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Wisconsin 1875 Winona retourne à Pony Town. 15 ans après s'en être enfuie. Au saloon, cette nuit-là, elle retrouve tous ses anciens bourreaux. Aucun ne la reconnait. Ce sera une partie de plaisir... Pourtant, son père adoré, avant de mourir assassiné dans ses bras, avait bien tenté de lui faire promettre de renoncer à sa vengeance. Son ami bouddhiste, Bao, essaye lui aussi, de l'en dissuader mais Kaya, sa « soeur de sang » cherokee dont le peuple a subi la cupidité des Colons, ne penche pas pour la compassion... Tireuse émérite, va-t-elle suivre ce désir qui la hante depuis sa tendre enfance où va-t-elle respecter les dernières paroles de son père qu'elle aimait tant ? Extrait : _ "Réfléchissez" ?!!! qu'est-ce que t'as dit, sale Jaune ?! face de pamplemousse !!! tu me prends donc pour un demeuré ?!!! _ Je ne sais pas encore... je n'ai l'honneur de vous connaître que depuis cinq minutes mais il se peut qu'effectivement je finisse par parvenir à cette conclusion malgré le peu d'informations dont je dispose pour l'instant. L'homme, s'étranglant de rage, ébauche alors fiévreusement un geste vers son revolver mais Bao l'a devancé avec son katana, et Kerry... a aussi dégainé son katana ...encore avant Bao ! Hans Werner se retrouve avec un sabre japonais effleurant sa jugulaire gauche et un autre sabre japonais - tout-à-fait identique - frôlant sa jugulaire droite (il va sans dire que les carotides ne sont pas rassurées non plus). _ Mei !! ma chérie ! que viens-tu faire par ici ? _ Je passais par là... j'ai vu de la lumière ! _ Dès que j'aurai déposé mon sabre, je t'embrasse !! _ Moi aussi, mon bon Bao, moi aussi ! Qu'est devenu ton père ? L'homme, qui transpire à grosses gouttes, est contraint d'écouter la conversation des deux amis - après tout, ils ont bien enduré ses propres réclamations ! - avec juste le petit inconvénient qu'il ne doit absolument pas broncher d'un poil, sous peine de s'ouvrir comme le goret suspendu par le boucher pour le boudin.
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Seitenzahl: 765
Veröffentlichungsjahr: 2020
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Roman Western-Policier
Eíliis
Âmes-Soeurs
(fantastique)
Kerry s’approchait de Pony Town.
C’était une petite ville non loin de Milwaukee. Une petite ville sans importance …si ce n’est qu’elle y avait passé une partie de son enfance…
Elle savait très exactement pourquoi elle y retournait.
…cette enfance dont elle aurait voulu effacer tant de souvenirs.
Mais il ne le fallait pas. Elle ne devait pas les oublier. Du moins… pas encore.
Le soir tombait et les ombres s’allongeaient. C’était pour elle le meilleur moment de la journée. Ce vent, presque imperceptible, mais qui lui donnait la sensation de planer. Qui lui apportait les souvenirs réveillés d’une aube lointaine que seules ces odeurs suaves parvenaient à lui susurrer à l’oreille. Kerry aimait le soir pour voir sans être vue. Elle aimait l’incognito plus que la gloriole même si parfois elle ne pouvait s’empêcher d’y céder. Elle avait de multiples facettes dont certaines, sûrement, encore inexplorées. Elle aimait exploiter ses talents, les travailler, les pousser à leur paroxysme. Il n’y avait jamais rien eu qu’elle eût voulu sans l’avoir obtenu. Entêtée, elle arrivait toujours à ses fins. Quel qu’en fut le coût.
Les premières maisons annonçant Pony Town commençaient maintenant à montrer leurs façades engoncées dans les arbres ou perchées aux sommets des collines.
Pony Town s’approchait.
Elle pouvait la sentir, presque la palper. Malgré le nombre d’années – quinze ans déjà - elle se rappelait parfaitement à l’horizon de quelle butte elle allait la prendre en pleine face. Car on ne voyait pas venir Pony Town. C’est elle qui brusquement se dévoilait à vous.
Tout en marchant, elle ferma les yeux. Elle les rouvrirait au moment propice pour être encore plus frappée par son apparition. Elle ne sortait pas du chemin. Le son des pierres lui maintenait le cap.
Elle s’arrêta.
Elle savait qu’elle était arrivée.
Elle ouvrit les yeux et la vit.
Rien ou presque n’avait changé. Toujours cette rue principale interminable coupant à travers les maisons agglutinées telles des bovins à l’abattoir. Dans un demi-sourire, elle se demanda même si, à part quelques rares âmes charitables, ses habitants n’étaient pas parvenus à s’identifier à elles…
Le bleu pâle du soir, elle le réalisait maintenant, avait laissé place à quelques timides étoiles çà et là. Hennie, sa jument, comme si elle y était sensible, posait ses sabots avec une délicatesse silencieuse. Ainsi que le lui avait appris sa maîtresse qui l’avait elle-même appris de sa meilleure amie d’école, Kaya, la petite Cherokee.
Kerry retrouva ses réflexes de traqueuse et toutes les deux, comme deux complices liées par le destin, entrèrent en un silence félin dans une ville qui ne les attendait pas.
Seules, encore, quelques lumières perçaient ce silence par un bruit insouciant qui attirait inexorablement le regard.
Le saloon était bien entendu ouvert.
C’était même l’heure où l’on y trouvait le plus de clients. La faune gentiment chahutante de la journée se muait, dès la tombée de la nuit, en oiseaux de proie sinistres et inquiétants. Poker, whisky et filles remplaçaient les innocents quadrilles auprès du piano bastringue.
Kerry glissa quelques mots à l’oreille de sa jument Hennie. Elle n’avait pas besoin de l’attacher à l’abreuvoir comme les autres canassons ; si elle lui disait de rester, elle restait.
Encore grâce à Kaya. Elle et son père, le Sachem Tekoa, lui avaient tout appris sur les chevaux. Le Clan du Vent Cherokee gardait jalousement le savoir du dressage depuis des générations. Nul Blanc n’y avait jamais eu accès.
Mais Kerry avait sauvé Kaya, la fille unique du Sachem cherokee, des griffes de voyous sans scrupules avec un courage qui l’avait elle-même surprise. Elle ne connaissait pas encore cette petite Indienne mais l’injustice était une des choses qui la révulsaient le plus. La petite avait imprudemment commencé sa toilette un matin dans le ruisseau qui borde le territoire cherokee et Kerry avait été alertée par ses cris. Ils étaient tellement perçants qu’ils étaient parvenus à Kerry malgré la distance. Heureusement elle était à cheval et avait pu arriver à temps. Du haut de ses douze ans - et de son cheval - elle les avait fait fuir à toutes jambes en provoquant des hurlements qui avaient remplacé les cris. Les gamins, même s’ils n’étaient pas encore très âgés, auraient eu tout de même une tête de plus qu’elle… si elle avait été à pied !
Kerry qui n’avait déjà pas beaucoup d’amis se fit ce jour-là trois nouveaux ennemis.
Mais une amitié indéfectible venait de naître.
Le père de Kaya lui avait alors promis qu’elle pouvait lui demander ce qu’elle voudrait. Elle l’obtiendrait. Après mûre réflexion, Kerry lui avait alors demandé, avec l’innocence propre aux enfants : “Je veux que ma jument fasse tout ce que je lui demande.” Peut-être parce que c’était du haut de sa jument qu’elle avait sauvé sa fille, le Chef avait été ému. Il réfléchit, lui aussi, puis, voyant dans les yeux de la gamine innocence et gravité, répondit favorablement à sa requête :
— “Ma fille, pour que je puisse exhausser ton souhait, tu dois d’abord prendre une importante décision. Je vais t’accorder quelques jours pour y réfléchir.”
Voyant son air toujours grave le percer, il continua :
— “Tu dois, pour cela, être des nôtres. Être une Cherokee.”
Il s’attendait à voir la crainte dans ce regard téméraire. Car être un Indien, c’était être banni des Blancs, être haï des Blancs.
