A B C DU TRAVAILLEUR - EDMOND ABOUT - E-Book

A B C DU TRAVAILLEUR E-Book

Edmond About

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Beschreibung

EDMOND ABOUT est un écrivain, journaliste, critique d'art du XIXème siècle. Il n'était certes pas un économiste de formation. Cela ne l'a pas empêché de porter une reflexion sur le rôle du travail dans les sociétés industrielles et sa place parmi les autres facteurs de production. Cet ouvrage est ainsi principalement destiné aux novices qui font leur premiers armes dans le domaine de l'économie politique.

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A B C DU TRAVAILLEUR

Pages de titreEdmond AboutINTRODUCTIONBESOINS DE L’HOMMELES BIENS UTILESLA PRODUCTIONLES PARASITESL’ÉCHANGELA LIBERTÉLA MONNAIELE SALAIREL’ÉPARGNE ET LE CAPITALLA GRÈVELA COOPÉRATIONDE L’ASSURANCE ET DE QUELQUESPage de copyright

Edmond About

A B C DU TRAVAILLEUR

1868

Table des matières

INTRODUCTION .....................................................................4

I BESOINS DE L’HOMME ......................................................9

II LES BIENS UTILES ...........................................................22

III LA PRODUCTION ...........................................................32

IV LES PARASITES...............................................................56

V L’ÉCHANGE ......................................................................77

VI LA LIBERTÉ ...................................................................104

VII LA MONNAIE ...............................................................130

VIII LE SALAIRE.................................................................171

IX L’ÉPARGNE ET LE CAPITAL ........................................180

X COMMENT GUÉRIR LE PROLÉTARIAT ? LA GRÈVE..192

XI LA COOPÉRATION .......................................................200

XII DE L’ASSURANCE ET DE QUELQUES AUTRES

NOUVEAUTÉS RECOMMANDABLES................................217

À MONSIEUR

MICHEL CHEVALIER

Vaillant économiste et homme de bien s’il en fut.

Hommage d’admiration et de respect.

E. A.

– 3 –

INTRODUCTION

Il y a quatre ou cinq ans, les hasards de la vie me mirent

en correspondance avec un groupe de travailleurs parisiens.

Ils n’étaient guère plus de soixante-dix, mais chacun repré-

sentait un corps de métier, et l’on devinait derrière eux toute

une armée de camarades. Je n’en ai pas vu un seul face à

face : ils m’écrivirent, je leur répondis une lettre assez longue

qui courut les ateliers, puis l’un d’eux, qui semblait exercer

une certaine autorité par sa droiture et ses lumières,

m’adressa une proposition qui peut se résumer ainsi :

« Voulez-vous lier avec nous une amitié solide et du-

rable ? Rendez-nous un service que ni nos orateurs, ni nos

publicistes en titre n’ont jamais songé à nous offrir. Publiez

un petit livre qui nous apprenne en quelques heures de lec-

ture tout ce qu’il nous est indispensable de savoir.

« Ce que nous vous demandons, ce n’est pas un abrégé

de la science universelle : il y a tant de choses au monde qui

ne nous touchent ni de près ni de loin ! Mais le sens commun

nous dit qu’un homme de bonne volonté pourrait, avec un

peu d’effort, serrer dans deux ou trois cents pages toutes les

vérités pratiques qu’il nous importe de savoir.

« Notre condition n’est pas douce, et le pire, c’est que

rien ne nous en fait espérer une meilleure, même pour nos

enfants ou nos petits-enfants.

« Nous nous sommes vus, un moment, placés entre les

théories désespérantes de ceux qui nous condamnaient à

– 4 –

l’abjection éternelle, et les théories subversives de ceux qui

nous disaient : Avec le fer on a du pain.

« L’expérience des révolutions sociales est faite ; nous

savons tous ce que coûte une émeute, et que la folle enchère

en est payée d’abord et surtout par les pauvres.

« On nous a dit ensuite que le remède à tous nos maux

était dans les coalitions pacifiques, à l’anglaise ; c’est une

autre épreuve à tenter ; les uns y vont de bon cœur, les

autres non.

« Quelques hommes éclairés, et il y en a parmi nous plus

qu’on ne croit, affirment que nous pourrions remplacer la

hausse artificielle des salaires par la réduction des dépenses.

Il est certain que nous payons tout plus cher que les riches,

attendu que nous achetons au petit détail ; les denrées né-

cessaires à la vie nous arrivent à travers une série

d’intermédiaires onéreux qui n’en finit pas.

« N’y a-t-il aucun moyen de supprimer les intermé-

diaires ? Est-ce que cent travailleurs associés pour faire leurs

emplettes ne représentent pas, entre eux tous, le ménage

d’un riche ? Les soldats associés sous les drapeaux dépen-

sent moins d’un franc par jour, et vivent bien.

« Si l’union peut accomplir de tels miracles, elle en fera

d’autres. Le capital nous impose ses lois, et l’on nous dit qu’il

régnera sur nous jusqu’à la fin des siècles. Mais à force

d’empiler des pièces de dix sous, est-ce que nous

n’arriverions pas, entre nous tous, à créer un capital ? Et le

capital une fois né, ne serions-nous pas en état de travailler

pour notre compte, sans partager nos profits avec personne ?

