Aimé de son concierge - Eugène Chavette - E-Book

Aimé de son concierge E-Book

Eugène Chavette

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Beschreibung

À la mort du comte de Frontac, riche propriétaire dans le Languedoc, sa famille apprend qu'il a légué tous ses biens en viager à un homme d'affaires parisien. Selon la police, il se serait ensuite suicidé. Mais son fils Clovis n'est pas de cet avis. Il part à Paris et loue une chambre dans un immeuble bourgeois afin d'en espionner les habitants, aidé par le concierge. Il fait notamment la connaissance de Charlotte, une jeune veuve...

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Table des matières

 

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

XV

XVI

XVII

XVIII

Mentions légales

I

Il était deux heures du matin quand le portier du No 21 de la rue du Helder fut réveillé par la sonnette de sa loge qui, pour la troisième fois, se livrait à un carillon désordonné.

Un homme qu’on arrache brusquement aux douceurs de ce qu’on appelle le premier sommeil est bien excusable de ne pas retrouver subitement toute l’aménité de son caractère. On comprendra donc facilement avec quelle humeur rageuse ledit concierge tira le cordon en maugréant entre ses dents :

— Le diable l’emporte ! Est-ce que cette existence de polichinelle va durer longtemps ?

Le claquement de la porte qui se refermait annonça que la personne qu’on envoyait ainsi au diable venait d’entrer dans la maison, puis un pas fort léger se fit entendre sous la voûte, et enfin une voix douce et jeune prononça ces mots par le carreau de la loge :

— C’est moi, mon bon Gringoire.

— Tout à votre service, madame Durieux, répondit le portier, d’un ton des plus radoucis, à la locataire qui venait de se faire reconnaître.

L’accent obséquieux avec lequel il avait ponctué sa phrase était de fort mauvais aloi ; car, à peine Mme Durieux se fut-elle engagée sur l’escalier que Gringoire, se refourant le nez sous la couverture, gronda tout hargneux :

— Oui, j’en ai assez de sa vie de polichinelle. Est-ce que la nuit n’est pas faite pour dormir ? La peste soit des jeunes veuves, qui s’amusent… sans se soucier de réveiller le pauvre monde.

Puis, avec un bâillement provoqué par le sommeil qui revenait s’emparer de lui, le concierge marmotta encore :

— Ah ! l’heureux temps que celui où vivait M. Durieux. Alors tout le monde était rentré à dix heures… et je ne faisais qu’un seul et bon somme.

Le ronflement qui succéda presque aussitôt à ces dernières paroles prouva que le grincheux Gringoire s’était rendormi.

Pendant que le digne homme est retourné au pays des rêves, nous apprendrons au lecteur ce qu’était Mme Durieux, dont le son de voix avait suffi pour calmer, en apparence du moins, la colère du pipelet.

Brune des plus gentilles, un peu grassouillette, fort appétissante, veuve de vingt-quatre ans, Mme Durieux était propriétaire de la maison dont Gringoire occupait la loge.

Durant les quelques années qu’elle avait été mariée, Mme Durieux n’avait pas eu précisément à se louer de la vie conjugale. Avant qu’il allât s’étendre sous le beau marbre blanc qui, en lettres dorées, prônait ses nombreuses vertus, M. Durieux, qui comptait cinquante années de plus que sa femme, n’avait été, en réalité, qu’un vieillard grognon, bourru, égoïste et perclus de rhumatismes.

Jusqu’au jour où la Providence compatissante avait enfin bien voulu la faire veuve, la jeune femme, que nous appellerons aussi de son petit nom de Célestine, avait mené l’existence d’une garde malade. Cataplasmes à poser, tisanes à surveiller, frictions à exécuter, telles avaient été les principales distractions des cinq ans qu’elle avait passés auprès de son époux avant qu’il consentît à déguerpir pour un monde meilleur.

Nous ne dirons pas que Célestine avait poussé un joyeux « ouf ! » quand M. Durieux avait quitté cette vallée de misère qu’on nomme la vie, mais nous affirmerons que l’isolement du veuvage ne lui avait pas inspiré un de ces désespoirs qui incitent une femme à se couper les cheveux jusqu’à la racine, en façon de brosse à reluire, pour les enfermer dans la bière du trépassé, ou à ne plus s’endormir qu’en pressant sur son sein le parapluie du défunt. Sa douleur avait été modeste, pas bruyante, juste ce qu’il fallait pour que les gens qui avaient connu Durieux pour un parfait butor ne crussent pas qu’il possédait des qualités cachées.

Comme la vertu, bien qu’on en puisse dire, finit par trouver toujours sa récompense, Célestine, tous frais funéraires payés (service de 3e classe et concession à perpétuité) s’était vue en possession, par testament, d’une trentaine de mille livres de rente, représentées par une liasse de bonnes valeurs et par la maison dans laquelle nous venons de la voir rentrer à deux heures après minuit.

Poser des cataplasmes et frictionner du matin au soir, ce n’est certes pas une récréation des plus réjouissantes, mais, au fond, c’est une occupation qui fait passer le temps et qu’il faut remplacer par une autre quand elle vient à vous manquer. La mort de son mari ayant brusquement mis fin aux cataplasmes et aux frictions, Célestine, pour ne pas rester désœuvrée, chercha donc un autre emploi de son temps. Comme tout être qui a le choix va plus volontiers aux caresses qu’aux coups de bâton, la veuve se laissa doucement entraîner vers les plaisirs qu’elle ne connaissait pas et que lui permettait sa fortune.

Elle renoua les relations que l’humeur de dogue de son époux avait rompues, fit son entrée dans le monde et un an ne s’était pas écoulé depuis que Durieux avait laissé ici-bas son dernier cataplasme qu’elle était choyée, adulée, fêtée par une meute de soupirants, de tous âges et de toutes nuances, qui flairaient principalement ses trente mille livres de rente.

En femme qu’une première expérience avait rendue méfiante sur les joies conjugales, Célestine se souciait peu d’aller, au bras d’un monsieur, faire une seconde visite au maire de son arrondissement. Loin de décourager ses poursuivants, elle leur laissait baiser cette main blanche qui avait tant manié la graine de lin et le baume opodeldoch, mais elle la retirait vivement quand l’un d’eux parlait trop sérieusement d’y attacher ce que les poëtes ont appelé les liens fleuris de l’hyménée.

Fêtes, spectacles, dîners, bals, se succédaient donc sans que la veuve, non encore rassasiée, pensât à cesser ce que le portier Gringoire taxait d’existence de polichinelle.

Et il avait raison, le pauvre homme !… du moins à son point de vue, car sa vie avait changé du tout au tout.

Au temps regretté où vivait M. Durieux, le brave concierge, en vrai coq en pâte, coulait d’heureux jours et surtout de bien tranquilles nuits. L’humeur acariâtre du propriétaire avait transformé la maison en une caserne, où les locataires étaient astreints à la discipline la plus inexorable. Pas de chiens, pas de chats, pas d’enfants ni de piano, défense de cracher dans la cour, injonction expresse d’être rentrés à dix heures du soir au plus tard, etc., etc. Nous renonçons à copier article par article la sorte de code draconien que représentait le bail imposé par Durieux à ses locataires.