Mais la petite, sans hésiter une seconde, sans détourner ce regard si droit, déclara :
— “Ce serait un grand honneur, Ô Grand-Sachem des Cherokees. Et une grande joie.”
— “Tu ne sais donc pas ce que cela implique ?”
— “Je connais vos coutumes. Et je connais les miens. J’aime la solitude et je passe la plupart de mon temps sur votre territoire. Pour être franche, je vous observe depuis longtemps et, si vous ne m’avez jamais détectée, je vous jure sur la Bible, livre sacré des chrétiens, que je n’ai jamais rien révélé à quiconque. Je suis consciente que celui qui connaît vos secrets doit être ôté de la Vie mais j’ai gardé mon savoir pour moi seule, et ceci non par peur de vos représailles mais par respect pour votre peuple !”
Le Chef est touché par la hardiesse et la franchise de la petite Blanche. Il déteste autant les Visages-Pâles pour leur fourberie et leur langue fourchue, qu’il l’aime alors pour sa droiture.
— “Personne ne t’a contrainte à dévoiler tes agissements or tu l’as fait au péril de ta vie car tu sais que tu mérites la mort pour nous avoir ainsi espionnés. Mais je crois que tu sais tenir ta langue et – il laisse naître l’esquisse d’un sourire – si tu sais te faire passer pour une ombre, tu sauras certainement être une des nôtres. Sois demain, avant le lever du soleil, au faîte de la Clairière des Anges.”
Scrutant une dernière fois son air sûr, il estima la petite et tourna les talons.
Kerry se souvint qu’elle avait alors passé le reste de la journée avec Kaya. Elles n’avaient pas évoqué l’épreuve qui attendait la petite Blanche à l’aube et s’étaient amusées jusqu’au soir.
Puis Kerry, qui savait en partie ce qui l’attendait, était rentrée chez elle et avait éteint sa bougie en même temps que le soleil.
Kerry pousse la double porte du saloon.
Elle s’arrête un instant pour observer. Quelques personnes ont détourné le regard et remarqué qu’une femme était entrée. Mais les femmes habillées en homme ne dérangent plus personne et, finalement, ils ont repris machinalement leurs activités.
Personne ne l’a reconnue. Et pourtant… ils sont tous là.
Jack Wallis, avec son père Kolby, tenant le comptoir. Sa sacrée « Bible de Beecher » à canon scié sûrement planquée derrière.
Burt Cowan, assis à la table de poker, toujours avec son minuscule Remington-Beals de 57 caché dans la poche de son gilet. “Petite queue : petit revolver, malgré ta grande gueule.” ne put-elle s’empêcher de penser.
Et Anson. Anson tout court. Elle ne l’avait jamais connu sous un autre nom. Un être sombre. Mexicain par sa mère et tout un tas de « qualités » qui auraient pu provenir de tout un tas de types de passage. La poignée en nacre de son impressionnant couteau Bowie dépassait toujours de son pantalon.
Et le gratin habituel.
Le shérif du comté et ses adjoints. Ce soir, ils ne sont pas venus pour maintenir l’ordre…
Le pasteur, qui ne l’est que de nom.
Le maire, sans son épouse, suivi comme son toutou par le banquier.
Le juge, ce brave Phineas, une fille sur chaque genou.
Le croque-mort. Assis seul dans son coin. Toujours aussi indifférent à tout quand tout est relativement calme.
Ils étaient tous là.
En un rapide coup d’œil, elle les avait déjà tous reconnus. Car malgré les quinze années qui avaient buriné leurs faces de rat musqué - quinze hivers qu’elle était partie de la ville en se jurant de n’y revenir qu’une seule fois - leur apparence vieillie n’émoussa pas d’un iota les souvenirs de sa tendre enfance.
Et si elle les reconnaissait tous, une chose était sûre, aucun ne l’avait remise. Elle, qui avait vécu deux de ses années d’innocence dans ce trou paumé, qui les avait servis, leur avait obéi, leur avait été soumise la rage au ventre, mais qui avait fini par connaître tous leurs petits secrets, elle, Kerry McKoy, apparaissait à eux au grand jour comme une parfaite inconnue. C’était une première jouissance qu’elle respirait à pleins poumons. Une première victoire qui allait grandement lui faciliter la tâche.
Mais, après tout, nul ne pouvait les en blâmer, elle avait tellement changé depuis qu’elle était partie ! Autrefois un peu boulotte, timide, et empotée comme pas deux. Toujours à se faire crier dessus à cause de cette maladresse notoire. Combien d’objets cassés chez l’épicier, de chutes humiliantes devant ces beaux messieurs ? Combien de fois avait-elle failli se faire renverser par un cheval au galop dans la rue principale ou s’était-elle faite bousculer par un ivrogne au bar ?
En fait personne ne l’avait jamais regardée et il aurait fallu une sacrée sagacité pour déceler une éventuelle ressemblance entre la jolie jeune femme qu’elle était devenue et la petite boutonneuse d’il y a quinze ans !
Mais Kerry s’était jurée de non seulement combattre ses défauts mais de devenir une experte en tout ce qui pourrait l’aider à se venger. Car c’était bien cela qui l’avait aidée à tenir. Faire souffrir tous ces damnés crétins en les regardant droit dans les yeux.
Elle se rappelait, aussi loin que remontaient ses souvenirs, avoir toujours été subjuguée par les armes. Surtout les revolvers. Un jour, elle avait trouvé un Colt Walker et une carabine Sharps dans une diligence renversée dans laquelle elle avait entrepris de jouer au tipi. La diligence étant remplie de cadavres, elle s’était adaptée au décor et s’était finalement prise pour une Indienne qui tuait des bandits ! Elle emprunta tout naturellement les armes des occupants et joua avec eux. Elle les « tua » à maintes reprises (avec leurs propres balles). C’est ainsi qu’elle apprit toute seule à tirer et à dégainer. Bien sûr, elle oublia de leur rendre le colt et la carabine…
Petite, quand elle avait besoin de munitions, quoi de plus simple que de prendre les clés de cet abruti d’épicier dans une cachette que même un ivrogne aurait pu trouver, de se glisser silencieusement au rayon armurerie et de faucher quelques boîtes de calibre .454 et .52 pour aller s’entraîner la nuit dans la forêt en étouffant le bruit des balles avec un tube en peau qu’elle avait fabriqué elle-même ?
À cette époque, elle commençait à se transformer mais préférait continuer à jouer les nigaudes auprès de tous pour ne pas éveiller les soupçons par rapport à des dons qu’elle commençait à développer à merveille.
Kerry s’accoude au comptoir.
— “Alors ma belle, qu’est-ce qu’une jolie dame comme vous fait dans les parages ? Vous êtes de passage ?”
Quel connard ce Jack ! Jadis, toujours le premier à me traiter de petite grosse et à m’humilier avec son petit rire de porcelet, et le voilà maintenant qui me joue des « jolie dame » !
— “On peut le dire… je ne compte pas rester bien longtemps.”
— “Pour affaire ou… pour amour ?”
Je me demandais comment cette gueule hérissée çà et là de chicots nauséabonds pouvait arriver à prononcer un mot dont je n’étais pas sûre qu’elle connût le sens. Son rictus édenté me donna la nausée lorsqu’il prononça le dernier mot. Mais, pour garder cet incognito à la valeur inestimable, il me fallait jouer à un jeu très délicat pour moi : faire semblant.
Mes amis m’aimaient pour ma franchise et ma sincérité.
Mes ennemis devraient m’aimer pour mon hypocrisie et mes mensonges.
— “Les deux, mon chéri.”
Mon sourire indéfinissable fit disparaître le sien et il me versa son infect pète-méninges sans dire un mot avant de tourner les talons et de reprendre sa conversation avec ses bruyants clients.
Kerry, fourbue, s’assit dans un coin discret du saloon pour pouvoir observer à loisir ses ennemis de toujours. Si elle était restée accoudée au comptoir, elle aurait dû repousser les propositions obscènes les unes après les autres et, ce soir, elle n’était pas d’humeur à ce petit jeu. Elle était aussi trop éreintée pour pouvoir réfléchir à une stratégie de vengeance et elle savait bien que la seule improvisation ne suffirait pas. Assise ainsi dans l’ombre, son verre à la main, elle commença à se détendre et à se requinquer.