– 5 –

« Pensez-vous que vingt ouvriers, sachant tous leur af-

faire, ne feraient pas un patron, comme vingt francs font un

louis ?

« Le malheur est que toute expérience coûte cher, sur-

tout lorsqu’il faut marcher à tâtons, sans route tracée. Notre

ignorance nous lie bras et jambes.

« N’y a-t-il pas une science de l’économie sociale ?

Comment ne nous l’a-t-on jamais enseignée ?

« La savez-vous ? Pouvez-vous nous l’apprendre ? Nous

ne demandons pas un traité dans les formes, mais quelques

heures de conversation familière sur la richesse, le capital, le

revenu, le travail, le salaire, la production, la consommation,

la coopération, l’impôt, la monnaie, que sais-je encore ? sur

tous ces mots dont on nous rebat les oreilles, tantôt pour

nous décourager, tantôt pour nous leurrer, jamais pour les

définir et les dégager de toute équivoque. »

Je répondis à mon correspondant que j’acceptais la

tâche et que je m’y mettrais un jour ou l’autre ; mais quand ?

Le bon vouloir ne suffit pas dans une telle entreprise : il faut

le temps de lire, de comparer, de discuter et d’écrire.

Chemin faisant, je me suis persuadé que ce travail de

simple exposition, quoiqu’il ne contienne pas, à proprement

parler, d’idées neuves, pourra rendre service à d’autres ci-

toyens que les ouvriers de Paris.

Agriculteurs, marchands, chefs d’industrie, propriétaires,

rentiers, artistes et gens de lettres, nous faisons tous de

l’économie sociale comme M. Jourdain faisait de la prose,

sans le savoir. Malheureusement, nous ne la faisons pas tou-

jours bonne.

– 6 –

Des ouvrages spéciaux, il y en a beaucoup, et

d’admirables. Mais ils coûtent trop cher pour être à la portée

de tout le monde, et le style adopté par la plupart des éco-

nomistes est comme une deuxième barrière qui s’interpose

entre le grand public et la vérité.

Le seul livre réellement élémentaire est le catéchisme de

Jean-Baptiste Say : un chef-d’œuvre de bon sens et de bonne

foi, mais rédigé dans une forme trop abstraite et dans un

style trop géométrique pour plaire aux lecteurs

d’aujourd’hui. Si l’illustre penseur a devancé, dans l’essor de

son génie, les plus audacieux progrès de notre temps, il ne

pouvait prévoir que cinquante ans après l’édition définitive

de son catéchisme, les questions d’économie intéresseraient

passionnément plusieurs millions de Français, sachant lire.

Le public pour lequel il écrivait en 1821 était à la fois plus

restreint et mieux préparé que le nôtre : pour étendre et vul-

gariser ce haut enseignement, il faut le ramener plus près de

terre, le bien que nous espérons faire est à ce prix.

Nul n’est censé ignorer les lois civiles et pénales qui

nous régissent, et réellement personne ne les ignore dans

leurs traits principaux. Pourquoi la grande majorité d’un

peuple comme le nôtre ignore-t-elle encore les lois écono-

miques, lois éternelles, immuables, dérivées fatalement de la

nature elle-même ? Pourquoi le premier novateur qui vient

saper les bases de la société à coups de paradoxes et de so-

phismes nous prend-il tous ou presque tous au dépourvu ?

Pourquoi le capital et le travail, deux alliés inséparables

par nature, sont-ils éternellement en défiance pour ne pas

dire en guerre ? Pourquoi les plus honnêtes gens du monde

s’accusent-ils réciproquement de crimes épouvantables, les

uns criant qu’on veut leur prendre ce qu’ils ont, les autres

– 7 –

protestant qu’on leur a volé ce qu’ils n’ont pas ? Pourquoi les

riches, ou du moins certains riches, méprisent-ils stupide-

ment ceux qui travaillent ? Mais, malheureux ! Votre fortune

n’est pas autre chose que du travail mis en tas. Pourquoi les

pauvres haïssent-ils généralement les riches ? Vous ne savez

donc pas que vous seriez cent fois plus pauvres, c’est-à-dire

travaillant plus pour gagner moins, s’il n’y avait que des

pauvres autour de vous ? Pourquoi la fraude et la méfiance,

l’arrogance et la révolte, les exigences absurdes et les résis-

tances iniques qui font rage dans ce domaine de l’industrie et

du commerce, où il serait si facile et si bon de s’entendre ?

Parce que les intérêts s’entrechoquent dans une nuit

épaisse, et non pas la nuit simple, la nuit de notre temps, qui

ne fait plus peur à personne : non ! celle dont je vous parle

est une vieille nuit du moyen âge, peuplée d’oiseaux fantas-

tiques, de fantômes menaçants et de chauves-souris anthro-

pophages.

Il faudrait allumer cent mille becs de gaz pour éclairer

les bonnes gens qui se battent dans ces ténèbres : c’est une

besogne que je laisse à plus fort que moi. En attendant,

j’allume une simple chandelle : il ne faut rien de plus pour

dissiper les fantômes, dit-on.

– 8 –

I

BESOINS DE L’HOMME

Ceux qui nous ont donné la vie nous auraient fait un

triste présent, s’ils ne nous donnaient pas autre chose.

