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Nous sommes en 1838, à Paris. Le «Vieillard» sort du bagne, déjà serré au plus près par deux agents de la Sûreté. Il rejoint une bande de voleurs qui élaborent un coup qu'ils pensent facile et enrichissant. Nos deux agents se joignent à eux, se faisant passer pour des malfrats. Mais la vie réserve parfois de surprises, et ils en auront tous leur comptant...
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Seitenzahl: 273
Veröffentlichungsjahr: 2019
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Table des matières
I .................................................................................................4
II ...............................................................................................11
III ............................................................................................ 17
IV .............................................................................................24
V .............................................................................................. 31
VI .............................................................................................42
VII ........................................................................................... 51
VIII .......................................................................................... 57
IX.............................................................................................70
X ..............................................................................................87
XI.............................................................................................95
XII ......................................................................................... 105
XIII ......................................................................................... 111
XIV ........................................................................................120
XV.......................................................................................... 127
XVI ........................................................................................ 137
XVII ....................................................................................... 158
XVIII ..................................................................................... 166
XIX ........................................................................................ 172
XX..........................................................................................180
XXI ........................................................................................ 185
XXII.......................................................................................201
XXIII .....................................................................................205
XXIV......................................................................................210
XXV ....................................................................................... 217
XXVI......................................................................................237
XXVII ....................................................................................245
XXVIII...................................................................................252
ÉPILOGUE............................................................................259
– 3 –
Le 1erjuin de l’an 1838, un jeune homme d’une trentaine
d’années, solide gaillard bien découplé, à la mine intelligente et
résolue, était assis sur le parapet du quai de l’Horloge.
Au tablier de serge, tout maculé de gouttes de colle forte
qu’il portait devant lui, on pouvait deviner un ouvrier travaillant
chez un des nombreux fabricants gainiers qui, à l’époque en
question, habitaient sur ce quai.
Il était onze heures du matin, ce moment à peu près géné-
ralement consacré, dans tous les corps d’état, au déjeuner des
ouvriers. Le nôtre avait tenu à faire ce repas en plein air, et, car-
rément assis, jambes pendantes, le couteau en main, il rognait
petit à petit un énorme croûton couronné d’une forte tranche de
lard maintenue sous le pouce.
On dit que, pour bien faire, il ne faut jamais s’occuper de
deux choses à la fois. Le mangeur paraissait imbu de ce prin-
cipe, car il semblait uniquement absorbé par la tâche de faire
disparaître au plus vite pain et lard. Pourtant un observateur
qui l’aurait surveillé se serait étonné de certain regard en des-
sous, prompt comme l’éclair, qu’il lançait vers un individu sta-
tionnant à cent mètres plus loin sur le quai.
À la vérité, tout passant aurait pu, comme notre ouvrier,
être fort intrigué par l’attitude de ce nouveau personnage. –
Coiffé d’une mauvaise casquette et vêtu d’un bourgeron et d’une
cotte blanchis de plâtre, ce maçon, car son costume indiquait cet
état, se tenait immobile à l’angle du Pont-au-Change et ne quit-
tait pas des yeux la voûte écrasée qui sert d’entrée à la Concier-
– 4 –
gerie. Il était bien évident qu’il guettait au passage quelqu’un
qui devait sortir d’un instant à l’autre.
Tout à coup, un homme s’élança de dessous cette voûte.
Semblable à l’oiseau de nuit qui se trouve tout à coup expo-
sé au grand jour, il parut ébloui par le brillant soleil qui éclairait
le quai. Un instant sa poitrine sembla se gonfler pour absorber
un air pur dont elle avait dû être longtemps privée. À coup sûr,
c’était un prisonnier qu’on venait de faire libre.
Après cette première et involontaire émotion de la liberté
reconquise, le nouveau venu promena autour de lui un regard
qui s’arrêta subitement sur le maçon. Mais celui-ci, avant d’être
aperçu, avait quitté son poste d’observation, et la casquette à la
main, comme si la chaleur le fatiguait, il suivait le trottoir à pas
lents, sans avoir le moins du monde l’air de connaître celui qu’il
avait si longtemps guetté et devant lequel il passa sans le regar-
der.
Sans tourner la tête, l’ouvrier gainier, qui déjeunait plus
bas, avait, du coin de l’œil, vu du même coup l’homme sortir de
la Conciergerie et le maçon se mettre en marche, sa casquette à
la main.
C’était sans doute un signal attendu, car il sourit et mur-
mura :
– Voilà le goujon.
Puis il se remit à manger à belles dents.
Au même instant, après avoir traversé la chaussée, le pri-
sonnier avait rejoint le maçon, et, lui marchant presque sur les
talons, lui soufflait à voix basse :
– On nereconobredonc pas lesfanandels ?
– 5 –
À ces mots, le maçon se retourna tout surpris et regarda
l’autre qui, après quelques secondes accordées à cet examen,
répéta sa phrase :
– On ne reconnaît donc pas les amis ?
– Ma foi ! non.
– Le Vieillard.