Bien des gens avaient passé dans cette maison avant que le rigide propriétaire pût avoir enfin des esclaves soumis ; mais, peu à peu, l’immeuble avait fini par se peupler d’habitants courbés sous un joug qui, après tout, leur garantissait une tranquillité parfaite. À Paris comme ailleurs, en cherchant bien et avec de la patience, on peut arriver à réunir quelques individus qui n’aiment pas qu’on leur danse toute une nuit sur la tête, ni que, pendant le jour, un piano leur grince perpétuellement l’air de : Petite fleur des bois.

Donc, Gringoire était le plus heureux des portiers avant que la mort eût fauché son propriétaire. Hélas ! le bonheur durable n’est pas de ce monde. Aussitôt que l’autocrate avait été mis en terre, la discipline s’était peu à peu relâchée, au grand désespoir du concierge qui avait tenté vainement de contenir le flot révolutionnaire.

Malheureusement, il avait été débordé !

Plusieurs vacances étant venues à se produire dans les locations de l’immeuble, l’insurrection était entrée triomphante à la suite de nouveaux locataires auxquels Mme veuve Durieux avait signé un bail qui omettait de mentionner les clauses sévères que le défunt avait inventées.

Aussi arriva-t-il qu’un jour Gringoire, scandalisé, entendit la maison retentir de l’air « Ma farouche tigresse » modulé sur la petite flûte par un audacieux habitant.

Nous ne saurions exprimer l’indignation profonde que ces accords joyeux inspirèrent au portier.

Mme Durieux était sortie. En l’absence du pouvoir, Gringoire, qui se regardait comme son premier et unique ministre, crut devoir user de son autorité pour faire cesser ce scandale harmonique. En quelques bonds furieux, il arriva chez le locataire, qui vint lui ouvrir sans cesser de souffler dans sa petite flûte.

Malheureusement pour lui, Gringoire oublia qu’il n’était plus à cette époque bienheureuse du tyran Durieux et il eut le verbe un peu trop haut avec le musicien qui, quand il ne jouait pas de la flûte, passait son temps à être lieutenant de carabiniers. Le militaire écouta bien tranquillement la sommation insolente qui lui était faite, puis il posa son instrument sur une table et, sans mot dire, faisant pivoter Gringoire sur ses talons, il lui administra, au bas du dos, un de ces solides coups de pied qui vous ébranlent un homme jusqu’au fin fond du cerveau.

Après une secousse aussi épouvantable, le concierge aurait dû comprendre que son pouvoir chancelait sur sa base, que son autorité était largement entamée ; mais, beau de dignité, il reprit gravement le chemin de sa loge, se réservant d’apprendre à la propriétaire l’insulte qu’elle avait reçue en la personne de son représentant.

L’infortuné ne faisait que commencer à boire à la coupe de lie amère qui lui était réservée.

Une plus ample gorgée à avaler l’attendait à mi-route.

Au milieu du premier étage, il fut obligé de se plaquer contre la muraille pour laisser le passage libre à quatre commissionnaires qui, péniblement, montaient un lourd fardeau que l’œil effaré de Gringoire reconnut bien vite.

— Un piano ! s’écria-t-il avec horreur. Chez qui donc osez-vous porter un pareil engin ?

— Chez la propriétaire, répondit un des porteurs.

Autant avait été terrible le premier coup qui l’avait atteint au physique, autant fut violent celui qui le secoua moralement à cette réponse reçue.

Mme Durieux ! elle ! la propriétaire donnant l’exemple de la licence ! C’en était trop pour le malheureux qui, pâle de résignation douloureuse, regagna sa loge en murmurant :

— Où allons-nous ? Que peut dire l’âme de M. Durieux, lui qui avait mis la maison sur un si bon pied !

En femme qui devait être indulgente pour une faute qu’elle partageait, Célestine ne tarda pas à donner cet ordre au désolé Gringoire :

— J’entends qu’à toute heure de la nuit vous tiriez le cordon aux locataires.

— Mais la consigne de dix heures avait été fixée par feu M. Durieux, objecta le portier avec une dernière espérance.

— Mon mari faisait ce que bon lui semblait. Aujourd’hui, je vous enjoins de vous conformer à mes ordres, répondit la veuve d’un petit ton sec qui sentait d’une lieue son autorité.

Et le concierge infortuné qui, jadis, à dix heures sonnant se fourrait dans ses draps, dut veiller jusqu’à minuit avant de poser sa tête sur l’oreiller où il avait fait tant de si bons sommes d’une seule traite.

Car, une fois au lit, son sommeil, déjà raccourci de deux heures, n’avait même pas la certitude de se poursuivre ininterrompu. Il était à la merci de cette sonnette qui, tant d’années, était restée immobile à la tête de son lit. À son appel, il lui fallait tirer le cordon aux retardataires et bien souvent, il faut l’avouer, le dernier de ces retardataires n’était autre que Mme veuve Durieux revenant d’un bal.

Tel était le cas, dans la première scène de notre histoire, quand nous l’avons vue, à deux heures du matin, réveiller en sursaut le portier qui avait pesté après cette vie de polichinelle.

Le lendemain matin, comme Gringoire balayait sa cour en songeant, tout mélancolique, à l’heureux temps passé et au moyen de le faire renaître, il s’arrêta subitement en son occupation et, s’appuyant sur son balai :

— Tiens ! se dit-il, je crois qu’il m’arrive une idée bien ingénieuse.

Comme toutes les excellentes idées, celle du bonhomme était de la plus extrême simplicité.

En comparant sa situation présente avec la position tranquille et respectée dont il avait joui quand Mme Durieux se courbait, soumise, sous l’autorité despotique de son époux, Gringoire se disait qu’il fallait faire revivre le passé en replaçant la veuve sous le joug conjugal.

— Si je la remariais, pensait-il, elle n’aurait plus à courir la pretantaine.

Et, partant de cette idée, le portier se persuada que s’il poussait la propriétaire et ses trente mille livres de rente dans les bras d’un homme bien doux, bien tranquille, bien casanier, il était indubitable que celui dont il aurait ainsi fait le bonheur n’hésiterait pas, d’abord par reconnaissance, ensuite pour sa satisfaction personnelle, à ramener la maison à son heureux état de tranquillité première.

Alors lui, Gringoire, redevenu le premier ministre, le Richelieu de ce nouveau monarque qui lui devrait son trône, reprendrait cette verge de fer sous laquelle s’étaient si longtemps inclinés les fournisseurs, domestiques et la classe récalcitrante des locataires qui tous, maintenant, n’avaient plus ce saint respect qu’ils lui témoignaient autrefois.

Si l’ambition fait accomplir des prodiges à l’ambitieux qui veut arriver au pouvoir, elle doit, à plus forte raison, lui inspirer des efforts vingt fois encore plus prodigieux quand, dégommé de cette puissance qu’il avait saisie, il tente de s’en emparer à nouveau. Tel était le cas de Gringoire devant lequel se dressait formidable la tâche de remarier Célestine.

