Aigle - Aziz Chouaki - E-Book

Aigle E-Book

Aziz Chouaki

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Beschreibung

Le parcours d'un exil : d'Algérie à Paris.

Héritier d'Ibn al Arabî et de Camus, de Coltrane et de Farid El Atrache, Jeff, l'aigle, assiste à la montée de l'islamisme en Algérie. Les frustrations s'exaspèrent. Jeff s'exile à Paris. Un manuscrit et quelques devises pour tout bagage, de Barbès à Neuilly, Beaubourg et sa faune interlope, Jeff fait son chemin dans le dédale parisien. Décidé à participer à un concours de nouvelles, Jeff rencontre ses personnages.
Réalité et fiction s'entremêlent, se répondent. L'intrigue prend forme à travers une succession de mises en abîme qui lient les personnages entre eux, le destin de l'Algérie et de la France, l'auteur à son héros. Servi par une écriture érudite et jubilatoire, le récit d'Aziz Chouaki s'impose par la pertinence des questions qu'il pose : sur la création littéraire, les enjeux identitaires, le monde d’aujourd’hui.

Plongez dans un roman où réalité et fiction s'entremêlent et se répondent, où l'intrigue prend forme à travers une succession de mises en abîme liant les personnages entre eux et au destin de Jeff.

EXTRAIT

Le chauffeur met une cassette de Coran, à fond.
— Voilà ce qui va changer le pays, la seule justice, l'Islam.
Jeff, murmurant fort :
— Tu aurais quand même pu me demander mon avis ?
Le chauffeur, narquois :
— Pourquoi, tu n'es pas musulman ?
En se redressant sur la banquette, Jeff le fixe, fauve :
— Non, mon ami, je suis Bouddhiste, moi. Tu connais Bouddha ? Les hindous, tout ça. ‘Vous avez votre religion, moi j'ai la mienne’, n'est-ce pas ? Alors enlève-moi cette cassette et conduis-moi à Belcourt en bon musulman, prières sur le Prophète.

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Table des matières

Aigle

I

II

III

IV

S

A

D

E

V

Aigle

Aziz Chouaki

roman

Dépôt légal pour la présente édition : décembre 2009

Première édition chez Gallimard jeunesse en 2000.

©Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays. Toute modification interdite

Éditions Ex Æquo

I

Claire la baie, ronde, d'Alger.

Vol de mouettes roses croise le croissant de la baie.

Jeff dans les rochers, près du port, une vague éclate, libérant ses embruns lumineux et frais.

Cette même mer.

Où, tour à tour, des Phéniciens, des Romains, des Arabes, des Turcs, des Français.

Somptueux tissu d'hommes, tressant pénombre habile, en somme, le grand récit de la mer.

Jeff fixe le soleil, dans les yeux, il se laisse dorer à son feu.

Déployant sa large envergure, il s'étire, puis regarde vers la gauche, le port, la ville, Alger.

La vestale, dont les flancs, tour à tour, par d'aussi somptueux tissus d'hommes...

Quelle heure il doit être ? Ch’al sâa, what time is it ?

Il fouille ses poches, trouve une clope et l'allume.

Derrière lui, l'autoroute, il doit être dans les coups d’onze heures et demi midi moins le quart. Gros embouteillage, camions, bus, voitures, ça fait péter les joints de culasse.

Après, va toi trouver un joint de culasse, Nourdine ça lui a pris trois mois pour en trouver un, marché noir, dix fois le prix, chez un Islamiste en plus.

Quel jour on est, jeudi ?

Non, mardi, parce qu'hier c'était lundi, il y avait eu le vernissage, là.

*

Galerie d'art à Ryadh El Feth, journalistes, critiques, Jeff fait vite le tour des toiles, nul, fade, vert. Des gens repèrent Jeff, connu loup blanc, on le héle de partout. Il a horreur du mondain, pas du tout son truc. Par chance arrive Mustapha, écrivain aussi, pas vu depuis Citizen Kane, à la cinémathèque, le mois passé, je crois :

— Holà Jeff, content de te voir, qu'est-ce que tu deviens ?

— Jeff, les yeux mi-clos :

— Moi ? Je plane équivoque, mon vieux, plus vraiment le goût à grand grand-chose. Ça sent pas très... Chanel au royaume de Danemark.

Mustapha, hochant la tête :

— Mm, plutôt... Pandémonium. Surtout avec ces élections, putain tu as vu, ils ont tout raflé les Islamistes.

