A l'oeuvre et à l'épreuve - Laure Conan - E-Book

A l'oeuvre et à l'épreuve E-Book

Laure Conan

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Marie-Louise Félicité Angers, dite Laure Conan, née à La Malbaie (Canada-Est, aujourd'hui le Québec) le 9 janvier 1845, décédée le 6 juin 1924 à l'Hôtel-Dieu de Québec, est une écrivaine canadienne-française. En 1862, elle fait la connaissance de l'arpenteur-géomètre Pierre-Alexis Tremblay qui lui fait une cour assidue. Leur rupture, en 1868, met un terme à sa vie publique. Elle s'isole dans sa vaste demeure et remet en cause les conventions sociales, puis décide de se consacrer à l'écriture. Extrait : --- Ma chère, dit l'aimable femme embrassant la jeune fille, même fagotée en pensionnaire, vous n'êtes pas du tout à faire peur... Ces bandeaux nattés -- à la mode de Port-Royal -- vous donnent l'air d'une reine du 12ème siècle ; mais n'importe... je viendrai demain vous habiller et vous coiffer. Une fois seule dans sa chambre, Gisèle aurait volontiers pleuré de pure joie. Trop heureuse pour songer à dormir, elle ouvrit l'une des fenêtres qui donnaient sur le balcon. Tous les alentours étaient plongés dans l'ombre : et, comme dans la profonde vallée de Port-Royal, on n'avait de vue qu'au ciel.

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« Le cœur humain est une forte pièce. »

MARIE DE L’INCARNATION

Sommaire

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

Chapitre V

Chapitre VI

Chapitre VII

Chapitre VIII

Chapitre IX

Chapitre X

Chapitre XI

Chapitre XII

Chapitre XIII

Chapitre XIV

Chapitre XV

Chapitre XVI

Chapitre XVII

Chapitre XVIII

Chapitre XIX

Chapitre XX

Chapitre XXI

Chapitre XXII

Chapitre XXIII

Chapitre XXIV

Chapitre XXV

Chapitre XXVI

Chapitre XXVII

Chapitre XXVIII

Chapitre XXIX

Chapitre XXX

Chapitre XXXI

Chapitre XXXII

Chapitre XXXIII

Chapitre XXXIV

Chapitre XXXV

Chapitre XXXVI

Chapitre XXXVII

Chapitre XXVIII

Chapitre XXXIX

Chapitre XL

Chapitre XLI

Chapitre XLII

I

C’était en l’année 1625, aux premiers jours du printemps.

M. Garnier, maître des requêtes au conseil du roi, avait déjà abandonné son hôtel de Paris pour sa délicieuse villa d’Auteuil.

Comme il rentrait chez lui, un soir :

– Eh bien, demanda sa femme en l’apercevant, avez-vous été à Port-Royal ?

– J’en arrive, lui répondit le magistrat, qui prit un siège et vint tranquillement s’asseoir près d’elle, en face de la cheminée. Suivant votre recommandation, j’ai vu d’abord madame l’abbesse.

– Et qu’a dit la mère Angélique ? demanda madame Garnier, pliant la tapisserie à laquelle elle travaillait.

– Ce qu’elle a dit ?... Mais que nous l’affligions... que le départ de mademoiselle Méliand serait un deuil pour Port-Royal... Elle m’a prié de ne rien dire à l’enfant de sa sortie prochaine, se réservant de l’en informer au dernier moment... Elle prétend que la pensée du départ la troublerait... qu’elle ne ferait plus rien...

– Nous n’aurions pas pensé à cela, dit madame Garnier, qui sourit.

– Mais les Arnauld sont de fiers travailleurs.

– Et la mère Angélique est bien de la famille.

– Étrange destinée que la sienne ! fit le magistrat : abbesse de Port-Royal à onze ans, et réformatrice de son ordre à dix-huit !...

– J’admire la mère Angélique, dit madame Garnier avec chaleur.

– Tout le monde l’admire... Malgré sa vocation si peu régulière, elle a merveilleusement bien tourné. Mais, entre nous, je n’aime guère Port-Royal... J’en reviens toujours glacé.

Et le magistrat, allongeant les pieds, présenta ses bottes au feu.

– L’endroit n’est pas gai, continua madame Garnier ; mais il a son charme... c’est incontestable...