Seul le croque-mort, finalement, l’avait repérée.
Le déclic du chien stoppa net l’intrus.
— “Lâche ton flingue.”
Pas besoin d’en rajouter. Le ton de la jeune femme était assez convainquant.
— “Hé, tout doux, ne t’affole pas, ma belle, tout va bien !” fit l’homme, surpris, tout en se retournant lentement.
— “Non, tout ne va pas bien puisque tu es dans ma chambre et que je ne t’y ai pas invité. Et je te conseille d’arrêter de te retourner si tu ne veux pas que je te loge une balle dans ta p’tite tête.”
— “Relaxe ! Là, regarde, je pose mon arme.”
— “Garde les mains en l’air et dis-moi ce qui t’amène ici à une heure si tardive.” Le ton était nonchalant mais le shérif - Kerry l’avait reconnu, maintenant - ne s’y trompa pas.
— “J’aime bien savoir à qui j’ai affaire quand un étranger arrive dans ma ville…” Le ton du shérif, lui, s’il essayait d’être bravache, n’en menait pas large.
— “Donc tu attends que ton « étranger » dorme pour l’étudier ? Curieux…” Un sourire cruel pourfendit le joli minois de Kerry.
— “Disons que… c’est plus facile…”
— “C’est bon, te fatigue pas… Fais glisser ton calibre, et tu peux baisser les bras. Assieds-toi sur le lit mais reste tranquille. Puisque tu veux discuter, on va discuter. Qu’est-ce que tu veux savoir ?”
Kerry s’était mise dos au mur, à l’opposé du lit, tout en gardant un œil sur la porte qu’elle venait prudemment de refermer. Les adjoints… on ne sait jamais. Puis elle posa ses jolies fesses sur la commode tout en continuant à braquer un de ses deux Smith & Wesson en direction du cœur de son hôte. Ses fidèles Smith & Wesson… elle dormait toujours avec. Si ces deux puissants modèles russes de calibre .44 n’étaient pas sous son oreiller, elle ne parviendrait pas, pour sûr, à s’endormir ! Elle avait délicatement posé, comme à son habitude, une petite boîte d’allumettes sur la poignée de la porte. À la moindre vibration, elle tomberait. Mais ce gros lourdaud de shérif avait fait tellement de bruit qu’elle avait été réveillée avant que la boîte ne tombe. Une fraction de seconde après, elle braquait son revolver en direction de l’entrée puis, avec un silence de chatte, s’accroupissait dans le coin opposé. Les agresseurs tirent toujours à hauteur de poitrine… ce n’est pas toujours pertinent. Kerry se planquait toujours accroupie, de plus, avec sa détente de couguar, elle pouvait ainsi se mouvoir plus aisément.
— “Mais d’abord… dis-moi comment tu as fait pour entrer ?”
Un bref silence gêné puis :
— “On m’a donné la clef.”
— “On ?”
— “…”
— “J’attends.”
— “…le taulier…”
— “Tiens-donc ! Les hôtels de Pawnee Town observent de drôles de coutumes pour accueillir les étrangers !” Kerry avait bien sûr délibérément écorché le nom de la ville, histoire d’égarer encore les soupçons sur sa réelle identité.
— “Pony…” rectifia le shérif.
— “Pawnee… Pony… on va pas chipoter ! Bon je voudrais me rendormir, j’ai une longue journée demain, dis-moi ce que tu veux savoir et fiche le camp.”
Le shérif en voulant poser sa question se leva …et se rassit derechef ; l’arme braquée sur lui avait recentré son attention sur elle par un petit mouvement dissuasif pour revenir à cette fixité inquiétante. La fille n’avait pas froid aux yeux …et les mains chaudes.
— “Hem… Ce que je veux savoir ?… Ben… d’où tu viens… où tu vas… ce que tu viens faire ici… et… qui tu es…”
— “Eh bien ! si je m’épanche comme ça, on va finir par tomber amoureux, tous les deux ?! Tu veux vraiment que je te raconte toute ma vie ?”
Le shérif avait retrouvé un certain calme et il ne cilla pas.
— “Écoute, j’ai rien à cacher. Je viens de Green Bay et je vais à Indianapolis. Je suis juste de passage.”
— “Et ?”
— “Et quoi ?”
— “Qui es-tu.”
— “Je l’ai déjà dit à ton adjoint, tout à l’heure, qui m’a d’ailleurs posé les mêmes questions. Tu ne lui fais pas confiance ? À quoi ça sert d’avoir un adjoint ?”
— “« Martha Canary » ?… Ah ah ! il n’y a que cet abruti qui ne connaît pas Calamity Jane !…”
— “Il ne portait pas son insigne, ton crétin d’assistant… S’il s’était présenté, je lui aurais peut-être décliné ma véritable identité !”
— “Là-dessus, je suis d’accord avec toi, il en tient souvent une bonne couche. Mais regarde, moi… tu le vois, mon insigne !?” Et, du pouce, le shérif désignait sa boucle de ceinturon : une grosse étoile à six branches en or massif, sur laquelle était gravé « SHÉRIF », y crânait en plein milieu. Kerry abaissa son regard, et la vit qui brillait à la lueur de la lune. Celle de Dad avait une branche de moins… pensa-t-elle distraitement.
Elle se reprit :
— “Effectivement ! Et on ne peut pas dire que tu passes inaperçu ! tu es aussi discret qu’une « voleuse en loge » ! …Tu ne pouvais pas commencer par me la présenter ?” Le petit sourire cruel était réapparu.
— “Bon, oublions-ça… je m’excuse, ça te va ?”
— “C’est facile avec un flingue sous le nez… Bon… je suis chasseuse d’hommes. Je cherche un certain Nils Svensson. Il y a une assez grosse prime sur sa tête.”
C’était malin… Kerry était marshal à la ville de Chicago, mais si elle l’avait dévoilé, le shérif aurait fait des recherches – ils avaient le télégraphe, tout même, dans ce patelin ! – et elle aurait été grillée. Alors que chasseuse d’hommes… déjà, ça ne signifiait pas grand-chose par rapport à l’agilité aux armes car tout abruti qui se respecte peut le devenir – et beaucoup se respectaient. Car Kerry voulait absolument cacher l’extraordinaire excellence dans le maniement des armes qu’elle avait héritée de son père, marshal lui aussi, pour ne pas éveiller l’attention ni attirer les querelleurs. Elle ne pouvait, bien sûr, pas complètement cacher son habileté mais il pouvait arriver, çà et là, qu’une femme soit bonne tireuse sans que cela inquiète ces messieurs. Une bonne tireuse n’était pas inquiétante. Par contre, si ça devait se savoir que Kerry était vraiment unique, ça amoindrirait ses chances d’être vivante assez longtemps pour en profiter ! Elle préférait jouer l’anonymat tranquille plutôt qu’une célébrité dangereuse. Du coup elle tirait la plupart du temps de la main droite. Avec cette main, elle n’était que très bonne. Comme beaucoup. Comme elle était ambidextre, elle faisait tout de la main droite (comme signer sur le registre de l’hôtel) et personne n’avait jamais remarqué qu’elle était en fait surtout gauchère. Heureusement pour cette personne car lorsqu’elle dégainait de la main gauche nul n’avait jamais vu le coup venir. Impossible de réagir à la fulgurance du geste. Seul le futur mort devait connaître sa dextérité. Dans ce cas, elle utilisait son Colt Police - un modèle couramment utilisé par les officiers de la paix - léger, de petit calibre mais extraordinairement précis, qu’elle s’était offert peu après son départ de Pony Town. En plus de ses deux Smith & Wesson traditionnels à la ceinture, bien clinquants pour attirer l’œil des impressionnables, elle le calait sous son chapeau qui ne la quittait jamais même si elle devait enfiler sa plus belle robe de soirée ! D’ailleurs - mais ce n’est pas cela qui l’avait décidée à le prendre ! - son élégance l’avait immédiatement conquise. Elle le soignait encore mieux que sa jument (bien sûr, elle ne le lui aurait jamais avoué !) mais il faut dire que lui, contrairement à Hennie, était bien incapable de subvenir lui-même à ses besoins ! Elle le nettoyait dès qu’elle avait tiré, pour le recharger aussitôt avant de soigneusement le graisser - il est vrai que Hennie doit parfois attendre quelque peu avant qu’elle ne lui dégote un coin de verdure à brouter… Elle coulait elle-même ses balles rondes dans un moule et n’achetait que de la poudre importée de Chine - l’herbe… Hennie n’a qu’à se servir là où ça pousse… mais elles ont toutes les deux leur petit moment privilégié quand elle la brosse (une fois par semaine) dans l’eau boueuse des cochons pour la débarrasser de ses parasites. Et ce n’est pas sa faute si Hennie peut se passer de fers ! Les autres, ils passent de fabuleux moments complices avec leurs maîtres quand ceux-ci leur changent leurs fers, mais Hennie, elle, comme elle fait partie de la noble et fière race des Mustangs, elle a des sabots particulièrement résistants !… Mais de toute façon (et elle ne voudra jamais l’admettre) elle n’aurait jamais supporté qu’on vienne grattouiller sous ses pieds ! Sinon Hennie n’était jamais malade, faisait ses besoins discrètement comme toute jument qui se respecte et partait encore plus discrètement quand… …quand elle était amoureuse. D’ailleurs, parfois, sans prévenir et ça… Kerry ne le prenait pas toujours bien !