De tous les animaux qui pullulent à la surface de la terre,

le plus nu, le plus faible et le plus longtemps misérable est

sans contredit l’homme nouveau-né.

Abandonner un petit enfant dans un lieu solitaire ou lui

casser la tête contre un arbre, c’est tout un. La nature nous

bâtit de telle façon que pour vivre il nous faut un abri, des

vêtements, des aliments, mille choses qu’elle ne fournit pas

et que nous sommes incapables de nous donner nous-

mêmes.

Durant plusieurs années, les autres hommes nous logent,

nous habillent, nous alimentent : la société nous fait crédit.

Nous n’existons que comme débiteurs jusqu’à l’âge où nous

pouvons tant bien que mal nous suffire à nous-mêmes. Ar-

rive une période où le jeune homme gagne à peu près ce qu’il

coûte et vit au pair, comme certains commis de magasin et

apprentis de fabrique. Enfin, vers l’âge de vingt-sept ans si

j’en crois les économistes, nous commençons à gagner plus

que notre dépense et à rembourser les avances que la société

a faites pour nous.

– 9 –

Les enfants, et je sais beaucoup d’hommes qui sont en-

fants sur ce point, s’imaginent que la société leur doit

quelque chose. N’avez-vous jamais entendu ce fameux

axiome : À chacun selon ses besoins ? »

Moi, je le trouvais admirable en 1848. J’avais vingt ans,

j’étais ignorant des choses de la vie comme un bon lycéen,

c’est tout dire. Je n’avais jamais fait que des thèmes et des

versions, fort inutiles sans doute à la communauté des

hommes, et je me croyais naïvement créancier. Je ne com-

prenais pas qu’un garçon de bon appétit, comme j’étais,

n’eût pas droit à sa part des produits savoureux de la terre.

Et la terre elle-même n’était-elle pas un peu mon patri-

moine ? Étant donné un milliard d’êtres humains répandus

sur une surface déterminée, il me semblait souverainement

injuste qu’un autre eût confisqué et cultivé avant ma nais-

sance le lopin qui me revenait. Car enfin j’ai le droit de vivre,

que diable ! J’ai donc un droit né et acquis sur toutes les

choses indispensables à la vie.

Ne vous moquez pas trop si j’avoue qu’il m’a fallu plu-

sieurs années pour dégager de ces illusions la véritable no-

tion du droit.

L’homme est un être sacré parce qu’il est le produit dé-

finitif de la création, parce que la nature n’a rien fait de plus

intelligent et de plus perfectible que lui. Chacun de nous, dès

sa naissance, vient au partage d’une souveraineté qui rend sa

personne inviolable. Nous sommes tous égaux en principe,

sinon en fait, parce que nous participons tous d’un caractère

auguste. Nous sommes tous libres, en ce sens que nul de

nous ne peut violemment imposer ses volontés à un autre. Le

droit, c’est l’inviolabilité de la personne humaine ; rien de

moins, rien de plus.

– 10 –

Si la planète que nous habitons était un paradis terrestre

donné à tous les hommes nés et à naître pour en jouir sans

travail, l’acte de donation nous assurerait à tous un droit égal

sur tous les biens nécessaires, utiles ou agréables. Nous nous

partagerions la jouissance du domaine commun, sauf à nous

priver un peu en faveur des survenants. Poussez à bout

l’hypothèse d’un paradis terrestre, et vous verrez le genre

humain vivant sur terre comme des mouches dans une salle

à manger. Les générations se succéderont à l’infini pendant

une série de siècles sans que ces heureux animaux aient rien

perfectionné autour d’eux ni en eux.

Ce qui fait la grandeur et la gloire de notre espèce, c’est

la difficulté de vivre où nous sommes jetés. Nous apportons

en naissant des besoins plus compliqués que ceux de tous les

animaux, quels qu’ils soient, et la terre nous refuse obstiné-

ment ce qui peut les satisfaire. Elle ne donne rien qu’au tra-

vail ; si nous voulons des abris, des vêtements, des vivres, il

faut les conquérir sur elle et les arracher de son sein. Tous

les biens utiles à l’homme sont le prix des efforts de

l’homme.

Or le travail est un exercice de nos facultés, et qui

s’exerce se perfectionne. Donc la nécessité d’améliorer la

nature autour de nous, nous entraîne forcément à nous amé-

liorer nous-mêmes.

À mesure que l’homme se perfectionne, il naît en lui des

besoins nouveaux qui l’obligent à de nouveaux efforts et

l’amènent par cela seul à s’élever incessamment au-dessus

de lui-même : c’est l’histoire du progrès dans l’humanité.

On a beaucoup parlé, depuis deux ou trois ans, d’un

brave homme qui vit en sauvage dans les forêts du Var. Il est

intéressant, comme maniaque, et les efforts qu’il fait pour

– 11 –

réduire ses besoins méritent l’attention qu’ils obtiennent.

Mais cet estimable demi-fou prend la civilisation au rebours.

Consommer peu de chose et produire zéro, ce n’est pas

s’élever au-dessus de l’humanité, c’est se rapprocher de la

bête. Ce pauvre diable a beau se restreindre au strict néces-

saire, il nous vole, car il mourra insolvable et il ne rembour-

sera point à la société les sacrifices qu’elle a faits pour lui.