– Ce qui est incontestable, c’est que j’ai hâte d’aller chercher Gisèle. Pauvre petite !... Avec son âme d’artiste où tout brûle, où tout chante... être depuis si longtemps renfermée entre ces grands murs, où l’on n’a ni air, ni vue, ni soleil !

– Voyons, allez-vous la plaindre, répliqua gaiement madame Garnier. Mais elle a ce qui tient lieu de tout. C’est une privilégiée. Je suis sûre qu’elle entend partout des mélodies célestes.

– Ce qui est sûr, c’est qu’elle chante comme les anges.

– Trouver une pareille fiancée à son foyer, quand on arrive du pays du soleil ! Songez un peu ?

– C’est aussi rare qu’agréable. Charles est vraiment un privilégié, mais...

– N’est-il pas charmant ? interrompit-elle, en lui montrant un portrait placé sur la cheminée.

– C’est mon opinion, fit le magistrat, et un sourire d’orgueilleuse tendresse éclaira son visage intelligent et fatigué.

Il avait la vue basse, et se leva pour aller regarder le portrait qui représentait son fils Charles, très beau jeune homme d’une vingtaine d’années.

Charles Garnier, ses études terminées, avait désiré voir l’Italie. Le dernier de la famille, il en était, en quelque sorte, l’unique enfant : car ses deux frères, sans vouloir accorder un regard au monde, étaient passés des bancs du collège à la vie religieuse.

– Nous le verrons bientôt, dit le magistrat, reprenant son siège. Il doit avoir quitté Rome, aussitôt après les fêtes de Pâques.

Madame Garnier ne répliqua rien, mais son visage refléta la joie de son cœur.

Encore très élégante et gracieuse, elle avait été fort jolie. Son beau teint de blonde était fané, mais les années n’avaient rien enlevé à la douceur de son sourire.

– Quand irons-nous chercher Gisèle ? demanda M. Garnier, après un instant. Il y a assez longtemps qu’elle est derrière les grilles... Je veux qu’elle suive le travail du printemps à Bois-Belle.

La villa, renommée pour ses ombrages et ses jardins, portait ce nom un peu bizarre.

– La Providence a bien arrangé les choses, dit madame Garnier, répondant à ses pensées. À leur âge, un grand amour, déjà ancien !... Dites-moi, si Bois-Belle ne va pas être une sorte de paradis, quand nous les aurons tous les deux ?

– Je voudrais hâter ce moment, dit gravement le magistrat. J’ai hâte de voir Charles fixé dans le monde...

Madame Garnier leva sur son mari un regard interrogateur :

– Le changement qui s’est fait en lui vous inquiète ? demanda-telle. Vous attachez de l’importance à ses propos sur la vie religieuse ?...

– Oui... parfois... Mais ma résolution est bien arrêtée.

– Soyez tranquille, mon ami... L’exemple de ses frères devait naturellement faire sur lui une certaine impression. Mais il aime tant Gisèle... et depuis si longtemps.

II

Née d’une famille distinguée de la magistrature, Gisèle Méliand était pupille de M. Garnier et parente éloignée de sa femme. Orpheline dès le bas âge, elle avait été élevée à Port-Royal-des-Champs.

La célèbre abbaye, qui fut, moins d’un siècle après, démolie jusqu’en ses fondements, bouleversée jusqu’en son cimetière par ordre souverain, était alors dans toute la gloire de sa réforme, et saint François de Sales l’appelait ses chères délices.

M. et Mme Garnier, se voyant chargés de la petite orpheline, avaient cru ne pouvoir mieux assurer son éducation qu’en la confiant aux religieuses de Port-Royal.

Gisèle avait donc grandi dans le trop fameux monastère auquel se rattachent de si grands noms et de si étranges souvenirs de renoncement et d’orgueil.

Bâti au plus creux d’une vallée déserte qu’entouraient et dominaient des bois sauvages, Port-Royal-des-Champs avait un caractère de singulière tristesse.

Rien n’égayait cette solitude sombre et brumeuse.

Le jardin de l’abbaye n’était qu’un potager. C’est à peine si les yeux pouvaient y rencontrer, çà et là, quelques châtaigniers de belle venue.

L’église allait s’ensevelissant par le travail du temps ; et, à cette époque, on n’y entrait plus qu’en descendant une dizaine de marches.

