Wild cats also fall in love - L. - E-Book

Wild cats also fall in love E-Book

L.

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Beschreibung

Chuuya est un adolescent passionné de musique qui vit paisiblement son histoire d'amour secrète avec celui que tout le monde voit comme son meilleur ami, Matt. Un jour, après avoir éconduit une fille de son lycée, il est violemment agressé et la vérité sur leur relation éclate au grand jour. Totalement brisé, il va devoir repartir à zéro et affronter ses doutes et ses peurs. Pour trouver la force de se relever et d'avancer malgré son traumatisme, le jeune homme va laisser la musique envahir de plus en plus sa vie.

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L

Wild cats also fall in love

Roman

© Lys Bleu Éditions – L

ISBN : 979-10-377-3017-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

La musique est l’aliment de l’amour.

William Shakespeare

Chapitre 1

Le professeur déclamait en rythme un passage de l’ouvrage qu’il tenait avec une désinvolture empruntée. Dans la classe, les quelque trente élèves écoutaient pour la plupart d’une oreille distraite. La voix grave et profonde de l’enseignant faisait résonner les mots, dont l’esthétisme désuet ne touchait pas leur âme d’adolescents du 21e siècle. Dans la salle, plusieurs d’entre eux en profitaient pour dormir, cachés derrière leur livre dressé en barrière sur leurs tables. Les rayons de soleil faibles en cette journée de janvier suffisaient à peine pour éclairer l’intérieur de la pièce. La lumière crue des lampes en tube collées au plafond donnait à l’endroit une atmosphère chaleureuse que le froid qui s’infiltrait par les fenêtres mal isolées essayait de détruire. Alors que la voix de l’homme s’éteignait sur le dernier mot d’un vers, la sonnerie retentit avec son habituel strident qui laissait les tympans légèrement endoloris. Aussitôt, le silence se mua en un brouhaha qui monta peu à peu autour des tables. Plus aucun élève n’écoutait l’enseignant qui poussa par-dessus la clameur :

— Lisez bien la pièce en entier. Je vous ai noté au tableau les questions auxquelles j’aimerais que vous répondiez pour le prochain cours. L’oubli n’est pas une option, encore moins une excuse.

— Quoi, le tout ?

— Pour que ce soit intéressant, j’interrogerai trois d’entre vous au hasard.

— Tu parles d’une motivation !

— La flemme !

— M’sieur Callaghan vous abusez !

— Songe d’une nuit d’été est un classique de la littérature anglaise. De plus, je suis gentil, je vous ai noté l’acte où trouver chaque réponse, ajouta l’enseignant en souriant.

— Vous êtes un sadique, prof !

Encore à leur place, les élèves protestaient et soupiraient face à l’homme qui les considérait avec bienveillance.

— Moi ? Mon seul désir est de communiquer aux lycéens motivés que vous êtes l’amour des belles lettres.

— Tss ! Vous voulez juste nous torturer !

— Ouais, matez son sourire diabolique ! C’est forcément un sadique !

La pause du midi venait de sonner. Le bruit des chaises traînées sur le sol s’ajoutait aux voix des adolescents qui chahutaient dans les couloirs. Matsunaga Chuuya finissait de recopier les questions sur son agenda. Des cheveux s’échappaient de l’élastique qui les maintenait en une queue de cheval négligée et il écarta une mèche de son champ de vision tout en continuant à écrire sur son cahier. Concentré, le jeune homme semblait imperméable à l’agitation autour de lui. Il fit une moue, son crayon levé, puis fronça les sourcils. Depuis l’extérieur de la salle, une voix l’interpella :

— Yo ! Chuuya dépêche-toi sinon il ne va plus rien rester de bon.

Il releva la tête et sourit en voyant dans l’encadrement de la porte le visage au regard ambré de l’adolescent qui l’attendait. Ses cheveux blonds aux reflets d’or et de cuivre s’agitaient sur un rythme que lui seul entendait. Les fils qui dépassaient de la capuche de son sweat trahissaient la musique qui l’accompagnait à longueur de journée. Chuuya griffonna rapidement les derniers mots inscrits au tableau, pendant que son professeur salua son ami.

— Bonjour Donovan ! Comment vas-tu ?

— Professeur Callaghan ! J’ai faim et vos devoirs prolongent mon agonie, fit Matt.

Il en retira ses écouteurs pour les ranger dans la poche de son survêtement.

— Ah ah ! Tu y survivras.

— Êtes-vous aussi insensible que vous en avez l’air ? grimaça le jeune homme espiègle.

— Je n’ai de cœur que quand il le faut.

— Pas de ça devant moi, intervint Chuuya qui s’était rapproché de Matt.

— Tss ! C’est toi qui me fais attendre.

— Maintenant, je suis là !

— À la prochaine, m’sieur.

— À plus vous deux, dit l’enseignant en les suivant du regard.

Les adolescents répondirent d’un signe de la main sans tourner la tête. Le sourire qui avait fleuri sur les lèvres de Chuuya s’élargit pendant que son ami d’enfance bavardait en avançant vers le réfectoire. Ils arrivèrent rapidement dans l’espace couvert où les rires et les discussions animées fusaient de part et d’autre des grandes tables. L’ambiance de la cantine s’opposait à la morosité du temps. La salle était remplie plus que d’ordinaire en raison des températures trop basses pour que les élèves déjeunent à l’extérieur. En un rien de temps, plus de la moitié des places étaient déjà prises. Une dizaine de personnes attendaient en file devant eux. Matt poussa un soupir et Chuuya se tourna vers lui.

— Désolé, j’ai tardé.

— Non, c’est cool. Je ne suis pas vraiment à l’agonie, je voulais juste que tu te dépêches parce qu’il fait froid dans les couloirs, annonça-t-il en attrapant son téléphone dans la poche de son jean.

— C’est vrai qu’on est gelé

Le sac à bandoulière du jeune homme vibra alors que Matt verrouillait son smartphone, sourire en coin. La file avançait assez rapidement et il se pencha pour choisir son plat parmi les options du jour. Il se retourna vers son ami qui fixait maintenant l’écran de son portable. La dame de cantine le pressa, mais il eut le temps de voir le trouble sur le visage de Chuuya derrière lui. Ce dernier avait brusquement rougi et Matt afficha une expression de joie non dissimulée.

— Je vais prendre des places, dépêche-toi, annonça-t-il enjoué.

— Hm…

Il acquiesça vaguement. Matt posa son plateau-repas et se laissa tomber de tout son poids sur le banc. À peine installé, son camarade l’avait déjà rejoint et s’asseyait de l’autre côté de la table.

— Tu sais, tu devrais éviter ce genre de choses ici…

— Quoi ? Tu veux dire, ma façon de parler avec Callaghan ? dit-il en feignant l’ignorance. Il est cool comme professeur, je l’ai eu l’année dernière…

— Arrête de faire semblant.

Chuuya s’assit. Le haut de ses oreilles trahissait ses émotions, mais il affichait un air affecté. Matt le scruta, amusé, pendant qu’il attrapait sa fourchette, avant de fixer à nouveau son attention sur son propre déjeuner. En bougeant, l’adolescent colla sa cheville contre son pied. Surpris, Chuuya sursauta légèrement et vérifia discrètement autour de lui que personne ne l’avait remarqué. Matt tentait de faire la conversation à Chuuya de plus en plus rouge :

— Tu ne manges pas ? Ça ne va pas ?

— Très bien !

— Tu es sûr ? Tu as l’air…

— Ose dire encore un mot et…

Il s’arrêta en pleine phrase pour lever enfin la tête vers Matt qui le fixait sans ciller, les commissures de ses lèvres relevées. Il soupira et il fourra son dessert à l’intérieur de son sac. Il mordit dans la tranche de pain qu’il garda entre ses dents avant d’enjamber le banc et tourner les talons.

— Hey ! Où tu vas ?

Le jeune homme continua sans prendre la peine de se retourner. Matt le regarda débarrasser son plateau et se diriger vers les portes battantes. La silhouette de Chuuya disparut et le sourire que Matt contenait depuis plusieurs minutes illumina son visage.