– Pas possible ! c’est toi, vieux ? T’as donc été malade, pour
avoir la figure tant chavirée que je ne te remettais pas ?
– Malade, non ; mais je sors d’un endroit où je crevais de
rage, de faim et de soif.
– D’où ça.
– Du Dépôt. Je venais d’être débouclé à l’instant même où
tu passais le quai.
– Faut arroser la rencontre.
Le Vieillard secoua tristement la tête :
– Pas un sou ! dit-il.
– C’est moi qui régale, parbleu !
Tout en causant, ils avaient marché et se trouvaient arrivés
près de l’ouvrier gainier que le maçon reconnut :
– Tiens ! c’est donc le jour aux rencontres ? voilà l’Écureuil,
s’écria-t-il tout surpris.
– Bonjour, Lévy.
– Que fais-tu là, l’Écureuil ?
– Tu le vois, je déjeune et je prends l’air on attendant
l’heure de retourner à l’atelier.
– 6 –
– De quoi ? L’atelier ! T’es donc retourné à ton état, fai-
néant !
Le gainier parut inquiet de cette phrase, lâchée devant un
tiers. Lévy comprit à l’instant.
– Oh ! ne t’effarouche pas, l’Écureuil. On peut causer de-
vant le Vieillard ; il est des bons et notre maître à tous les deux.
Celui qui portait le sobriquet peu justifié de Vieillard, car
c’était un homme de quarante ans tout au plus, n’avait pas l’air
plus rassuré que l’Écureuil. Lévy reconnut qu’il devait faire une
présentation en règle :
– Je te présente l’Écureuil, un de nos joliscambrioleurs1.
Toi, l’Écureuil, salue Vieillard, unfagot affranchi2qui nous en
remontrerait, mon petit.
Cette énonciation de leurs titres respectifs sembla calmer la
crainte des deux compagnons. Lévy pensa qu’il lui fallait cimen-
ter cette présentation d’une façon plus positive :
– Une idée, l’Écureuil, dit-il.
– Parle.
– Ton lard et ton pain doivent t’avoir desséché le gosier,
mon garçon. Que dirais-tu d’un certain aimable picton que je
connais à déguster, dans la rue de la Bûcherie ?
L’Écureuil fit claquer la langue sur son palais avec un petit
air de satisfaction, mais il hésita :
– Et le travail qui m’attend ? dit-il.
1Voleurs de chambres.
2Forçat libéré.
– 7 –
– Nous trouverons peut-être une idée plus lucrative que
ton fichu métier.
– Allons, je me décide.
Et bras dessus bras dessous, les trois hommes prirent le
chemin de la rue de la Bûcherie.
Dans lesMystères de Paris,tous les bouges infects, où
s’entassait, à cette époque, la population des voleurs et repris de
justice, ont été si bien détaillés par Eugène Sue, que nous
croyons inutile d’esquisser la physionomie de l’ignoble cabaret
où vinrent s’attabler les trois buveurs.
Nous exempterons aussi nos lecteurs, autant que possible,
de ces termes d’argot dont tous les héros de notre sinistre his-
toire doivent continuellement faire usage.
Les quatre premiers litres disparurent en un instant, car
Vieillard, en homme longtemps privé de vin, lampait à plein
verre.
– Tu vas bien, toi ! s’écria Lévy en l’entendant demander
une bouteille d’eau-de-vie.
– Sois tranquille, petit. J’espère avant peu te rendre ta poli-
tesse. Le jour viendra où je compte aussi régaler les amis.
Et, comme l’ivresse lui montait déjà au cerveau, il brisa son
verre sur la table, en s’écriant avec rage :
– Car la déveine ne peut pas toujours durer, mille ton-
nerres ! Pas un sou en poche ! moi ! Tenez, dans ce moment, je
tuerais un homme pour cinq francs.
Une telle expression de férocité accentua la phrase, que ses
deux compagnons, si corrompus qu’ils fussent, se sentirent ef-
frayés.
– 8 –
– Avant peu, la débine cessera, je le jure ! continua Vieil-
lard.
– Tu as donc un coup sur la planche ? demanda l’Écureuil.
Conte-moi ça, vieux, je lâche la gainerie.
– Part à trois, fit Lévy.
– Vous êtes trop jeunes pour moi, mes enfants. J’ai assez
de la pacotille. Je veux travailler en grand et il me faut un
homme.
– Nous ne sommes donc pas des hommes, nous ?
– Oui, mais un homme comme il me le faut, je n’en connais
qu’un… un seul !
– Qui donc ?
– Ah ! vous êtes trop curieux, les agneaux ! s’écria le buveur
avec un reste de prudence.
Et saisissant la bouteille d’eau-de-vie, il but à même le gou-
lot.
L’Écureuil et Lévy se regardèrent désappointés. Au mo-
ment où Vieillard reposait la bouteille sur la table, l’Écureuil se
leva.
– Onze heures ! dit-il, je retourne à l’ouvrage. Le jour où la
confiance te sera venue, tu me feras signe, Vieillard. Je te prou-
verai que je suis un homme. Adieu, les amis.