Cependant, est-il besoin de le rappeler : dans cette vallée étroite et fermée, la vieille abbaye exerçait une sorte de fascination sur bien des âmes.

Mme de Sévigné l’appelait une Thébaïde dans un vallon affreux. « Je vous avoue, écrivait-elle à sa fille, que je suis ravie d’avoir vu cette divine solitude dont j’avais tant ouï parler ».

Mais la tristesse n’a guère de charme pour les enfants ; et Port-Royal, si cher à Pascal et à Racine, devait leur sembler bien vieux, bien sombre, bien ennuyeux.

Faut-il ajouter que la vie y était dure, même pour les élèves ?

Mais, dans ces siècles vigoureux, personne ne songeait à s’en étonner ni à s’en inquiéter ; et les jeunes filles des plus grandes familles de France étaient élevées à Port-Royal.

Gisèle y était entrée à sept ans.

Alors, on ne connaissait pas de vacances et l’enfant avait passé neuf longues années entre les murs de la vieille abbaye : toujours debout à quatre heures, hiver comme été, et assujettie au travail du matin au soir.

Ses jours se ressemblaient comme des grains de sable. Heureusement, Gisèle possédait ce qui peut tout animer, tout adoucir, tout colorer – un grand amour. – Jetée, par la mort de ses parents, dans la famille de M. Garnier, qu’elle nommait son oncle, elle s’était prise, pour le plus jeune de ses fils, d’une affection extraordinaire.

Cette enfantine tendresse avait grandi avec elle, se nourrissant de tout, et charmant ses ennuis, en les augmentant.

De temps en temps, Charles venait la voir au parloir. Il lui écrivait souvent ; et cela laissait à l’enfant une douceur, une lumière qui l’enlevait à la froide austérité de Port-Royal et à la solennelle tristesse qui l’entourait.

Pour cette âme vive et tendre, le chant avait été aussi d’un merveilleux secours.

Le chant, c’était le seul luxe de Port-Royal régénéré, et les auteurs du temps s’accordent à en louer la beauté. Admirablement soigné, il se mêlait au travail comme à la prière, et donnait un grand charme aux offices du chœur.

Gisèle en jouissait délicieusement. Elle avait le goût inné, réel, inspiré de la musique, et surtout une voix incomparable.

Dans la vieille et sombre église de Port-Royal, cette voix enfantine et céleste avait fait couler bien des larmes.

– Il me semble entendre un ange exilé du ciel, disait la mère Angélique, qu’en ce temps on nommait encore la grande Angélique.

Parfois, la célèbre religieuse se faisait amener l’enfant. Sa voix la ravissait : et, si la règle l’eût permis, elle l’aurait écoutée, des heures entières, avec délices.

Aussi fut-elle fort attristée en apprenant son départ, et toute la communauté partagea son chagrin.

III

L’heure de l’ouvrage manuel venait de commencer pour la division des grandes, à Port-Royal-des-Champs.

Assises sur des bancs sans dossier, une vingtaine de jeunes filles cousaient, brodaient, tricotaient pendant que l’une d’elles lisait à haute voix la vie des Pères du désert.

La salle était sombre. Les murs, noircis par le temps, suintaient la tristesse et le froid. Mais l’élève qui lisait, lisait très bien, et avait une voix singulièrement agréable.

– Mademoiselle Méliand, dit tout à coup la maîtresse qui présidait à l’ouvrage.

La lectrice releva la tête, et, sur un signe de la religieuse, ferma son livre et se dirigea vers elle.

Sa démarche, un peu lente, avait une grâce particulière.

Malgré ses cheveux en broussailles, malgré son costume peu gracieux, elle était charmante à voir ; et tous les regards la suivirent, pendant qu’elle traversait la salle.

– Madame l’abbesse vous demande à sa chambre, dit la maîtresse à qui l’on venait de remettre le message.

La jeune fille sortit doucement, ôta son tablier de toile grise et, s’approchant de la fenêtre en ogive creusée dans l’épaisseur du mur, elle jeta un regard au dehors.

Un brouillard morne et glacé pleurait sur les branches encore nues des arbres – Comme c’est laid ! comme c’est triste ! murmura-telle.

Et, enfilant les corridors et les escaliers, elle alla frapper à la porte de madame l’abbesse.