Bref, « chasseuse d’hommes », c’est idéal si vous voulez éviter qu’on fouille dans votre passé ; un chasseur d’hommes n’a pas de maître et n’a de comptes à rendre à personne. C’était donc bien pratique pour Kerry qui pouvait ainsi garder son incognito. De plus, Kerry ne mentait pas car elle recherchait réellement ce desperado de Nils Svensson, c’est juste… qu’il passerait en second plan pendant quelques jours !
Le shérif répondit à Kerry :
— “En effet, il y a une récompense de trois mille dollars. Nous avons des raisons de penser qu’il est impliqué dans une fusillade meurtrière, il…”
— “« Nous avons des raisons de penser » ?! …ce n’est pas ce qui s’appelle s’appuyer sur des preuves irréfutables !…”
— “Crois-moi ! il a un mobile aussi vieux que le monde qui en a poussé plus d’un à commettre ce genre de crimes. L’avis de recherche ne précise pas s’il doit être capturé « mort ou vif » mais, crois-moi, quand je le trouverai, ce n’est pas assis sur mon canasson que je le ramènerai !”
— “Debout ?”
— “Je ne plaisante pas.”
— “Bon ! on prendra le petit déjeuner ensemble demain, si tu y tiens, en attendant je te souhaite une bonne nuit.” Et, du canon, elle montrait la porte. Il acquiesça silencieusement tout en paraissant réfléchir à d’autres questions. Puis, tournant prudemment la tête :
— “Je n’ai toujours pas l’honneur de connaître ton nom…”
Kerry lui donna alors le même nom qu’elle avait donné à Jack Wallis en réservant sa chambre :
— “Mademoiselle Ketsy. Winona Ketsy. Mais, maintenant qu’on est intimes, tu peux m’appeler Winona !”
— “Bien M’ame,” dit-il, un petit sourire en coin tout en rabaissant l’avant de son chapeau, “une bonne nuit à vous aussi.” Il hésita encore un instant puis, alors qu’il se retournait pour réclamer son revolver, il se retrouva nez-à-nez avec la crosse de celui-ci ; elle le lui tendait d’une main, les yeux malicieux, lui exhibant de l’autre …les balles qu’elle avait récupérées.
Il ajouta :
— “Au fait, je ne me suis pas non plus présenté : monsieur Lowe. Chalkley Lowe.” annonça-t-il, ironique. “Mais…” continua-t-il…
— “…je peux t’appeler Chalk…” enchaîna-t-elle sur le même ton.
Des hurlements !
Mais… c’est maman qui crie !!
Je cours de toutes mes forces à la chambre de papa et maman.
J’ai parfois entendu maman crier mais pas aussi fort. Ça ne m’avait pas fait peur… pas pareil…
Arrivée derrière la porte, une crainte m’empêche de l’ouvrir. Un pressentiment… Mais comme les cris reprennent - papa crie aussi ! – je prends mon courage à deux mains et j’ouvre lentement.
Maman est sur le lit mais… ce n’est pas papa qui est sur elle ! Papa est à côté, assis sur une chaise …attaché dessus ! Et maman aussi est attachée : ses mains et ses pieds sont tirés en l’air par une corde !
Je veux crier mais rien ne sort de ma gorge. Je veux bouger mais je n’y arrive pas.
Heureusement le méchant ne m’a pas vue. Je vois le derrière de maman et lui est assis sur sa figure. Il a l’air trop occupé pour faire attention à moi et de toute façon maman crie si fort qu’il ne peut pas m’avoir entendue rentrer.
Papa ne crie plus, lui. Il m’a vue et se calme. Il me regarde. Je ne sais pas très bien ce qu’il veut.
Tout à coup je remarque quelque chose qui dépasse du derrière de maman. On dirait… on dirait la crosse d’un revolver ! Mais qu’est-ce qu’un vieux ColtDragon de la Cavalerie fait là ?? Ce méchant tout nu sur maman doit vraiment être totalement fou !
Jésus Marie Joseph ! le voilà qui se retourne !! il va me tuer !
La petite Kerry, comme si elle ne s’appartenait plus, à la vitesse du crotale, se détend pour saisir cette crosse, la dégaine et tire sur le violeur. L’arme est tellement puissante qu’elle explose littéralement la tête de l’homme. Le geste a été machinal mais elle a visé juste. Le voilà sans vie, affalé sur la mère de Kerry qui a poussé juste un seul cri puis s’est évanouie.
Un grand silence est tombé.
Mais papa et maman sont vivants.
Et je les ai sauvés.
Très calmement, Kerry part chercher une serviette et essuie le sang qui couvre sa mère. Son père ne dit rien et observe sa fille. Avec un sentiment mêlé de soulagement …et d’effroi.
Sa fille est une tueuse.
…sa fille les a sauvés !
Kerry repart puis revient avec le coutelas de son père. Elle coupe d’abord les liens de sa mère puis ceux de son père.
Et maintenant… elle s’évanouit à son tour.
— “Ma Petite fleur des prés, comment te sens-tu ?”
Kerry réfléchit un instant.
— “Bien papa… je crois… Qu’est-ce qu’il voulait le méchant ?”
— “Rien. Oublie. Promets-moi d’oublier. Tu peux faire ça pour moi ?”
— “Je le ferai pour toi et pour maman. Maman est allée se laver ? Comment t’as pu laisser entrer ce méchant, papa ?”
La petite réprime des larmes qui montent et qui l’empêchent de continuer. Mais c’est bien de la colère que James McKoy a senti chez sa fille. Le sentiment de culpabilité qu’il n’avait cessé d’éprouver depuis le début de l’horreur est encore accentué par le reproche de sa fille.
Il la regarde quand même dans les yeux :
— “Ma chérie…” et s’effondre en larmes.
Je regarde papa qui pleure et je comprends qu’il n’a rien pu faire. Sinon, bien sûr, il l’aurait fait !
Je me redresse sur mon lit et le serre dans mes bras. Très fort.
— “Elle est où maman ?”
Une dernière poignée de terre.
Papa a permis que ce soit moi qui la jette.
Le corps de maman est là mais je sais, qu’en fait, elle est près du Bon Dieu. Tout le monde pleure. Sauf le monsieur qui a sorti le cercueil de bois du corbillard. Lui, je l’aime pas. Mais le Père Joseph est bien sûr là. Il a dit de belles choses sur maman. Nous, on ne va pas au temple - l’église qui est en face de notre église - comme presque tous les autres. Papa dit qu’on est catholiques. Maman ira pas voir le dieu protestant. Elle, elle monte au dieu catholique. Elle doit être arrivée maintenant. Je regarde en haut, vers le ciel. Je ne la vois pas mais je sais qu’elle y est. Le Père Joseph dit que ça, c’est la foi. Eh bien moi, j’ai la foi. Par contre je n’ai pas envie de rejoindre maman tout de suite là-haut. Bien que j’aimerais tellement la voir, là, maintenant !