En remariant sa propriétaire à un époux qui, comme défunt Durieux, aurait un demi-siècle de plus que sa femme, Gringoire reconnaissait que, du premier coup, ce serait mettre dans le mille. Mais il était, en même temps, obligé de s’avouer qu’il est bien rare qu’une jeune femme de vingt ans qui a déjà tâté de la vie avec un septuagénaire en ait gardé un souvenir si doux qu’il lui tarde de recommencer l’expérience.

Pour lui dorer la pilule d’une seconde union, il fallait donc offrir un jeune mari à la veuve. Or, Gringoire s’avouait qu’un jeune époux, tel qu’il le souhaitait pour sa tranquillité et la restauration de sa puissance, était un oiseau excessivement rare à trouver.

À bout de réflexions, il s’était remis à balayer sa cour quand, à son vingtième coup de balai, il tressauta tout à coup en s’écriant :

— Parbleu ! j’ai mon homme !!!

Il paraît qu’en découvrant l’oiseau rare, l’esprit du penseur s’était soudainement éclairé de lueurs nouvelles qui lui firent voir la question sous un autre jour, car il murmura en souriant :

— Où donc avais-je la tête en cherchant un mari casanier pour madame ? Il lui faut, au contraire, un joyeux luron, qui mène la vie à grandes guides, qui fasse sauter les écus, qui aime à faire parade de sa fortune. Avec de telles dispositions, le nouveau mari trouvera que l’appartement de madame est un peu triste, trop exigu pour donner des soirées ; qu’il sent encore le cataplasme, etc., etc… Bref, il poussera son épouse à déménager et alors ils me confieront la gérance de leur maison où je serai seul maître.

Et, levant la tête vers les étages supérieurs, Gringoire ajouta d’un ton moqueur :

— Oui, seul maître ! Entends-tu ? toi qui joues de la flûte… Et ce jour-là je te flanquerai ton congé !

L’espoir de la vengeance avait doublé la satisfaction du concierge, qui reprit gaiement :

— Oui, il faut un gaillard qui s’amuse ferme… et comme celui qui s’amuse le plus fort est celui qui débute, j’ai mon homme… c’est-à-dire un garçon qui, ayant toujours couru après une pièce de vingt sous, fera gentiment valser la fortune de madame quand il l’aura dans les mains.

En impatient qui ne renvoie pas au lendemain les affaires sérieuses, Gringoire, sitôt sa cour balayée, prononça d’un ton résolu :

— En route pour le cinquième étage !

Dans son ascension, quand il passa devant le logis du lieutenant de carabiniers qui, à cette heure matinale, avait déjà entamé l’air de la farouche tigresse, le son de la petite flûte lui rappela son affront, et il grogna tout hargneux :

— Oui, va ; pousse ton vent dans un tuyau, toi ; un moment viendra où je te ferai déguerpir.

Tout en haut de la maison, il arriva devant une porte à laquelle il frappa.

Aussitôt une voix joyeuse répondit de l’intérieur :

— Si c’est la fortune qui frappe, qu’elle entre tout de suite. Si c’est la blanchisseuse, qu’elle attende un peu. Si c’est un homme, qu’il fasse comme il voudra… je passe mon pantalon.

Et Gringoire ayant ouvert la porte, la même voix s’écria aussitôt :

— Tiens ! c’est le général ! vous allez bien, général ? Vous me paraissez un peu pâlot ce matin.

— Hélas ! quel hercule saurait résister à cette privation de sommeil que j’endure ! gémit plaintivement le concierge. Toute la nuit il faut tirer le cordon à l’un et à l’autre ; il n’y a pas de sommeil possible avec une pareille existence nocturne.

— Le fait est que je ne voudrais pas être portier, je vous l’avoue.

— Et vous avez raison, monsieur Clovis. Restez toujours artiste, ne tentez pas de vous élever.

— Merci pour ce bon conseil, général, dit gravement le jeune homme en secouant la main du bonhomme.

Puis, d’une voix un peu hésitante, il ajouta :

— Est-ce que vous venez de la part de la propriétaire, Mme Durieux ?

— À quel propos ?

— Au sujet de mon terme en retard.

— Oh ! non. Vous savez bien que la chose ne me regarde plus depuis que madame, se laissant entortiller, a confié la perception de ses loyers à M. Gravoiseau.

— Ah ! oui, le locataire du troisième… un homme d’une cinquantaine d’années qui porte une perruque et la décoration du Portugal.

— Précisément. Voilà huit jours qu’il a les pleins pouvoirs de madame. Vous ne tarderez pas à le voir bientôt arriver pour vous réclamer le terme arriéré.

— Heu ! heu ! fit Clovis, si vous vous intéressez le moins du monde à M. Gravoiseau, conseillez-lui donc de ne pas épuiser inutilement ses forces à grimper jusqu’à ma mansarde avec sa quittance.

— Diable ! Est-ce que les fonds sont bas ?

— J’aurais à acheter aujourd’hui l’Obélisque qu’il me serait impossible de donner comptant plus de cinquante-deux sous.

— La gravure sur bois ne marche donc pas ?

— Si, très-fort, au contraire… seulement je me suis luxé le poignet, ce qui, depuis près de trois semaines, me met dans l’impossibilité de tenir un burin.

— Vous êtes tombé ?

— Oui… je suis tombé… mais à coups de poing et sur la tête d’un monsieur qui, un soir, dans la rue, pas bien loin d’ici, agaçait une dame qui ne demandait qu’à passer son chemin.

— Elle a dû bien vous remercier.

— Pas le moins du monde. Je n’ai seulement pas vu le bout de son nez. Elle a pris sa course pendant que j’étais occupé à ranger le monsieur le long d’une boutique pour qu’il ne fût pas écrasé par une voiture.

— Il paraît que vous n’y aviez pas été de main-morte avec lui ?

— Je n’y comprends rien. Je ne lui ai pourtant fait que vli et vlan. Il en a eu tout de suite assez. Il s’est aussitôt étalé sur le trottoir en homme sobre qui ne veut pas renouveler la consommation.

— Vous l’aviez trop bien servi du premier coup, dit le concierge en attachant un œil émerveillé sur les bras vigoureux du jeune homme qui, en train de se laver les mains, avait retroussé ses manches de chemise.

— C’est possible ; mais je n’en ai pas moins eu le poignet luxé, reprit Clovis.

Et, se mettant à rire, il s’écria :

— Ce n’est pas encore ça le moins gai.

— Quoi donc alors ?

— C’est que j’en suis encore à me demander si l’homme et la femme n’étaient pas deux complices qui s’étaient entendus pour me voler ma montre.

— Vraiment ?

— Comme je vous le dis. En rentrant chez moi, je me suis aperçu que mon gousset était veuf de sa montre.

— Était-ce une montre de prix ?

— Le Mont-de-Piété m’avançait deux cents francs dessus sans barguigner. Voilà le plus bel éloge que je puisse faire de sa valeur.

— Vous savez au moins combien vous l’aviez payée ?