Say dit excellemment que l’homme le plus civilisé est ce-

lui qui produit le plus et consomme le plus. Comparez

l’Indou fainéant qui travaille un quart d’heure pour gagner

une poignée de riz et vit toute une journée là-dessus, et

l’ouvrier anglais qui consomme de la viande, des légumes, de

la bière, de la laine, du gaz, du charbon, des métaux, et pro-

duit en conséquence. Lequel des deux ajoute davantage au

capital du genre humain ?

Si vous voulez vous rendre compte des besoins que la

civilisation a fait naître en vous et des ressources qu’elle

vous a créées, supposez que toutes ces ressources vous

manquent à la fois et que vous êtes jeté seul avec vos be-

soins dans une île déserte.

Soit un homme de trente-cinq ans, dans toute la force de

l’âge, et robuste, exerce, adroit, instruit, tout ce qu’il vous

plaira, mais seul et nu sur une plage où nul autre homme n’a

mis le pied. Combien de jours lui donnez-vous à vivre ?

Un illustre romancier anglais, Daniel Fœ, a posé ce pro-

blème il y a deux siècles, mais dans des termes bien diffé-

rents, en homme qui veut rendre la solution facile. Robinson

est jeté sur une île qui semble faite exprès pour lui ; les ani-

maux féroces sont écartés et le climat assaini d’avance. Son

navire, qu’il dépouille à loisir, lui fournit des provisions, des

vêtements, des chaussures, des outils, des armes, des muni-

– 12 –

tions et jusqu’à des animaux domestiques. C’est tout le ma-

tériel de la civilisation européenne, un capital exorbitant, le

travail accumulé de soixante siècles et plus au profit d’un

seul naufragé. Ce faux déshérité a même du superflu, des

livres, de l’argent, que sais-je ? Par l’accident qui l’a séparé

du monde, il devient l’héritier fortuit de cent millions

d’hommes. Et pourtant avouez que vous tremblez pour lui ?

Vous n’y songez pas sans vous dire que les besoins de

l’homme civilisé sont encore plus multiples, plus complets et

plus infinis que la cargaison d’un navire, quel qu’il soit. Et si

l’homme était réellement livré à ses ressources person-

nelles ? Si l’on supprimait le navire ?

Supposez l’île aussi riche que vous voudrez : dix mètres

de terre végétale sur toute la surface du sol, et tous les

arbres que la terre produit sans culture. L’eau fourmille de

poissons, l’air est peuplé d’oiseaux, la forêt abonde en gibier

de toute sorte. Mais le gibier, non plus que le poisson, ne

court au-devant de la mort ; il faut des armes, des piéges, des

engins pour le prendre. Mais les fruits naturels du sol sont

généralement insipides et quelquefois vénéneux. Enfin

l’homme ne peut pas vivre d’aliments crus et le feu manque.

Le feu ! une bagatelle pour le Parisien qui a des allumettes

chimiques dans sa poche et qui rencontre des cigares allu-

més tout le long de la rue. Mais égarez-vous seulement dans

le bois de Vincennes, soyez surpris par la nuit, ayez froid et

cherchez à faire du feu comme les sauvages, en frottant deux

morceaux de bois. L’épuisement viendra plus tôt que

l’étincelle. La construction du moindre abri, fût-ce un simple

hangar de branches entrelacées, suppose une hache, un cou-

teau, un instrument de fer ou de pierre assez tranchant pour

entamer le bois. Hélas ! que le premier morceau de fer nous

paraît loin, quand nous nous replaçons dans l’état de nature !

Combien de générations ont peiné pour atteindre ce but ? À

– 13 –

Paris, on achète un couteau pour un sou, une botte

d’allumettes pour un sou, un petit pain pour un sou, et l’on

oublie que le premier allumeur de feu, le premier semeur de

blé et le premier forgeron furent mis au rang des dieux.

Le vêtement abonde en telle profusion chez les peuples

civilisés, nous sommes si bien accoutumés à voir tout le

monde vêtu autour de nous qu’il nous faut presque un effort

d’imagination pour nous représenter un corps tout nu. Pre-

nez un bambin à l’école primaire et dites-lui de dessiner un

homme : il commencera par le chapeau. L’extrême dénue-

ment nous est représenté par des habits en lambeaux, des

souliers béants, un chapeau sale et défoncé : nous ne nous

figurons pas le corps humain exposé directement, sans au-

cune défense, aux intempéries du froid et du chaud, à la

pluie, au vent, au contact d’un sol âpre et rugueux. L’homme

civilisé, qu’il soit riche ou pauvre, n’ôte ses vêtements que

pour entrer au bain ou au lit. Mais le lit est lui-même un vê-

tement, plus doux, plus commode et plus confortable que les

autres. Tous les Français n’ont pas des sommiers élastiques

et des draps en toile de Hollande ; mais on compterait ceux

qui, la nuit venue, n’ont pas un lit tel quel où reposer leurs

membres. Quand nous voulons exprimer l’idée d’un coucher

misérable, nous parlons d’un grabat malpropre et dur, sans

songer que ce grabat serait l’idéal du confort pour ceux qui

dorment nus, sur la terre nue.

