jusqu'aux astres des cris de joie ; les rochers même et les buissons prennent une voix pour dire : « C'est un dieu, Ménalque, c'est un dieu ! »

[65] Sois-nous propice et favorable, ô Daphnis : voici quatre autels ; deux fument pour toi, Daphnis, deux pour Apollon. Tous les ans je t'offrirai deux coupes où écumera un lait nouveau, deux cratères pleins du jus savoureux de l'olive : Bacchus surtout égaiera nos rustiques festins ; [70] et, l'hiver, à la flamme du foyer, l'été, à l'ombre des bois, je verserai à flots dans nos coupes un vin de Chio, nouveau nectar pour moi. Damétas et Égon chanteront tour à tour, et Alphésibée imitera la danse légère des Satyres. Tels seront à jamais tes honneurs, ô Daphnis ! et quand nous célébrerons la fête solennelle des nymphes, [75] et quand nous promènerons les victimes autour de nos champs. Tant que le sanglier aimera le sommet des montagnes, les poissons l'eau des fleuves ; tant que l'abeille se nourrira de thym, la cigale de rosée, ton nom, ta gloire et tes vertus vivront dans nos coeurs. Comme à Bacchus et à Cérès, [80] les laboureurs t'adresseront leurs voeux tous les ans ; et toi aussi tu les lieras par leurs voeux.

Mopsus

Quels dons, Ménalque, quels dons puis-je t'offrir, en retour de pareils chants ? Non, le souffle naissant de l'auster, le doux bruit des flots qui vont battre la rive ne me charment pas autant, ni les fleuves qui courent entre les rochers murmurants des vallées.

Ménalque

[85] Reçois de moi d'abord ce frêle chalumeau : II m'apprit à chanter : « Corydon brûlait pour le bel Alexis. » II m'apprit à chanter : « À qui ce troupeau ? Est-ce à Mélibée ? »

Mopsus

Et toi, Ménalque, prends cette houlette, [90] précieuse par ses noeuds égaux, et où brille l'airain. Antigène, tout aimable qu'il était alors, me l'a souvent, mais en vain demandée.

Eglogue 6

[1] Ma muse la première a daigné redire, en se jouant, les vers du poète de Syracuse, et n'a pas rougi d'habiter les forêts. J'allais chanter les rois et les combats, quand Apollon, me tirant l'oreille, me dit : « Tityre, un berger [5] doit faire paître ses grasses brebis, et chanter de petits airs champêtres. » Je vais donc, puisque assez d'autres, ô Varus, diront à l'envi tes louanges et peindront les tristes guerres, je vais essayer un air champêtre sur mon chalumeau léger : un dieu me l'ordonne ainsi. Mais ces humbles vers, ô Varus, [10] si quelqu'un les lit et qu'ils le charment, il entendra nos bruyères, il entendra nos bois résonner de ton nom. Est-il rien de si agréable à Phébus, que la page qui s'est décorée du nom de Varus ?

Muses, continuez. Chromis et Mnasyle, deux bergers, deux enfants, trouvèrent un jour Silène endormi dans un antre. [15] Il avait, comme toujours, les veines enflées du vin de la veille. Sa couronne tombée de sa tête était loin de lui, et de sa main, qui en avait usé l'anse, pendait encore un vase pesant. Souvent le vieillard leur avait fait espérer ses chants ; toujours il les avait trompés : ils se jettent sur lui, et le lient avec ses propres guirlandes. [20] Églé survient ; Églé, la plus belle des nymphes, encourage les timides bergers et leur prête secours ; et, au moment que le vieillard ouvre les yeux, elle lui rougit le front et les tempes du jus sanglant de la mûre. Lui, riant du badinage : « Pourquoi ces noeuds, enfants ? leur dit-il. Dégagez-moi ; c'est assez d'avoir pu me surprendre. [25] Les chants que vous voulez de moi, vous allez les entendre : à vous mes chants ; à celle-ci je réserve une autre récompense. » Il dit ; il va chanter. Alors vous eussiez vu les Faunes et les bêtes sauvages accourir en cadence et se jouer autour de lui, et les chênes eux-mêmes balancer leurs cimes émues. Les rochers du Parnasse ne se réjouissent pas autant des accents d'Apollon ; [30] le Rhodope et l'Ismare n'admirent pas autant Orphée.