Il se dirigea vers la porte.
– Tu oublies ta casquette, cria Lévy prenant la coiffure et
allant à la rencontre de l’Écureuil qui se retournait.
Ils se rejoignirent à quelques pas de la table où le forçat
continuait à boire.
– 9 –
Il ne pouvait les entendre.
Ce vif dialogue s’échangea à voix basse :
– C’est bien lui, n’est-ce pas ? demande l’Écureuil.
– Oui, Lesage,ditVieillard.
– Tire-lui le nom de l’autre.
– Bon.
– Etfile-leà la sortie.
– Convenu.
Ce fut si rapidement dit que le troisième compagnon ne put
avoir le plus mince soupçon.
Lévy revint s’asseoir.
L’Écureuil marcha vers la porte.
Au moment où il allait l’atteindre, un nouvel arrivant
l’ouvrit.
À la vue de la personne qui entrait, l’Écureuil recula éton-
né.
– 10 –
À la date de notre histoire, la police de Paris sortait d’une
époque de transition.
Longtemps la brigade de sûreté, commandée par le trop cé-
lèbre galérien Vidocq, s’était recrutée parmi les repris de justice
auxquels on confiait ainsi la mission de poursuivre ces mêmes
crimes pour lesquels ils avaient eux-mêmes été punis.
Il en résulta de monstrueux abus.
Le 1erjanvier 1833, la brigade de la police de sûreté, qui
avait été dissoute, fut reconstituée et n’admit plus que des
agents qui n’avaient subi aucune condamnation.
Les anciens acolytes de Vidocq furent conservés à titre
d’indicateurs,avec une paye de cinquante francs par mois et
une prime par arrestation.
Ainsi rétablie avec des hommes nouveaux, la brigade de sû-
reté dut étudier un terrain neuf pour elle, et, tant que dura cet
apprentissage forcé, la foule des malfaiteurs, à peu près impu-
nie, alla se multipliant.
Mais, en 1838, connaissant mieux sa tâche, la police se mit
tout à coup à déployer une activité qui peupla vite les bagnes.
Pourtant, malgré son incessante surveillance, de nombreux vols,
dont les auteurs échappaient à toutes les poursuites, lui prouvè-
rent l’organisation d’une bande commandée par d’audacieux
chefs.
– 11 –
La police mit vainement en campagne ses plus habiles
agents, aidés des plus adroitsindicateurs ;la bande maudite sut
éviter tous les pièges et continua ses exploits.
Les plus fins limiers y perdaient leurs ruses.
Un seul, plus opiniâtre ou plus adroit, jura d’avoir raison
de ces insaisissables voleurs.
Parmi lesindicateurs, il fit choix d’un forçat libéré, ex-
braconnier, qu’un coup de fusil tiré sur un gendarme avait en-
voyé cinq ans à Toulon.
Le garçon était intelligent, infatigable, et avait surtout une
incroyable mémoire des visages et des noms. Cette chasse à
l’homme réveilla les instincts de l’ancien braconnier, et il s’y
donna de tout cœur.
Alors ils se mirent en campagne.
Pendant trois mois, ce fut peine perdue.
Ils n’avaient pas plus tôt quitté un quartier qu’on le dévali-
sait derrière eux.
Chez certains agents de police qui aiment le métier,
l’intuition et l’esprit d’observation sont quelquefois remar-
quables. Le plus faible indice, qui échappe aux autres, les met
sur la voie.
L’agent était de ceux-là.
Une bien petite lueur vint lui éclairer la piste.
À la suite d’une battue, la police avait fait rafle de tous les
habitués d’un immense bouge de la Cité.
Tout à coup les vols cessèrent.
Il en conclut que, sans s’en douter, la justice avait sous la
main quelques-uns des plus hardis coquins qu’il poursuivait.
– 12 –
Quels étaient-ils ?
Il aurait dû sans doute transmettre cette remarque à
l’autorité, mais l’agent était ambitieux. Il voulait prendre les
voleurs la main dans le sac, non pas un à un, mais en faisant
razzia de toute la bande. – Donc, il ne souffla mot et sut se pro-
curer la liste de tous les gens arrêtés. Il éplucha les noms ins-
crits consultant son auxiliaire sur ceux qu’il avait pu connaître
dans les prisons et au bagne.
Ce dernier s’arrêta à un nom :
– Un rude coquin, dit-il.
– Où l’as-tu connu ?
– À Toulon, où il faisait trembler la chiourme elle-même
qui n’osait l’approcher. C’était la terreur de toute la chambrée.
En effet, le nom était ainsi annoté : Simon-Louis Lesage,
dit leVieillard, ditJean-Victor,trente-huit ans, ouvrier fileur
en coton. Condamné pour vol en 1830 à cinq ans de bagne. IL A
FOURNI CAUTION.
(Nous devons expliquer à nos lecteurs cette dernière
phrase : En 1838, les repris de justice profitaient de la loi qui les
autorisait à se racheter de la surveillance et de la résidence fixée
en fournissant un cautionnement. – En échange de leur argent,
on leur donnait une carte de séjour. De là l’immense quantité de
malfaiteurs dangereux auxquels cette facilité du rachat permet-
tait de rester à Paris).