IV

Une jeune novice, employée comme secrétaire, vint lui ouvrir.

– Entrez, entrez vite, dit-elle aimablement, notre mère vous attend.

La chambre assez vaste, mais pauvre et nue, n’avait d’autres ornements qu’un grand Christ sanglant, et une statue de saint Bernard, en marbre jauni.

Aux pieds du crucifix, on apercevait une tête de mort sculptée en ivoire, d’une admirable et sinistre vérité, et une crosse d’or était posée contre la chaise abbatiale scellée au mur.

Debout, devant une table très simple, l’abbesse de Port-Royal s’occupait à ouvrir ses lettres.

– Approchez, mon enfant, dit-elle, apercevant mademoiselle Méliand.

Gisèle obéit, et salua avec une grâce parfaite et une irréprochable révérence.

La mère Angélique salua d’un sourire, et, congédiant la novice du geste – À tantôt, ma petite sœur, dit-elle gracieusement.

La jeune religieuse s’inclina respectueusement, et sortit.

Gisèle avait toujours compté parmi les grands jours de sa vie ceux où il lui était donné d’approcher la mère Angélique. La jeunesse a le besoin de l’admiration et du respect ; et ce que la jeune fille éprouvait en présence de l’illustre religieuse valait mieux qu’une simple émotion du cœur.

L’abbesse de Port-Royal avait alors trente-cinq ans.

Sa taille moyenne était imposante, ses manières très nobles. Son visage, flétri par les austérités, marqué, en outre, par la petite vérole, n’avait rien de remarquable, quand elle tenait les yeux baissés. Mais la flamme intérieure se reflétait dans le regard, et les yeux azurés, ombragés de cils roux, avaient une beauté étrange, inoubliable.

Par-dessus sa robe de grossière laine noire, elle portait le long scapulaire de son ordre, retenu à la taille par une ceinture de cuir. Le rosaire qui pendait à son côté était de bois et d’acier ; mais une bague magnifique, marque de sa dignité, brillait à sa main droite.

Elle reçut la jeune fille avec grande bienveillance, et, prenant un siège, la fit asseoir sur un escabeau à ses pieds. Puis, allant droit au but, suivant sa coutume : – Mon enfant, dit-elle, monsieur votre tuteur trouve qu’il est temps de vous retirer d’ici. C’est pour vous l’apprendre que je vous ai fait venir.

Gisèle rougit vivement, et baissa les yeux pour ne pas laisser trop voir la joie qui bouleversait son cœur.

– Eh bien ? demanda la mère Angélique.

– Puisque M. Garnier le veut, ma mère, répondit poliment la jeune fille tenant toujours les yeux baissés.

L’abbesse arrêta sur elle son regard clair et ferme.

– Permettez-moi une question, dit-elle. Avez-vous jamais ressenti quelque attrait pour la vie religieuse ?

Un sourire vint aux lèvres de la jeune fille.

– Jamais, ma mère, répondit-elle, levant sur l’abbesse ses yeux noirs, très beaux et très candides.

Une ombre passa sur le visage de la mère Angélique.

– J’espérais toujours, dit-elle, à voix presque basse, qu’aux dons qu’il vous a faits, Dieu ajouterait la grâce de vous vouloir toute à Lui... Bien des fois, en vous écoutant chanter, j’ai refait le même rêve.

Il y eut un moment de silence ; puis l’abbesse reprit :

– Vous allez donc passer de la vie dure, laborieuse que vous avez menée jusqu’ici à une vie douce, pleine de jouissance. C’est un pas difficile à faire.

– Je ne l’aurais pas cru, dit la jeune fille, qui sourit.

– Vous jugez en enfant... La jouissance est pleine de périls... elle n’a jamais rien produit de grand, répliqua noblement l’abbesse. Privation vaut mieux que jouissance, disent les saints.

Et comme pour mieux imprimer cette forte vérité dans l’esprit de Gisèle, elle appuya la main sur la tête de la jeune fille, et s’arrêta quelques instants à la considérer.

Même aux années disgracieuses de la croissance, elle avait souvent remarqué la figure de cette enfant dont la voix l’enlevait aux fatigues et aux tristesses de la terre. Alors pourtant, cette figure très maigre et très pâle n’avait de remarquable que l’expression singulièrement passionnée et rêveuse.