Chuuya était assis en haut des marches menant au dernier étage du bâtiment de sciences. Il avait fermé les yeux et enfoncé les écouteurs dans ses oreilles avant de pousser le volume de la musique à son maximum pour s’empêcher de penser. Le rythme entêtant de Use somebody résonnait faiblement quand il sentit la présence de quelqu’un à ses côtés. Il garda les paupières closes pendant encore quelques secondes et les ouvrit lentement pour découvrir Matt, penché en arrière, en appui sur ses mains :

— King of Leon ? J’adore !

— Tu m’as suivi ? Il fait froid ici.

— Oui justement, j’ai besoin que tu me réchauffes.

— Va chercher ton manteau !

— Il est dans mon casier.

— Tu aurais pu y passer en sortant de la cafétéria.

L’attitude désinvolte et la lueur provocatrice dans ses yeux le firent capituler. Sans lui répondre, Chuuya se leva et dénoua son écharpe. Il se plaça derrière lui et se rassit de façon qu’il soit calé entre ses jambes. Dans l’intimité volée de ce coin de bâtiment, le jeune homme enroula le tissu épais autour de leurs deux cous. Triomphant, Matt se laissa aller contre son buste avant de tourner son visage vers lui.

— Et si… ?

— Il n’y a jamais personne ici. Dépêche-toi, embrasse-moi, dit Matt en levant la tête.

— Tss…

La bouche de Chuuya s’empara de celle de Matt, sa main délicatement posée pour maintenir l’étreinte de leurs lèvres. Chaque doigt semblait plus sensible là où il touchait la peau de Matt. Comme si les sensations étaient décuplées juste pour rendre plus intense le moindre contact. Il oublia vite sa réticence en approfondissant leur baiser. Un des écouteurs glissa de son oreille et diffusa le rythme brut et saccadé de la musique qui venait de changer. Contre sa bouche, il sentit Matt sourire :

— C’est une invitation ?

— Quoi ?

— La chanson ! reprit-il avec une lueur malice. C’est Sex on fire, non ?

— Ce n’était pas mon intention, mais maintenant que tu en parles…

— OK alors ! Allons-y avant que quelqu’un ne débarque. J’ai froid et je n’ai pas fait mon arithmétique, je vais squatter une salle.

Chuuya dénoua l’écharpe qui les attachait l’un à l’autre et les deux garçons se levèrent pour retourner vers la zone des casiers.

— Comment se fait-il que tu n’aies pas fait tes exercices ? Quand on s’est parlé hier tu m’as dit que tu étais en train de les finir.

— Je me suis endormi avant la fin vu que j’ai terminé tard mon entraînement avec le groupe. T’inquiète, il ne me reste que quelques questions.

— Excusez-moi ! interrompit une voix féminine.

— Oh, Briannah !

Briannah Mc Douglas venait d’apparaître à côté de Chuuya. Les joues roses, la jeune fille fixait les casiers pour indiquer qu’elle voulait y accéder.

— Désolé, je ne t’avais pas entendu arriver. Ça va ?

— Salut, Chuuya, salut, Matt ! Non t’inquiète ça ne fait rien. Vous parlez des devoirs de notre classe ?

— Oui, lui répondit Matt. Comme le professeur à la manie de m’interroger quand je n’ai rien fait, j’essaie de m’éviter une heure de colle.

— En effet, c’est mieux. Tu veux que je te prête mon cahier ? proposa l’adolescente en jouant avec ses cheveux.

— Oh non ça va, il ne me reste pas grand-chose à faire, ça ira vite si je m’y mets.

— OK ! Si tu as besoin, je suis là, ne te gêne pas.

Elle ferma la porte métallique sans rien avoir pris et hésita une seconde avant de tourner les talons. Elle s’arrêta puis revint sur ses pas et se planta face à Chuuya.

— Comme Matt va travailler, tu as un moment s’il te plaît ? Je voudrais… Te demander quelque chose.

Ses yeux bleus fixaient Matt avec insistance. Une fraction de seconde lui suffit pour comprendre les intentions de sa camarade et sa main se crispa sur son sac à dos. Troublé, il ouvrit la bouche sans parler. Son regard alla de Briannah à Chuuya qui s’empressa de répondre :

— Oui, bien sûr. Matt, tu me textes la salle où te rejoindre plus tard !

Sans lui laisser le temps de réagir, il partit avec la jeune fille et ne se retourna qu’au moment où il refermait la porte, le visage révélant une expression qu’il aurait préféré ne plus voir.

Ils s’éloignèrent en silence, Briannah continuait de jouer avec ses cheveux. Elle triturait et lissait en vain ses larges boucles aux reflets châtains, tout en se mordant la lèvre, nerveuse. Chuuya ne put s’empêcher de l’observer du coin de l’œil. Ils arrivèrent rapidement dans la zone des classes de musique. Ces salles étaient les plus prisées durant les pauses de midi à cette période de l’année. Les professeurs se taisaient plus facilement sur leur occupation puisque les instruments restaient enfermés à l’abri dans un débarras à part. À cause de ça, il n’était pas rare que des élèves les utilisent pour étudier où juste pour traîner en attendant la reprise des cours. Le lycéen stoppa et vérifia par la vitre qu’elle était libre :

— C’est bon, il n’y a personne. Après toi.

— Merci, c’est gentil.

Alors qu’il s’effaçait pour la laisser entrer, elle s’empourpra encore un peu plus. La jeune fille avançait dans la salle de classe et fit volte-face pendant que Chuuya ferma la porte.

— Alors ? De quoi tu voulais me parler ? Je suppose que ce n’est pas un problème de math ? plaisanta-t-il.

— Non ! En effet, ça n’a rien à voir.

Elle sourit à nouveau, mais ses doigts qu’elle entrelaçait révélaient la nervosité qui l’habitait :

— Je m’y prends très tôt, cependant… comme tu le sais, il y a la soirée de printemps du lycée qui aura lieu en mars et… Voudrais-tu être mon cavalier ? acheva-t-elle le visage totalement cramoisi.

— Ah ah, en effet, c’est vraiment tôt, commença Chuuya. Je suis très touché que tu aies pensé à moi…

— Je sens venir un mais…

— Désolé Briannah. J’ai déjà des projets pour cette soirée.

— Oh… ? C’est-à-dire, avec quelqu’un en particulier ? Une petite amie ?

— Hm oui, c’est ça. Je… Je sors avec quelqu’un, je suis vraiment désolé.

— Désolé de quoi ? C’est plutôt à moi de m’excuser. Je ne savais pas que tu avais quelqu’un. Tu es soit avec Matt soit avec des gens de ta classe, mais je ne t’ai jamais vu traîner avec une fille, alors j’étais loin de m’en douter. Enfin, c’est vrai que c’était bête de supposer quoi que ce soit juste à partir de ça…

Elle parlait de plus en plus vite, visiblement embarrassée et fixait le sol pour cacher sa gêne :

— Tu dois me trouver totalement ridicule, poursuivit-elle mal à l’aise.

— Non ! Absolument pas, je t’assure. Je suis surtout surpris. Je ne pensais pas que tu me voyais de cette façon.

— Vraiment ? Je ne suis pas la seule, pas mal de filles sont intéressées. Tu es très populaire…

— On reste amis ? coupa le jeune homme. Je veux dire… S’il n’y a pas de malaise bien sûr.

— Évidemment.

— Bon et bien, j’y vais. À plus tard.

— D’accord. À plus.

Chuuya quitta la salle en esquissant un ultime sourire. Alors qu’il jetait un dernier coup d’œil par la vitre, il vit Briannah se prendre le visage dans les mains. Il avançait dans le couloir sans se presser quand son portable vibra brièvement dans sa poche, il sortit lentement l’appareil dont l’écran affichait la notification d’un message. Juste un mot indiquait l’endroit qu’il devait maintenant rejoindre. Il marcha jusqu’à la bibliothèque d’un pas moins confiant qu’il ne l’aurait voulu. Il poussa la porte puis traversa le hall, saluant silencieusement la responsable. Il repéra rapidement Matt sur la dernière table près de la fenêtre au fond de l’espace d’étude. Le menton soutenu par la paume de sa main, son regard, troublé, fixait l’horizon. Chuuya se glissa face à lui et déposa son sac sur le sol.

— Ça va ?

— Hm, opina-t-il sans tourner la tête.