Jeff :

— Pas moyen de lutter contre Dieu, le personnage de fiction, j'entends.

 Mustapha, essuyant ses lunettes rondes :

— Oui, oui, je vois, tout à fait d'accord, mais que faire ?

Jeff, ses yeux brillent :

— Foutre le camp, je crois. Quand ça va péter ici, le Liban ça va ressembler à la Suisse.

Soyeux moments avec Mustapha, chevaliers du texte, le long du port, nuits magiques de ramadan, Lewis Carroll, Khalil Djibrane, autour d'un thé‚ dans de très populaires cafés, tonique couleur d'âme, Mustapha.

Truculentes prises de têtes, aussi, Dante a piqué l’idée de la Divine Comédie chez Abû al-Alâ al-Maarrî, oui d’accord mais, les histoires de géants existaient avant le Gargantua de Rabelais, oui d’accord mais, Shakespeare a beaucoup piqué chez les italiens, oui d’accord mais...

Son frère est étudiant à Bordeaux, il a couché avec une maquilleuse à TF1, Isa, je crois elle s’appelle, nous a montré des photos, putain de cul...

La galerie se remplit, badauds mondains, intelligentsia algéroise, tiens il y a même l'écrivain pied noir, L'Ombre et le Soleil, Pinard ? Quinard ? Me rappelle plus son nom.

Une étudiante aux Beaux-Arts s'approche de Jeff, elle a fréquenté M. Seguin, coopérant à Cap Matifou.

Lascive et nubile, la gazelle :

— Salut Jeff, j'ai acheté ton bouquin, tu sais, je te jure j'ai rien compris.

Tringlable ? Peut-être, petit cul honnête, mais Jeff plus vraiment de goût à vraiment grand-chose :

— Ah bon ? Mmm faut apprendre à jouir avant de me lire, princesse. J'écris pour les gens qui jouissent, moi. Mais viens, je vais t'expliquer...

Le peintre et sa cour s'approchent, on présente, Jeff écrivain en dérade tend une patte aveugle. Entouré de sa cour, le peintre épand son discours vers Jeff, néo expressionnisme non figuratif, traduction médiate du signe dans la perception même de son non-dit...

Connaissant Jeff, des gens sourient sous cape, ça va barder, mais Jeff laisse faire. Le peintre ratiocine toujours devant ses groupies, la bouche en cul de pintade.

Le célèbre Merzak Hammiche, de la Chaîne III, le questionne sur l'héritage plastique algérien, en tapant sur son grésillant Nagra.

Le peintre :

— Du point de vue de la réponse plastique aux questions qui déchirent l'Algérie, je pense que les anciens, Khadda, Issiakhem, ne nous ont pas légué d'éléments d'héritage....

 Jeff, un tour, un seul, son sang. Il l'ouvre, son bec :

— Oh là, on se calme, on laisse tranquille la mémoire des maîtres, hein ?

Silence solide dans l'assistance, Jeff l'œil grimé bataille, Mustapha, in petto, pouffe. Le peintre bredouille que ce n'est pas ce qu'il a voulu dire, que sa démarche...

 Jeff rasoir, tranche :

— Ça va, ouais ? C'est de la peinture, ça ? C'est à peine du mauvais Pollock faisandé de sous— Munch. Regarde la répartition de tes masses, ça déconne. Les barycentres chromatiques, aussi. Si on regarde de près, eh ben, ils sont pas dans le tempo. T’as aucun sens musical pour rythmer tes volumes.

L'avis de Jeff circule, on frétille en attendant la suite, une pigiste d’Algérie-Actualité cherche un stylo. Commentaires à voix basse, le visage de l'esclandre s'esquisse. Jeff le distille en maître, très redouté pour ça à Alger.

L'artiste se met à hurler, on essaye de le calmer. Plein les naseaux, Jeff se rapproche et lui rugit dans la gueule :

— Écoute moi bien, petite merde, je vais te dire, moi : tes toiles c'est du pipi de papillon... et tu oses profaner la mémoire de Khadda et Issiakem...

Mustapha et des copains ceinturent Jeff et le font sortir de la galerie livrée au brouhaha mondain.

*

Oui, on est bien mardi, midi, à peu près.

Jeff, les rochers, la mer.

Après le vernissage, je me souviens, c'était direct au bar Le Perroquet, la bière, le scotch. Les amis, la toujours bohème de quarante ans : les deux frères Hassan et Hocine, profs d'architecture, Boualem, poète des rues, et Bachir, pianiste de jazz, en exil dans son propre pays.