— Nullement… attendu qu’elle m’avait été offerte en souvenir de quelque chose que j’ai fait dans le temps… et qu’il serait trop long de vous raconter. Bref, je crois que je puis lui adresser un éternel adieu, car, en me rappelant avec quelle précipitation la femme s’est sauvée, il est indubitable que c’est elle qui m’a effarouché l’objet.

— Peut-être aussi l’avez-vous perdue dans la lutte. Avez-vous été faire votre déclaration chez le commissaire de police ?

— Oui, et j’ai quelque chance de la retrouver si ma voleuse tente de la vendre ; car, sur la cuvette, est gravée une inscription à mon nom qui la fera reconnaître par tous les bijoutiers que la police a fait prévenir.

Ensuite, poussant un soupir comique, l’artiste secoua la tête en ajoutant :

— Je n’ai jamais autant aimé ma montre que maintenant, car, avec les deux cents francs que m’en aurait donnés le Mont-de-Piété, j’aurais pu payer le sire de Gravoiseau, ce fondé de pouvoir de la propriétaire.

Puis, brusquement :

— À propos, fit-il, quelle personne est-ce ?

— Qui çà ? M. Gravoiseau ?

— Non. La propriétaire.

— Vous ne l’avez donc jamais vue ?

— Jamais. Je suis descendu une fois pour réclamer au sujet de ma cheminée qui fumait, et la femme de chambre m’a répondu que sa maîtresse était dans son bain. À ma place auriez-vous insisté pour être reçu, général ? Non, n’est-ce pas ? Je me suis donc retiré et, nos rapports n’ayant pas été plus loin, je reste dans le vague sur le compte de Mme Durieux.

— Apprenez donc qu’elle est brune.

— Eh ! eh ! ma couleur de prédilection, fit Clovis.

— De grands yeux noirs, une petite bouche, une peau de satin.

— Cinq bons points pour tout cela.

— Grassouillette.

— Cinq nouveaux bons points.

— Vingt-quatre ans.

— Oh ! oh ! oh ! modula le graveur sur trois tons différents d’approbation.

— Et veuve.

— Tout à fait ?

— Aussi veuve que peut l’être une femme dont le mari repose depuis quinze bons mois au cimetière. Il semble que c’est suffisant pour être tout à fait veuve.

— Je demande s’il n’est personne… qui lui parle du défunt… qui l’aide à supporter sa douleur.

— Oh ! ça, non, je vous le jure, j’en mettrais votre main au feu. Par exemple, je ne dis point qu’elle ne cherche pas à se remarier. Je suis sûr que si elle trouvait un garçon d’une trentaine d’années…

— C’est mon numéro.

— Bien bâti, sans rhumatismes.

— Encore mon numéro.

— D’humeur joyeuse.

— Toujours mon numéro.

— Et qui lui plût ; je suis sûr, dis-je, qu’elle lui abandonnerait volontiers sa main, son cœur et ses trente mille livres de rente.

Gringoire avait appuyé sur les cinq derniers mots en croyant porter coup. Son espoir fut déçu, car Clovis éclata de rire en s’écriant :

— Ah ! voilà qui n’est plus mon numéro.

— Pourquoi ?

— Parce que mes cinquante-deux sous joints à ses trente mille livres de rente ne paraîtraient pas à Mme Durieux un accroissement de fortune assez considérable pour qu’elle m’acceptât par-dessus le marché.

Puis, sans laisser parler le concierge qui voulait interrompre, Clovis continua :

— Mais quittons la plaisanterie pour parler sérieusement. Une veuve qui cherche à se remarier, cela prouve une âme tendre. Il y a toujours de la ressource avec une âme tendre pour un locataire en retard d’un terme, quand cette âme est nichée dans le corps de sa propriétaire. De plus, comme on prétend qu’il vaut mieux avoir affaire au bon Dieu qu’à ses saints, j’ai grande envie, au lieu d’attendre la visite du Gravoiseau, d’aller tout droit à la propriétaire pour lui demander de m’accorder du temps. Qu’en pensez-vous, général ?

— Je suis de votre avis.

— Alors j’achève de m’habiller et je descends chez Mme Durieux.

— Bon. Vous viendrez ensuite me conter à la loge ce qui se sera passé, dit vivement Gringoire.

— Convenu, général.

Le départ de l’artiste suivit de près celui du concierge. Quand, après avoir sonné à la porte de la veuve, Clovis exprima à la bonne qui était venue lui ouvrir le désir de voir sa maîtresse, cette fille lui répondit :

— Madame ne peut vous recevoir, elle est dans le bain.

— Encore ! Ah ça, ce n’est pas une propriétaire, c’est une sirène, se dit en riant l’artiste, quand la porte se fut refermée.

II

— Flore.

— Madame ?

— Quelles sont les personnes qui ont sonné pendant que j’étais au bain ?

Cette question était adressée à sa femme de chambre par Mme Durieux qui, dans un fort coquet négligé du matin, était en train de déjeuner.

Disons en passant que ladite demoiselle Flore, la soubrette de la propriétaire, était une fille agaçante, des mieux délurées, très-coquettement attifée en son simple costume de camériste, ayant de jolis yeux qui ne trahissaient pas la pudibonderie, une bouche un peu grande, mais souriante, et un petit nez retroussé qui donnait à son minois de vingt-cinq ans ce « chiffonné » qu’on appelle vulgairement la beauté du diable.

Mlle Flore était-elle d’une vertu sévère ? Oui, certes ; si l’on s’en rapportait à son affirmation, car elle jurait ses grands dieux que son cœur n’avait pas encore parlé. Mais un observateur tant soit peu mal pensant aurait souri en remarquant que Mlle Flore devenait introuvable dans l’appartement toutes les fois qu’une certaine petite flûte, au quatrième étage de la maison, jouait l’air de : Viens dans ma nacelle.

La soubrette aimait-elle le son de la petite flûte au point de sortir sur le palier pour mieux écouter ? Se tenait-elle véritablement sur le carré et, attirée par ce charme qu’on prête à la musique, ne montait-elle pas un étage, puis deux et enfin trois étages… pour entendre le musicien de plus près ? Sur ce point nous nous garderons de rien affirmer, attendu que Mlle Flore, quand elle reparaissait, après chacune de ces disparitions, donnait sur son absence des explications très-variées, mais qui, jamais, ne trahissaient son admiration pour la petite flûte et, surtout, pour l’air de : Viens dans ma nacelle.

Comme, si grand qu’il puisse être, le fanatisme pour un instrument ne suffit pas pour emplir un cœur, nous dirons que, dans celui de la femme de chambre, son dévouement pour Mme Durieux occupait une large place. Elle l’aimait sincèrement et, pour nous servir d’une expression burlesque, elle se serait fait hacher pour sa maîtresse.

Ceci bien posé, nous reviendrons à l’entretien de Mme Célestine Durieux avec sa soubrette.

— On a sonné trois fois, n’est-ce pas ? reprit la propriétaire.