Il avait à peine bougé. Son cahier d’arithmétique était ouvert, mais il n’avait ajouté aucune réponse à sa feuille d’exercice. Chuuya détailla son profil. Des mèches tombaient sur son front et certains cheveux s’étaient mêlés à ses cils. Les fins et longs fils d’un blond presque angélique battirent enfin, mais ses yeux restèrent lointains et distants.

— Je l’ai rejetée.

Il continuait de fixer l’extérieur le visage vide de toute expression. Chuuya n’insista pas et attendit en silence. Dans la salle, un élève fit grincer sa chaise sur le sol et plusieurs têtes se levèrent pour suivre la sortie du coupable.

— Tu sais, en fait ça ne me fait rien qu’on se confesse à toi. Ce qui m’atteint, c’est que jamais personne ne pense jamais que ça pourrait me poser un problème, juste parce que je suis un mec.

— Matt…

— On se voit après les cours, je dois finir ça sinon le prof va à nouveau me donner des heures de colle.

Matt se pencha sur son livre et attrapa un crayon pour commencer à écrire. Au son de sa voix et à son air obstiné, Chuuya sut qu’il ne fallait pas insister. Il se leva et marcha en direction de la sortie sans se retourner. Entre eux deux, l’amitié n’était pas nouvelle et leur sentiment encore moins. Les deux garçons se connaissaient depuis leur naissance. Déjà à l’époque, ce n’étaient pas juste leurs courses effrénées dans le parc du quartier, les parties de loup ou les tests de courage qui faisaient battre le cœur de Chuuya. Des cheveux blonds, des yeux couleur miel qui changent en fonction de son humeur, un rire aussi facile que contagieux, une candeur sincère, un caractère borné. Chuuya a toujours ressenti cette attraction particulière envers Matt. Que ce soit dans leur jeu ou dans leur discussion, dans leurs moments d’insouciance et même après leur dispute, il y avait ce fil tendu depuis son cœur qui le tirait inexorablement vers Matt. Malgré tout, ce magnétisme ne l’a pas empêché d’avoir une copine. Son attirance pour les filles et ses sentiments lui ont ouvert les yeux sur sa bisexualité, sans lui donner le courage de se déclarer. À cette époque, sans espoir d’être aimé en retour, leur complicité le faisait suffoquer. Il s’était trouvé, puis consacré à sa petite amie. Pourtant, l’expression du garçon à chaque fois qu’il le laissait lui serrait la poitrine. Puis un soir, il avait débarqué chez lui.

La nuit s’installait sur la ville et une pluie fine tombait depuis plusieurs minutes sans discontinuer. Chuuya était assis sur le sol de sa chambre, appuyé contre le lit. La pièce était assez spacieuse pour qu’un adolescent en plein rejet de l’ordre puisse y vivre malgré plusieurs piles de CD et de vinyles. Un bureau en bois brut avec sa lampe et une bibliothèque où se côtoyaient des livres de littérature classique anglaise et américaine et des mangas en tout genre achetés dans les rues d’Akihabara constituaient les seuls autres meubles. Un casque enfoncé sur ses oreilles était branché à un ampli. Il regardait, concentré, sa « méthode pour la guitare », pliée sur le sol à côté de lui. Sur ses cuisses reposait la Fender Telecaster noire que son père lui avait offerte lors de leur dernier voyage au Japon. Ses doigts glissaient lentement le long des cordes décortiquant chaque accord. Il sentit une présence et se tourna vers la porte. Dans l’encadrement, sa mère se tenait debout avec Matt. Annie Matsunaga-Montgomery, une jolie femme de quarante-quatre ans, était une infirmière qui s’était consacrée à sa famille après la naissance de son fils. Depuis que Chuuya était rentré en sixième grade, elle avait repris la vie active en travaillant pour le dispensaire de la ville plusieurs fois par semaine. Ses cheveux bruns coupés en un carré moderne encadraient un visage guilleret. Ses traits fins et délicats étaient rehaussés par un sourire moqueur qu’elle affichait en permanence et qui la rajeunissait tout en dévoilant sa personnalité pétillante et chaleureuse.

— Il est arrivé, trempé jusqu’aux os, je vais lui chercher de quoi s’essuyer, s’il te plaît prête-lui de quoi se changer et amène-le à la salle de bain.

— Ne vous embêtez pas madame Matsunaga, juste une serviette, ça ira.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Shh ! Pas de manière. Je n’ai pas envie que tu tombes malade. Tu restes manger avec nous bien sûr ? Ça fait tellement longtemps que tu n’es pas venu et puis l’année scolaire est presque finie. Je te laisse te changer et passer un coup de fil à ton père, hein ? ajouta-t-elle sans attendre de réponse. Le dîner sera prêt dans un peu moins d’une demi-heure.

Elle sortit en retroussant les manches de sa chemise à motif écossais, ravie d’avoir de la compagnie.

— Bon, je suppose que je n’ai pas trop le choix, ricana Matt.

— Désolé. Tu sais comme elle aime quand la maison est animée.

— Pas de soucis, je ne vais pas me plaindre. Ce n’est pas comme si c’était désagréable de manger chaud. Alors, ça avance ta pratique ?

Il passa la main dans ses cheveux et Chuuya remarqua les gouttes qui tombaient sur ses épaules. Les mèches blondes et collantes se plaquaient contre son visage plus crispé que d’ordinaire.

— Je galère surtout. Attends, je vais te prendre quelque chose, tu devrais vite te changer. Tu es vraiment trempé en fait. Ne reste pas là.

Chuuya posa son casque et se leva pour chercher dans l’armoire. Il plaça sa guitare sur le support près de lit et ouvrit le battant du meuble dévoilant des piles de vêtements.

— Vu qu’il fait frais la nuit, ça te va des manches longues ?

— Ouais, peu importe ce que c’est, ça fera l’affaire.

— OK ! Tu sais où est la salle de bain, ma mère a déjà dû y mettre la serviette. Je t’apporte ça.

— Hm. Merci.

Il ressortit et Chuuya fouilla dans son armoire encore quelques secondes pour choisir des vêtements qui conviendraient à Matt. À travers la porte, il entendit le bruit de l’eau dans la douche et toqua pour la forme avant d’ouvrir. Face à lui se tenait Matt complètement nu, les yeux écarquillés sous la surprise.

— J’attendais que ça soit chaud…

Son visage rougissait de plus en plus sous le regard de son ami qui ne se détournait pas. Il était planté dans l’entrée de la salle de bain. Le jeune homme fixait Matt intensément, les vêtements encore dans la main. Soudain, il avança mécaniquement d’un pas, puis d’un autre jusqu’à se retrouver juste devant Matt, totalement exposé à sa vue. La porte qui s’était refermée derrière lui et le bruit de l’eau, telle la neige d’une télévision en panne les coupèrent de l’extérieur. Ses doigts se tendirent vers le visage encadré par les mèches blondes quand Annie frappa :

— Ça va, mon chéri ? C’est bon, tu as ce qu’il te fallait ?

Reprenant ses esprits, l’adolescent déposa les vêtements. Matt se précipita sous le jet et referma le rideau d’un coup sec. Chuuya respira profondément avant d’ouvrir la porte et sa mère sursauta en le voyant sortir.

— Tu es là ? Je croyais que…

— Il est sous la douche, j’ai juste mis des affaires propres.

— Ah, d’accord ! Le repas est presque prêt, dresse la table s’il te plaît. Ton père rentre tard ce soir, je vais garder son assiette de côté. Hm ? s’arrêta-t-elle brusquement.

— Quoi ?

— Ton visage est rouge. Tu te sens mal ? Tu as de la fièvre ? dit-elle en rapprochant sa main.

— Ça va ! Il fait au moins 40 degrés à l’intérieur. Regarde, j’ai de la buée sur mes lunettes, continua-t-il en essuyant ses verres sur son t-shirt.

— Je vois, Matt devait avoir froid après tout. Les garçons, vraiment ! Toujours à vouloir jouer aux durs, gloussa-t-elle.