Le temps avait coulé. L’enfant chétive s’était fortifiée ; et sa beauté, qu’elle ignorait encore, commençait à briller d’un admirable éclat. L’austère religieuse ne le constata pas sans tristesse.

La malheureuse est faite pour être l’idole du monde, se dit-elle, et, émue de compassion, elle traça le signe de la croix sur ce front paisible et charmant.

C’était sa grande caresse, la seule qu’elle se permit jamais ; et Gisèle en ressentit une sensible joie.

– Je ne vous oublierai jamais, reprit l’abbesse, de sa voix douce et ferme. Mes pensées, mes prières vous suivront partout... Mais, croyez-moi, n’attendez pas trop du monde et de la vie.

Gisèle avait pour la mère Angélique le plus grand respect : et, malgré la joie qui bouillonnait en son cœur, ces paroles firent sur elle une certaine impression.

– Vous me parlez, dit-elle, un peu troublée, comme s’il n’y avait pour moi que des dangers et des peines... Mais je ne suis pas abandonnée sur la terre. M. et Mme Garnier m’ont toujours témoigné beaucoup d’amitié.

L’abbesse sourit comme une personne qui ne se trouve pas comprise, et reprit :

– M. et Mme Garnier méritent toute votre reconnaissance, toute votre affection. Ils vous aiment comme si vous étiez leur propre fille... Ma pauvre enfant, ce n’est pas l’indifférence, ce n’est pas l’abandon que je redoute pour vous... Vous ne serez que trop aimée – ce qui est un grand malheur.

Ces mots furent dits avec une tendre et grave pitié ; et la mère Angélique avait la manière de dire qui fait les hommes éloquents.

Pourtant, un sourire involontaire effleura les lèvres de la jeune fille, et une flamme joyeuse s’alluma au fond de ses beaux yeux.

Cette flamme s’éteignit bien vite sous les larges paupières richement frangées ; mais la mère Angélique s’aperçut que ses paroles avaient manqué leur effet et resta un instant songeuse.

Elle savait que cette enfant privilégiée avait reçu, mille fois plus que les natures moyennes, la puissance redoutable d’aimer et de souffrir. Il lui semblait terrible de mettre cette âme ailée aux prises avec la réalité toujours chétive. C’est au fond d’un cloître qu’elle aurait voulu ensevelir Gisèle Méliand.

– Vous avez seize ans ? demanda-t-elle.

– Seize ans et demi, ma mère.

– Vous tenez encore aux fractions, répliqua l’abbesse, qui sourit. M. Garnier ne m’a pas laissée ignorer ses projets... Il dit des merveilles de son fils... Jamais union n’a paru mieux assortie. Pourtant, croyez-moi, le bonheur n’est pas de ce monde, et les cœurs ardents l’y trouvent encore moins que les autres... Ce qu’on jette dans les cœurs ardents est si vite consumé !

– Je voudrais bien être heureuse pourtant, murmura Gisèle.

– Savez-vous ce que le bonheur ferait de vous ? demanda gravement l’abbesse. On l’a dit : le bonheur est comme ces essences capiteuses qu’on ne peut prendre sans danger qu’à très petites doses, et encore... bien mélangées. Laissez faire le bon Dieu ; et, s’il vous envoie la douleur...

– La douleur ! répéta Gisèle.

– Oui, la douleur... la douleur qui élève l’âme... qui fortifie le cœur... qui l’arrache aux illusions de la vie, c’est-à-dire à ce qui aveugle... ce qui empêche de voir le chemin tel qu’il est : court et mauvais. Les illusions, ma chère enfant, ne sont que des ombres qui nous cachent les épines et l’issue de la route... Heureusement, ajouta l’abbesse avec une expression touchante, ces ombres-là, à l’encontre des autres, vont s’éclaircissant, se dissipant à l’approche du soir.

Le son de la cloche arriva, doux et triste, jusqu’à elles.

– Le coup des vêpres, dit l’abbesse, se levant. M. Garnier m’écrit qu’il viendra vous chercher demain... Allez faire vos paquets... Mais je veux entendre encore une fois votre voix... Vous chanterez à la messe, demain matin.

V

Gisèle Méliand ne dormit guère, durant sa dernière nuit à Port-Royal.