Sa mère a été violée par sept paras français en Kabylie, c'était la guerre.

La bande, belle grappe de bon muscat d'Alger, roux et gorgé de miel. Le Perroquet est bien bondé, on salue les habitués, Bilou, disc-jockey junkie, Aziouez le farceur, Socrate le turfiste, le vieux M. Zoubir, prof de littérature anglaise, grand descendeur de bière.

Jeff lui décoche un signe de la main, le revoir tout à l'heure. La bande s'aménage un coin de bar, près des toilettes.

Bon sanglier de barman Kabyle, le gros Chérif astique une chope derrière le comptoir. Remarquant Jeff, il fronce le sourcil et refuse de les servir, Jeff a plus de mille balles d'ardoise.

Toute la bande essaye de raisonner le gros Chérif, Jeff lui récite des proverbes en Kabyle, il lui embrasse la main en lui jurant que la fin du mois...

En marmonnant, le gros Chérif ramène les blondes bières bien moussantes, mais c’est la dernière fois, parce que...

Hocine prend la pose, sa chope en l'air :

— À la santé de la res publica, bénies soient ses fesses.

Boualem, fils de tous les peuples, bleu de Chine délavé, se prépare sa chique. Hassan, jeune frère de Hocine, parle du film d'hier sur la 2.

Bachir, ses mains mimant piano :

— Hier soir, j'étais branché sur la 6, y avait du jazz.

Le gros Hocine, ses mains mimant hanches :

— Et du cul ! Doit y avoir de ces frottis-frottas dans les douars, avec la parabole...

Boualem se cale sa chique, lèvre supérieure gauche.

Bachir :

— L'autre jour, mon voisin Islamiste m'a demandé de l'aider pour se brancher sur la parabole de notre immeuble. Pour les matches de foot, qu'il dit.

Hocine, la main sur sa panse :

— Les matches de foot en strings et bas résille, oui !

Éclats de rire, petit gosse d'Alger, bouille d'enfants de Murillo, passe entre les tables, cacahuètes, cigarettes. Bachir lui prend un Marlboro, 60 balles et des cacahuètes. Le gosse, brun et luisant minois, T-shirt Madonna en loques, tend la monnaie dans sa petite menotte noire.

Boualem, populaire aède :

— Tu vas à l'école, petit ?

Les yeux de feu, le gavroche d'Alger :

— Non, on est douze à la maison, que des chômeurs, pas de père.

*

D'une virile rasade Jeff vide sa chope et fixe le môme, à cœur mordu, combien des comme lui, chutes de l'histoire, déjà foutu. Seul lait quotidien, le vice, le marché noir, enfance évidée d'yeux d'enfants, sans rêves, à part la rue glabre, hagard hasard, logique bonne graine d'Islamiste.

Pourtant, comme sa mère a dû l'aimer bébé, rêver d'avenir d'or pour lui, en lui chantant de bien douces berceuses, les soirs d'orage. Comme elle a dû être fière, et lui aussi, oh oui, à son premier jour d'école, avec son beau tablier à carreaux tout neuf, son nom brodé en rose, sur la droite.

Avant que la vie ne vienne fracasser les œufs, les oiseaux, le soleil.

*

Hocine, grivois :

— Alors, petit, tu niques un peu ?

Le gosse éclate de rire et se sauve entre les tables, cigarettes, cacahuètes.

Hocine, rageur vers le barman :

— Oh Chérif, comment se fesse ? Nos chopes sont vides là ?

La quatrième tournée arrive, royalement débordante de mousse. Hocine déboutonne sa chemise, sa braguette, respirer, la bedaine à l'aise.

Les chopes se posent, les choses se chopent. Ah boire, boire, à ne plus pouvoir distinguer un coq d'un âne !

Bachir plein de jazz et de bière, a vu une vidéo sur le meeting du FIS au stade olympique, plus de cent mille Islamistes, khôl aux yeux, épées, bandeaux noirs autour du front, étendards, porte-voix, badges, talkies-walkies, Allah, Allah, grondement des clameurs mystiques faisant vibrer le stade, leur écho s'élevant jusqu'au ciel.

Bachir :

— Ils ont gagné les élections, ils vont nous bousiller, je vous dis !

Hocine, émoustillé :

— Et alors ! Ils ont qu'à se faire enculer, le premier qui m'approche je le génocide. Non, mais ça va pas ?

Hassan, son jeune frère, suggère que hé, hé, faut pas dramatiser là, ils passeront jamais aux législatives, font pas le poids, soyons sérieux.