Kerry pleure. Elle ne s’était pas laissée aller, volontairement, jusque-là, mais maintenant tout sort. Son père, soulagé, la regarde pleurer.
— “Viens Kerry, on rentre à la maison.”
— “Tu veux qu’on en parle ?”
— “Tu veux que je te dise quoi, papa ? Que maman me manque ? Tu veux me reprocher de l’avoir tuée ?”
— “Ma chérie ! que vas-tu chercher là ? Ne dis plus jamais de pareilles sottises, tu me promets ?”
— “Je le ferai pour toi et pour maman, papa.”
Plus tard, peut-être un an après, papa m’a prise à part et m’a dit qu’il voulait encore qu’on en parle. Mais pas de maman.
— “Ma chérie, tu as maintenant onze ans, tu es grande. Je ne sais pas très bien comment te formuler ça, mais ça me trotte dans la tête depuis que c’est arrivé. Je dois te demander.”
— “Que veux-tu me demander papa ?”
— “Qu’est-ce qui t’est passé par la tête quand… quand tu as sauvé maman ? Comment… comment ça s’est passé ?”
— “Je ne sais pas, papa, ça a agi tout seul… je n’ai rien fait.”
— “Tu n’as pas eu peur ?”
— “Non papa. Je regardais juste ce que je faisais.”
— “Tu regardais ?”
— “Oui, j’ai rien fait, ça s’est fait tout seul.”
— “Tu pensais… tu pensais que ce méchant… qu’il méritait de mourir ?”
— “Non papa. Pourquoi ?”
— “Je veux dire… Tu n’as pas pensé à juste lui demander d’arrêter ?”
— “C’est bien ce que j’ai fait papa ?!”
— “Sans le tuer, je veux dire…”
— “Mais, papa, il se retournait ! Il allait me tuer, aussi !”
— “Kerry, ma chérie… tu l’as vu… se retourner ??”
— “Sans l’ombre d’un doute, papa ! Pas toi ??”
— “Non.”
— “Mais… tu me regardais !! …ça m’a aidé, tu sais !”
— “Ça t’a donné du courage que je te regarde ?”
— “Oh oui papa, sinon je serais restée immobile et le méchant m’aurait tuée aussi !”
— “Tu penses qu’il se retournait pour te tuer ?”
— “Bien sûr papa : il prenait son Texas Paterson et il allait me tuer !”
— “Tu l’as vu prendre son colt ?”
— “Pas toi ??”
— “Ma Petite fleur des prés… il ne s’est pas retourné !!”
— “Tu ne l’as pas vu, c’est tout ! mais il s’est retourné !! Ça, je te le garantis papa !!”
À nouveau cette colère.
— “Ma chérie, je vois que tu aimes les armes, pas vrai ?”
— “Oui papa, j’aime les armes plus que les fleurs et les chevaux, tu le sais !”
— “Je sais… Ma Petite fleur, j’ai bien réfléchi… veux-tu que je t’apprenne à tirer ?”
— “Mais papa, je sais déjà tirer ?!”
— “Viens me montrer… Mais d’abord, je voudrais qu’on fasse un petit jeu tous les deux. Tu veux bien ?”
— “Bien sûr papa, tout ce que tu veux !”
Papa m’emmena dehors, dans la prairie, devant la maison. Il portait deux Bébé Dragon à la ceinture que je n’avais encore jamais vus.
— “Ma chérie, prends cette arme. Elles ne sont pas chargées pour l’instant. Je vais dégainer le plus rapidement possible et toi tu vas aussi essayer de dégainer le plus rapidement possible dès que tu me vois dégainer. Mais le plus important – c’est très important ! - c’est que tu dois bien attendre que je dégaine le premier. Ne dégaine pas la première, d’accord ? Tu as bien compris ?”
— “Je suis pas débile, papa.”
— “Bon, on commence.”
Mon père fit l’expérience une dizaine de fois et, à chaque fois, je le voyais devenir de plus en plus dépité.
— “Chérie, on va le faire une derrière fois.”
Il dégaina très très vite mais, bizarrement, comme pour toutes les autres fois, lorsque je dégainai… je me rendis compte qu’en fait il n’avait pas encore touché la crosse de son revolver !
— “Bon, papa, c’est pas drôle ! tu me dis qu’il faut que j’attende bien que tu dégaines et en fait c’est le contraire ; tu ne touches même pas ta crosse ! Comment veux-tu que ça marche ! Ce jeu ne m’amuse pas. Je m’en vais !”
— “Chérie ! attends !”
Je m’arrêtai.
— “Attends, ma chérie. Écoute-moi bien et jure-moi que tu ne mentiras pas.”
— “Bien sûr papa, pourquoi je mentirais ?”
— “Jure-le sur la tête de maman.”
— “Bien sûr, papa, je te le jure sur maman chérie !”
Une once de colère que je regrettai aussitôt. Papa reprit :
— “Ma chérie, tu dis que tu as attendu que je dégaine pour dégainer. Or, tu as dégainé… mais je n’avais pas encore touché mon revolver !!!”
— “Ben… c’est bizarre papa… je te vois le prendre, le sortir, le braquer sur moi et quand je fais pareil, je vois qu’en fait tu ne l’as même pas touché !! C’est… bizarre ! Je n’arrive pas à comprendre ce que tu fais !”
La Petite fleur avait l’air très gênée en disant ça. Comme si elle se sentait coupable de quelque chose.
Mais je croyais avoir compris… j’avais compris !
— “Ma Petite fleur des prés… c’est l’Anticipation. Tu arrives à anticiper mon geste ! Ce qui fait que non seulement tu es rapide - très rapide pour ton jeune âge ! - mais en plus tu dégaines AVANT MÊME que j’aie dégainé !”
À partir de ce jour-là, Dad m’emmena tous les soirs m’entraîner au tir dans une carrière désaffectée. Il me donna le Colt Bébé Dragon qui avait servi au « test » de l’Anticipation. C’était un modèle de poche de 48, la version compacte du premier modèle du Colt Dragon. Dad me l’avait vraiment choisi « sur mesure » car il était petit et très léger et dès que je l’ai pris en main, j’ai senti qu’il obéissait avec une docilité parfaite aux moindres de mes sollicitations. Vraiment très maniable et rapide, il faisait preuve aussi de très peu de recul ! Rien à voir avec le Walker que j’avais piqué aux morts de la diligence (ce que je n’avais jamais dit à papa, bien sûr !) et qui pesait plus de deux kilos à vide ! avec celui-là, il fallait que, le tenant aux bouts de mes deux bras tendus, je m’arc-boute contre un arbre pour éviter de me retrouver les quatre fers en l’air quand j’appuyais sur la détente ! Si ce colt de poche, deux fois moins long, ne me permettait certes pas d’atteindre une cible à 90 mètres comme l’autre, il était tout de même très précis jusqu’à 15 mètres et j’ai commencé à m’entraîner plus sérieusement que lorsque j’étais seule dans ma forêt nocturne ! Je me souviens avoir sauté au cou de papa tellement j’étais émue et contente lorsque ma première balle est allée se ficher dans la cible ! Aux séances de tir, papa était très exigeant et il n’était plus papa, il devenait mon professeur : sévère et extrêmement scrupuleux. Tout d’abord, il m’a inculqué, et avec beaucoup de gravité, les notions de sécurité et de vigilance. Il m’a appris à chambrer mes munitions, à viser et à tirer d’une manière moins… « sauvage » que la mienne ! Il m’a apporté la minutie qui me faisait défaut et m’a ajouté la réflexion à l’instinct. Avec les deux, je devenais redoutable mais une petite voix me disait de garder tout cela pour moi. “Plus on passe inaperçu dans l’art du tir, plus on a de chances de voir ses petits-enfants grandir” me disait toujours Dad. Malheureusement, lui n’aura pas cette chance…
Dès la fin du premier « cours », il me dit que nous irions très bientôt à la Grande Armurerie du Centre de Milwaukee choisir ensemble un revolver. J’avais donc déjà deux revolvers et j’allais « très bientôt » en avoir trois ! Sans parler de la carabine Sharps, récupérée aussi dans la diligence… J’en étais toute excitée ! Et il me dit aussi qu’un jour, lorsque l’occasion se présenterait, il m’emmènerait faire un super-entraînement. Il avait un air mystérieux et il ne m’en dit pas plus. Il me dit juste que j’étais plus rapide qu’un cobra. Je n’en avais jamais vu mais j’imaginais que ça devait être vraiment très rapide !