Une veilleuse éclairait faiblement le dortoir. Autour d’elle, ses compagnes dormaient du tranquille et profond sommeil de leur âge.

Gisèle veillait et comptait toutes les heures qui sonnaient au cadran du clocher.

Il lui semblait que le jour ne viendrait jamais.

Il vint pourtant : et le carrosse de M. Garnier finit aussi par arriver.

Gisèle fit ses adieux reconnaissants à ses maîtresses : puis, monta à sa cellule de pensionnaire, pour s’habiller.

Elle n’était pas vaine. Pourtant, ce fut avec un vif plaisir qu’elle quitta sa robe grise à collerette, pour revêtir l’élégant costume que Mme Garnier lui avait apporté.

Une dernière fois, elle regarda le grand dortoir, son petit lit ; puis elle descendit lentement, regardant tout attentivement, comme pour emporter l’image ineffaçable de ces lieux qu’elle ne reverrait plus jamais.

Il lui semblait qu’une tristesse poétique s’échappait de ce vieux cloître, de ces longs corridors, de ces escaliers de pierre usés par tant de pas lourds ou légers.

Le désir lui vint de voir encore une fois l’église.

À cette heure de la journée, il n’y avait personne. Comme elle s’agenouillait, mille impressions douces lui revinrent : « Mon Dieu, dit-elle, en pleurant, tant de fois ici, j’ai chanté vos louanges » !

Les petits bancs de chêne des élèves, les belles stalles des religieuses, les vieilles fresques à demi effacées, la grande croix noire à l’entrée du caveau funèbre, tout lui apparaissait avec le prestige des adieux ; et elle fit le tour du chœur avec une émotion solennelle.

Le livre d’heures de la mère Angélique était resté sur l’appui de sa stalle ; Gisèle en baisa les pages, et, après une dernière prière, sortit paisible.

Deux religieuses, tenant chacune une énorme clef, attendaient à la porte conventuelle.

– C’est bien triste d’ouvrir à notre sainte Cécile qui s’en va, dit la première en office, mettant la clef à la serrure.

Mademoiselle Méliand fit la révérence aux bonnes sœurs qui, s’essuyant les yeux, l’embrassèrent de la joue.

– Adieu, Gisèle, adieu ! crièrent celles de ses compagnes qui l’avaient suivie jusqu’au tour.

Elle fut entourée, embrassée, étouffée, couverte de larmes, et sortit en promettant d’écrire et de revenir.

VI

M. et Mme Garnier l’attendaient avec une impatience pleine de joie.

Les chevaux de sang attelés au carrosse piaffaient dans l’étroite cour de l’abbaye.

– Mademoiselle Méliand, dit le magistrat, mettant la jeune fille en voiture, je suis heureux de vous tirer d’ici. Elle s’assit à côte de Mme Garnier qui rayonnait : – Enfin, enfin, je vous emmène, murmura l’aimable femme.

La nuit tombait quand ils arrivèrent à Bois-Belle.

Gisèle ne put rien distinguer ; mais mille souvenirs chers et confus lui revinrent.

Son tuteur lui offrit la main, et la conduisit dans le salon vivement éclairé en signe de joie.

Là, après l’avoir installée dans un grand fauteuil, quittant le ton enjoué qu’il avait eu avec elle, il lui dit avec une gravité émue :

– Ma chère enfant, vous êtes la bienvenue sous mon toit... J’espère que vous vous y plairez... que vous n’en aurez jamais d’autre... C’est mon vœu le plus cher.

Gisèle remercia. Elle aurait volontiers pleuré.

– Maintenant, allons souper, dit gaiement Madame Garnier.

Et, en un tour de main, elle débarrassa la jeune fille de son chapeau et de sa mantille.

La soirée se passa au coin du feu ; et cette tranquille soirée fut délicieuse à Gisèle.

On ne parla guère que de l’absent.

Madame Garnier lui fit lire ses lettres. M. Garnier lui mit son portrait entre les mains.

Gisèle ne sentait plus la terre sous ses pieds.

Cette maison où il avait vécu, où il allait venir, lui semblait un paradis.

Sa joie ne s’exprimait guère en paroles ; mais elle rayonnait de ses yeux, de son sourire, de son beau front souvent sérieux.