— Oui, madame. La première fois, c’était la repriseuse de dentelles qui rapportait votre châle. Elle a réparé l’accroc ; on ne le voit plus… et, pourtant, il était de taille ! C’était à croire que, ce soir-là, madame a voulu entraîner une maison au bout de sa dentelle.

— Bien. Après ?

— Puis est venu M. Gravoiseau qui voulait faire signer à madame un papier, une procuration, je crois. Quand je lui ai dit qu’on ne pouvait pas le recevoir, il a vilainement allongé son museau de fouine.

— Flore ! fit sévèrement Célestine en entendant la camériste traiter aussi cavalièrement la physionomie de M. Gravoiseau.

Mais la femme de chambre avait son franc parler avec sa maîtresse. Aussi, sans tenir compte de ce rappel à l’ordre, elle poursuivit :

— Madame en dira ce qu’elle voudra, mais je lui avouerai qu’il ne me revient pas du tout, son M. Gravoiseau. Des lèvres pincées, un nez crochu, des yeux qui, au lieu de vous fixer en face, regardent toujours comment vous avez les souliers faits, une voix doucereuse… non, ce n’est pas mon homme, voyez-vous, et j’ai idée qu’il y a une mauvaise bête sous sa perruque.

Au lieu de se fâcher à nouveau, Célestine se mit à rire.

— Eh bien, dit-elle, je t’en félicite, Flore, tu arranges bien les personnes qui me font la cour. Ignores-tu que M. Gravoiseau m’a demandé en mariage ?

— Dites plutôt qu’il a envie de votre fortune… il sent l’avare à plein nez.

— Mais il est déjà fort riche. M. Gravoiseau est un ancien commerçant qui a fait une énorme fortune. C’est même cela qui m’a décidée à lui confier le soin de mes intérêts.

— À votre place, moi, j’aimerais mieux m’occuper moi-même de mes affaires.

Mme Durieux connaissait sans doute par expérience l’entêtement de Flore, car, pour ne pas rester sur la question, elle coupa net en disant :

— Et qui a sonné la troisième fois ?

La figure de la jolie fille, à cette demande, devint subitement souriante.

— Oh ! fit-elle, celui-là me va mieux ! Il vous a une chevelure ébouriffée comme si elle sortait de chez la cardeuse et, avec ça, une dégaine de démanché qui va faire des cabrioles… oh ! non, il n’est pas joli… mais il a une figure bien franche, bien gaie, on voit tout de suite qu’on a devant soi une bonne nature.

— Oh ! oh ! quelle admiration ! fit gaiement Célestine.

— Dame, je dis ce que je pense.

— Oui, mais tu oublies de citer le nom de ton protégé.

— C’est vrai. Ah ! attendez donc, je l’ai sur le bout de la langue… c’est monsieur, monsieur…

Et comme elle ne pouvait pas trouver le nom, Flore finit par s’écrier :

— Enfin c’est le grand diable du cinquième étage.

Ce renseignement était insuffisant pour Célestine qui, ayant toujours laissé à un autre, qu’il fût Gringoire ou Gravoiseau, la gérance de sa maison, connaissait fort peu ses locataires. Le graveur, entré depuis quatre mois seulement dans l’immeuble, ne s’étant jamais rencontré avec sa propriétaire, lui était donc complétement inconnu.

— Et que voulait-il, ce monsieur que tu appelles le grand diable ? demanda-t-elle.

— Je n’en sais rien.

— Pourquoi ris-tu ?

— Je ris de sa figure quand il m’a entendue lui annoncer que vous étiez au bain. Il doit croire que vous passez votre vie dans l’eau. Voici deux fois, à un mois de distance, qu’il demande à vous voir et deux fois que je lui dis que vous êtes dans votre baignoire.

— Sans doute qu’il venait pour une demande ou une réclamation. Comme c’est pour m’éviter l’ennui d’avoir à répondre aux locataires que j’ai confié la gérance à M. Gravoiseau, c’est à lui que tu renverras ce réclamant s’il se représente.

Flore crut devoir plaider pour son protégé :

— Bah ! fit-elle, une fois n’est pas coutume. Recevez-le ; je suis certaine qu’il est drôle et qu’il vous amusera.

— Non. Ce que je ferais aujourd’hui pour ce monsieur, il faudrait le recommencer demain pour un autre locataire. Je suis trop heureuse de m’être débarrassée de cette corvée pour m’y exposer encore en me prêtant à une exception en faveur de ton grand diable. Ainsi donc, c’est bien convenu, tu le renverras à M. Gravoiseau.

— Bien. Je le dirai à l’artiste.

— Ah ! c’est un artiste ? fit Célestine avec une légère nuance d’intérêt dans l’accent.

— Oui, madame.

— Artiste… en quoi ?

— Il écorche des morceaux de bois avec un canif, répondit Flore qui était devenue subitement distraite.

Tout en répondant, elle avait prêté l’oreille au bruit d’une petite flûte dont les sons arrivaient rares et étouffés. Malheureusement pour la camériste, la salle à manger, dans laquelle elle conversait avec sa maîtresse, était située sur la rue. Le bruit des voitures et l’éloignement l’empêchaient donc de reconnaître l’air que l’instrument jouait, sur le derrière de la maison, du côté de la cour.

Ce fut cette distraction qui ne lui permit pas de s’apercevoir que la voix de Mme Durieux n’avait plus son calme habituel quand, après avoir appris à quel genre de travail se livrait l’artiste, elle prononça vivement :

— C’est un graveur !

— Oui, madame, un graveur, répéta machinalement Flore préoccupée par le soin de découvrir un air dans les clou-clou et les clo-clo de la petite flûte qui lui arrivaient trop espacés et très-affaiblis.

— Et tu ne te rappelles pas le nom de ce graveur ? demanda Célestine, dont l’accent accusait une anxiété contenue.

À ce moment, deux voitures qui se croisaient dans la rue firent un tapage qui eut le double résultat d’éteindre tout à fait le bruit de la flûte et d’empêcher l’émotion de la voix de la propriétaire d’être surprise par la femme de chambre.

La pauvre Flore piétinait sur place. Les jambes lui démangeaient de quitter la chambre pour aller sur le carré s’assurer de l’air que le musicien envoyait aux échos de l’escalier.

Ce fut probablement cette impatience qui lui rendit la mémoire, car, à la question de sa maîtresse, elle s’écria :

— Si, si… voilà le nom qui me revient à présent, ce monsieur s’appelle Clovis.

— Clovis ! répéta brusquement la jolie Mme Durieux, dont le teint rosé pâlit quelque peu.

Jamais, à ce qu’il semblait à Flore, il n’avait dû passer autant de voitures dans la rue du Helder. C’était un épouvantable vacarme qui assourdissait son oreille en quête d’un bruit plus harmonieux. Jamais aussi son fanatisme pour la petite flûte n’avait été autant profond, car, comme tous les fanatismes, il grandissait par les obstacles qui s’opposaient à son libre développement.

Pour être tirée de sa distraction, il fallut qu’elle se sentît vivement secouée par sa maîtresse qui lui criait d’un ton d’impatience :

— Mais, Flore, tu es donc sourde ?