Silène chanta comment s'étaient pressés, confondus dans le vide immense, les éléments de la terre, de l'air, de la mer, et du feu liquide ; comment ils donnèrent naissance à toute chose, comment le monde encore tendre se forma de ces germes féconds ; [35] comment le sol commença à durcir, et à se séparer des eaux reçues dans le sein des mers ; comment la matière revêtit peu à peu des formes diverses. II dit les premiers feux du soleil, et la terre étonnée de le voir luire ; les nuages montant au plus haut des airs et retombant en pluies, les jeunes forêts levant leurs fronts sauvages, [40] et les animaux errant en petit nombre sur les monts inconnus.

Il dit les pierres jetées par Pyrrha, le règne de Saturne, les vautours du Caucase, et le vol de Prométhée ; Hylas perdu sous l'onde, et qu'appelaient en vain ses compagnons ; Hylas, Hylas, que redemandait au loin la rive. [45] Heureuse, hélas ! s'il n'y eût jamais eu de troupeaux, Pasiphaé, il plaint ton déplorable amour pour un taureau blanc comme la neige. Ah ! vierge infortunée, quel délire t'a emportée ! Les Proétides remplirent les campagnes de faux beuglements ; mais aucune d'elles ne s'abandonna [50] aux honteux hyménées des troupeaux, quoiqu'elles craignissent le joug pour leur tête, et que souvent elles cherchassent des cornes sur leur front uni. Ah ! malheureuse amante, tu erres maintenant sur les montagnes ; et lui, couché sur la molle hyacinthe, où s'étale la blancheur de ses flancs, il rumine de vertes herbes sous l'ombre noire d'une yeuse, [55] ou poursuit quelque génisse dans un grand troupeau. Fermez, nymphes de Crète, fermez les issues des forêts ! peut-être s'offriront à mes yeux les traces vagabondes du taureau que j'aime ; peut-être aussi que, charmé par les verts pâturages, ou que suivant un troupeau, [60] quelque génisse l'attire vers les étables de Gortyne. Alors il chante la jeune fille éblouie des pommes d'or du jardin des Hespérides ; il enveloppe d'une écorce amère et moussue les soeurs de Phaéton, s'élevant de la terre dans les airs en hauts peupliers.

II chante Gallus, errant sur les bords du Permesse : [65] il dit comment une des neuf soeurs le conduisit sur le sommet de l'Hélicon, et comment devant lui se leva tout le choeur d'Apollon ; comment le berger Linus, le front couronné de fleurs et d'ache amère, lui dit d'une voix divine : « Reçois des mains des Muses ces chalumeaux, [70] qu'elles donnèrent autrefois au vieillard d'Ascra ; quand il en tirait des accords, les ormes émus, descendaient des montagnes. Dis-nous sur ces chalumeaux les origines de la forêt de Grynée ; et que, chanté par toi, il n'y ait aucun bois sacré dont Apollon se glorifie davantage. »

Que ne chanta pas Silène ? II dit les fureurs de Scylla, fille de Nisus ; [75] les monstres aboyants qui entouraient ses flancs d'albâtre d'une horrible ceinture ; comment elle tourmenta les vaisseaux d'Ulysse, précipita ses compagnons tremblants dans l'abîme profond des mers, hélas ! et les livra à la dent dévorante de ses chiens. II dit Térée et sa triste métamorphose, quels funestes mets lui prépara Philomèle ; [80] comment, nouvel oiseau, il s'enfuit dans les déserts ; comment, avant de fuir, le malheureux voltigea au-dessus de son palais.

Enfin, tous les beaux chants d'Apollon qu'écouta jadis l'Eurotas ravi, et qu'il fit retenir à ses lauriers, Silène les redit ; et les échos des vallons les renvoient jusqu'aux astres. [85] Mais Vesper, se levant, ordonne aux deux bergers de pousser vers l'étable leurs brebis rassemblées, et de les compter, et l'Olympe voit à regret s'avancer la nuit.