Madame Garnier observait la jeune fille avec un plaisir infini. Elle lisait sans peine jusqu’au fond de son cœur ; et, se voyant seule avec elle :

– Gisèle, dit-elle, caressant les cheveux noirs de la jeune fille, ne trouvez-vous pas que la Providence a bien arrangé les choses ?

Mademoiselle Méliand sourit. Une rougeur fugitive colora son visage d’ordinaire un peu pâle.

– Quand j’allai vous chercher, après la mort de votre mère, continua doucement madame Garnier, vous aviez un bien grand chagrin... Vous ressentiez votre malheur d’une façon tout-à-fait extraordinaire chez une enfant si jeune... J’avais beau faire, vous restiez inconsolable. Malgré tous mes soins, vous dépérissiez comme une pauvre petite plante déracinée. Je vous assure que je commençais à être fort inquiète, quand la pensée me vint d’envoyer chercher Charles au collège.

– Vous rappelez-vous le temps qu’il faisait lorsqu’il arriva ? demanda vivement Gisèle. Je vois encore sa tête blonde toute mouillée... sa jolie petite mine d’écolier... et ce regard si doux, si compatissant qu’il attachait sur moi.

– Il était un bien aimable enfant ; et je me rappelle encore avec quelle attention il m’écoutait, pendant que je lui disais que vous alliez mourir s’il ne réussissait pas à se faire aimer... à vous faire jouer... Ce soir là, vous en souvenez-vous ? je vous fis souper tous les deux seuls à une petite table devant le feu.

– Oh ! oui, je m’en souviens ! dit joyeusement Gisèle. Le bon petit souper !... Je ne sais comment cette nuit noire, que j’avais autour de moi depuis la mort de ma mère, s’était dissipée... Je le trouvais bien à mon gré ; et, le souper fini, nous eûmes une causerie au coin du feu. Nous fûmes vite de grands amis... Je lui confiais toutes mes tristesses... Il me parlait de sa première communion... du ciel... et ses paroles d’enfant entraient en moi comme une chaleur... comme une lumière.

– Vous chantiez déjà délicieusement ; et, pour lui, vous consentiez à chanter. Il était bien fier de son succès, et venait me dire à l’oreille : « Elle m’aime ! elle m’aime » !... Lui aussi vous aimait déjà... et pleura fort quand il fallut retourner au collège.

Gisèle écoutait ravie.

– Quand il fut parti, dit-elle, j’éprouvai un étrange sentiment de vide... d’abandon... La maison... le jardin me parurent plus grands... tout dépouillés...

Quelque chose, dans son accent, émut madame Garnier jusqu’au fond du cœur.

Elle savait que cette enfant n’aimait que son fils sur la terre ; que, dans son affection pour lui, tous ses sentiments venaient se confondre avec la force et la douceur des premiers souvenirs.

Malgré les dix lieues faites au grand air, mademoiselle Méliand n’avait pas sommeil ; mais, la jugeant fatiguée, madame Garnier la conduisit de bonne heure à sa chambre fort coquette et toute tendue en soie rose.

– Ma chère, dit l’aimable femme embrassant la jeune fille, même fagotée en pensionnaire, vous n’êtes pas du tout à faire peur... Ces bandeaux nattés – à la mode de Port-Royal – vous donnent l’air d’une reine du 12ème siècle ; mais n’importe... je viendrai demain vous habiller et vous coiffer.

Une fois seule dans sa chambre, Gisèle aurait volontiers pleuré de pure joie.

Trop heureuse pour songer à dormir, elle ouvrit l’une des fenêtres qui donnaient sur le balcon.

Tous les alentours étaient plongés dans l’ombre : et, comme dans la profonde vallée de Port-Royal, on n’avait de vue qu’au ciel.

VII

Les jours qui suivirent furent, pour Gisèle, un véritable enchantement.

À l’âge de la sensibilité extrême, l’amour s’enrichit de tout : et les sentiments, même étrangers, s’y versent et l’augmentent.

Aussi Gisèle Méliand touchait au ciel.

La liberté, le grand air, le soleil, le printemps, sa propre jeunesse, tout l’enivrait : tout ajoutait à la douceur de l’attente certaine... prochaine...