Hocine approuve d'un rot silencieux mais éloquent.

Étudiants en archi' à Rome, Hocine et Hassan ont tous les deux pratiqué Clara, ah la Clara !

Bachir manquant de s'étrangler, pose sa chope et rétorque qu'en tout cas faut la voir, bordel de merde, la vidéo, hallucinant ! Une autre race qui pousse là, des hordes du fond des âges.

Jeff, écrasant un petit cafard de son pouce, net :

— Mad Max, quoi.

Derrière Jeff, passe M. Zoubir, les toilettes, la bière ça paye pas de loyer. M. Zoubir, chaire de littérature anglaise, université d'Alger. Il a fait la guerre, comme tout le monde, terroriste FLN, c'est lui qui a tué Finard l'OAS, à Oran, en 61, deux balles de 7.65, c'était la guerre.

Toilettes, faire la queue, trois mecs devant M. Zoubir, Jeff se retourne :

— Alors, Monsieur Zoubir, vous allez bien ?

M. Zoubir, soixante ans de bière et de poésie :

— Jeff ? Ça va, on traverse. Et vous, ça va ?

Le long du comptoir, le bras de Jeff s'insinue serpent et ramène sa chope :

— Comme vous dites, on traverse, nous ne sommes que des ombres.

Blême d'alcool, un type sort des toilettes en titubant. Un autre le remplace, tout aussi blême d'alcool.

M. Zoubir, avance d'un pas :

— Oui, ‘walking shadow’, Macbeth, je crois ? Valéry disait ‘l'homme est un misérable tas de petits secrets.’ On est si peu de choses, vous savez.

Hocine se retourne, tape une clope à Jeff, saluant M. Zoubir au passage. Sortant des toilettes, un type titube, d'alcool blême. Un autre, blême d'alcool, entre en titubant. 

Jeff :

— Vous êtes trop modeste, M. Zoubir, la poésie vous doit tellement.

La porte des toilettes s'ouvre, un type titubant d'alcool sort blême en fermant sa braguette. Le suivant, titubant blême, prend sa place, d'alcool.

M. Zoubir :

— Hugo disait ‘la modestie argente l'or’. Non, ce n'est pas de la modestie, Jeff, je n'écris pas de poésie, moi. Vous, vous êtes un poète, un aigle, j'ai lu votre recueil de poèmes, très élisabéthain, avec une plastique très Byron. Je me souviens aussi de votre soutenance de thèse. Étincelante, votre analyse de l'argent dans Proust, oui vraiment, vous êtes un aigle !

Croulant sous les hommages, Jeff remercie.

Dans le bar, la bière, la tchatche, la fumée, oui, je dois tout à M. Zoubir, l'ouverture du troisième œil.

*

Troisième année de Lettres Anglaises, jeudi matin de Décembre, petite rage de dents, la pluie contre les vitres de l'amphi, on se tient chaud les uns contre les unes. Oui, ce jour-là, le flash de la poésie, de l'écriture, un cours sur William Blake. Une clope toujours éteinte au bec, sans aucune note, M. Zoubir aux prises avec un poème précis, The Tiger.

Avec son touchant accent Kabyle, M. Zoubir : ‘Tiger, tiger, burning bright in the forest of the night’. Moi, déjà ravagé par les cuisses rutilantes de Radia, le cador de la promo, brasero de désir, la chair du sens, mais c'est donc ça ? M. Zoubir et les réseaux, Borges, Blake. Le Tigre de Borges c'est évidemment celui de Blake, pas celui du poème, ni celui de la jungle, mais l'autre, bien sûr. 

*

Un type sort des toilettes, blême et titubant. C'est le tour de M. Zoubir, ils se disent salut, à bientôt, boire un verre.

Encore dans Byron, Jeff revient vers la bande. Boualem chante un air populaire, du chaâbi, Bachir lui fait une basse jazz à la voix, Hassan fait la derbouka sur le comptoir.

À un moment, essoufflés, ils s'arrêtent, Hassan suant :

— Ah ! Et ils veulent nous enlever ça, les Islamistes ?

Jeff, en retrait, roule un joint avec Boualem, le poète des rues.

Le pays qui coule, la crise, les tabous, la parabole, avec ça où tu veux qu'ils la mettent leur quéquette, les petits ? Normal qu'ils foncent dans le FIS, ça règle tout, normal, ‘tous les éléments du téléphone sont dans le rhinocéros’, normal.