Elle repartit en direction des effluves de nourriture qui embaumaient le rez-de-chaussée laissant son fils planté devant la salle de bain. Il se retourna vers la porte derrière laquelle le bruit du jet d’eau lui parvenait faiblement, avant de se décider à suivre sa mère. Il dressa le couvert, l’air absent. Annie le gronda plusieurs fois en remarquant ses erreurs :

— Où as-tu la tête ? Tu fais n’importe quoi ! Oh ! Te voilà ! Assieds-toi près de Chuuya ! Pourquoi es-tu aussi gêné ? Tu sais bien que tu es ici chez toi. Mon chéri, viens m’aider.

Matt la remercia et tira une chaise. Son ami revint avec un plat qu’il plaça sur la table. Annie sortit un plan du four et un fumet de macaroni au fromage gratiné embauma la cuisine.

— Tu veux me ramener ça aussi s’il te plaît ? Fais attention à ne pas te brûler, c’est bouillant.

Chuuya récupéra les maniques des mains de sa mère qui s’attela aussitôt à remplir une carafe d’eau où elle avait déposé des rondelles de citron. Il s’installa en jetant un coup d’œil en coin vers son ami. Matt, nerveux, tournait son verre vide entre ses mains.

— Voilà tout est prêt ! On peut manger.

Elle s’assit face aux deux garçons et son regard passa de l’un à l’autre. Elle fronça les sourcils, inquiète :

— Vous vous êtes disputés ?

— Pas du tout !

— Pas du tout !

Ils avaient répondu d’une seule voix. Leurs yeux se croisèrent et Matt baissa aussitôt la tête, mal à l’aise.

— D’habitude, vous êtes toujours en train de discuter de musique ou je ne sais quoi d’autre. Qu’est-ce qui se passe ? insista-t-elle.

— Tout va bien, madame Matsunaga. On ne s’est pas du tout disputé.

— Vraiment ? D’accord. Ça fait des semaines que tu n’étais pas venu à la maison.

— Oui, je m’entraîne pas mal avec mon groupe ces jours-ci ! Ça me prend beaucoup de temps.

— Je comprends mieux. C’est super ça ! J’ai cru un moment que c’était parce que Chuuya avait une copine et qu’il te négligeait.

— Maman, arrête avec ça s’il te plaît.

— Ne sois pas si timide. Alors Matt, comme mon cachottier de fils ne veut rien me dire, peut-être que toi tu vas me renseigner : comment est sa petite amie. Amber c’est ça ?

La cuillère qu’il tenait glissa de sa main et Matt se répandit en excuse.

— Je suis désolé. J’en ai mis partout.

— Ola ola ! Tu es aussi embarrassé que Chuuya quand je lui pose des questions, rigola-t-elle. Ce n’est rien. Tiens, attrape la serviette à carreaux bleu et vert s’il te plaît, mon chéri.

Chuuya se leva pour aller dans la cuisine et entendit sa mère qui reprenait son interrogatoire en baissant la voix. S’ils parlaient faiblement, il n’eut aucun problème à écouter la réponse de Matt :

— Elle est très jolie et ça m’a l’air d’être une fille bien. Ils forment un très beau couple.

— Ah… Je suis ravie de l’apprendre. Je compte sur toi pour surveiller qu’il se comporte bien avec elle. J’ai toute confiance en lui, après tout c’est mon garçon et je l’ai bien élevé, mais je sais également ce que c’est qu’être adolescent…

— Oui. Comptez sur moi, lui assura Matt.

— Tu devrais te trouver une petite amie. Comment se fait-il que tu sois encore célibataire ? Beau et talentueux comme tu es, tu ne devrais pas avoir de problèmes.

Elle riait aux éclats et Chuuya serra les poings en essayant d’avaler la boule qui s’était formée dans sa gorge. Il retourna à table sans rien dire.

Ils mangèrent dans la bonne humeur. La mère de Chuuya les assaillait de questions sur l’école et leur loisir, s’enquérant de leur projet pour les prochaines vacances d’été. Après le repas, les deux adolescents se portèrent volontaires pour débarrasser :

— Ah merci ! Retirez juste les déchets et mettez les assiettes dans le lave-vaisselle. Recouvrez bien les plats avec du film alimentaire, d’accord ? demanda-t-elle. J’ai fait des pêches au sirop. Vous pouvez prendre le dessert là-haut si vous voulez.

— D’accord. Tu ne te sers pas ? répliqua Chuuya.

— Non je vais attendre ton père, il ne devrait plus tarder.

Ils montèrent au premier étage. Gêné, Chuuya ne savait pas quoi dire face à son ami qui demeurait calme et plus silencieux que d’habitude. Matt entra le premier, saisit la guitare et s’assit en tailleur sur le sol. Il laissa ses doigts danser sur le manche, jouant avec aisance les arpèges d’une mélodie empreinte de mélancolie. Derrière lui, Chuuya déposa le plateau à même le sol et s’installa à côté de lui le dos appuyé sur le lit. Il prit un bol puis mangea sans un mot. La musique emplissait la pièce, transformant l’atmosphère à chaque note. Le portable de Chuuya vibra, brisant la douceur du moment. Il mit le récipient de côté et se leva pour saisir l’appareil qui tournait en rond sur le bureau. En voyant l’écran, il jeta un coup d’œil à Matt qui avait arrêté de s’exercer et avalait son dessert, perdu dans ses pensées.

— Ne te dérange pas pour moi ! Décroche.

— Je… Je reviens vite.

Il sortit de la chambre et ferma la porte derrière lui.

— Bonsoir Amber.

Il retourna quelques minutes après. Matt avait enfilé le casque et branché l’ampli pour continuer à jouer. Ils avaient les yeux clos. Ses doigts allaient d’une corde à l’autre et faisaient résonner des notes aussi profondes que claires. Chuuya l’observait, fasciné. Sans ouvrir les yeux, Matt l’appela :

— Pose-toi. Tu ne vas pas rester planté là.

Il avança et se rassit à la même place. Matt se mit à fredonner et Chuuya appuya sa tête sur le lit pour l’écouter. Le murmure de sa voix s’éteignit brusquement et ses doigts se figèrent sur les cordes.

— Hey… Qu’est-ce que tu penses des hommes qui en aiment d’autres ?

L’adolescent se redressa et dévisagea Matt, incrédule. Le casque encore sur ses oreilles, il ne quittait pas ses doigts posés sur la guitare des yeux. Chuuya se tourna légèrement vers lui et articula :

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Alors ?

— Si c’est par rapport à tout à l’heure, c’était juste… Je suis désolé…

— C’était quoi ?

— Je ne sais pas, mais ce n’était rien.

— Tu n’as pas répondu.

— Parce que ça n’a aucun sens bon sang !

— Que dirais-tu si je te disais que j’aime les hommes ?

— D’où elle sort cette question ? Ce n’était rien. On se connaît depuis toujours. Et là, tu me sors un truc pareil juste après que…

Sa phrase resta en suspens. Il appuya sur le bouton off de l’ampli, remit la guitare sur son support et retira le casque qu’il abandonna sur le lit. Le garçon leva enfin les yeux vers son ami recommença, cette fois-ci le regard plus assuré :

— Si je te disais que je t’aime ?

— Quoi ? Qu’est-ce que…

Un baiser étouffa les mots dans sa bouche. Les lèvres de Matt s’étaient posées sur les siennes. Le pouls de Chuuya s’accéléra. Il sentit le goût sucré des pêches et se laissa aller doucement à la sensation de leurs langues qui s’enlaçaient. Le temps parut s’arrêter. Un tourbillon emportait ses émotions quand Matt se recula pour rompre leur connexion :

— Alors ?

Son visage se crispa quand son regard dévia vers le seuil de la chambre. Chuuya tourna rapidement la tête et vit sa mère debout dans l’entrée un panier à linge dans les mains.

— Maman…

— Madame Matsunaga…

— Les garçons, qu’est-ce que…

— Pardonnez-moi.

Matt se précipita pour sortir. Il dévala les escaliers en quelques secondes. Chuuya, paralysé, entendit la porte d’entrée de la maison se fermer un instant plus tard. Le claquement sec le tira de sa torpeur et il se dressa à son tour sur ses jambes pour se lancer à sa poursuite quand il sentit Annie qui le retenait.

— Chuuya !