Eglogue 7

Mélibée, Corydon, Thyrsis

Mélibée

[1] Daphnis s'était assis par hasard sous le feuillage murmurant d'un chêne ; Corydon et Thyrsis avaient poussé vers lui leurs troupeaux rassemblés, Thyrsis ses brebis, Corydon ses chèvres aux mamelles traînantes : tous deux de l'Arcadie et dans la fleur des ans, [5] tous deux égaux dans l'art de chanter et de répondre aux chants.

Là, tandis que je défendais du froid mes tendres myrtes, le chef de mon troupeau, le bouc, s'égara. En même temps j'aperçois Daphnis, qui, me voyant aussi, me dit : « Viens ici, Mélibée, viens vite ; ton bouc et tes chevreaux sont en sûreté ; [10] et si tu as quelque loisir, repose-toi à l'ombre près de moi. Tes boeufs viendront d'eux-mêmes par le pré boire en ces eaux : ici le verdoyant Mincius est ceint de tendres roseaux, et les abeilles bourdonnent sous ce chêne sacré. »

Que faire ? Je n'avais au logis ni Phyllis, ni Alcippe, [15] pour renfermer dans la bergerie mes agneaux nouvellement sevrés : mais un si grand combat ! Corydon contre Thyrsis ! Cependant je laissai pour leurs jeux mes affaires sérieuses. Ils commencèrent donc à chanter tour à tour ; les Muses voulaient que tour à tour ils disent leurs vers. [20] Corydon chantait le premier, et Thyrsis répondait dans un ordre pareil.

Corydon

Nymphes de Béotie, vous que j'aime, donnez-moi de chanter des vers tels que ceux que vous inspirâtes à mon cher Codrus ; ils approchent de ceux d'Apollon : ou, si je ne peux les égaler tous, que ma flûte rebelle demeure suspendue à ce pin sacré.

Thyrsis

[25] Bergers d'Arcadie, couronnez de lierre un poète grandissant, et que Codrus en crève de dépit ; ou s'il me loue à m'en dégoûter, ceignez ma tête de baccar, de peur que sa langue envieuse ne porte malheur au poète futur.

Corydon

Diane, le petit Micon vous offre cette tête velue d'un sanglier, [30] et la vivante ramure d'un cerf : si ma chasse est toujours aussi heureuse, votre image, du marbre le plus poli, s'élèvera par mes mains, chaussant le cothurne de pourpre.

Thyrsis

Priape, je t'offre tous les ans un vase plein de lait, et ces gâteaux ; c'est assez attendre de moi : tu es le gardien d'un si pauvre jardin ! [35] Jusqu'à présent je t'ai fait de marbre, c'est tout ce que j'ai pu : mais si mes brebis sont bien fécondes, tu seras d'or.

Corydon

Fille de Nérée, charmante Galatée, plus douce à mes sens que le thym de l'Hybla, plus blanche que les titanes, plus belle que le lierre blanc, dès que mes taureaux seront revenus du pâtis à l'étable, [40] si tu as quelque bonté pour ton Corydon, viens à lui.

Thyrsis

Et moi, je veux bien te paraître plus amer que les herbes de Sardaigne, plus hérissé que le houx, plus vil que l'algue rejetée par les mers, si ce jour loin de toi ne m'est pas déjà plus long qu'une année. Allez, mes taureaux, vous n'avez pas de honte ! c'est assez paître, allez à vos étables.

Corydon

[45] Fontaines moussues, herbe plus molle que le sommeil, verts arbrisseaux qui les couvrez d'une ombre rare, défendez mon troupeau des feux du solstice. Voici venir la saison brûlante, et déjà la vigne réjouie enfle ses bourgeons.

Thyrsis

Dans ma cabane brillent le foyer et la torche résineuse ; j'y ai toujours grand feu, [50] et la porte en est sans cesse noircie par la fumée. Là, nous nous soucions autant du souffle glaçant de Borée, que le loup du nombre des agneaux, un torrent de sa rive.

Corydon

J'ai ici le genièvre et la châtaigne hérissée ; les fruits tombés sous les arbres jonchent partout la terre ; [55] tout rit aujourd'hui : mais si le bel Alexis s'en allait de ces montagnes, on verrait les fleuves eux-mêmes se tarir.

Thyrsis

Nos champs sont arides ; l'air embrasé fait mourir nos herbes altérées ; Bacchus lui-même envie à nos coteaux les pampres qui les ombrageaient : mais que ma Phyllis revienne, et tout le bois reverdira, [60] et les cieux descendront en pluie féconde sur nos campagnes.