Lumineux d'or, les yeux gorgés de bière, Jeff entend Nietzsche chanter : ‘Même la plus petite noix veut qu'on la casse’.

L'Arétin Hocine tape dans ses mains, exultant d'aise, remettre la tournée.

Bachir se demande comment on peut encore croire à la religion en 1990, avec les ordinateurs, les médias...

Boualem, un brin de menthe à l'oreille, bande son arc, faut pas jeter le bébé avec l'eau, les gars, les Islamistes c'est une chose, l'Islam c'en est une putain d’autre, le reflet n'est pas la lune !

Hocine, perplexe :

— Mais comment peux-tu boire et... croire ?

Boualem, prenant sa chope :

— Ça ne regarde que moi et mon Créateur.

Duale relation, la bière et le Livre, l'alcool comme essence mystique cardinale, comme ferment de l'âme. C'est à la limite du bourré‚ quand la raison divague, que Boualem La sent vraiment, qu'il dit, oui, la Paume du Seigneur comme un baume sur son front en nage, c'est écrit dans Khayam, putain, faut lire Abou Nouas, je vous dis, l'infinie tolérance.

Bachir, excité‚ doute, jette des cacahuètes dans sa chope et doute. Non pas de Boualem, ni de son doute, mais... le FIS, les intégristes...

Boualem, en fin de chope :

— Le FIS, c'est de la politique, les intégristes ne savent pas la saveur de Rûmî, Averroès, Ibn al-Arabî, le flamboyant grand Islam.

Le brave gros Hocine, rigolant :

— Oh, la flamboyante Pompe ! C'est Saladin en campagne, ça !

Hassan, changement d'aile :

— On dit que les Berbéristes sont armés, c'est vrai ça ?

Amusé, Jeff se jette dans la gueule une poignée de cacahuètes, allez qu'on s'étripe tous !

Bachir, andante, module d'une octave :

— Hop, hop attention là, je suis berbère, moi, la race sacrée du pays, on est les derniers gardiens du feu.

Hocine, pétant, torse velu, sa chope et sa pipe en l'air :

— Ça veut dire quoi ? Et moi qui ne suis pas berbère, qu'est-ce que je suis, Arabe ? Jamais de la putain de vie. Pas que Arabe, en tous cas. Tout est là dans le que, mon ami. Rien à voir avec un Libyen ou un Syrien, avec tout le respect que... non, mais c'est vrai, bordel ! Miller, Gramsci, Artaud, ils font partie de mon corps, aussi. Qu'est-ce que je vais en faire ? Et Gaudi, le Quattrocento, le Bauhaus ?

Bachir Hampton :

— Moi, aussi, y a Coltrane et Parker dans mon couscous...

Le long du ras du comptoir, Jeff lâche :

— Les Algériens sont tous des Berbères arabisés par l'Islam et civilisés par la langue française.

Boualem applaudit de sa chope et de sa main, libérée de sa clope dans sa bouche :

— Bravo Jeff, exactement ça, ascendant, tac, tac, tac, bien joué. Tu sais, tu devrais écrire un roman sur tout ce qu'on traverse, là.

Jeff, faisant craquer ses doigts :

— On est en train de l'écrire tous ensemble, t'en fais pas, en ce moment même.

Hocine, l'œil mérou, charge Bachir de nouveau :

— Vous les Kabyles, vous voulez quoi, la sécession ? Mais vous allez crever en une semaine. Avec quoi vous allez vivre ?

Bachir, écartant les mains, d'aplomb :

— Mais l'émigration, mon ami ! Tous les Kabyles de France et de Navarre sont prêts à casquer pour la Grande Cause Jaune. Ça va de Clichy au Djurdjura, la nation Kabyle, Tamazight, on dit aujourd'hui, oui monsieur !

Hassan, malicieux :

— Pourquoi jaune, le Ricard ?

À travers les rires, Bachir :

— Non, le drapeau jaune, Carthage, la blonde Numidie...

Boualem, mi— sourire :

— Frappé d'une tête de sanglier ?

Hassan, bavant :

— Ah, une bonne tranche de marcassin grillé, avec un petit rosé bien frais...

Bachir, avalant de travers, devient tout rouge, puis entre deux quintes, place :

— Vous rigolez, mais on est le dernier rempart contre les barbus.

Enfant de toutes les balles, Boualem :

— N'empêche qu'il a raison, les Kabyles sont le dernier fusible, dans ce putain de pays.

Hocine :

— Eh, qui vient ? Ne vous retournez pas.