Et puis, un jeudi matin, c’était le jour du Grand-Marché annuel à Milwaukee, il me présenta effectivement à un cobra. J’étais terrifiée à l’idée d’affronter ce serpent. J’avais jamais vu un tel reptile ! Des crotales ? à la pelle ! je m’amusais à les attraper par le cou mais je m’étais vite lassée car leur lenteur est vraiment trop agaçante.
Mais un cobra !! Il avait des yeux, comme tout le monde, vers ses crocs, mais aussi des yeux à la gorge !! Il devait sûrement y voir tellement bien qu’il était invulnérable !! Je regardai papa en m’accrochant à sa jambe très fort et en lui criant que je ne voulais pas affronter un tel monstre ! Le forain se mit à rire mais le regard de mon père stoppa sa fougue. Et, tout en regardant le forain, il me dit :
— “Tu n’affronteras pas ce cobra car c’est trop lent pour toi. Tu affronteras une mangouste.”
Le forain écarquilla les yeux et… moi aussi !!
— “C’est quoi une mangouste papa ?”
— “En avez-vous une ?” demanda-t-il au tzigane.
— “Oui j’en ai une, mais je n’ai pas envie de liquider mon cobra !” répondit celui-ci avec crainte. “C’est mon gagne-pain ! On ne se sert d’une mangouste que pour se débarrasser d’un cobra indomptable ! Dans ce cas on organise un beau spectacle qui rapporte gros et… adieu le cobra ! Mais, je vous en prie, ne m’obligez pas à le tuer !” Et il fixait l’étoile de marshal de mon père en se pendant à ses mains, le suppliant à genoux !
— “Mais calmez-vous ! je n’ai rien contre votre cobra, taisez-vous et apportez-moi votre mangouste !”
Sur ce, le forain finit par se calmer et apporta sa mangouste.
— “Voici un dollar. C’est une coquette somme n’est-ce pas ? Peux-tu convaincre ta mangouste d’attaquer ma fille ?”
Devant les yeux éberlués, papa reposa sa question et le rassura :
— “Ne t’inquiète pas, tu n’auras pas d’ennuis. Ces passants peuvent en témoigner.” En effet, les badauds qui avaient entendu la conversation et qui commençaient à s’attrouper autour de moi et du cobra - ou peut-être… du cobra et de moi – approuvaient en acquiesçant ou en grondant un oui convaincu.
Ne le voyant toujours pas réagir, il ajouta :
— “Ce n’est pas comme si je te demandais un combat de ma fille contre ton cobra, ce n’est après tout qu’une petite mangouste !!”
Et comme les autres autour exhortaient le marchand en scandant “la mangouste ! la mangouste !” celui-ci finit par céder :
— “O.K. Que veux-tu exactement ?”
— “Que ta mangouste prenne ma fille pour un cobra. Tu peux la dresser pour ça ?”
— “Nora est intelligente…”
Là-dessus, il installa Nora au milieu d’un cercle déjà tracé sur le sol et lui parla assez longuement à l’oreille tout en accompagnant ses paroles d’une multitude de gestes. Puis il se redressa et me dit :
— “Vas-y, rentre dans ce cercle, mais sois prudente, petite, car elle ne va pas attendre que tu l’attaques. Elle va guetter le moment favorable et te mordra. Et ça risque d’arriver très tôt, et son attaque est fulgurante !!” Il se tourne vers mon père :
“Lorsqu’elle sera mordue, vous ne me ferez pas d’ennuis et… vous me payerez un dollar de plus. C’est ça ou rien.”
— “Je te donnerai dix dollars !…”
Le marchand écarquille les yeux de surprise mais son visage s’assombrit aussitôt quand le marshal finit sa phrase :
— “…mais si elle n’est pas mordue… tu me donnes ta mangouste !”
Il tourne sur lui-même en réfléchissant tout haut :
— “J’ai fait des milliers de kilomètres pour acquérir ce cobra et cette mangouste ! Il ne me les prendra pas !”
— “Je ne veux que ta mangouste ! Et je ne te la prendrai pas, je te le jure …puisque tu me la donneras ! Mais tu n’as rien à craindre ! …puisque ta mangouste mordra ma fille !”
— “Pour une fois que tu dis quelque chose de sensé ! C’est évident, ta fille n’a aucune chance ! Tu serais complètement fou d’imaginer le contraire, étranger !”
— “Je ne suis pas « étranger »… je suis marshal ici, à Milwaukee. Mais, n’aie crainte, je n’abuserai pas de ma fonction. Tu peux interroger ces gens – il les désigne d’un grand geste circulaire du bras – ils savent que je tiens parole.” Et effectivement plusieurs personnes de tous âges opinent à nouveau du chef ou approuvent de vive voix.
— “Tu es encore plus fou que ce que je croyais ! C’est d’accord, adonne-toi à ton petit jeu idiot et va-t’en. Tu ne risques pas de partir avec ma mangouste, de toute façon !!”
Là-dessus, il partit d’un tonitruant (mais bref) éclat de rire car il ne parvenait pas à ravaler complètement son inquiétude. Son rire était bravache mais ses yeux demeuraient intrigués.
Mon père me fit signe d’avancer dans le cercle.
Un autre cercle, plus grand, de badauds se forma autour de nous, Nora et moi.
Une chape de silence nous coiffa de son plomb. Ce qui figea encore plus ce tableau déroutant d’une petite fille remplaçant un cobra dans un combat de rue !
J’attendis.
Elle allait attaquer d’un moment à l’autre et il fallait que je reste concentrée. Je finis par ne plus voir que l’animal.
Et elle, la mangouste, ne regardait que moi.
Puis je revécus le test que mon père m’avait fait passer avec lui : la mangouste se rua sur moi à une vitesse surprenante ! – ce qui me fit pousser un petit cri aigu : une fulgurance sans comparaison avec papa ! - mais, comme pour mon père, alors que je croyais être prise de vitesse, voilà que je l’attrapai par le col …alors qu’en fait, elle n’avait encore pas bougé !
Malgré les jérémiades du marchand (qui nous regarda partir avec son magnifique Pygargue (sa grosse pièce de dix dollars or) dans la main) et sous les acclamations de la foule, nous partîmes avec Nora.
Je l’apprivoisai.
Elle était intelligente et rapide.
Et nous nous entraînâmes mutuellement : elle progressa… mais je gardai toujours un temps d’avance.
La même façade.
Rien n’avait changé. Il manquait toujours les deux « S » de « BLANCHISSERIE », ce qui les faisait bien rire, elle et le petit Bao.
La queue des clients continuait jusque dans la rue. Kerry renonça à attendre et préféra d’abord faire un tour chez le barbier.
Barry.
Son père était barbier mais lui, passionné de coiffure, avait visiblement repris les affaires de son père pour y rajouter les coupes homme et les coupes femme : on pouvait désormais lire en haut de la devanture en bois : Coolmann, Barbier & Coiffeur de Père en Fils. Ce qui n’était donc pas totalement exact. Il vendait un impressionnant choix de perruques qui attira immédiatement l’attention de Kerry. Et tout en écoutant d’une oreille distraite Barry baratiner ses clientes, Kerry resta un moment à regarder ces belles perruques brunes et rousses en s’imaginant les porter. Elle avait, elle, de très beaux cheveux blonds, longs et épais, dont la riche palette de couleurs s’étendait du blond platine au blond vénitien en passant par toutes les nuances chaudes des blés, et elle les laissait la plupart du temps s’épanouir dans son dos. Ce matin, elle était dans son « costume Calamity Jane » (sans les franges qu’elle détestait) et elle avait remonté ses cheveux en chignon sous son chapeau de cow-girl. Les hommes ne pouvaient alors s’empêcher de laisser s’attarder leur regard sur sa jolie nuque délicate d’où s’échappaient toujours quelques boucles oubliées. Kerry croyait n’être féminine qu’avec une toilette et un maquillage soignés, mais si elle enfilait son pantalon crasseux avec sa veste en daim et sa cartouchière en bandoulière, sa féminité, acculée, ressortait alors par ses yeux de lynx bleus et son visage d’ange, par ses longues jambes fines, sa taille à faire pâlir une guêpe, et ses belles épaules rondes.