Revenons à nos policiers.
– Reconnaîtrais-tu bien Lesage à première vue ? demanda
l’agent à son aide.
– Je l’aurais même oublié qu’il serait encore facile à recon-
naître. À Toulon, la chiourme, qui ne trouvait plus à l’accoupler,
finit par l’enchaîner à un Arabe d’une force colossale qui ne sa-
– 13 –
vait pas un mot de français. C’était comme si on l’avait attaché à
une bête féroce. Lesage voulut lui rendre la vie dure comme aux
autres. Dans un mouvement de colère, l’Arabe le prit au cou et
lui mangea l’oreille. Dès lors, Lesage se tint tranquille. – Au-
jourd’hui, l’oreille qui lui manque fournit un joli moyen de le
retrouver dans un tas.
– Il faut nous attacher à lui.
– D’autant mieux que si celui-là ne nous mène pas à ce que
nous cherchons, il nous conduira quand même à des choses
bien curieuses à voir.
Le fait de batterie, pour lequel on avait fait les arrestations
dans le tapis franc, n’était pas assez grave pour motiver une
longue détention. Peu à peu on relaxa les coupables, qui sorti-
rent un à un, à vingt-quatre heures d’intervalle, sans se douter
qu’à la porte de la prison il y avait deux hommes pour les recon-
naître, les filer et prendre note du gîte où ils se réfugiaient.
Et voilà comment le jour où Lesage quittait la Préfecture, il
était attendu par l’Écureuil et Lévy, en qui nos lecteurs ont sans
doute reconnu l’agent et son auxiliaire.
Nous avons assez fait l’éloge de l’Écureuil pour être franc
aussi sur ses… ou plutôt sur son défaut. Hélas ! l’homme n’est
pas parfait ! Il possédait de l’intelligence, de l’ambition, de
l’activité, un poignet de fer et des jarrets d’acier ; mais le mal-
heureux avait le cœur tendre.
Il adorait les femmes.
Et, il faut l’avouer, en beau garçon qu’il était, les succès ob-
tenu par lui l’avaient si bien grisé, qu’il ne lui était jamais venu à
l’idée qu’une femme pût être cruelle plus de vingt-quatre
heures.
– 14 –
Au moment de mettre la main sur le plus dangereux ban-
dit, il aurait tourné la tête pour voir passer un minois quelque
peu chiffonné.
Ceci connu, on comprendra le bond de surprise et
d’admiration que fit l’Écureuil en voyant entrer la personne qui,
nous l’avons dit, s’élança dans le cabaret au moment où il allait
en sortir.
C’était une femme.
Figurez-vous la plus éblouissante blonde qui se puisse ima-
giner. Un ravissant visage à la carnation étincelante, avec deux
grands yeux noirs bien doux et une bouche petite et rose qui,
entr’ouverte par l’émotion, laissait voir deux rangées de perles.
L’angélique expression qui animait cette figure lui donnait
l’air d’une vierge de Raphaël descendue de son cadre. Bref,
c’était une tête de madone sur un corps de grisette, mais gra-
cieuse grisette.
Elle était émue et haletante.
À son entrée, l’Écureuil était le premier qui se présentait à
elle :
– On me poursuit, protégez-moi, monsieur, lui dit-elle,
d’une voix harmonieusement tremblante.
Puis, comme elle se sentait défaillir, elle vint se laisser
tomber sur le bout du banc qu’occupait Lesage.
À ce moment, l’homme qui la poursuivait apparut à la
porte. C’était un ouvrier menuisier portant en main sa boîte à
outils.
L’Écureuil avait été ébloui et fasciné à la première vue de
cette ravissante créature qui faisait appel à sa protection.
– 15 –
La scène s’expliquait d’elle-même. – La jeune fille avait dû
être insultée et poursuivie dans la rue par le grossier et luxu-
rieux personnage qui, resté sur le seuil du cabaret, cherchait des
yeux en quel coin de la salle s’était réfugiée sa proie.
Il l’aperçut à la table.
– Eh bien, tourterelle, cria-t-il nous ne voulons donc pas
embrasser le bec à Bibi ?
Et, tout souriant, il fit un pas pour avancer…
L’Écureuil en fit aussi un pour lui barrer le passage.
– On ne passe pas, dit-il.
– De quoi ? on ne passe pas ? On ne peut donc pas rire avec
les belles filles, maintenant ? Dirait-on pas que celle-là est en
beurre et qu’il est défendu d’y toucher ?
Il voulut encore avancer.
– On ne passe pas, répéta l’Écureuil.
– Nous allons bien voir, dit le menuisier en posant par
terre sa boîte à outils et en relevant ses manches.
Lévy, qui voyait poindre une mauvaise querelle, quitta la
table et vint se ranger à côté de son chef.
Lesage resta seul.
Alors l’angélique madone lui souffla vite à voix basse, sans
le regarder :
–Crible à tézigue, c’est la rousse.