Dans le miroir du bar, Jeff intercepte les très FLN moustaches de Lamine (alias Colombo), qui vient vers eux. Colombo (alias Lamine), prototype du FLN-rénové, très au parfum, hautes sphères de l'État, se fend d'une tournée.

Taquinant Lamine, Hocine porte un toast de son torse, sa pipe, sa chope :

— Au gouvernement !

Hassan, taquin :

— Alors, il paraît que le FLN fricote avec le FIS ? C'est quoi encore cette magouille ?

Colombo, vide vif une demi chope et toque que non, non, c'est juste une tactique, en fait le FLN va avaler le FIS tout cru, car le FLN est la seule vraie force politique dans ce pays...

Bachir le barde lui injoncte de ne surtout pas oublier les Kabyles, sinon ça va chier sérieux, hou la, surtout pas oublier. Parce que si ça continue ça va être la sécession, les armes, la guerre, et ça va faire mal, oh oui, nom d'un marcassin !

*

Jeff se promène pieds nus dans les bois de son Algérie à lui, dans le short bleu de ses 15 ans à Zéralda, le sable chaud, sa cousine pendant la sieste, les mains qui déjà dégrafent le désir, chut on va nous voir, mais non je te dis... chut n'aie pas peur, attends, laisse-moi juste un peu truc...

Oui, mais pourquoi tout s'est fracassé, les jouets, les œufs, les oiseaux ?

Des bergers sont devenus caporaux, puis généraux, puis prophètes.

*

Lamine allume une Marlboro à Colombo en répondant à Bachir qu'au fond, excuse-moi, les Kabyles sont aussi extrémistes que le FIS : le Kabyle comme langue nationale, rien que ça ! L'Arabe est la seule langue nationale !

Jeff attaque :

— Et on parle en français, là, tu crois pas qu'il y a quelque chose qui cloche ?

Bachir Ellington :

— Et en Kabyle, s'il vous plaît, jmâlimane !

Hocine, lissant sa chope :

— Et en italien nel mezzo del camino della mia vita .

Boualem :

— Et en javanais tuvu m'enventenvends pavarléver ?

Lamine perd patience et prie sérieusement tout le monde de ne pas déconner, car seul Colombo sait que le gouvernement va mater le FIS, que c'est un mouvement transnational, que derrière il y a l'Iran, la CIA, Israël, l'Arabie Saoudite, le Soudan...

Tout le monde en chœur :

— La Suisse, Monaco, le Guatemala, oh, faut arrêter là !

*

Mardi midi, Jeff, les rochers, la baie.

Grosse gueule de bois, manque un bout du film. Mais qu'est-ce que je fous là, le long du port ?

Arômes de mer, inspirer longuement, rémanence immédiate de l'enfance, à barboter baigneur, les plages d'Alger, les filles fraîches et parfumées, vers 18 ans, en avril. Une Alger s'en va, l'autre s'insinue, hirsute et rétive.

Le jasmin s'est fané, le soufre est dans les souffles.

Jeff rumine sa vie, le cœur mi-clos, 36 ans d'espoir délavé à force d'usage, il regarde ses mains. Le secret des lignes de la main, le texte de départ, la feuille de route. Il tire sa clope, les yeux dans la mer.

La même mer.

Midi, les sirènes des entrepôts du port, les docks, Jeff se lève, voir un mec à Belcourt. Il se met sur le bord de l'autoroute et hèle quinze taxis. Au bout d'un siècle, une R 18 s'arrête, sur le pare-brise, un autocollant du FIS.

Le chauffeur, mielleux et barbu :

— Notre frère va à Belcourt ? Inchallah pourvu qu'il n'y ait pas trop de circulation, je viens juste de changer mon joint de culasse. Quel pays, on peut plus trouver un joint de culasse...

Jeff regarde ailleurs, les rues, tonnes d'immondices, milliers de jeunes, rurbanisés, adolescence en otage, majorité barbus, kamis, la plupart des filles en hidjab, pénurie de tout, amour trabendo.

Le chauffeur met une cassette de Coran, à fond.

— Voilà ce qui va changer le pays, la seule justice, l'Islam.

Jeff, murmurant fort :

— Tu aurais quand même pu me demander mon avis ?

Le chauffeur, narquois :

— Pourquoi, tu n'es pas musulman ?