— “Mâdâme, quels pourraient être les désirs qui vous ont conduite dans notre charmante boutique et pour lesquels nous nous hâterions aussitôt de tout mettre en œuvre pour les combler ?”
Le ton mielleux et le style alambiqué qui se voulaient de la grande ville - Chicago, en l’occurrence - et que ce plouc de Barry utilisait pour ses phrases aussi longues qu’inutiles, était, à quelques détails près, de la même verve il y a vingt ans :
— “Soulève tes grosses fesses inutiles de mon fauteuil et pose-les délicatement - si tu le peux - sur ce tabouret confectionné exprès pour correspondre à ton poids, bonne à rien de fainéante, car j’ai besoin d’un mannequin pour la créââtion de mes nouvelles coupes !”
Et il fallait obtempérer dans l’instant si elle ne voulait pas se retrouver dans la soue à cochons, à quatre pattes, à grogner comme eux, afin de divertir Barry et ses quatre petits frères encore plus cruels que lui, tout en s’efforçant d’attraper subrepticement quelques fruits oubliés afin de ne pas crever de faim.
Car un soir, lors de la grande fête du village de Pony Town, Kerry, qui ne supportait pas de voir un cheval attaché, avait non seulement « délivré » tous les chevaux parqués qui appartenaient aux riches notables venus pour les réjouissances mais elle les avait énergiquement chassés afin qu’ils connaissent une liberté qu’elle jugeait, dans sa jeune tête de douze ans, légitime. Comme on avait mis plusieurs jours à les retrouver - on en avait quand même retrouvé quelques-uns non loin de Milwaukee ! - et que quelqu’un avait cru voir Kerry près de l’enclos peu de temps avant qu’on ne se rende compte de leur disparition, Kerry avait été emmenée sur-le-champ au tribunal pour y être jugée.
Le procès avait duré douze minutes.
Il s’était déroulé au saloon Wallis. En effet, Pony Town n’avait pas les moyens de se payer un vrai tribunal et puis… le juge Phineas Brocius trouvait cela plus convivial. De toute façon, l’argent récolté par les impôts (des pauvres) n’allait pas être dépensé pour les pauvres !
À Milwaukee on pouvait compter une dizaine de magistrats et un marshal de la ville, (James McKoy) secondé par une demi-douzaine d’adjoints, qui pouvaient faire appel en cas de coup dur au deuxième bataillon du deuxième régiment de Dragons de Cavalerie qui y séjournait. Les deux partis majoritaires, le parti républicain et le vieux parti démocrate, y étaient largement représentés.
Pony Town, elle, petite ville, n’avait que son juge. Et s’il arrivait que les avocats, parfois, effectivement, dans leur ignorance, s’y aventuraient, ils repartaient, sans trop attendre, soit recouverts de goudron et de plumes soit truffés de plomb… La Justice, la Police, la Politique, toutes, étaient gérées par un même personnage : toujours ce seul et unique juge Brocius. Ainsi était garantie l’indépendance entre les pouvoirs ! En outre, cette « indépendance » était renforcée par les liens familiaux puisque le shérif du comté, Chalkley Lowe, était le neveu du juge et que les adjoints du shérif étaient les quatre fils du juge auxquels il fallait bien donner du travail ! Et non… personne n’avait objecté qu’une petite ville comme Pony Town pouvait largement se contenter d’un seul adjoint !…
Interrompant sa partie de poker, le juge Brocius avait ouvert le procès par une tournée générale (enfin presque générale) puis, au bout de quelques verres, il avait aussitôt condamné Kerry. Monsieur le Maire (ou plutôt son épouse, Elizabeth) lui avait quand même rappelé qu’il fallait d’abord énoncer l’accusation, procéder aux différents interrogatoires et autres témoignages, avant de finalement prononcer la sentence. Il faut dire, à sa décharge, que notre juge, monsieur Phineas Brocius, était assez contrarié par la somme rondelette qu’il venait de perdre au jeu et, ce qu’il avait surtout en tête, c’était de se refaire. Mais madame Elizabeth Huggy, Betty pour les intimes (ils n’étaient pas très nombreux), veillait tout de même à maintenir une certaine cohérence …ne serait-ce que pour éviter, par exemple, que Walsh, le juge de Milwaukee, n’annule le jugement pour vice de procédure ! Après l’avoir rapidement écoutée, Phineas, qui faisait confiance au « greffier » (Kolby Wallis, en l’occurrence, puisqu’il était un des rares à savoir écrire) pour faire une belle rédaction du procès-verbal, avait alors (distraitement) entendu les témoins et Kerry avait d’abord été condamnée à trois-cents coups de fouet.
Le représentant légal de Kerry, son père, James McKoy, qui servait d’avocat à la petite certes incapable de tenir ce rôle, intervint avec véhémence, arguant, entre autres, du très jeune âge de l’accusée – à peine douze ans, tout de même ! – et donc de sa faible constitution physique. Le juge, qui n’en attendait pas moins, commua la peine en un mois de « travaux d’intérêt général » par personne lésée (il se trouve que lui aussi avait eu peur pour son cheval…). Comme cela concernait vingt-deux riches notables, la petite Kerry écopa donc de vingt-deux mois de « services », autrement dit …d’esclavage. Malheureusement, James McKoy était pieds et poings liés car non seulement Pony Town ne faisait pas partie de sa juridiction (il était marshal de la ville de Milwaukee) mais, de toute façon, l’affaire ne portait pas sur un crime fédéral. Il avait bien essayé de faire intervenir son ami Walsh, le juge de Milwaukee, mais celui-ci n’avait trouvé aucune faille juridique lui permettant de s’opposer à son collègue de Pony Town. Heureusement James obtint tout de même l’autorisation pour sa fille de rentrer à la maison paternelle les dimanches, rappelant que c’était le Jour du Seigneur. De toute façon, ce jour était peu rentable puisque la petite aurait surtout encombré ces riches familles qui partaient la journée pour s’adonner à leurs diverses activités de loisirs. De plus, comme certaines personnes influentes juives exigèrent que l’on respectât aussi le jour du sabbat, le juge, qui ne pouvait faire marche arrière, fut contraint d’accorder aussi les samedis. Ces deux jours par semaine en moins firent grincer quelques dents et James accrut encore le nombre de ses ennemis (en tant que représentant intègre de la loi, il en avait déjà un certain nombre).
Pendant tout le déroulement de sa peine, Kerry avait décompté, un par un, ces longs jours qui l’avaient éloignée de papa : quatre-cent-soixante-dix-neuf jours…
Quatre-cent-soixante-dix-neuf jours qu’elle n’était pas près d’oublier.
Quatre-cent-soixante-dix-neuf jours qu’elle allait leur faire rentrer dans la gorge, à chacun, l’un après l’autre, et jusqu’au dernier, avec un goût qu’ils ne seraient pas non plus près d’oublier …à moins qu’elle ne les dispense d’une façon plus expéditive de cet exercice de mémoire…
Kerry sort de sa rêverie et répond au barbier :
— “Je me dispenserai de vous avouer mon plus sincère désir mais quoi qu’il en soit je vous prierai de vous contenter d’un souhait plus trivial : couper la pointe de - à défaut d’autres choses vous appartenant, bien tentantes mais non accessibles sans un peu d’intimité - mon abondante mais non moins chaotique chevelure. De plus, et je serai plus prosaïque : vous voudrez bien me couper la touffe…” (Kerry stoppe un moment son débit oratoire en jouissant du regard ahuri et perplexe de son interlocuteur) “…de mes aisselles,” (un court arrêt avant la fin) “je vous prie !”