Le garçon s’arrêta et se retourna les poings serrés. Les yeux d’Annie étaient voilés par le trouble :

— Maman, s’il te plaît. Je dois y aller.

— Chuuya, est-ce que j’ai bien entendu ?

— Il faut que je le rattrape.

— Réponds-moi !

— Laisse-moi partir, je t’en prie.

— Réponds-moi d’abord ! cria-t-elle.

Surpris, le garçon scruta sa mère dont le visage affichait une émotion qu’il n’arrivait pas à saisir :

— Oui, tu as bien entendu.

— Et… Tu es sûr que tu veux y aller ? continua-t-elle la voix étranglée.

— Oui… Oui, maman, je suis certain.

— Très bien. Quand tu reviens, il faudra qu’on parle.

— Compris.

***

Les cours de l’après-midi avaient repris et Chuuya n’avait pas revu Matt depuis la bibliothèque. La dernière heure de cours tardant à s’achever, il avait du mal à se concentrer. Les yeux dans le vague, le lycéen griffonnait une partition sur son cahier quand un coup sec s’abattit sur son crâne. Quelques rires éclatèrent dans la salle et il leva la tête vers son professeur d’anglais qui venait de le taper avec son manuel.

— Nous ne sommes pas en cours de musique, monsieur Matsunaga. On a changé de page il y a déjà cinq minutes.

— Oui, pardon, monsieur Collins.

— Si tu veux que je t’excuse, continue à la page cinquante-trois, second paragraphe.

L’étudiant s’empressa d’ouvrir son livre au bon endroit et commença à lire à voix haute le passage indiqué par le vieil homme.

— Très bien, qui peut me traduire…

Il n’écoutait déjà plus le professeur. La sonnerie retentit avant qu’un élève n’ait répondu à la question.

— Vous allez me finir cette question et me faire une version du texte…

Les lycéens s’agitaient, obligeant l’enseignant à hausser le ton. Agacé, l’homme cria par-dessus la cacophonie pour donner ses consignes. L’adolescent rangea ses affaires et entendit derrière lui quelqu’un l’appeler :

— Tu t’en vas déjà ?

— J’ai un truc à faire ! Tu m’enverras les exos, s’il te plaît ?

— Pas de problème, tu les auras tout à l’heure.

— Merci ! dit-il en bondissant vers la sortie.

Il se mit à courir dans les couloirs, mais une voix l’interpella.

— Matsunaga, on n’est pas sur un stade ! Si vous voulez vraiment vous dépenser, je peux vous donner des tours de piste à faire en guise d’heure de colle !

— Non, monsieur. Ça ira, répondit-il en stoppant net.

Il continua en marchant jusqu’à la salle où Matt avait sa dernière heure de cours. Le jeune homme vérifia à l’intérieur et balaya la pièce du regard sans voir celui qu’il recherchait. Quelques élèves rangeaient leurs affaires en discutant tranquillement.

— Donovan est déjà parti.

Il baissa la tête vers la table collée près de la porte et se retrouva nez à nez avec Briannah encore assise qui recopiait les devoirs inscrits sur le tableau.

— Vraiment ?

— Oui.

— Merci. À plus.

Il tourna les talons et prit la direction de la sortie du lycée. Fouillant à l’aveugle dans son sac, il finit par mettre la main sur son téléphone portable dont il déverrouilla l’écran avant de passer un appel. Il entendit une sonnerie derrière lui et vit Matt lui faire signe, appuyé sur un arbre de la cour. Chuuya raccrocha et avança vers lui.

— Tu allais tellement vite je n’ai pas eu le temps de t’appeler.

— J’avais peur que tu sois parti.

— Je suis sorti juste après la cloche. Ah, j’ai décalé la répétition avec les gars à demain donc on peut aller chez toi directement. Quoi ?

Il se tenait face à Matt, les mains enfoncées dans les poches de son manteau. Ses lèvres entrouvertes laissaient échapper un nuage de vapeur à chaque expiration. Il entraîna Matt derrière l’arbre à l’abri du flot d’élèves qui se ruaient vers la sortie et appuya son front sur son épaule :

— Mec, qu’est-ce que tu fais ?

— Il n’y a que toi, tu sais ?

Matt glissa sa main dans ses cheveux défaits en profitant de l’agitation de leurs camarades qui s’engouffraient dans le portail. Chuuya déposa un baiser dans le creux de son cou. Près de la grille d’entrée, Briannah qui avait tourné la tête en apercevant Chuuya détourna les yeux et poursuivit son chemin.

Le buste de Matt se soulevait et s’abaissait doucement faisant monter et descendre le bras de Chuuya posé en travers. Le soir était tombé depuis longtemps même si l’horloge affichait à peine six heures et malgré les fenêtres et les rideaux fermés, ils pouvaient entendre le bruit des voisins qui rentraient chez eux les uns après les autres.

— Ta mère va bientôt finir son service, tu devrais te lever.

— Hm… grogna Chuuya, pas avant neuf heures ce soir, je peux me reposer.

— Et ton père ?

— Pareil, je pense. Mais il y a toujours des urgences en général. Laisse-moi dormir.

— Sérieux, bouge ! Je dois rentrer.

— Tu m’as épuisé, assumes maintenant.

— Tu as fait ça tout seul ! Pousse-toi.

— Non et tu restes là toi aussi.

— Lâche-moi ! Sors, tu pèses une tonne.

Le jeune homme le maintenait sur le lit de tout son poids. Ses cheveux longs retombaient de part et d’autre de son visage. Il avait gagné en force depuis qu’il s’était mis à la boxe. Son torse large et ses muscles légèrement dessinés dominaient Matt qui essayait en vain de se dégager. Son sourire s’agrandit quand il sentit les hanches de Chuuya s’appuyer contre les siennes.

— Hm… Tu n’as plus sommeil ?

— Non plus du tout, répondit-il en l’embrassant.

La journée s’était écoulée lentement et la dernière heure avait été particulièrement calme après que le professeur de mathématiques a collé tous ceux qui avaient oublié leur cahier d’exercices. Finalement, la classe entière a écopé d’une heure de retenue à faire immédiatement. Chuuya qui avait plaidé sa cause en montrant ses devoirs faits n’avait rien pu faire pour y réchapper. L’humeur des élèves était des plus sombres, à l’opposé de celle de l’enseignant qui avait définitivement maté l’esprit post-vacances traînant en dépit de la reprise des cours il y a une semaine déjà. La sonnerie finit par retentir et l’homme annonça tout de suite la couleur :

— Je vais prévenir la vie scolaire que vous êtes tous sanctionnés, vous avez cinq minutes de pause. Profitez-en pour noter toutes les questions que vous avez sur la leçon d’aujourd’hui nous allons faire des exercices pratiques.

— Pfff !

— Ouais, c’est ça !

— C’est injuste !

— Et en silence ! prévient le professeur, irrité. Gardez vos réflexions pour vous, vous n’aviez qu’à travailler.

Dehors, les élèves des autres classes jetaient des coups d’œil curieux et moqueurs. Matt qui passait devant la salle s’arrêta et fit signe à Chuuya qui se leva pour lui parler.

— C’est la merde ! J’ai une heure de colle !

— Sérieux ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Plus de la moitié de la classe n’avait pas fait ses exercices, le prof nous a tous punis.

Il resta un moment impassible et éclata de rire en se tenant le ventre. Vexé, Chuuya l’attrapa et mima une clé de bras pour l’immobiliser.

— J’arrête, lâche-moi. Tu veux que je t’attende ? ajouta-t-il en se calmant.

— Ça va te faire patienter une heure entière.

— T’inquiète c’est cool. Je retrouve les gars à dix-huit heures de toute façon.

— Bon, c’est d’accord alors.

— Monsieur Matsunaga, rentrez tout de suite si vous ne souhaitez pas une heure de plus, grinça le professeur en passant à sa hauteur.

— Oui !

Il fila s’asseoir et laissa Matt qui avait recommencé à rire en se dirigeant vers la bibliothèque. L’heure s’écoula plus vite qu’il ne l’avait imaginé. Les perturbateurs, qui d’habitude s’amusent à jouer au plus fin, faisaient profil bas et toute la classe avait finalement participé. Le directeur était venu brièvement durant les dernières minutes pour prévenir que la prochaine fois, les élèves pris en faute auraient un avertissement et seraient de corvée de nettoyage du gymnase pendant une semaine. Debout les bras croisés derrière lui, le professeur jubilait de plaisir.