Corydon

Le peuplier est agréable à Hercule, la vigne à Bacchus, le myrte à la belle Vénus, le laurier à Apollon. Phyllis aime les coudriers : tant que Phyllis les aimera, le myrte ne l'emportera pas sur les coudriers, non plus que le laurier de Phébus.

Thyrsis

[65] Le frêne embellit nos forêts, le pin nos jardins, le peuplier les fleuves, le sapin les hautes montagnes : mais si tu viens, beau Lycidas, me voir plus souvent, le frêne dans nos forêts, le pin dans nos jardins le céderont à toi.

Mélibée

Je me souviens de ces vers, et que Thyrsis disputa vainement la victoire : [70] et, depuis ce temps-là, Corydon est toujours pour moi sans égal.

Eglogue 8

Damon et Alphésibée

[1] Je dirai les chants et le combat des bergers Damon et Alphésibée : la génisse charmée oublia pour les entendre l'herbe des prairies ; les lynx s'arrêtèrent, saisis de leurs accords ; les fleuves suspendirent leurs cours, et se reposèrent : [5] je dirai les chants de Damon et d'Alphésibée.

Illustre Pollion, soit que tu franchisses déjà les rochers du Timave, soit que tu côtoyes les rivages de la mer Illyrienne, ne viendra-t-il jamais ce jour, où il me sera permis de chanter tes hauts faits ? Me sera-t-il jamais permis de répandre dans le monde entier [10] tes vers, les seuls dignes du cothurne de Sophocle ? Ma muse a commencé par toi, par toi ma muse finira : reçois ces vers composés par ton ordre, et souffre que ce lierre s'enlace sur ton front avec les lauriers de la victoire.

Les froides ombres de la nuit s'étaient retirées des cieux ; [15] c'était l'heure où la rosée est la plus agréable aux troupeaux. Damon, appuyé sur le bois poli de l'olivier, préluda ainsi :

Damon

« Parais, étoile du matin, et, prévenant le jour, ramène sa douce lumière : trompé dans mon amour par la perfide Nysa, je me plains d'elle ; et quoiqu'il ne m'ait rien servi d'avoir pris les dieux à témoin, [20] mourant je les invoque encore à mon heure dernière.

Commence avec moi, ô ma flûte, commence des accords dignes du Ménale.

Le Ménale a toujours des forêts mélodieuses, des voix dans ses pins ; il entend sans cesse les bergers chantant leurs amours, et Pan qui le premier ne laissa pas les pipeaux languir inutiles.

[25] Commence avec moi, ô ma flûte ; commence des accords dignes du Ménale.

Nisa a Mopsus : amants, que n'espérons-nous pas ? On va voir les griffons s'unir aux cavales, et désormais les daims timides iront avec les chiens se désaltérer à la même source. Prépare, Mopsus, de nouveaux flambeaux ; on te donne une épouse ; [30] mari, répands les noix : pour toi Vesper abandonne l'Oeta.

Commence avec moi, ô ma flûte, commence des accords dignes du Ménale.

O Nysa, bien digne d'un tel époux, tandis que tu nous méprises tous, que ma flûte, que mes chèvres te déplaisent, que tu hais mes sourcils hérissés, ma longue barbe, [35] crois-tu qu'il n'est point de dieu qui se mêle des choses humaines ?

Commence avec moi, ô ma flûte, commence des accords dignes du Ménale.

Je t'ai vue, toi enfant, et ta mère (je vous conduisais toutes deux), cueillir dans nos jardins des pommes humides de rosée : ma douzième année commençait ; [40] et déjà je pouvais atteindre de terre aux fragiles rameaux. Je te vis, je brûlai, un funeste délire emporta mes sens.

Commence avec moi, ô ma flûte, commence des accords dignes du Ménale.

Maintenant je sais ce que c'est que l'amour ; il est né des durs rochers de l'Ismare, du Rhodope, chez le Garamante, aux extrémités de la terre ; [45] cet enfant n'a rien de nous, rien de notre sang.

Commence avec moi, ô ma flûte, commence des accords dignes du Ménale.