Le barbier, pas vraiment sûr d’avoir tout compris, lui indique le siège en bafouillant un :
— “Veuillez enfiler cette cape de coupe et vous asseoir, je vous prie. Par quoi souhaiteriez-vous que l’on commence ?”
— “Maintenant que j’ai la robe…” fait-elle en haussant les épaules.
— “…la cââpe !! Mademoiselle !”
Et, pendant que Barry-le-coiffeur lui frictionne son « abondante mais non moins chaotique chevelure » dans un shampoing bienfaisant pour ensuite lui en tailler la pointe en V, Kerry, sans perdre une vigilance qui ne la quitte jamais, se replonge dans ses souvenirs maudits :
“Ne bouge pas, bonne à rien ! sinon tu vas m’obliger à recommencer !” « Bonne-à-Rien » était effectivement devenu son nouveau prénom chez les Coolmann lorsqu’elle était devenue leur esclave, ce qui l’avait poussée à se parler à la troisième personne, en s’appelant « Kerry », pour ne pas oublier qui elle était et s’éviter de sombrer dans la démence.
“Et voilà, tu as bougé ! Si tu continues, je serai obligé de recommencer ma coupe encore et encore, et tu n’auras plus de cheveux ! Il ne faudra alors t’en prendre qu’à toi-même si je te punis ! Et c’est toi qui m’y auras obligé car je n’aurai plus matière à travailler, ce qui me punira aussi moi-même à mon plus grand désarroi” ! Sur ce, Barry la punissait selon ses goûts du moment et se rendait encore pire que ses quatre frères réunis.
— “Comment les voulez-vous ?”
La question du barbier la tire de ses rêveries.
— “Comment je les veux ?…” répète-t-elle sans comprendre.
— “Que diantre, vos cheveux, pardi !”
— “Je vous l’ai dit, tout à l’heure : en V mais pas trop pointus !”
— “Ah oui, bien sûr, je me rappelle maintenant. Vous avez vraiment de très beaux cheveux ! Ça me rappelle quelque chose, d’ailleurs… mais je n’arrive plus à me souvenir… Bah, ce n’est pas grave !
Combien la vendez-vous ?”
— “Pardon ?”
— “Oui, votre chevelure, pardi ! Combien ?”
— “Mais…” - Kerry se contient pour ne pas le traiter de tous les noms car il faut continuer le petit jeu de la fausse politesse - “enfin ! mes cheveux ne sont pas à vendre !! Vendriez-vous les vôtres ?”
— “Oh, jamais de la vie, qu’allez-vous chercher là ?! J’adôôre mes cheveux et pour rien au monde je ne m’en séparerais, vôyons ! Déjà petit je m’amusais à les coiffer de différentes façons selon la mode de Chicago, voyez-vous ! Ils sont épais et forts, ne trouvez-vous pas ? Vous pouvez les touchez si vous le désirez, vous vous en rendrez compte ainsi par vous-même ! Une fois, j’avais appris et demandé à une domestique, une bonne à rien de fainéante, si vous voyez ce que je veux dire,” - Kerry frémit de toutes ses fibres - “de poursuivre ma coupe à l’arrière de mon crâne (vous comprendrez aisément que je ne peux atteindre cet endroit moi-mêême, n’est-ce pâs ?) eh bien cette petite incapable me rata totââlement ! Heureusement mes cheveux repoussèrent vite ! mais je l’ai punie comme il se doit, voyez-vous !”
Il semble réfléchir.
— “Tenez, comment l’auriez-vous punie, vous ?”
Kerry inspire lentement et profondément tout en se retenant violemment de ne pas l’abattre sur-le-champ. Mais elle a d’autres plans.
— “Moi ? Oh… je lui aurais donné des coups de fouet ?”
— “Non, ça c’était pour des délits moins grââves ! Alors, dites-moi ? Un peu d’imagination, vôyons !”
— “Non, vraiment je ne vois pâs ! Je donne ma langue au chât… Allez ! dites-le-moi, vous, ne me faites pas languiiir !”
— “Je suis magnanime, je vous accorde un temps de réflexion ! Et pour en revenir à ma chevelure, même si effectivement je pourrais en obtenir une importante somme d’argent en la vendant pour qu’elle devienne une perruque, ce n’est pas dans cette ville que je trouverai le client, vous savez ! Nous ne sommes pas à Chicago (il soupire) ! Et puis, mes cheveux… ils se méritent, ne croyez-vous pas ??” Barry se met à rire à gorge déployée.
— “Certes, de si beaux cheveux ! ce serait du gââchis de les changer de place !”
Et, là-dessus, Kerry part dans un grand éclat de rire en imitant le sien. Mais… que ce soit l’imitation de son langage ou de son rire, Barry ne remarque toujours rien et continue son bavardage :
— “J’ai toute une cargaison de mââgnifiques perruques que j’ai fait venir de Chicago. J’ai hââte d’ouvrir mes colis ! J’ai toutes les couleurs : blondes, brunes, rousses ! et toutes les tailles ! Ahhh !… Mais vos cheveux sont excêêptionnels ! je n’en ai vu qu’une fois, je crois, de cette qualité… mais je n’arrive toujours pas à me rappeler ! Ahh… mémoire, quand tu nous tiens ! Vous savez, je vous trouve très sympathique ! C’est tellement rââre de manipuler de si beaux cheveux ! Êtes-vous certaine que vous ne voulez pas les vendre ? Allez, dites un prix ! il sera le mien ! Je suis prêt à vous couvrir d’or !”
Et il reprend son rire perlé qui glace Kerry jusqu’aux os. Car ce rire… elle l’a entendu à d’autres occasions :
“Allez, bonne à rien ! implore mon pardon pour ta maladresse ! chante-nous des incantations ! fait la chamane, sorcière !” Et elle était obligée de psalmodier des chants cherokees à quatre pattes au milieu des porcs qui manquaient la piétiner et parfois la mordaient. Barry et ses frères aimaient spécialement cette punition que Barry avait inventée depuis qu’il avait surpris Kerry avec Kaya, son amie Cherokee. Car, bien entendu, fréquenter des Indiens était strictement interdit ! À cause de la merveilleuse éducation paternelle, les cinq frères haïssaient les Indiens. Tous. Quels qu’ils soient. Qu’ils soient ivrognes derrière la porte du saloon ou sous le pont de la rivière Kinnickinnic, ou qu’ils soient de fiers guerriers ou d’habiles chasseurs, le mépris était le même.
Kaya appartenait au Clan du Vent, une infime fraction du puissant peuple cherokee. Par une clairvoyance et un instinct avisés, son chef, qui n’était autre que le père de Kaya, avait déplacé à temps sa tribu pour fuir le front de colonisation de l’Est. Ils étaient ainsi partis des Grands Monts Enfumés, situés au sud des Alleghanys, et retournés dans le territoire d’origine de leurs ancêtres en rejoignant une tribu de Winnebagos pacifiques qui vivait à l’ouest du lac Michigan. Tous n’eurent pas cette chance. Quelques mois plus tard, des milliers de leurs frères comprenant des Cherokees mais aussi des membres des quatre autres grandes tribus civilisées, les Chickasaws, les Choctaws, les Creeks et les Séminoles, furent déplacés sous la féroce contrainte des soldats Blancs à l’ouest du Mississippi, au Territoire Indien qui venait d’être « généreusement » concédé par le gouvernement. Car « un peuple barbare, qui dépend pour sa subsistance des produits aussi chiches que précaires de la chasse, ne peut survivre au contact d’une communauté civilisée » !
Et pourtant les Cherokees, pour se protéger et fuir les guerres incessantes avec les Visages-Pâles, s’étaient parfaitement intégrés à la « Civilisation », parvenant à un niveau de prospérité aussi enviable que celui des Blancs, avec de grandes fermes et de riches plantations. Ils avaient même poussé le niveau de « civilisation » jusqu’à acquérir en grand nombre des esclaves noirs… Ainsi, à part leur couleur de peau, les Peaux-Rouges n’étaient pas moins Blancs que les Blancs…