Dehors le soleil se couchait déjà quand Chuuya sortit enfin du bâtiment. Le ciel restait beau et seule la température proche de zéro indiquait que l’hiver avait établi ses quartiers sur la ville. Il ferma son manteau et rejoignit Matt qui patientait à la grille d’entrée. Les deux garçons se mirent en route avec bonne humeur. Ils arrivèrent au niveau de l’arrière du stade après dix minutes de marche. La luminosité était de plus en faible et les lampadaires s’allumèrent un à un en éclairant leur pas. Une camionnette s’arrêta à quelques mètres devant eux et deux hommes portant des casques de hockey en sortirent. Leurs visages à moitié cachés, le seul éclairage urbain ne suffisait pas pour les reconnaître. D’instinct, les adolescents se mirent aussitôt sur la défensive.

— Il y a un problème ? héla Chuuya dans leur direction.

Les deux silhouettes avancèrent vers eux sans prendre la peine de leur répondre. Il échangea un regard avec Matt et la seconde d’après, ils coururent à l’opposé. Mais une autre ombre leur bloquait le passage, elle aussi coiffée d’un casque.

— C’est quoi ce bordel ? Qu’est-ce que vous voulez ?

Sa question trouva une réponse dans un coup de crosse de hockey en plein dans les côtes. Les couches de vêtements qu’il portait amortirent un peu le choc et l’adolescent serra les dents pour riposter. Il balança son poing en visant lui aussi les côtes de son assaillant, mais il n’eut pas le temps de faire plus. Une deuxième attaque en plein sur le visage lui entailla l’arcade et il tomba à quatre pattes sur le trottoir glacé. Matt maintenu par les deux autres hommes masqués assistait à la scène et se mit à crier.

— Mais vous êtes cinglés. Qu’est-ce que vous voulez ? Arrêtez !

— La ferme la pédale ! Celui-là a du répondant, mais toi tu ne paies pas de mine si tu ne veux pas qu’on te refasse le portrait je te conseille de pas la ramener. On va juste discuter un peu avec cette tapette et lui demander des comptes.

Sous l’effet de la colère, l’adolescent se débattit et parvint à se dégager en s’extirpant de son manteau. Il se jeta sur l’homme qui abattait sa crosse sur Chuuya et réussit à le déstabiliser. À cheval sur son corps, il se mit à l’étrangler de toutes ses forces. Les deux autres le rattrapèrent et le maîtrisèrent à nouveau avant de le frapper. Sonné après un coup derrière l’oreille, Chuuya voyait sans pouvoir se dégager Matt se faire rouer de coups de crosse et de pieds. Sans manteau pour amortir les chocs, le garçon se tordait sous la douleur et rapidement, il ne put plus bouger. Un goût de sang dans la bouche, Chuuya tenta de se lever, mais l’homme resté près de lui plaqua son visage sur le trottoir d’un coup de pied.

— Il a quand même un peu de combativité pour une pédale. On y va ou on va finir par nous remarquer. On embarque le gosse, vous pouvez laisser sa pute. Il a eu son compte.

Les deux assaillants soulevèrent Chuuya en le portant sous les aisselles et le forcèrent à entrer dans la camionnette qui démarra dans la foulée. Abandonné sur le trottoir, Matt lutta contre la douleur pour se lever. Il rampa vers son manteau et fouilla les poches d’une main en se maintenant les côtes avec son autre bras. Il trouva son téléphone et essaya de l’allumer. L’écran cassé dans la bagarre restait noir et le garçon le jeta de dépit sur le sol. Il regarda autour de lui et vit le sac de Chuuya qui était tombé durant l’agression. Il déverrouilla l’appareil et composa le numéro de portable de son père de mémoire. Au bout de la quatrième sonnerie :

— Oui, ici le capitaine Donovan.

— Papa c’est moi ! C’est Matt !

— Qu’est-ce qui se…

— Ils l’ont enlevé. Ils nous sont tombés dessus et ils l’ont pris avec eux.

— Quoi ? Mon grand, calme-toi et parle, que je comprenne.

— Des gens ont emmené Chuuya, papa il faut le retrouver ils vont lui faire du mal ! hurla-t-il, désespéré.

— Dis-moi où es-tu, je viens te chercher avec une voiture de patrouille.

***

Plusieurs officiers faisaient les cent pas de la salle d’attente à l’odeur de désinfectant. Deux heures s’étaient écoulées depuis l’appel de Matt. L’ambulance demandée en urgence après l’arrivée sur place du commissaire Paul Donovan avait transféré le jeune homme à l’hôpital le plus proche. Grièvement blessé et couvert de bleus, l’adolescent avait un bras, plusieurs côtes fêlées, l’arcade gauche sectionnée et des examens étaient en cours pour déterminer s’il avait des blessures internes. Des œdèmes violacés coloraient son visage tuméfié au point que son œil ne pouvait rester ouvert. Son père avait été mis en retrait de l’enquête et attendait en dehors de la chambre que ses hommes prennent la déposition de son fils :

— Mon garçon, je te demande juste un dernier effort. C’est important si tu veux qu’on retrouve vite ton ami. Est-ce que tu as une idée de qui ça peut-être ?

— Non aucune, Lieutenant Clark. Ils sont sortis de nulle part et ils nous ont directement attaqués.

— Vous n’avez pas eu de problèmes récemment ? Vous ne traînez pas avec des gens louches ?

— Pas du tout, monsieur. Chuuya est l’un des meilleurs élèves du lycée et moi je n’ai jamais eu de soucis ni à l’école ni ailleurs.

— Pas d’ennuis avec… La drogue par exemple ?

— Mon père est capitaine de police ! Vous pensez que ça me laisse beaucoup de marge de manœuvre ?

— Ce n’est pas une réponse. Écoute, je vais jouer franc jeu Matt. Je sens que tu caches quelque chose. Si tu dissimules quoi que ce soit, tu mets la vie de ton ami en danger et je suis sûr que tu n’as pas envie qu’il lui arrive quoi que ce soit, hm ?

Matt serra les dents et grimaça à cause de la douleur. Il regarda l’officier debout face à lui et ouvrit la bouche :

— Je vais tout vous dire. Mais je dois d’abord voir mon père.

— Tu es sur un lit d’hôpital et avec ce qu’ils t’ont fait je ne donne pas cher de la peau de ton pote alors ne perd pas une seconde.

— Je sais bien. Il faut vraiment que je parle à mon père avant.

— Bon sang ! Ton père est out pour cette enquête, il ne te sera d’aucune utilité. Tu ne comprends pas que chaque indice pour trouver ceux qui t’ont fait ça au plus vite compte. Est-ce que tu supposes dans quel état on va retrouver ton ami si tu ne te dépêches pas ? Je te connais et je suis sous les ordres du capitaine Donovan depuis longtemps. Je suis au courant que cet autre gamin et toi vous vous connaissez depuis enfant…

Les larmes de Matt commencèrent à couler et l’infirmière pénétra dans la chambre pour évacuer les visiteurs.

— Messieurs, je comprends que vous avez une investigation en cours, mais ça ne vous donne pas le droit de rudoyer nos patients. Sortez d’ici.

Elle se plaça entre Matt et les policiers avant de leur montrer la porte d’un geste du menton. Les deux premiers officiers franchirent le seuil, mais Matt retint l’homme en charge de l’enquête :

— Lieutenant Clark. Attendez ! Ceux qui nous ont fait ça…

— Tu les connais ? reprit-il en s’approchant du lit de Matt.

— Non. Mais je pense savoir pourquoi ils nous ont attaqués.

— Quoi ? Une histoire de fric ? Peu importe ce que c’est…

— Chuuya est mon petit ami. Quand ils nous frappaient, ils n’arrêtaient pas de nous lancer des insultes homophobes, alors je crois que c’est pour ça qu’ils nous ont fait ça, raconta-t-il en retenant ses larmes.

— Je… Je vois.

— Je vous le jure, je n’ai aucune idée de qui ils sont, mais… L’homme qui s’en est pris Chuuya, j’ai réussi à lui en coller une puis je l’ai étranglé dans le feu de l’action donc il y aura des marques dans son cou.