Que faut-il conclure de là ? Que la vie la plus simple et la

plus élémentaire est encore quelque chose d’horriblement

compliqué. La moindre chose, celle qui vous coûte le moins

parce qu’elle surabonde en pays civilisé, est le prix d’efforts

incalculables. Le naufragé dont nous parlions tout à l’heure

userait ses bras jusqu’au coude avant d’extraire et de tailler

– 14 –

un de ces grès cubiques sur lesquels vous marchez en di-

sant : Dieu ! que ma rue est mal pavée !

Je suppose que le naufragé, après une première journée

d’exploration et de labeur, exténué, mal repu de fruits et de

racines sauvages, s’étend sous un abri de branches qu’il a

cassées, sur un lit d’herbes sèches, piquantes et tranchantes,

qu’il a lui-même arrachées brin à brin. Il s’endort, si tant est

qu’un homme civilisé puisse goûter un vrai sommeil au mi-

lieu de dangers innombrables.

Il y a un bien auquel vous ne pensez jamais, car c’est ce-

lui sur lequel vous êtes le plus blasés : la sécurité ! Mais

n’importe ! il s’endort, et voici ce qui lui apparaît en songe :

Dans une petite chambre hermétiquement close, sur un

lit de bois peint garni d’une paillasse, d’un matelas, d’une

bonne couverture, sans compter deux oreillers de plume et

deux draps de toile blanche, reposent deux êtres jeunes et

bien, portants. Un enfant dort auprès d’eux dans son ber-

ceau. Cette famille est protégée d’abord par une bonne ser-

rure de fer forgé, ensuite par un concierge qui loge au bas de

l’escalier, enfin par un sergent de ville qui se promène du

soir au matin sur le trottoir de la rue. Ni la pluie, ni le vent, ni

les animaux nuisibles, ni les hommes de proie ne peuvent

pénétrer dans cette humble mais heureuse demeure. Toutes

les choses nécessaires à la vie s’y trouvent rassemblées si-

non en abondance, du moins en quantité suffisante, car la

table de noyer poli montre encore les restes du dîner : un

gros morceau de pain, un peu de bœuf ou de veau dans un

plat, quelques légumes de la saison, une carafe à moitié

pleine d’eau douce et limpide, et du vin, cette force et cette

consolation de l’homme, dans un fond de bouteille. Quatre

chaises de bois verni, confortablement empaillées, une table

– 15 –

de nuit et une commode de noyer couverte d’un, marbre

complètent l’ameublement de la chambre. La commode, qui

ferme à clef, contient une multitude de choses qu’un naufra-

gé payerait de plusieurs années de sa vie : des vêtements de

laine chauds et légers, du linge en petite quantité, mais blanc

et bien cousu ; du fil et des aiguilles, des boutons et des

épingles : un vrai trésor pour l’homme qui a gardé les be-

soins de la civilisation en perdant tous ses bienfaits à la fois !

Le superflu s’ajoute au nécessaire : il y a une chandelle, des

allumettes, un livre, une montre d’argent sur la table de nuit !

Les murs sont tendus de papier peint et ornés de quatre

images dans leurs cadres. Quelques futilités bien humbles

assurément, mais qu’un homme isolé ne saurait pas produire

en dix années de travail, décorent la petite cheminée de

marbre noir.

À ce spectacle, le naufragé, fût-il un ex-millionnaire, ne

peut se défendre de l’envie. Mais ces gens-là sont donc les

rois du monde ? Ils ont mis l’univers à contribution pour se

loger, se nourrir et s’habiller ?

Un architecte a tracé le plan de la maison qu’ils habi-

tent ;

Un carrier a éventré la terre pour en arracher les moel-

lons ;

Un tuilier a extrait, pétri, moulé et mis au four chacune

des tuiles qui les abritent ;

Un bûcheron a coupé des arbres dans la forêt, un voitu-

rier les a transportés, un charpentier les a équarris et assem-

blés pour leur faire une toiture ;

Un plâtrier a cuit le sulfate de chaux qui revêt leurs

quatre murs. Un menuisier a raboté leur plancher, leur porte

– 16 –

et leur fenêtre. Un peintre a étendu sur le bois plusieurs

couches de couleurs, préparées par un chimiste. Un verrier a

fondu le verre de leurs croisées ; un vitrier l’a découpé avec

un diamant, que tout un équipage de marins était allé cher-

cher au Brésil. Que de miracles accomplis dans l’intérêt d’un

seul ménage ! Combien de voyageurs ont traversé les mers

au profit de ces gens-là ! Le café dont il reste une goutte au

fond de leurs tasses arrive de Java, le sucre des Antilles, le

poivre des îles Moluques ; ce petit clou de girofle qui accom-

pagne le pot-au-feu a été perçu comme impôt par l’iman de

Mascate, sur la côte orientale de l’Afrique. L’éleveur, le bou-

cher, le laboureur, le meunier, le boulanger, le vigneron, le

saunier, l’huilier, le vinaigrier, le tisserand, le filateur, le tein-

turier, le mineur, le forgeron, le tailleur et cent autres corps

d’état ont travaillé pour ces trois personnes. J’aurais dix

mille esclaves à mon service, ils ne me procureraient pas la

moitié des biens utiles qui abondent dans cette mansarde.