En se redressant sur la banquette, Jeff le fixe, fauve :

— Non, mon ami, je suis Bouddhiste, moi. Tu connais Bouddha ? Les hindous, tout ça. ‘Vous avez votre religion, moi j'ai la mienne’, n'est-ce pas ? Alors enlève-moi cette cassette et conduis-moi à Belcourt en bon musulman, prières sur le Prophète.

Trajet très tendu, Belcourt, bastion Islamiste, Peshawar, Médine au VII° siècle. Il y a pourtant si peu, les bals de Belcourt, la petite Italie d'Alger, jeunes branchés rock, avisés habiles, voyageurs impénitents, Londres, Palma, les Suédoises.

*

Je me souviens y a pas si longtemps, retour de plage, déposer la pétulante Hassiba devant le porche de son immeuble, début de soir orange et satiné, treille de jasmin, elle, en short, bien bronzée, les gens du quartier, pas de problème. Même que j'ai descendu son sac bleu, coquillages, odeur d'ambre solaire. Je l'ai porté jusqu’à son étage, habite en famille. Devant la porte, baiser fugace et fougueux, gorgé de sel. Doit avoir disparu, maintenant, ou bien mariée à un gros con, doit sûrement porter le hidjab, en tout cas.

*

Jeff traverse la foule, nuées d'enfants partout, à vendre à même le sol, clopes, livres sur le Coran, médicaments, piles, cassettes porno, devises. Il se dirige chez M'barek, ancien copain de lycée, pas vu depuis au moins six ans. Hasard, Jeff met une annonce, bazarder carcasse de Fiat, M'barek appelle.

L'accident, l'an passé, Jeff bourré roule bolide sur l'autoroute de Staouéli. À hauteur de Moretti, négocie mal le virage et se prend le platane, deux côtes brisées, la Fiat réformée.

Jeff entre dans un immeuble déflagré, des gosses partout, urine, détritus, sur les murs : FIS... Islam.

Au sixième étage, Jeff sonne, une porte s'ouvre sur M'barek, barbe de Mathusalem, large gandoura blanche. Trop tard, Jeff se sent fait, M'barek le fait entrer. Intérieurs musulmans codent l'espace, la circulation, les femmes. En suivant M'barek, Jeff fixe le sol du couloir.

Ils pénètrent dans une chambre, deux mecs, Islamistes. Adel, maigre et sec, bandeau noir autour du front, longue barbe noire, regard vipère. Rahim, lunettes, barbe poivre et sel, kamis, l'air un peu plus serein.

La télé est allumée, cassette vidéo, Islamistes en Afghanistan, scènes de combat, on voit Adel en treillis, mitraillette, parmi des soldats.

Adel arrête la cassette, les yeux persans.

M'barek présente tout le monde, il raconte l'accident de Jeff :

— Tu l'as échappé belle, ‘il n'est de Dieu qu'Allah !

Rahim, servant le thé :

— ...et Muhammad est Son prophète’.

Jeff estime les risques et risque :

— J'étais bourré comme un bœuf, disons que j'ai eu de la chance, voilà

Stupeur, Adel pince les lèvres, M'barek, réagit en riant :

— Sacré Jeff, tu as pas changé, tu bois toujours comme avant ?

Jeff prenant son verre de thé, et le fixant en l'air :

— Sois gentil, pas de morale M'barek, s'il te plaît. 

Rahim, servant le thé :

— Chacun est libre de son destin. Chacun sera pesé au Jugement dernier.

 Jeff, croquant un bout de gâteau :

— Ah, tu sais bonhomme, on appelle ça un paradoxe. Si tout est Mektoub, il n'y a plus de liberté ! Comment peut— on te juger pour des actes déjà programmés, bizarre, non ! ?

Et toc, le Jeff, dans les babouches ailées d'El-Ghazalî, la fatalité et le libre arbitre, la névrose de l'Islam, comment concilier ?

Adel décoche entre ses dents :

— Il faut purifier la terre pour qu'advienne le royaume d'Allah, le temps est avec les croyants.

Adel sort un bloc d'afghan et roule un gros joint. M'barek l'allume et le passe à Jeff qui s'étire, large lézard au soleil :

— Purifier la terre ? Alors là, je peux te dire qu'y a du boulot. Que faire des milliards de chrétiens, de juifs, de bouddhistes, les gazer ?

M'barek, lissant sa barbe :

— Non, leur montrer Le Droit Chemin, c'est évident, Dieu l'a dit, puisque c'est dans le Coran. Il faut juste les convaincre.

Jeff, le tançant :

— Par l'épée ? Celle-là même qui a servi à assassiner Omar, Othmane et Ali les grands Califes de l'Islam, tous tués par une lame musulmane ?