— Est-ce que beaucoup de gens sont au courant pour vous deux ?

— Seulement les parents de Chuuya. Enfin, c’est ce qu’on pensait.

— Vous avez l’habitude de vous afficher ?

— Non, on fait attention. C’est vrai qu’on traîne toujours ensemble, mais puisqu’on se connaît depuis l’enfance, tout le monde croit qu’on est juste meilleurs amis.

— Je vois… Je vais appeler ton père.

— Vous allez le retrouver ?

— On va faire tout ce qu’on peut mon grand, je te le promets.

L’officier sortit de la pièce et ferma la porte derrière lui. À travers la vitre, le jeune homme le vit se glisser près de son supérieur pour lui murmurer quelque chose à l’oreille. Le policier regarda vers la chambre de son fils et hocha la tête. Il allait prendre congé du médecin avec qui il parlait quand celui-ci le retint par le bras en lui montrant des radios. Annie se dirigea vers lui et ouvrit la porte. Ses paupières étaient gonflées d’avoir trop pleuré. Elle fit un pas et s’arrêta pour demander silencieusement à Matt la permission d’approcher. En voyant ses yeux se remplir de larmes, elle se précipita vers le garçon. Elle le prit dans ses bras avec toute la tendresse d’une mère et le berça doucement en lui caressant la tête.

— Je suis désolé, madame Matsunaga, je n’ai rien pu faire.

— Regarde ton état. Tu as lutté de toutes tes forces.

— Je n’ai pas réussi.

— On va le retrouver. J’en suis certaine. Tu as dit aux officiers tout ce que tu savais ?

— Oui. Je leur ai tout raconté, mais… fit-il en se dégageant.

— Quoi, qu’est-ce qu’il y a ?

— Madame Matsunaga, ceux qui ont fait ça, je crois qu’ils nous ont attaqués parce qu’on sort ensemble

— Quoi ?

— Quoi ?

Paul Donovan venait de rentrer dans la pièce. Aussitôt, Annie se leva et se plaça à côté de Matt pour faire face à son père avec lui.

— Qu’est-ce que tu as dit à l’instant ?

— Papa. Je…

— Je t’ai demandé de répéter.

— Les… Les hommes, ceux qui s’en sont pris à nous. Ils nous ont insultés en nous traitant de pédales et d’autres choses du genre, dit le garçon d’une voix tremblotante.

— Ça ne veut rien dire ça. Ce ne sont que des mots, rien de plus.

— Non. Ce ne sont pas juste des mots.

— Matt…

— Je suis homosexuel. Je suis désolé que tu l’apprennes comme ça. J’ai essayé plein de fois de te le dire…

— Mon grand, tu es sous le choc. Il s’est passé pas mal de choses aujourd’hui.

— Papa, écoute-moi.

— Paul, s’il te plaît.

— C’est une discussion entre mon fils et moi, tu n’es même pas de la famille. Va-t’en !

— Je veux qu’elle reste.

Matt tremblait de peur. Annie lui prit la main pour le calmer, mais Paul accourut pour les séparer.

— Ne te mêle pas de ça, sors et n’approche pas de lui. Qu’est-ce que ton gamin a fait comme lavage de cerveau à mon fils ?

— Lavage de cerveau ? Mais…

— Pars d’ici ! cria le commissaire en colère.

L’infirmière rentra à nouveau dans la chambre en compagnie de Jun’Ichiro Matsunaga qui força le passage pour se placer près de sa femme.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Chérie ? Matt ?

— Je vais vous demander de quitter cette chambre, messieurs, madame. Le patient a besoin de repos.

— Non, ils restent. C’est lui qui part.

La voix de Matt était éraillée et son regard glacial. Son père demeura les bras pendants.

— Tout ça, c’est votre faute et de celle de votre gamin. Toutes ces années où j’ai laissé Matt aller chez vous en pensant qu’il était avec des gens bien et respectables tout ça pour que cette tapette…

Le bruit de la gifle qui s’abattit sur la joue de Paul Donovan rebondit sur les murs. Ni Jun’Ichiro, ni Matt, ni l’infirmière n’avaient vu Annie bouger. La femme faisait face au commissaire, son corps tremblant sous l’effet de la colère. Son mari fit un pas, mais elle l’arrêta d’un geste de la main pour le rassurer. Dehors, les policiers s’étaient rapprochés de la chambre, menés par l’officier chargé de l’enquête. Tous semblaient attendre que la tension retombe.

— Mon fils n’est pas une tapette… Et le tien non plus. Tu devrais te reprendre et éviter de dire des choses qui pourraient blesser Matt plus qu’il ne l’est déjà.

— Vous devez sortir, le patient a besoin de repos, répéta l’infirmière pour mettre fin à l’incident.

— Je… Je veux qu’elle reste.

En entendant son enfant réclamer celle qui venait de le gifler, Paul Donovan partit sans regarder en arrière. Annie se retourna en reniflant et s’assit sur le bord du lit pour enlacer Matt. Jun’Ichiro jusque-là en retrait, embrassa sa femme sur le front et réconforta Matt d’une caresse sur la tête avant de se diriger vers la sortie. Il emprunta le même chemin que Paul Donovan juste avant lui.

Il rejoignit le policier debout près du distributeur de boissons à l’entrée du bâtiment. Ne lui adressant ni un mot ni un regard, il prit des pièces dans son portefeuille. Il appuya sur un premier bouton et attendit avant de recommencer la manipulation. Jun avança vers Paul et lui tendit un gobelet en plastique.

— Allongé, sans sucre. C’est le moins mauvais de cette machine.

— Je n’en veux pas.

— Je l’ai appris, un jeudi soir, fit Jun’Ichiro en lui mettant le gobelet chaud dans les mains. Je sortais d’une garde de dix-huit heures et d’une opération qui m’avait pris la moindre parcelle d’énergie que je possédais. J’avais juste envie de retrouver mon lit. En ouvrant, j’ai trouvé Annie assise avec un verre de vin en train de regarder nos vieux albums de photos. Quand j’ai vu son visage, j’ai compris que je n’allais pas me coucher de sitôt.

— Je ne t’ai rien demandé.

Il s’éloigna et franchit les portes automatiques pour sortir de l’hôpital et alla s’appuyer dos au mur.

— Je sais, mais je te raconte quand même, répondit Jun’ichiro en le rejoignant. En m’entendant entrer, Annie est juste venue et elle m’a embrassé. Son baiser n’était pas comme d’habitude. Elle m’a ensuite dit que Chuuya avait à me parler, d’aller le voir dans sa chambre. Je m’attendais à ce qu’il m’apprenne qu’il était renvoyé du collège ou quelque chose dans le genre. J’imaginais tout et n’importe quoi. Quand j’ai rejoint mon fils, il m’a posé une question qui m’a déstabilisé. Il m’a demandé si j’étais fier d’être son père. Lorsque je lui ai affirmé que oui, il m’a annoncé qu’il aimait les femmes et aussi les hommes. Ensuite, il m’a posé à nouveau la même question. Et… J’ai hésité avant de répondre. Ça n’a duré qu’un instant, même pas deux secondes, mais pendant ces deux secondes je sais que je l’ai blessé. J’ai compris à ce moment que prononcer ces mots, faire son coming-out ce soir-là avait été l’une des choses les plus éprouvantes qu’il ait eu à faire jusque-là. Je suis son père et pourtant, il ressentait une peur panique à l’idée de me dire qu’il est bisexuel. Je ne pense pas être un mauvais parent. Malgré tout, durant ces deux secondes je n’ai pas fait ce qu’il fallait pour mon fils. Si tu veux mon avis, tu devrais essayer de réparer le mal que tu as fait ce soir dans cette chambre avant que les regrets ne s’installent.

— Je ne comprends pas…

— Tu n’as pas à le faire. Tu es son père, tu n’as pas besoin de tout comprendre de lui. Il te suffit de l’aimer.

— Et s’il se trompe ?

— Se tromper ? Tu penses vraiment que de nos jours un adolescent endure tout ça, traverse toute cette remise en question pour finalement ne pas être sûr de lui ?