Ce qui voulait dire : Garde à toi, ils sont de la police.
– 16 –
L’Écureuil était trop bon agent de police pour que sa mé-
fiance fût jamais complètement endormie. Avant d’entamer la
lutte avec le menuisier, il eut peur d’être la dupe de son premier
mouvement et il se retourna vivement. Mais il vit la jeune
femme si profondément abattue par la terreur et Lesage telle-
ment envahi par l’ivresse qui le rendait indifférent à la scène
qu’il fut convaincu que ces deux êtres étaient bien étrangers l’un
à l’autre.
Il s’apprêta donc à soutenir la lutte.
Mais le menuisier avait vu Lévy venir à la rescousse.
Jouait-il un rôleconvenuou reculait-il devant deux adversaires,
nous l’ignorons ; mais le fait est que sa jactance tomba tout à
coup.
– Oui-dà ! fit-il, deux contre un ! Plus que ça de gardes du
corps pour la princesse ! il ne manque pas de poules au marché,
suffit ! on va aller rire ailleurs ; Bibi n’est pas embarrassé de
placer sa figure.
Et ramassant ses outils, il sortit.
Les deux policiers n’avaient été distraits qu’une seule mi-
nute, mais elle avait suffi pour que cette seconde phrase pût être
dite par la belle blonde à son voisin qui lui tournait le dos :
– 17 –
–Mon chêne est débouclé de Lorcefée. Rendève à la
sorgue à la piolle de Leviel3.
Au moment où le menuisier disparaissait, l’Écureuil vit la
jeune femme venir à lui.
Elle lui pressa doucement les mains et, d’une voix émue,
avec le regard plein de reconnaissance elle balbutia :
– Merci, monsieur, vous êtes bon et courageux.
– Je n’ai fait que mon devoir, mademoiselle.
– Ah ! ce méchant homme m’avait fait bien peur.
– Jeune et jolie comme vous l’êtes, vous ne deviez pas vous
hasarder seule en ces terribles quartiers.
– Je revenais de porter mon ouvrage à une cliente du quai
de Béthune quand, pour fuir les propos de cet homme, j’ai couru
sans savoir où j’allais et je me suis perdue.
Nous ne saurions exprimer avec quelle harmonieuse voix
tout cela était dit à l’inflammable l’Écureuil, qui dévorait des
yeux cette candide et suave figure.
– Mademoiselle, pour vous préserver de pareilles ren-
contres, laissez-moi vous reconduire jusqu’à votre porte.
La jeune femme rougit à cette proposition.
– Oh ! mademoiselle ! fit timidement le policier au déses-
poir d’avoir pu froisser une candeur qui s’alarmait si vite.
3Mon homme est sorti de la Force. Rendez-vous ce soir au logis de
Leviel.
– 18 –
– Pardonnez-moi, monsieur, d’avoir hésité un instant.
Après ce que vous avez fait pour moi, je serais ingrate en me
montrant défiante. J’accepte.
L’Écureuil arrondit galamment le bras sur lequel vint se
poser une petite main de duchesse.
Vieillard (ou plutôt Lesage, car nous continuerons à lui
donner son vrai nom), qui avait regardé cette scène d’un air avi-
né, éclata de rire.
– Petit, dit-il, laisse donc aller la princesse. Un bon litre
vaut mieux que toutes les donzelles. Veux-tu boire avec nous, la
belle ?
Le contact de ce bandit effraya l’Écureuil pour sa belle, et,
sans répondre, il se hâta de l’entraîner.
Après le départ de son chef, Lévy était revenu s’asseoir en
face de Lesage.
– Tu veux donc toujours boire, vieux ? demanda-t-il.
– Toujours ! Est-ce que tu regrettes déjà d’avoir offert de
régaler ?
– Non ; mais tu sors de prison, tu dois avoir des amis à vi-
siter.
– Des amis, connais pas.
– Alors, une famille, insinua le mouchard qui tenait à le
faire causer.
– Pouah ! la famille, une belle invention…
– Peut-être es-tu attendu par l’autre… tu sais celui que tu
appelais un homme… un vrai homme, avec lequel tu veux faire
un coup.
– 19 –
Le vin avait pu faire perdre un instant sa prudence au ban-
dit, mais l’avis de la belle blonde l’avait complètement dégrisé,
et son allure actuelle d’ivrogne était feinte.
– De quoi, un homme, un vrai homme… T’as donc pas de-
viné de qui je parlais ?
– Ma foi ? non.
– Eh bien ! cet homme-là, il est dans ta peau.
– Comment ! c’est sur moi que tu comptes pourbutter4,
s’écria l’espion ahuri par ce coup inattendu.
– T’as donc cru cela ! c’était pour esbrouffer l’Écureuil.
Mais avec toi, un ancien ami de Toulon, je n’ai rien de caché.
Lesage prit un air découragé et continua :
– Vois-tu, fiston, nous gagnons de l’âge. C’est bon de voler
quand on est jeune : cela distrait. Mais il arrive une heure où il
faut se créer une position tranquille, à l’abri des gendarmes et
des juges. Alors j’ai fait mon plan et je veux que tu en profites.