Adel, feu et fiel :

— C'est l'œuvre de Satan, il est partout. ‘Les portes du paradis sont à l'ombre des épées’

Jeff, blaise à l'aise :

— Oh, arrêtons, on va en arriver au père Noël, là.

Le joint fait son effet, Jeff se sent irrigué de lumière, Ibn al-Arabî et sa mystique contemplative, sa très indienne et très astrale théorie de la grâce intérieure, l'illumination théosophique.

Tension, Adel :

— Tu ne crois pas au Diable ?

 Jeff pétard, se relève à demi et s'approche de lui :

— Regarde-moi bien, je suis le Diable !

Le joint revient à Adel qui n'a pas du tout digéré le Diable. Il tire une longue taf’, ses yeux, véritable killer :

— ’Marchez et combattez dans le sentier de Dieu. Il n'est de Dieu qu'Allah et Muhammad est son envoyé’.

Jeff, lisant dans son verre de thé :

— Muhammad, appelé aussi Abû El Kacim Muhammad, fils d'Abdallah, fils d'Abdel Mottalib, fils de Haschem, fils d'Abd Menaf, fils de Kossay, fils de Kelab, fils de Morra, fils de Caab, fils de Loway, fils de Ghaleb, fils de Fehr, fils de Malek, fils de Nadhr, fils de Kenana, fils de Khozaâma, fils de Modreca, fils d'Elyas, fils de Modhar, fils de Nezar, fils de Maad, fils d'Adnan, fils d'Odd, fils d'Odad, fils d'El Yeça, fils d'El Homaïça, fils de Salaman, fils de Nabet, fils de Hamal, fils de Kaïdar, fils d'Ismaël, fils d'Abraham, l'ami de Dieu.

Ils en restent pantois, M'Barek :

— Au nom de Dieu le Clément et le Miséricordieux, quel savoir ! Mais où as-tu appris cette généalogie du Prophète ?

Jeff :

— ‘La vie de Muhammad’ d'Abû El Fïda, 1273-1331, page 5.

Petit livre jaune, lu en été dans le cabanon de Mustapha à Boumerdès.

M'barek, penaud :

— Comment tu dis ? Abû El Fîda ? Euh... jamais entendu parler...

Jeff, un petit bâillement :

— C'est pas grave, il y a tant de choses... Mais dites-moi, votre... État Islamique, il sera démocratique ?

 Adel, ardent :

— La démocratie c'est un concept de juifs homosexuels et communistes. Non, pas de démocratie en Islam, pas de débauche, les femmes auront pour unique fonction de reproduire de bons musulmans.

*

Nom de nom, quel âge doit avoir, vingt-huit ? Trente ans ? Pas plus, visage vrillé de rancœur, gonflé fiel à bloc, idéologie bien huilée. Rien à dire, tout se tient, rien à dire, le FLN, tout faux, sur toute la ligne. Moi aussi, j'aurais pu finir comme lui, sans Hegel, Hendrix, Marylin, El Anka, Le Caravage, Ibn Tufayl, et tous les autres. J'ai eu de la chance, gosse mon père m'a lu Hugo, sous le citronnier, Cosette et les Thénardier. Avec Nourdine, le frangin, on a vendu des illustrés devant le cinéma du quartier, pour payer nos places. James Dean, ‘Les Dix Commandements’, Fernandel, Mangala, Elvis, les crèmes glacées, on a dansé le twist sur des capots de bagnoles.

Oui, j'ai eu de la chance, psychiquement blindé contre ces ténèbres-ci, du moins.

*

Jeff regarde Adel, fou de Dieu, militant d'un nouvel âge. A jamais dû toucher une femme, quel gâchis !

M'barek, autrefois excellent joueur de hand, toujours très bon en maths au lycée. Et là, en toge de moine, esprit fermé, plus rien, la vie comme un long tombeau tranquille :

— Tu connais tant de choses sur l'Islam, Jeff, ta place est parmi nous, l'avenir est aux musulmans.

Jeff n'en peut vraiment plus :

— Écoute, si vous voulez vivre au VIIè siècle, c'est votre problème, mais moi, vos trucs ça m’intéresse pas, sur ce, mes amis, Jeff va vous quitter.

Adel, éclatant sa rage :

— Allah Ouakbar, sale mécréant, la prochaine fois qu'on se verra, la parole passera par l'épée.

Jeff redresse son impressionnante carrure et lui fait un sonore bras d'honneur :