— J’ai l’impression de ne pas le connaître.

— Alors, apprends à le connaître, va lui parler.

— Jun…

— Nos fils sortent ensemble et si tu veux mon avis ça n’a rien d’une amourette donc on va se côtoyer encore longtemps, mais, pour l’instant, je n’ai plus rien à te dire Paul.

— Jun…

— Bonne soirée, Paul.

L’homme avala d’une gorgée le café devenu froid et froissa le gobelet qu’il jeta dans la poubelle. Le commissaire ne chercha pas à le retenir et fixa la silhouette qui avançait d’un pas raide.

Jun’Ichiro retourna dans la chambre et trouva sa femme assise avec Matt. L’adolescent s’était endormi après que l’infirmière lui avait donné des médicaments pour la douleur. Annie veillait sur lui, le couvant de sa présence maternelle. Il se posa dans le siège face au lit, les traits tirés par la fatigue. Les minutes s’égrainaient, interminables. Les policiers avaient fini par partir et seuls des parents attendant des nouvelles de leur proche restaient dans la grande salle. Un léger bruit sur la porte attira l’attention de Jun’Ichiro qui leva la tête. Dans l’entrebâillement, Paul hésitait à rentrer. Il observa son fils endormi contre Annie qui lui caressait les cheveux avec une tendresse infinie. La femme ouvrit les yeux en entendant ses pas qui avançaient vers le lit. Elle le regarda, lui intimant silencieusement de ne rien dire de déplacé.

— Je m’occupe de lui, vas te reposer.

Le femme se dégagea délicatement pour ne pas réveiller Matt et se leva en ignorant totalement le commissaire à ses côtés.

— Annie…

— Garde ta salive Paul. Pour l’instant, j’ai d’autres choses en tête je n’ai aucune envie de t’entendre.

Elle quitta la chambre, suivie de son mari. Le couple alla s’asseoir dans la salle d’attente.

Une heure était passée quand le téléphone de Jun’Ichiro sonna. En voyant le numéro qui s’affichait, il décrocha aussitôt et écouta attentivement son interlocuteur avant de couper la conversation.

— Ils l’ont retrouvé, ils ont retrouvé Chuuya. L’ambulance l’amène à l’hôpital et il a de sévères blessures, mais il est vivant. Il est vivant, Annie.

***

Les ambulanciers firent rouler le brancard dans l’entrée des urgences. Jun’Ichiro et Annie qui attendaient, fébriles, se précipitèrent près de leur fils. Les médecins entouraient le garçon inconscient et emmitouflé dans une couverture de survie. Son visage était méconnaissable. L’adolescent souffrait de nombreuses contusions et fractures dont certaines avaient dû être réduites sur place par l’équipe qui l’avait récupéré. Les médecins le mirent dans une chambre d’observation pour évaluer son état. Les deux parents n’eurent que quelques secondes. Quelques secondes pour voir leur fils sans pouvoir le toucher. Quelques secondes pour reprendre courage et laisser faire les médecins avant de replonger en apnée dans l’angoisse en attendant le verdict. Il aura suffi de quelques secondes et d’un murmure de l’ambulancier dans l’oreille du traumatologue qui examinait le jeune homme. Quelques secondes durant lesquelles il arrêta son geste et leva les yeux vers les parents de son patient. Quelques secondes pendant lesquelles se dessina un scénario dont l’horreur apparaissait sur le visage du docteur. La mère de Chuuya entra dans la pièce en panique. Une infirmière tenta de la faire ressortir tandis que son mari essayait de toutes ses forces de la retenir.

— Dites-moi ce qui ne va pas. Que se passe-t-il ?

Les mains de l’homme s’animèrent à nouveau. Le chirurgien donna les directives pour préparer Chuuya à la longue bataille d’opérations qui l’attendaient.

— Docteur ! cria Annie qui refusait de s’éloigner.

D’un mouvement, le médecin avança vers le couple et il commença à leur parler d’une voix basse.

— Monsieur et madame Matsunaga, votre fils souffre de nombreuses blessures et fractures. On soupçonne également une hémorragie interne qui semble heureusement avoir provoqué moins de dégâts sur son organisme grâce au froid. Nous allons intervenir au plus vite.

— Pourquoi ce regard ? Que vous a dit l’ambulancier ?

— Madame, sur place votre fils a été retrouvé dans un état d’agitation assez symptomatique

— Symptomatique de quoi ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Certaines de ses blessures correspondent à celles que l’on retrouve fréquemment sur les victimes de… viol.

Annie se figea et son visage perdit ses couleurs. Derrière elle, Jun’Ichiro qui écoutait lui aussi le médecin, posa la main sur son épaule et la serra de toutes ses forces pour la maintenir. Ils regardèrent passer le brancard où leur enfant était allongé et replongèrent en apnée dans l’angoisse.

Paul était retourné dans son bureau pour classer quelques dossiers en cours et les redistribuer à ses hommes pour préparer son congé. Il était plus de minuit et il avait prévenu l’hôpital qu’il s’absentait durant une heure ou deux pendant que les médicaments faisaient encore effet. Annie qui ne supportait pas d’attendre la fin de l’opération de Chuuya sans rien faire avait proposé de rester avec Matt le temps qu’il fasse l’aller-retour. Le commissaire prenait un congé pour la première fois depuis plusieurs années.

Après la mort de sa femme, alors que son fils avait à peine onze ans, Paul Donovan s’était progressivement plongé dans le travail pour anesthésier sa peine. Rentrant de plus en plus tard, esquivant les sorties entre voisins, espaçant ou annulant les randonnées qu’il faisait normalement le dimanche avec Matt et Chuuya. Il avait laissé son fils grandir sans le connaître et maintenant qu’il le découvrait, il avait peur du temps qu’il faudra pour réparer les erreurs provoquées par son ignorance. Il posa dans un carton les dossiers des affaires à traiter en priorité et referma le couvercle sur la boîte. La porte de son bureau s’ouvrit avec fracas et le lieutenant Clark apparut essoufflé :

— Chef ! On a peut-être un suspect !

Donovan leva la tête vers l’homme qui le fixa les yeux brillants. Il bondit de sa chaise et le suivit.

— Qui est cette pourriture ?

— Aucune idée. Une jeune fille s’est présentée il y a quelques minutes au poste. Elle prétend savoir avec certitude qui est l’auteur de l’agression de Matt et du petit Matsunaga.

— C’est toi qui as la charge de cette affaire, pourquoi tu m’appelles ? Tu peux mener l’interrogatoire toi-même non ?

— Elle a dit qu’elle ne voulait parler qu’à vous.

— Pourquoi ça ?

— Elle refuse d’en dire plus pour l’instant, mais je pense qu’elle dit la vérité.

Les deux hommes se tenaient debout face à la vitre sans tain. Devant eux, une adolescente était assise le dos voûté les mains jointes en une prière muette.

— Très bien, tu permets que j’entre ?

— Oui, vas-y.

Paul ouvrit la porte et Briannah se redressa aussitôt. Il prit place de l’autre côté de la table et rompit le silence.

— Bonsoir, je suis le commissaire Paul Donovan, il paraît que tu as demandé à me parler au sujet de l’affaire de mon fils et de son ami Chuuya. Si tu as des informations, n’importe quoi qui nous permette de retrouver les coupables, je suis prêt à t’écouter…

— C’est ma faute. Monsieur Donovan je suis tellement désolée je ne voulais pas.

— Qu’est-ce que tu racontes ? D’après le témoignage de Matt, il y avait trois personnes, portant des casques de hockey.

— Au journal ce soir, ils ont dit qu’un agresseur avait été blessé par une des victimes. Il aurait des marques au cou. J’ai vu quelqu’un avec ces marques. Je suis vraiment désolée, hoqueta-t-elle.

— Bon d’accord tu as toute mon attention, mais avant tout, calme-toi s’il te plaît. Comment tu t’appelles ?

— Briannah Mc Douglas. Je suis dans la même classe que Matt.

— D’accord Briannah, tu permets que je t’appelle Briannah ?

— Oui, monsieur.

— Alors, dis-moi avec le plus de précisions possible où as-tu vu l’homme aux marques dans le cou et pourquoi affirmes-tu que c’est ta faute ?