Pour fabriquer un seul clou de ces souliers, je travaillerais

dix ans, à raison de vingt quatre heures par jour, et je n’y

parviendrais pas !

Lecteur intelligent, je n’ai pas besoin de vous présenter

ces heureux de la terre qui ont du pain sur leur table et des

clous à leurs souliers. Vous les avez reconnus, et qui sait si

vous ne vous êtes pas reconnu vous-même ? C’est un petit

ménage d’ouvriers parisiens. Le mari gagne cent sous par

jour et la femme trente.

Mais le maître de cet humble logis ne sait pas qu’il est

un objet d’envie pour le naufragé et pour bien d’autres ; par

exemple pour le portier russe qui dort dans un tonneau de-

vant le palais de son maître, ou pour le moissonneur romain

qui boit la poussière et tire la langue comme un pauvre chien

depuis le lever du soleil jusqu’à la chute du jour. On

– 17 –

l’étonnerait fort en lui disant qu’il est mieux logé, mieux

nourri, mieux vêtu et infiniment plus civilisé que certains

chevaliers du moyen âge et même que tous les rois de

l’Iliade et de l’Odyssée.

Il rêve, lui aussi, mais à quoi ?

Aux dangers dont il est exempt ? Non. Aux privations

que l’homme souffrait jadis et que les peuples moins civilisés

connaissent encore aujourd’hui ? Non. Il rêve aux prospéri-

tés de son patron, ce puissant industriel qui se fait bâtir un

hôtel au boulevard Haussmann et qui vient d’acquérir un

château en province.

C’est le patron qui est heureux ! En deux heures de

temps, il expédie ses affaires de chaque jour, tandis que

l’ouvrier travaille dix heures ! il va, il vient, il se fait voiturer

où bon lui semble, au bois de Boulogne, aux courses, à

l’Opéra, aux Italiens. Pour un oui ou pour un non, il prend

l’express et voit cent lieues de pays en quelques heures. Il a

une femme élégante, aux mains blanches ; il lui donne tout

ce que la mode invente de plus cher. Il a des tableaux de

maître dans son salon, une bibliothèque bourrée des meil-

leurs et des plus beaux livres.

« Moi, je lis tant que je peux, mais comment faire, quand

on est pris dix heures par jour ? Je n’ai pas le moyen de

choisir mes lectures ; il faut aller au bon marché, et Dieu sait

quel salmigondis la presse à bon marché nous fabrique ! Je

vais au théâtre cinq ou six fois par an, mais l’ouvrier n’a

guère le choix de ses spectacles. J’ai l’amour instinctif de

tout ce qui est grand et beau, et ma condition ne me permet

pas de le satisfaire. Qu’est-ce que les galeries du musée, vues

le dimanche, dans la cohue, sans explication ni commen-

taire ! Qu’est-ce que les concerts que nous nous donnons à

– 18 –

nous-mêmes, entre amis, dans nos sociétés chorales ?

Qu’est-ce que la nature poudreuse et plâtreuse des ban-

lieues, la seule qui nous soit offerte au printemps ! J’aime ma

petite femme et je souffre de la voir réduite à travailler

comme moi. Quelque chose me dit que l’homme seul doit

subvenir par son labeur à tous les besoins de la famille. C’est

ainsi que cela se passe chez mon patron et chez tous les

riches : quand donc en sera-t-il de même chez nous ? Je

souffre aussi de voir ma femme mesquinement vêtue ; je

souffre de ne pouvoir lui consacrer que les rognures de mes

journées, les déchets de ma vie, les miettes de mon temps :

mon cœur me dit qu’on aime autrement et mieux quand on

n’est pas esclave de la difficulté de vivre. J’adore mon mou-

tard, et j’enrage à l’idée qu’il sera, sauf miracle, un salarié

comme moi. Je l’enverrai certainement à l’école primaire,

mais le lycée lui est interdit comme le Pater aux ânes. Est-ce

qu’on n’inventera pas une combinaison qui change tout ça ?

À quoi sert le génie des inventeurs ? Où est le progrès ? Je

me résignerais encore à peiner toute ma vie, si j’avais

l’espérance de laisser ce petit-là moins mercenaire que

nous. »

Mais le patron, qui n’est pas un mercenaire, le patron

qui ne reçoit pas de salaires et qui en paye, ce grand indus-

triel, cet homme autour de qui tout abonde, pensez-vous

qu’il n’ait besoin de rien ? Il a de quoi combler l’ambition de

cent ouvriers parisiens, de quoi sauver la vie à dix mille nau-

fragés mourant de faim et de froid ; mais ses besoins ont

changé avec sa fortune.

Vous supposez peut-être qu’il s’éveille la nuit pour se fé-

liciter de tous les biens qu’il a ! Non : s’il s’éveille, c’est plu-

tôt pour penser aux biens qui lui manquent.

– 19 –

L’homme est ainsi bâti que d’étape en étape il considère

son point d’arrivée comme un nouveau point de départ.

Nous prenons pour accordés les avantages que le sort ou

le travail nous procure, et nous nous empressons de penser à

d’autres.

Un directeur d’usine n’est pas plus sensible au plaisir

d’aller en voiture que vous ou moi au plaisir d’avoir des sou-

liers.