— Non, madame, c’est le fracas de la rue qui… commença la camériste revenant à elle.

— Voici cinq minutes que je te dis de descendre chez le concierge, interrompit Célestine.

Mais elle aussi n’eut pas le temps de finir sa phrase, car, aux mots de descendre chez le concierge, la femme de chambre, qui ne demandait qu’à décamper, bondit vers la porte en criant :

— Je descends tout de suite.

Mme Durieux la rattrapa au vol.

— Est-ce que tu deviens folle ?

— Non… madame m’ordonne de descendre, alors je m’empresse d’obéir.

— Oui… mais quoi faire ?… Tu pars comme une fusée sans même savoir ce que je t’envoie dire à Gringoire.

— Tiens, c’est vrai… j’écoute.

— Tu diras au concierge que si ce M. Clovis demande encore à me parler…

La soubrette, qui brûlait du désir ardent d’être sur l’escalier, crut aller plus vite en achevant la pensée de la propriétaire.

— … Qu’on le renvoie à M. Gravoiseau. Oui, madame.

Et elle s’élança encore vers la porte.

Célestine se cramponna plus vivement à son bras en s’écriant :

— Non, non… écoute-moi donc bien, étourdie… qu’il réponde à ce locataire que je suis prête à le recevoir… M’as-tu comprise ?

— Oui, madame, dit la bonne qui, trop impatiente d’être dehors pour s’étonner d’abord de cet ordre, prit sa course dès que sa maîtresse eut lâché prise.

En une seconde, elle fut sur l’escalier qui, dans les hauteurs de sa cage, retentissait des accords mélodieux de la flûte qui jouait : Ma farouche tigresse.

Un soupir de regret sortit de la poitrine de Flore en reconnaissant cet air.

— Ce n’est pas : Viens dans ma nacelle, murmura-t-elle mélancoliquement.

Puis, le sourcil froncé et l’œil pensif, la jolie fille ajouta après un court moment de réflexion :

— Il me semble que, maintenant, M. de Rochegris joue bien souvent sa farouche tigresse.

Après avoir accepté pour bonne cette parole que Flore donnait à tout le monde qu’elle était un modèle de vertu, nous ne lui ferons pas l’injure de supposer que c’était la jalousie qui lui faisait remarquer combien, depuis quelques jours, le flûtiste s’époumonait à souffler son air de la farouche tigresse.

Mais notre impartialité d’écrivain nous force pourtant à dire que la soubrette, après cette réflexion, se pencha un peu sur la rampe et que le nez braqué vers le quatrième étage, elle sembla guetter si, à travers les barreaux de la spirale de l’escalier, ne passerait pas quelque indice révélateur.

Il faut croire que cet indice guetté devait être un bout de robe ou un coin de jupon, car une légère pointe d’étoffe blanche ayant fait une courte apparition entre deux barreaux, Mlle Flore se redressa brusquement, l’œil en feu, les lèvres blanches, et à travers ses dents serrées siffla ce mot :

— Gredin !!!

À ce moment la petite flûte cessa brusquement son air. Ce silence subit avait sans doute une éloquence que comprit la camériste, car elle ajouta :

— Il s’est arrêté pour venir lui ouvrir.

Bien que très-faible, le claquement d’une porte refermée avec précaution arriva aussitôt à l’oreille de l’écouteuse.

— Elle est entrée ! gronda-t-elle.

Cette certitude de la visite que recevait le musicien exerça un effet désastreux et prompt sur le charmant caractère de Flore. Elle tout à l’heure si gaie avec sa maîtresse fut prise d’un accès soudain de rage et ce fut avec beaucoup de peine que de sa gorge serrée sortirent ces mots :

— Quelle est-elle ?… Est-ce la grande carcasse de Félicie, la bonne de M. Rocamir ?… Oh ! le monstre d’homme ! Moi qui ai cru à son : Viens dans ma nacelle… Je me vengerai !

Comme la soubrette furibonde, en prononçant ces derniers mots, avait tendu vers le quatrième étage ses poings crispés, sa taille, ainsi restée sans défense, se sentit prise entre deux mains qui se nouèrent autour d’elle en même temps qu’une voix, qui avait la prétention d’être tendre, mais qui dénotait un fort rhume de cerveau, prononça ces mots :

— À qui donc en as-tu, fleur de beauté, bouton de jeunesse ?

— Ah ! c’est vous, monsieur Rocamir, fit la camériste en cherchant à dégager sa taille prisonnière.

— Oui, c’est moi, tigresse de vertu ! Moi, ton esclave malheureux ! moi qui n’attends qu’un mot de toi pour te faire une existence ruisselante de splendeurs inouïes. Dis-le, ce mot, et demain, ce soir même, j’entasse trois cents francs de meubles dans une belle chambre à un quatrième étage du faubourg Saint-Martin.

Celui qui parlait ainsi était un petit homme qui arrivait à peine à l’épaule de Flore. Son nez, presque aussi gros que sa tête, atteignait, comme longueur, les proportions d’une trompe d’éléphant en bas âge. Sur ce formidable morceau était à cheval une énorme paire de lunettes vertes dont chaque verre avait la dimension d’une soucoupe.

Le possesseur de ce nez phénoménal pouvait avoir une quarantaine d’années. Il habitait l’appartement du second, où il était venu s’installer en quittant un commerce de drogueries qui lui avait donné une fort respectable fortune.

On ne peut pas dire que M. Rocamir était fat de son nez, car il semblait en ignorer la longueur exceptionnelle à en juger par la rage qu’il avait de vouloir toujours parler à l’oreille des gens. Cette manie le rendait d’une fréquentation désagréable. Pour arriver à l’oreille du monde, il vous poussait sa trompe sur le visage et, comme elle ne rentrait pas en elle-même ainsi qu’une lorgnette, il vous ébranlait la tête par ses vains efforts pour approcher ses lèvres de votre conduit auditif.

D’un bout de l’année à l’autre, M. Rocamir était enrhumé du cerveau, car le plus petit vent s’engouffrait dans ses vastes narines, béantes comme deux soupières.

Et, pourtant, avec un si petit corps et un si gros nez, M. Rocamir avait les passions ardentes d’un géant et d’un camus. À travers ses lunettes vertes, l’appétissante Flore lui avait donné dans l’œil, et, toutes les fois qu’il rencontrait la belle fille, il tentait l’assaut de sa vertu en cherchant à l’éblouir par l’offre de ce magnifique mobilier… de trois cents francs.

Il faut reconnaître que le droguiste retiré avait mal choisi son moment pour renouveler ses propositions. À l’heure où Flore se croyait trahie par un aussi bel homme que l’était M. de Rochegris, ce lieutenant de carabiniers qui jouait de la flûte, il était certain que la chétive et grotesque personne de M. Rocamir ne pouvait lui paraître une compensation suffisante.

Ce fut donc d’un ton sec que la soubrette, faisant retomber sa mauvaise humeur sur le soupirant comique, répondit à sa déclaration :

— Ah ! vous savez ? Monsieur Rocamir, vous m’ennuyez avec votre faubourg Saint-Martin… J’ai refusé beaucoup mieux pour rester sage… Ainsi, laissez-moi tranquille.