« Je suis contente... je suis heureuse... je suis ravie, écrivait-elle à l’une de ses compagnes de Port-Royal... C’est si beau d’avoir un horizon, d’avoir du soleil. Habituée au jour terni de Port-Royal, je n’avais pas l’idée de cette belle lumière, de ce jour éclatant. J’en suis dans une extase continuelle. Si je m’écoutais, je chanterais sans cesse... J’ai en moi des hymnes sans fin... et j’ai de si belles robes longues. Il est vrai, je ne résiste pas toujours à l’envie de faire des fromages ; mais nul n’en sait rien, et je suis maintenant une grande personne. C’est incontestable. Ma tante dit même que j’ai déjà épuisé un plaisir : celui de vieillir ».

Les lettres de Charles n’étaient pas tout-à-fait ce que Gisèle aurait voulu. Ses lettres qui la charmaient tout d’abord, quand elle les relisait, elle croyait y trouver une singulière contrainte, comme une sorte de tristesse ; mais cette impression se perdait vite dans mille autres enivrantes.

La vie moussait, pétillait dans son cœur de seize ans.

Elle avait des gaietés folâtres, des gaietés d’enfant, et passait des heures entières à jouer avec Numa, le beau chien de Charles.

– Mais, disait M. Garnier, lorsqu’on sait regarder, on voit bien qu’elle est de l’espèce sérieuse.

Il la promenait dans les musées, dans les palais, dans les lieux historiques.

Homme de goût, de plus, fort riche, le magistrat avait fait, de sa maison de campagne, une délicieuse retraite. En cela, il avait été fort aidé par sa femme, très entendue, très active et passée maîtresse dans l’art de fondre tous les détails d’ameublement et d’ornementation en un ensemble harmonieux.

Gisèle aimait cette belle villa où tout semblait convier à la joie... au bonheur.

Elle n’avait jamais fini d’admirer le jardin où tout verdissait, où tout allait fleurir.

Elle passait des heures entières à examiner les tableaux, les meubles, les tapisseries.

– Plus de grilles ! plus d’inscriptions funèbres !... disait-elle gaiement.

Mais, il y avait, dans la chambre de Charles Garnier, un tableau qui la faisait songer, qui lui inspirait de graves pensées.

Ce tableau – œuvre d’un maître – représentait Ignace de Loyola regardant le ciel.

– Charles aime beaucoup ce tableau, lui dit madame Garnier, un jour qu’elle la surprit à l’admirer. Il ne se lasse pas de le regarder... suivant lui, il semble que le saint va dire encore : Ah ! que la terre me parait vile, quand je regarde le ciel

Certes, l’aimable femme était loin de vouloir attrister Gisèle et, pourtant, ses paroles eurent cet effet.

Elle s’en aperçut ; et riant, et caressant les cheveux noirs de la jeune fille :

– Allons, ma chère, dit-elle, il faut en prendre votre parti... Vous savez bien que votre futur est un échappé du ciel... Pour s’en convaincre, il suffit de regarder ses beaux yeux... Mais, soyez tranquille, la vraie flamme tend toujours en haut... Voudriez-vous lui donner un cœur vulgaire ?

Non, Gisèle ne le voulait point.

– L’aimerais-je autant, si je l’admirais moins ? se disait-elle.

VIII

Par une agréable journée de ce même mois d’avril 1625, un homme sortait des bureaux du ministre d’État, à Paris.

Il avait l’air noble, la taille belle, souple, robuste, le teint bronzé comme ceux qui ont porté le poids du soleil. Ses yeux noirs donnaient un singulier éclat à sa figure basanée et soucieuse.

Il paraissait dans toute la vigueur de l’âge et portait l’uniforme des officiers de la marine royale.

Absorbé dans ses pensées, cet homme traversa les anti-chambres du ministère sans regarder personne ; mais, arrivé sur l’escalier extérieur, il s’arrêta ; et, appuyant les mains sur la balustrade, il releva la tête.

Dans cet immense Paris, qui s’étendait au loin à travers une futaie de flèches, de colonnes, de coupoles, on apercevait, flottant au vent sur le palais du Louvre, le drapeau blanc aux fleurs de lis d’or.

Indifférent à tout le reste, le marin le suivit des yeux, et la virile flamme de l’amour éclaira son noble et sérieux visage.

Qui l’aurait regardé, en ce moment, aurait senti que cet homme était grand, capable de l’effort patient et persévérant, comme de l’élan héroïque et de la résistance invincible.