Le cruel Amour a forcé une mère à souiller ses mains du sang de ses propres enfants : et toi aussi, ô mère, tu fus cruelle : mais qui des deux le fut davantage ? [50] Oui, l'Amour fut cruel ; et toi, ô mère, tu le fus aussi.

Commence avec moi, ô ma flûte, commence des accords dignes du Ménale.

Que le loup maintenant fuie les brebis ; que les chênes durs portent des pommes d'or ; que le narcisse fleurisse sur l'aune ; que les bruyères distillent de leur écorce l'ambre onctueux ; [55] que les hiboux le disputent aux cygnes ; que Tityre soit Orphée, Orphée dans les forêts, Arion parmi les dauphins.

Commence avec moi, ô ma flûte, commence des accords dignes du Ménale.

Oui, que tout devienne Océan. Adieu, forêts ; je vais, du haut de la roche aérienne, me précipiter dans les ondes. [60] Nysa, reçois ce dernier hommage d'un amant qui meurt pour toi.

O ma flûte, cesse tes accords dignes du Ménale. »

Ainsi chanta Damon : Muses, dites-nous ce que répondit Alphésibée ; tous ne peuvent pas tout dire.

Alphésibée

« Apporte de l'eau, Amaryllis, et pare ces autels de molles bandelettes ; [65] brûle la grasse verveine et l'encens mâle : je veux essayer par un sacrifice magique de tirer de leur lâche tiédeur les sens de mon amant : oui, je n'ai plus qu' à recourir aux enchantements.

Ramène de la ville en ces lieux, charme puissant, ramène-moi Daphnis.

Les magiques paroles peuvent faire descendre Phébé des cieux ; [70] par elles, Circé transforma les compagnons d'Ulysse : le froid serpent, dans les prés, meurt brisé par la voix enchanteresse.

Ramène de la ville en ces lieux, charme puissant, ramène-moi Daphnis.

D'abord j'entoure ton image de trois bandeaux de diverses couleurs, [75] et je la promène trois fois autour de cet autel : le nombre impair plaît aux dieux.

Ramène de la ville en ces lieux, charme puissant, ramène-moi Daphnis.

[80] Comme cette argile durcit, comme cette cire se liquéfie au même brasier, que Daphnis ressente les mêmes effets de mon amour. Jette cette pâte ; brûle avec le bitume ces fragiles lauriers. Le cruel Daphnis me brûle, qu'il brûle en ce laurier.

Ramène de la ville en ces lieux, charme puissant, ramène-moi Daphnis.

[85] La génisse, lasse de chercher dans les bois et de colline en colline un jeune taureau, tombe sur l'herbe verdoyante au bord d'un ruisseau, et, perdue d'amour, ne pense pas que ta nuit la rappelle à l'étable : que Daphnis soit possédé pour moi de la même ardeur incurable et délaissée.

[90] Ramène de la ville en ces lieux, charme puissant, ramène-moi Daphnis.

Voici les dépouilles qu'autrefois le perfide m'a laissées, chers gages de son amour ; terre, je les dépose dans ton sein sous le seuil même ; ils me sont garants du retour de Daphnis.

Ramène de la ville en ces lieux, charme puissant, ramène-moi Daphnis.

[95] Ces herbes, ces poisons cueillis dans les campagnes du Pont, c'est Méris lui-même qui me les a donnés : ils naissent innombrables dans le Pont. Par leur vertu merveilleuse, j'ai vu souvent Mépris devenir loup et s'enfoncer dans les bois ; je l'ai vu faire sortir les mânes de leurs tombeaux ; je l'ai vu transplanter des moissons d'un champ dans un autre.

[100] Ramène de la ville en ces lieux, charme puissant, ramène-moi Daphnis.

Amaryllis, porte ces cendres hors de la maison ; jette-les par-dessus ta tête dans le ruisseau, et ne regarde pas derrière toi. C'est avec toutes ces armes que j'attaquerai Daphnis : mais il se rit, l'infidèle, et du charme et des dieux !

Ramène de la ville en ces lieux, charme puissant, ramène-moi Daphnis.

[105] Vois, tandis que je tarde à l'emporter, cette cendre a d'elle-même enveloppé l'autel de flammes tremblotantes : bon présage ! Mais qu'entends-je ? Hylax aboie sur le seuil : Le croirai-je ! Ou les amants se forgent-ils des songes à plaisir ?