– Merci d’avance.
– Si ça te convient, voilà mon projet.
– J’écoute, dit Lévy, croyant tenir une révélation.
– Tu ne le diras à personne ?
– Non, parle.
– Eh bien ! je veux me faire mouchard.
4Assassiner.
– 20 –
L’espion, qui s’attendait à une proposition d’assassinat, fit
un bond de surprise. L’ivresse de Lesage était si bien jouée qu’il
ne put croire être berné.
– Tu plaisantes, dit-il.
– Je plaisante si peu que je veux adresser tout de suite ma
demande pour entrer dans ce régiment. Attends-moi ; je vais
chercher papier et plume au comptoir.
Lesage, tout titubant, sa dirigea vers le comptoir placé à
l’autre bout de la salle. Lévy qui le suivait de l’œil vit bien le ca-
baretier donner la plume et le papier mais il n’entendit pas Le-
sage qui disait tout bas à cet industriel :
– Méfie-toi du camarade qui régale. C’est lui qui a fait pas-
ser tant de pièces fausses depuis quinze jours.
Lesage regagna sa place, étala son papier et prit la plume.
– Tu vas dicter, dit-il.
Depuis le départ de l’Écureuil, la situation avait pris une
tournure si imprévue que Lévy perdait sa présence d’esprit. Il
restait bouche béante devant Lesage qui l’attendait le nez en
l’air.
– Dicte donc, répéta ce dernier.
– C’est que, mon ancien, je te l’avoue, la lettre… c’est pas
mon fort. Ah ! s’il n’y avait qu’à parler !
Lesage prit un air joyeux.
– Au fait, t’as raison, pas de lettre, s’écria-t-il ! Alors, nous
allons partir bras dessus bras dessous à la Préfecture, nous de-
manderons le préfet et tu lui expliqueras mon désir d’être enrô-
lé.
– Tu es donc bien pressé ?
– 21 –
– Je veux m’endormir ce soir dans la peau d’un mouchard.
– En route ! fit Lévy qui comptait voir en chemin l’ivrogne
changer d’idée.
– Alors, paye et filons.
Les deux buveurs se dirigèrent vers la porte près de la-
quelle, soutenu par ses deux garçons, se tenait le cabaretier mis
en éveil.
Lesage passa le premier.
Lévy, qui connaissait les prix de la maison, tendit au caba-
retier les six francs qui soldaient la dépense.
– Voilà ce que nous devons, dit-il.
Il voulut suivre Lesage déjà arrivé dans la rue.
– Une minute, fit le cabaretier, vérifions d’abord la mon-
naie.
Et sur un geste de lui, les deux garçons barrèrent la porte
au mouchard pendant que le patron, sans se presser, faisait
sonner les pièces sur les dalles, les tâtait et les comparait à
d’autres tirées de sa poche.
– Ah ! çà, elles ne sont donc pas fausses ? demanda-t-il tout
étonné à Lévy, qui trépignait d’impatience.
– Comment fausses ?
– C’est votre ami qui m’a dit que vous étiez un faux mon-
nayeur.
– Lui ! s’écria le policier à qui la révélation prouva qu’il
avait été la dupe de celui qu’il croyait jouer.
Les garçons avaient dégagé la porte.
Il s’élança furieux dans la rue.
– 22 –
Lesage avait disparu.
– Il a tourné à droite, lui crièrent les garçons.
– Je le rattraperai, se dit le mouchard furieux.
Et il prit une course insensée.
Au moment où il disparaissait au bout de la rue, Lesage
sortait de l’allée obscure d’une maison voisine, où, sachant qu’il
allait être poursuivi, il s’était caché pour laisser passer son en-
nemi.
– Si tu cours toujours par là, mon petit, nous ne risquons
pas de nous cogner le front, se dit-il en riant.
Et, prenant aussi son pas de course, Il partit dans la direc-
tion opposée.
Vingt minutes après, il s’arrêtait devant la masure d’une
ruelle du Gros-Caillou. – Il frappa d’une façon particulière à la
porte qui lui fut ouverte par un homme à figure sinistre.
– Bonjour Leviel, lui dit-il, je viens causer avec Soufflard
qui m’attend chez toi.
– Ah ! Soufflard ? balbutia Leviel.
– Est-ce qu’il n’est pas arrivé.
– Si, mais il est sérieusement occupé dans la cave avec Mi-
caud.
– Ils mettent donc du vin en bouteilles.
– Il faudrait d’abord du vin et des bouteilles.
– Alors ils récoltent des champignons ?
– Pas précisément. Ils sont en train de s’administrer des
coups de couteau.
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Pendant que le pauvre Lévy laissait échapper sa proie, son
chef, le galant et sensible l’Écureuil, était bel et bien en train de
devenir amoureux de la magnifique créature dont il s’était fait le
cavalier servant.
Ils étaient à peine sortis de la rue de la Bûcherie, que la pe-
tite main qu’il tenait sous son bras l’arrêta doucement.