Cette résistance aviva la passion du droguiste et fit sortir sa générosité des bornes de la modération. La pensée lui vint de faire la folie d’ajouter une pendule au mobilier promis.

— Écoute ce que je te donnerai en plus, dit-il.

Et, suivant sa manie, il s’avança, la trompe en avant, pour lui murmurer sa confidence à l’oreille.

— Retirez donc ça ! fit la jeune fille en donnant une forte poussée au bloc qui lui arrivait dans la figure.

— Tu ne veux pas m’écouter ?

— Si, mais à distance… Pour m’exprimer votre flamme, il n’est pas nécessaire de m’éborgner avec votre infirmité.

M. Rocamir promena sur toute sa personne un regard surpris, puis d’une voix étonnée :

— Où me vois-tu une infirmité ? demanda-t-il.

— Là… au milieu du visage… votre nez.

— Qu’a-t-il donc de singulier ?… oui, je le sais, je l’ai un peu fort… comme Louis XIV. Feuillette l’histoire, tu retrouveras son pareil sur la figure de tous les Bourbons.

Car nous avons oublié de dire que l’ex-droguiste avait la conviction intime qu’il possédait le profil bourbonnien.

— Oui, reprit-il j’ai tellement le nez des Bourbons que dans la rue chacun se retourne pour me regarder.

— Je n’ai pas de conseil à vous donner, mais, moi, si j’avais un nez comme le vôtre, je ne sortirais pas sans l’avoir enveloppé dans un journal. J’aurais l’air de porter un paquet entre mes dents, mais, à coup sûr, j’attirerais moins l’attention.

Et sur cette plaisanterie, Flore chercha à écarter son amoureux en disant :

— Laissez-moi passer monsieur Rocamir. J’ai une commission très-pressée à faire pour madame.

— Ainsi tu me repousses ? gémit plaintivement le droguiste.

— Carrément.

— Mais tu sais que je t’aime à la folie.

— Alors, si ça vous tient si fort, adoptez-moi. Justement vous n’avez pas d’enfant… ça vous complétera une famille.

— Tu feins de ne pas comprendre le genre de mon amour, impitoyable bergère !

Il est à supposer que si, au lieu de M. Rocamir, la camériste avait eu affaire à un beau garçon de vingt-cinq ans, elle aurait pris plaisir à se laisser conter fleurette ; mais, avec ce poursuivant burlesque, la vertu lui était trop facile pour qu’elle se privât d’en faire ostentation. Elle prit donc sa physionomie la plus sérieuse et d’une voix sévère :

— Non, monsieur Rocamir, je ne veux pas vous comprendre, dit-elle. Je trouve honteux de la part d’un homme marié de chercher à détourner une honnête fille… c’est de la débauche, de la vraie débauche… surtout quand, comme vous, on a le bonheur de posséder une jolie femme.

— Ah ! si tu connaissais ma femme ! fit le droguiste en secouant la tête.

— Vous allez peut-être soutenir que Mme Rocamir n’est pas belle ?

— Non. Elle est belle, très-belle, je l’avoue ; mais…

— Mais quoi ? Est-ce qu’elle ne vous aime pas ?

— Au contraire, elle m’adore. Elle passe ses journées à me dire qu’elle ne trouve personne plus beau que moi au monde, et elle se fâche tout rouge quand ma modestie a l’air de douter…

— Vous voyez bien que vous êtes inexcusable de vouloir tromper une épouse qui vous chérit à un tel point.

— Oui, mais… répéta le mari adoré.

— Quoi donc, enfin ?

— Mais ma femme est née un 31 décembre et il faut croire que ce jour-là, par mégarde, on avait laissé une fenêtre ouverte… elle aura été gelée en naissant.

— Ah ! ah !

— Oui, tandis que, moi, je suis du Midi… de ce Midi où le sang de l’homme est une lave brûlante… où son cœur est un volcan et sa tête une fournaise. De sorte que quand je répète à ma femme que je suis du Midi, elle, qui a été gelée en naissant, ne peut me comprendre. Bref, je vivrais avec une statue que mon ménage serait peut-être un peu plus animé.

— Vraiment !

— Comme je te le dis. Tu ne saurais t’imaginer les désespoirs navrants de Mme Rocamir. C’est un combat perpétuel entre son cœur qui m’adore et sa tête calme. Alors elle se jette à mon cou en s’écriant : Ô toi le plus beau des hommes, que ne puis-je te comprendre !… Mais c’est plus fort qu’elle, elle ne me comprend pas du tout. Tous les ans, elle va aux eaux pour cette infirmité de naissance.

— Elle y va… avec vous ?

— Non, parce que nous voulons essayer si l’angoisse de la séparation ne peut pas aider au traitement.

— Je vous plains ! fit Flore qui retenait son envie de rire.

— Tu me plains, mais tu ne m’aimes pas, dit mélancoliquement l’ex-droguiste revenant à ses moutons.

Les confidences cocasses de M. Rocamir avaient distrait la soubrette de sa jalousie. L’infortune conjugale de l’homme du Midi vint lui rappeler que, elle aussi, avait à se plaindre de son amour méconnu, et elle songea à cette Félicie, la bonne du ménage Rocamir, qu’elle accusait d’avoir fait oublier au flûteur l’air de Viens dans ma nacelle. Aussi saisit-elle avec empressement l’occasion de se venger de sa rivale en apprenant ses frasques à son maître.

— Non, je ne vous aime pas, dit-elle, mais puisque vous êtes si malheureux, pourquoi ne contez-vous pas vos peines à Félicie ?

L’ex-droguiste tressauta indigné.

— Y penses-tu ? s’écria-t-il. Oses-tu bien, buisson de charmes, te faire l’injure de mettre sur la même ligne que toi cette créature sèche et maigre comme une latte !

— Tant mieux ! le bois sec s’enflamme facilement… Félicie n’est pas née avec la fenêtre ouverte, elle… et la preuve, c’est que…

Mais à rester trop longtemps sur le carré, l’humidité de l’escalier avait fini par s’amasser dans les vastes narines de M. Rocamir. Avant que Flore pût lui achever la dénonciation, il étendit les bras en avant, rejeta sa tête en arrière, dressa sa trompe en l’air et fit entendre un éternuement formidable.

En deux sauts, Flore s’était mise hors de portée, dix marches plus bas.

— Reviens ! ange de beauté ! gémit l’enrhumé en la voyant s’éloigner.

Il n’en put dire plus long, car le fracas de son éternuement avait été entendu. Presque aussitôt une porte s’ouvrit vivement au second étage et une voix s’écria :

— Ah ! voici monsieur qui rentre !

Flore n’eut pas besoin de voir la personne qui avait parlé. À la voix seule elle venait de reconnaître Félicie, cette Félicie qu’elle accusait injustement d’être, en ce moment, enfermée au quatrième étage.

Cette découverte en amena immédiatement une autre dans l’esprit de Flore qui, malgré sa jalousie, ne put revenir un immense éclat de rire.