Cessez, charmes puissants, Daphnis revient de la ville ; cessez, voici Daphnis.

Eglogue 9

Lycidas, Méris

Lycidas

[1] Où vas-tu, Méris ? suis-tu le chemin de la ville ?

Méris

O Lycidas, nous devions donc vivre assez pour voir ce triste jour que nous n'avions jamais craint, ce jour où un étranger, possesseur de nos terres, devait nous dire : « Ces champs sont à moi ; anciens habitants, partez. » [5] Ainsi, abattus et désolés, puisque le sort bouleverse tout, envoyons au nouveau maître ces chevreaux. Que ce présent lui soit fatal !

Lycidas

J'avais pourtant ouï dire que, de l'endroit où ces collines commencent à s'abaisser, et à descendre vers la plaine par une douce pente, jusqu'à ces eaux et jusqu'à ces vieux hêtres à la cime déjà brisée, tout le terrain [10] avait été conservé à votre Ménalque par nos maîtres, charmés de ses vers.

Méris

Tu l'avais ouï dire, et c'était le bruit commun ; mais nos vers, cher Lycidas, ont autant de force, au milieu des traits de Mars, que les colombes de Chaonie, quand l'aigle fond sur elles. [15] Si du creux d'un chêne une corneille ne m'eût averti à gauche de n'avoir pas de nouveaux démêlés avec nos vainqueurs, ni ton Méris, ni Ménalque lui-même, ne vivraient plus.

Lycidas

Ah, quelqu'un pouvait-il se charger d'un si grand crime ? Avec toi, Ménalque, nous eût donc été ravie du même coup la douceur de tes chants ! Si tu n'étais plus, qui chanterait les nymphes ? [20] qui répandrait sur la terre les herbes fleuries ? qui couvrirait nos fontaines de verts ombrages ? Quel autre eût fait ces vers que l'autre jour te dérobait ma mémoire, lorsque tu partais pour aller voir Amaryllis, nos délices ?

« Tityre, fais paître jusqu'à mon retour, je ne vais pas loin, fais paître mes chèvres : mène-les du pâtis à la rivière, Tityre, et, en les conduisant, [25] prends garde à ce bouc ; il frappe de la corne. »

Méris

J'aime encore mieux, tout imparfaits qu'ils sont, ces vers qu'il chantait pour Varus :

« O Varus, pourvu que Mantoue nous reste, Mantoue, hélas ! trop voisine de la malheureuse Crémone, nos cygnes élèveront en mélodieux accents ton nom jusqu'aux astres. »

Lycidas

[30] Puissent tes abeilles fuir les ifs empestés de la Corse ! puisse le lait gonfler les mamelles de tes vaches nourries de cytise ! Mais chante-moi quelques vers encore, si tu en sais. Et moi aussi les Muses m'ont fait poète : j'ai mes chansons aussi ; nos bergers disent que je suis poète ; mais je ne les crois point. [35] Car il me paraît que je n'ai pas encore de vers qui soient dignes de Varus ou de Cinna ; vil oison, je mêle mes aigres cris aux chants mélodieux des cygnes.

Méris

Écoute, Lycidas :je tâche de retrouver, si je le puis, dans mon esprit certains vers — ils ne sont pas si méprisables.

« Viens, ô viens, ma Galatée ! quels jeux te peuvent retenir sous l'onde ? [40] Ici c'est le printemps vermeil ; ici la terre répand mille et mille fleurs sur les bords des fleuves ; ici le peuplier blanc se penche sur mon antre, et les vignes flexibles s'y entrelacent en frais berceaux. Viens, et laisse les flots en fureur battre les rivages. »

Lycidas

Et ces autres vers que je t'ai une fois entendu chanter seul, dans une belle nuit ; [45] je redirais l'air, si je me souvenais des paroles.

« Pourquoi, Daphnis, contemples-tu le lever des antiques étoiles ? vois-tu s'avancer dans les cieux l'astre de César, du petit-fils de Vénus ? astre heureux, sous lequel la moisson se réjouira de mûrir, la grappe va se colorer sur nos coteaux aux feux du midi. [50] Plante des poiriers, Daphnis ; tes petits-fils en cueilleront les fruits. »

Méris

Le temps emporte tout, même l'esprit : je me souviens qu'enfant je ne finissais de chanter qu'avec les soleils des longs jours : comment ai-je oublié tant de chansons ? ma voix même s'en va : quelque loup le premier aura vu Méris : [55] Mais tu entendras assez souvent mes vers de la bouche de Ménalque.