– Avant d’abuser de votre complaisance, monsieur, je dois
vous avertir que je demeure bien loin.
– Quand ce serait au bout de Paris…
– Précisément, c’est au Gros-Caillou.
– J’y ai justement affaire et je comptais prendre une voi-
ture.
Après une courte hésitation, la jeune femme consentit à
monter dans un fiacre que l’agent avait arrêté au passage.
– Fichtre ! se dit l’Écureuil extasié qui, au moment de
l’escalade du marchepied, venait de voir un ravissant petit pied
et un bas de jambe divinement moulé.
Le tendre agent perdait la tête. Jamais dans la foule de ses
conquêtes, le don Juan de la Préfecture n’avait trouvé pareil
gibier.
Dans la voiture, la belle blonde se tint pudiquement serrée
dans son coin. L’émotion rendait l’agent timide et lui paralysait
même la mémoire, car il n’en put décrocher une seule de ces
longues et brûlantes tirades, apprises par cœur dans leParfait
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Secrétaire des Amants,avec lesquelles il fascinait ses victimes
habituelles.
Il ne trouva que des questions banales et, quand la voiture
fut arrivée au terme de sa course, le hardi Lovelace n’avait pas
encore prononcé un mot d’amour.
Il savait seulement que la jeune fille, orpheline de parents
morts dans la misère après avoir été riches, vivait de son travail
de brodeuse dans une modeste chambre de la maison devant
laquelle le cocher venait d’arrêter ses chevaux.
La jeune fille descendit la première, tira une clé de la poche
de son tablier et ouvrit la porte.
L’Écureuil touchait à peine terre, au sortir de la voiture,
qu’elle lui dit de cette mélodieuse voix qui chatouillait si dou-
cement l’oreille du policier :
– Je n’oublierai jamais le service que vous avez rendu à une
pauvre fille sans protecteur.
Et avant que l’amoureux pût la retenir, elle disparut der-
rière la porte, qui se ferma sur le nez de l’agent stupéfait.
– Chou-blanc ! mon bourgeois, lui cria la voix moqueuse
du cocher, riant de la mine effarée de son client resté immobile
devant cette porte qui, en se refermant, interrompait net une
aventure qu’il se promettait si belle.
Après avoir payé le cocher qui partit, l’Écureuil revint de-
vant la porte. Nous l’avons dit, c’était un gaillard opiniâtre qui
lâchait difficilement prise.
– Cela ne peut finir ainsi, grommela-t-il, je sens que je suis
fou de cette femme, Je veux la revoir. Allons, décidément, il faut
que j’entre.
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Il souleva deux fois le vieux marteau en fer rouillé qui pen-
dait à la porte, et il écouta. Il entendit à l’intérieur un grince-
ment de serrures et de gonds.
– On vient, pensa l’Écureuil ; je vais me précipiter pour que
ma belle, effarouchée en me voyant, n’ait pas le temps de me
fermer la porte une seconde fois sur le nez.
Au même moment la porte s’ouvrit et l’agent s’élança.
L’entrée donnait sur un corridor qui s’éclairait seulement
par la porte.
À peine l’Écureuil eut-il le pied dans le couloir, que la porte
fut vivement refermée et qu’il se trouva dans l’obscurité avant
d’avoir pu voir qui lui avait ouvert.
– Sapristi ! se dit-il, j’entre dans un four.
Le malheureux n’avait pas fini sa phrase qu’il recevait en
pleine poitrine une vigoureuse poussée qui lui fit perdre
l’équilibre et le fit reculer de trois pas. Tout à coup le terrain
manqua sous ses pas, il roula sur les marches d’un escalier raide
et s’étala meurtri sur un sol mou et humide.
On venait de précipiter l’agent dans une cave qui s’ouvrait
sur l’un des côtés du couloir. Le bruit d’une lourde porte et de
verrous tirés lui montra qu’on l’enfermait dans ce noir caveau
sans le moindre soupirail.
L’agent était réellement brave.
Il se releva moulu, et non effrayé.
– Pris au traquenard ! se dit-il. Ah ! Il a une jolie poigne,
celui qui m’a fait débouler dans ce pot à l’encre ; je l’en félicite.
Quel peut être ce gaillard-là ? – À coup sûr, c’est quelque amant
jaloux, qui m’aura vu ramener la belle blonde… Un amant, non,
son air est trop candide pour lui supposer un amant… c’est plu-
tôt un soupirant ou un fiancé rageur… mais vigoureux. Quelle
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poigne ! – Cela commence bien… J’aurai de l’agrément à courti-
ser cette blonde pour peu que cela continue sur cet air-là. –
Voyons où je suis.
Pendant ce monologue, l’Écureuil avait marché jusqu’à ce
qu’il fût arrêté par un mur. Il le suivit en tâtant la pierre.
– Bien je suis dans une cave entièrement vide… Ah ! voici
un angle… continuons… un autre… qu’est-ce que cela ?