Certes il n’est pas à plaindre, celui qui abat sa journée en

deux heures de temps. Mais ces deux heures du travail quo-

tidien lui deviennent pénibles à la longue, d’autant plus que

le souci des affaires le poursuit tout le reste du temps. Il

souffre de l’incertitude qui pèse sur ses fortunes engagées

dans l’industrie ; il aspire au moment de liquider sa position

en échangeant cette machine compliquée, absorbante, fati-

gante, contre un autre capital également puissant, mais plus

simple et travaillant tout seul.

Voilà l’affaire faite : l’industriel est devenu rentier. Sur

les vingt-quatre heures du jour, il en a désormais vingt-

quatre à lui, bien à lui. Tous ses besoins sont satisfaits, pen-

sez-vous ; oui, ses besoins d’autrefois ; mais aussitôt il en

naît d’autres. Cet homme heureux commence à remarquer le

contraste de sa fortune et de son éducation, et il en souffre.

En sortant des affaires, il est entré dans un monde où

presque tous les hommes sont plus instruits, plus délicats,

plus élégants que lui. Entre personnes qui toutes sont affran-

chies des besoins matériels, c’est le mérite qui assigne des

rangs. Du mérite, il en a, il l’a prouvé en faisant sa fortune,

mais aussitôt l’affaire faite, le besoin de mérites nouveaux

s’impose au riche.

– 20 –

Depuis qu’il a le temps de feuilleter sa bibliothèque, il

découvre tous les jours une lacune dans son esprit. Depuis

qu’il va dans les salons où l’on cause, il s’aperçoit que les

gens de sa nouvelle condition savent plus et parlent mieux

que lui. Depuis qu’il peut passer tous ses étés à la campagne,

il reconnaît que la campagne est pour lui un monde inconnu.

Depuis qu’il est en position de mettre la main, comme tant

d’autres, aux affaires publiques, il constate que là encore il

lui faut tout apprendre, sous peine de tomber sous le ridicule.

Bref, ce riche redevient plus pauvre qu’il n’a jamais été ; car,

aux besoins matériels qu’il n’a plus, succède toute une légion

de besoins intellectuels et moraux, également impérieux et

despotiques, et bien plus difficiles à satisfaire. Lui aussi, il

connaîtra les heures de découragement, et il dira plus d’une

fois en jetant son livre : Si du moins j’étais sûr que mon fils

sera moins âne que moi !

L’interminable série de nos besoins qui naissent l’un de

l’autre avec une intensité toujours croissante nous condamne

à cheminer de progrès en progrès vers un but élevé que

l’humanité ne doit jamais atteindre. Car le jour où nous

n’aurions plus rien à perfectionner autour de nous ni en

nous, nous ne serions plus des hommes, mais des dieux.

Il faut se l’avouer à soi-même et surtout ne s’en pas dé-

soler : la vie terrestre est une course sans repos ni trêve à la

poursuite de l’impossible. Mais, à mesure que nous allons,

nous voyons croître sous nos pas cette somme de biens

utiles qui compose le patrimoine de l’humanité.

– 21 –

II

LES BIENS UTILES

L’utilité n’a pas besoin d’être définie. Toutefois il est bon

de l’expliquer.

Il s’est écoulé bien du temps avant l’apparition de

l’homme sur la terre. Les géologues affirment que notre petit

globe a tourné sans nous autour du soleil pendant mille et

mille siècles. En ce temps-là, la terre, la mer et l’air n’étaient

utiles à personne puisque personne ne vivait ici-bas. La créa-

tion a produit une infinité de plantes et d’animaux avant

d’ébaucher les premiers hommes : ces plantes et ces bêtes,

quelles que fussent leurs propriétés et leurs forces, étaient

absolument inutiles, parce que l’utilité, au sens où nous

l’entendons tous, indique le service qu’une chose peut rendre

à l’homme ; il n’y a donc rien d’utile tant que l’homme n’a

pas fait son entrée dans le monde.

L’homme naît : aussitôt tous les êtres se classent relati-

vement à lui. Un animal féroce qui s’élance sur lui pour le

manger, entre dans la première catégorie des choses nui-

sibles ; une plante vénéneuse lui révèle ses propriétés fu-

nestes ; les ronces qui lui piquent les jambes, les moustiques

qui viennent pâturer sur son corps sont nuisibles à divers de-

grés, suivant le mal qu’il en souffre ou qu’il en redoute. Les

animaux craintifs que se sauvent à son approche, la plante

qui ne le blesse ni ne le nourrit ; le minerai enfoui qui s’étend

– 22 –

sous ses pas en filons invisibles, tout cela lui est indifférent

ou inutile. L’utile, c’est tout ce qui lui rend la vie plus facile

ou plus douce. Mais nous avons constaté ensemble, dans

l’hypothèse du naufragé, que la nature par elle-même nous

offre infiniment peu de biens utiles. À part le sol qui nous

supporte, l’air que nous respirons et l’eau potable des ri-

vières, je ne crois pas que nous lui soyons redevables de

rien.

Nos premières ressources ou, pour parler plus juste, tous

les biens de l’humanité sont des conquêtes du travail.