Lycidas

Vains prétextes ! Méris, tu me fais languir dans cette douce attente. Et pourtant la mer aplanie se tait comme pour t'écouter, vois, et tous les murmures de l'air sont tombés : nous avons fait la moitié de notre route, [60] et déjà apparaît dans le lointain le tombeau de Bianor. Arrêtons-nous ici, Méris, où tu vois ces laboureurs émonder un épais feuillage ; chantons ici, et mets à terre tes chevreaux : nous arriverons assez tôt à la ville : ou, si nous craignons que la pluie ne s'amassant dans la nuit ne nous surprenne, chantons en poursuivant notre route ; elle en sera moins longue. [65] Pour que nous marchions en chantant, je te soulagerai de ce fardeau.

Méris

Enfant, laisse là les chants ; l'heure nous presse ; allons, quand Ménalque sera de retour, nous chanterons plus à l'aise.

Eglogue 10

[1] Permets, ô Aréthuse, ce dernier effort à ma muse champêtre. Que mon cher Gallus ait de moi peu de vers, mais des vers qui soient lus de Lycoris elle-même : qui refuserait des vers à Gallus ? Ainsi puisse ton onde, coulant sous les flots de Sicile, [5] ne se mêler jamais avec l'onde amère de Doris ! Commençons, et chantons les malheureuses amours de Gallus, tandis que mes chèvres camuses brouteront les tendres arbrisseaux. Ici rien n'est sourd à nos chants, j'entends déjà les forêts me répondre.

Quels bois, ô Naïades, quelles forêts vous cachaient à la lumière, [10] quand Gallus se mourait d'un indigne amour ? Car ni les sommets du Parnasse ni ceux du Pinde ne vous retenaient, ni les claires eaux d'Aganippe. Les lauriers le pleurèrent ; il fut aussi pleuré des bruyères : le Ménale couronné de pins le pleura, quand il le vit gisant sous ses rochers solitaires ; [15] le Lycée aussi s'attendrit, et ses crêtes glacées : autour du berger sont ses brebis, ses brebis elles-mêmes sensibles à ses maux.

Ne va pas dédaigner les troupeaux, divin poète ! Le bel Adonis aussi mena paître des brebis le long des fleuves. Les bergers, les bouviers aux pas tardifs, tous accoururent ; [20] Ménalque vint, que mouillait encore le gland d'hiver ramassé dans les bois.

Tous te demandent : « Pourquoi cet amour ? »

Apollon vint, et te dit : « Gallus, quelle folie est la tienne ? Ta flamme, ta Lycoris suit les pas d'un autre à travers les neiges, à travers les horreurs des camps. »

Sylvain parut aussi, [25] le front ceint d'une couronne champêtre, agitant des tiges fleuries et de grands lis. Pan vint aussi, Pan, dieu d'Arcadie ; nous vîmes nous-mêmes son visage divin, que rougissaient l'hièble sanglante et le carpin : « Quand finiront ces plaintes, dit-il ? L'Amour ne s'en met pas en peine ; le cruel Amour ne se rassasie point de larmes, non plus que les prés d'eau ; [30] les abeilles de cytise, les chèvres de feuillage. »

Mais le triste Gallus leur répondait : « Vous direz pourtant, Arcadiens, vous les seuls habiles à chanter, vous direz mes tourments à vos montagnes. O que mes os reposeront mollement, si, votre flûte un jour redit mes amours ! [35] Que n'ai-je été l'un de vous ? que n'ai-je ou gardé vos troupeaux, ou vendangé avec vous la grappe mûre ! Soit que j'eusse brûlé pour Phyllis, soit que j'eusse aimé Amyntas (qu'importe qu'Amyntas ait le teint hâlé ? les violettes sont brunes, et brune est l'airelle), [40] il serait couché près de moi entre les saules et sous des pampres verts : Phyllis me tresserait des guirlandes, Amyntas me chanterait ses airs » .