Et, tout en continuant sa descente pour gagner la loge de Gringoire, elle bégaya gaiement :

— Tiens ! tiens ! il paraît que c’est la belle Mme Rocamir elle-même, cette prétendue gelée, qui aime l’air de : Ma farouche tigresse.

III

Comme il nous faut, avant d’engager l’action, présenter tous les personnages qui doivent y participer, nous allons parcourir de bas en haut la maison de la charmante veuve.

De chaque côté de la porte cochère se trouvait une vaste boutique.

Celle de droite était occupée par une maîtresse modiste. Aidée par trois ouvrières, elle fabriquait ces petits machins, larges tout au plus comme des cautères, que les femmes se posent en haut de la tête et qui, sur la facture à payer, s’intitulent : chapeaux.

Des lettres en cuivre, appliquées sur la vitre de la porte de la boutique, apprenaient aux passants que cette modiste s’appelait Mme Abricotine. Nous accepterons ladite dame pour mariée puisqu’elle prend cette qualité sur son enseigne, mais nous ferons remarquer que, dans le quartier, personne n’avait vu ni connu M. Abricotine. Quand on interrogeait la maîtresse modiste sur cet époux invisible, son sein se soulevait oppressé, ses yeux se baissaient ; et d’une voix dolente elle répondait :

— Ne réveillez pas mon cœur !

Cette réponse ne signifiait rien, mais les voisins en avaient conclu que M. Abricotine devait être un de ces êtres pervers qui, au lieu de se contenter d’une seule rose, veulent dépouiller tout le rosier et qu’il avait abandonné son épouse pour aller courir les douces aventures.

— Il paraît que M. Abricotine était un mari qui n’avait pas pour quatre sous de conduite, se disaient les commères qui, par leurs questions indiscrètes, avaient voulu « réveiller le cœur » de la modiste.

Eh bien, là, franchement, l’époux fugitif avait eu grand tort d’aller courir la pretantaine, car Mme Abricotine, malgré ses trente-cinq ans, était encore une proie fort agréable que devaient convoiter les amateurs qui préfèrent la plantureuse cuisine aux petits plats fins.

De l’œil, du cheveu, de la dent, de magnifiques épaules, de beaux bras, une superbe peau sous laquelle coulait un sang chaud qui rendait plus méritoire la fidélité qu’elle gardait à son époux disparu, voilà, en abrégé, les charmes de l’abandonnée qui, sauf un peu trop d’embonpoint, valait parfaitement qu’on fît : oh ! oh ! quand on l’examinait, à travers les vitres de son magasin, trônant, majestueuse, au milieu de ses ouvrières.

Du magasin dépendait une partie de l’entre-sol où Mme Abricotine avait son logement, sorte de temple sacré où n’entrait personne, pas même les ouvrières. On supposait que ce logement devait être tout orné de souvenirs qui rappelaient l’ingrat époux à la délaissée, et qu’elle ne voulait pas qu’un regard profane pût se poser sur ces reliques du passé.

Le fait était que le magasin une fois fermé, la modiste se retirait en son sanctuaire et y demeurait « seule avec sa douleur. » Inutile d’ajouter que ce logement, auquel on montait par l’arrière-boutique, avait aussi une entrée sur l’escalier de la maison.

Sévère comme elle l’était pour elle-même, Abricotine exigeait des autres une conduite irréprochable. Aussi n’aurait-elle pas pris des ouvrières externes. Elle tenait à surveiller ses employées et les voulait avoir pensionnaires.

Logées et nourries, tel était le sort des trois ouvrières, fraîches créatures d’une vingtaine d’années, qui, tous les soirs, montaient se coucher dans les mansardes du cinquième étage. C’était ce que la maîtresse, dormant à l’entre-sol, appelait les avoir sous son œil.

Au premier abord on pourrait voir un contre-sens dans cette conduite de la maîtresse modiste ; mais nous nous hâterons de dire qu’avec ces demoiselles montait aussi la bonne d’Abricotine, vieille servante de cinquante ans, espèce de duègne qui avait mission, d’une mansarde voisine qu’elle habitait, de veiller à ce que le sommeil des jeunes filles fût de la plus parfaite innocence.

Ce qui faisait, on le voit, que, l’heure du repos venue, Abricotine restait bravement, « seule avec sa douleur, » dans son logement du rez-de-chaussée. Il lui serait arrivé un accident que son personnel n’aurait pu lui venir en aide.

C’était bien imprudent ! avouons-le.

Jadis, au lieu de trois, les ouvrières avaient été quatre, mais l’une d’elles avait quitté le magasin de modes pour passer dans l’autre boutique de la maison.

En tout bien, tout honneur, croyez-le.

Car elle avait légitimement couronné les feux du locataire de cette seconde boutique dont l’enseigne portait ces mots : PAUL, dit ERNEST, COIFFEUR.

Depuis que Zuléma était devenue Mme Paul, dit Ernest, elle avait gardé d’excellentes relations avec son ex-patronne. Les deux boutiques voisinaient agréablement et, le dimanche, elles fusionnaient volontiers pour aller, à frais communs, faire une partie de campagne.

Paul, dit Ernest, était un grand homme tellement maigre qu’il n’avait pas de profil. Toutes les photographies qu’il avait fait tirer de son individu n’avaient pu arriver qu’à reproduire une queue de billard. Joignez à cela qu’il avait l’extrême bout du nez si rouge, oh ! mais si rouge qu’un jour, en omnibus, le conducteur lui avait crié : Eh ! là-bas, vous, au fond, éteignez donc votre cigare !

Empressons-nous d’ajouter à sa louange que c’était une noble ambition qui avait desséché le coiffeur. Il avait longtemps rêvé de s’illustrer par la découverte d’une pommade qui, tout à la fois, arrêtât la chute des cheveux et empêchât la carie des dents. Nous devons avouer qu’il n’avait pas encore réussi en ses recherches. Elles n’avaient abouti qu’à le rendre complétement chauve, car, en homme courageux, il avait expérimenté sur lui-même les produits successifs de ses efforts laborieux et stériles.

Et non-seulement lui était chauve, mais son père, ses trois frères, une sœur, deux oncles et quatre cousins l’étaient aussi. Il avait obtenu de leur affection qu’ils prêtassent leur tête à ses essais, et il en était résulté qu’à eux douze ils n’avaient pu réunir assez de cheveux pour en faire une bague qu’ils avaient voulu offrir à Zuléma, quand elle devint Mme Paul, dit Ernest.

Le sort des chasseurs de découvertes est généralement d’arriver à mourir de faim. Le coiffeur était donc bien bas en finances quand il avait épousé Zuléma.

Avec la jeune modiste, la fortune était entrée chez l’artiste capillaire.

Non pas que nous voulions dire qu’elle possédait des mille et des cents, oh ! non, car elle était fille d’un pauvre vigneron qui, du côté d’Argenteuil, cultivait une vigne dont le vin était si épouvantable qu’il fallait pour l’avaler se mettre à trois : un qui buvait pendant que les deux autres le tenaient fortement par les bras et les jambes.