L’homme ne peut ni créer ni détruire un atome de ma-

tière, mais il peut rapprocher de sa personne et s’assimiler

tout ce qui lui convient ; il peut écarter tout ce qui le me-

nace ; il peut surtout adapter à son usage et tourner à son

profit ce qui d’abord était indifférent ou même nuisible. Par

le travail, il ajoute à tout ce qu’il touche un caractère d’utilité

et s’annexe ainsi toute la terre, petit à petit.

L’utilité vient de l’homme et va à l’homme. Si nous ne

créons pas les choses, nous créons leur utilité. Mais cela

coûte. Rien pour rien. Nous ne sommes pas les enfants gâtés

de la nature. Après avoir fait l’homme elle semble lui avoir

dit : Je te confie à toi-même. On te donne en propriété tout

ce que tu produiras.

Voulez-vous voir par quelques exemples comment

l’homme se tire d’affaire et fabrique de l’utilité ?

Si, dans une heure d’ici, en sortant de chez vous, vous

rencontriez un lion féroce au bas de votre escalier, vous

n’hésiteriez pas à le considérer comme un animal nuisible.

Est-ce vrai ?

– 23 –

Mais grâce au travail énergique de plusieurs générations,

les lions, expulsés de l’Europe, n’ont plus de domicile qu’en

Afrique. La distance qui vous en sépare vous permet de les

regarder comme indifférents.

Lorsqu’un homme adroit, brave, exercé, accomplit au

péril de sa vie ce petit travail qui consiste à loger une balle

entre les yeux d’un lion, l’animal n’est plus nuisible ni même

indifférent et inutile. Sa peau brute vaut plus de cent francs ;

on en fera une descente de lit.

Supposez qu’au lieu de foudroyer la bête, un chasseur

plus prudent, par un travail beaucoup plus compliqué, la

fasse prisonnière et l’amène à Marseille dans une cage de fer.

Le lion, vendu sur le quai, vaut une dizaine de mille francs.

Et si par un travail encore plus savant et plus long, un

dompteur, un Batty apprivoise la terrible bête, le lion vaut

trente mille francs pour le moins. La nature en a fait un ani-

mal dont on meurt ; le travail vient d’en faire un gagne-pain,

une chose dont on vit.

Toutes les races d’animaux domestiques qui nous don-

nent leurs services, leur lait, leurs œufs, leur laine et jusqu’à

leur chair, ont commencé par être farouches, c’est-à-dire par

mettre entre elles et nous une distance qui les rendait parfai-

tement inutiles. Le travail ne les a pas seulement apprivoi-

sées, mais modifiées et refondues pour ainsi dire sur un nou-

veau plan tracé par l’homme.

L’homme fabrique à volonté des chevaux de fatigue et

des chevaux de vitesse, des bœufs de labour et des bœufs de

viande, des brebis de laine et des brebis de suif ; des poules

de ponte et des poules de broche, des porcs de chair et des

porcs de graisse : d’un seul type de chien, il a tiré par son

– 24 –

travail le lévrier et le bouledogue, le chien d’arrêt, le chien

courant, le chien de trait, le chien de salon, le chien

d’étagère, le chien de poche ! Lorsque vous irez voir une ex-

position d’animaux vivants, quels qu’ils soient, rappelez-

vous que l’art y est pour autant et la nature pour aussi peu

que dans une exposition de tableaux.

Appliquez le même raisonnement à toutes les exposi-

tions d’agriculture, d’horticulture et d’arboriculture. Nos jar-

dins, nos champs, nos forêts ne sont pas les chefs-d’œuvre

de la nature, comme on le dit par ignorance, mais les chefs-

d’œuvre du travail humain.

Toutes les fleurs doubles, sans exception, sont fabri-

quées par l’homme. Cueillez une églantine de haie et allez

voir ensuite la collection de roses de Verdier : vous saurez ce

que la nature nous donne et ce que l’homme en fait.

Tous les fruits charnus et savoureux que nous mangeons

sont œuvre d’homme. L’homme est allé chercher en Asie et

même plus loin les âpres sauvageons qui ressemblaient à nos

pêches, à nos cerises et à nos poires, comme une églantine

ressemble à la rosePalais de Cristalou auSouvenir de la

Malmaison.

Chacun de nos légumes représente non seulement des

voyages lointains, mais des siècles de travail ingénieux et de

perfectionnement opiniâtre.

Ce n’est pas la nature qui a donné la pomme de terre

aux pauvres gens de notre pays. C’est l’industrie humaine

qui est allée la chercher en Amérique et qui l’a travaillée,

modifiée, améliorée, diversifiée et conduite par degrés au

point où elle en est : le tout en moins de cent ans. Mais à ce

siècle de culture il convient d’ajouter tout le travail antérieur

– 25 –

que les indigènes d’Amérique avaient consacré à la plante.

Quand on nous apporte les produits d’une terre lointaine,

nous sommes portés à croire que la nature seule en a fait

tous les frais. Mais l’Amérique était cultivée de temps im-

mémorial quand les Espagnols la découvrirent. L’homme y

avait donc modifié la nature à son profit comme en Europe

et partout.

Le blé, tel que nous le voyons, n’est pas un présent de la

nature. Il croit spontanément dans la haute Égypte, mais il