Il venait de heurter du pied la première marche de
l’escalier qu’il avait si brusquement descendu sur le dos. Il le
monta en comptant vingt-sept marches. Alors, il sentit sous sa
main, le bois d’une porte, bois dur et épais, car il résonna sour-
dement sous un coup sec de son doigt. – Il chercha vainement à
l’ébranler, mais la ferrure était bonne.
À ce moment, le prisonnier entendit dans le couloir un
bruit de pas nombreux, puis une voix qui disait :
– Dans une demi-heure, vous descendrez relever le mort.
– Bigre ! pensa l’Écureuil, on vient m’assassiner ! allons !
Jusqu’à ce jour, les blondes m’avaient mieux réussi que cela.
J’avais bien raison de dire que c’était un fiancé rageur.
Il redescendit vite l’escalier pour gagner à tâtons un coin où
il pût mieux se défendre.
Puis il tira son couteau et attendit.
La porte s’ouvrit lourdement.
– Passe, Micaud, fit la même voix.
– Micaud. Voici un nom bon à me rappeler, si j’en reviens,
se dit l’agent.
On entendit un homme descendre l’escalier.
– Maintenant, à mon tour, ajouta la voix.
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– Il paraît qu’ils sont deux ; je vais avoir double besogne,
pensa l’Écureuil en serrant plus fort son couteau.
Le pas du second homme sonna sur les marches.
Arrivé au bas, il cria :
– Eh ! là-haut, vous autres ! allez-vous-en et laissez-nous
nous amuser un peu gentiment pendant une demi-heure.
– Me trouer la carcasse, il appelle cela s’amuser genti-
ment… Mazette ! il aurait bien pu me consulter avant, se disait
l’Écureuil dans son coin ; heureusement que je suis de la nature
du pélican : quand on l’attaque, il se défend. – Sapristi ! voilà
une blonde qui va me revenir cher… Il est vrai que c’est un vrai
régal de préfet de police.
En agent dévoué, l’Écureuil ne voyait rien au-dessus de son
chef, et il croyait faire ainsi le plus bel éloge de la blonde.
Au milieu de l’obscurité, la voix reprit :
– Ainsi, Micaud, nos conditions sont bien arrêtées ! On
étouffera tous cris pouvant attendrir les camarades.
– Oui, fit Micaud.
– Pieds, poings, dents, couteau, tout est bon ?
– Convenu !
– Et on finira sans scrupule l’ennemi à terre ?
– Sans scrupule.
– Alors, comme ta voix m’indique où tu es en ce moment,
fais dix pas à droite ou à gauche dans l’obscurité, et puis défends
bien ta peau.
– Tiens, tiens, pensa l’Écureuil, il paraît que la petite fête
ne me regarde en rien ; je ne suis que public. Ça va être drôle !
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– Un instant encore, dit Micaud ; il est bien entendu que si
je te tue, les camarades ou Alliette ne te vengeront pas. Sans
cela je n’accepte pas le duel.
– Il est trop tard pour reculer. On m’a répété que, tant que
j’étais à la Force, tu parlais de me tuer à ma sortie pour t’avoir
enlevé Alliette. Aussitôt libre, je t’ai offert de contenter ton en-
vie. Tu as prétendu que les amis me protégeraient pendant la
lutte et tu as voulu le combat à huis clos, dans l’obscurité pour
frapper sans pitié. J’ai accepté. Maintenant, il faut jouer du cou-
teau, mon bonhomme, ou je croirai que tu n’as pas une si
grande envie de me tuer que tu le disais.
– Tu vas le voir, lâche chien que j’ai nourri logé et habillé à
sa sortie du bagne et qui m’a récompensé en m’enlevant ma
maîtresse.
– D’abord Alliette ne t’aimait pas. Tu la fatiguais avec ta
stupide jalousie, toi qui lui écrivis un M à la craie sous la semelle
de ses bottines pour voir si elle ne sortait pas en ton absence.
– Ce n’est pas vrai !
– Je lui ai fait : Psitt ! et elle est venue à mon logis de la rue
de Seine.
– Elle t’a suivi par crainte.
– Elle t’a quitté par mépris. Elle prétend que tu laisses trop
les camarades marcher en avant.
– Tu mens ! J’ai fait avec Leviel le vol Pellerin de la rue des
Abattoirs ; 21,000 francs d’un coup de filet. Avec Lemeunier, j’ai
dévalisé le peintre de la rue des Boulangers. Tout seul, à Neuilly,
J’ai déménagé le général Dupont. N’étais-je pas avec toi pour le
bijoutier Laroche de la rue Racine ? 53,000 francs en six mois ?
– Comme on apprend à tout âge, se disait l’Écureuil, qui,
dans son coin, faisait ses efforts pour loger tous ces noms en sa
mémoire.
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– Non, non, reprit Micaud, Alliette ne t’aime pas.
– Ce n’est pas ce qu’elle m’a dit ce matin, répliqua la voix
avec une intonation fatuitement railleuse.
Cette phrase exaspéra Micaud.
– Défends toi, chien maudit !
– Enfin, tu te décides !
Le silence se fit.
Malgré la précaution, prise par les adversaires, d’étouffer le
bruit de leur marche, l’Écureuil les entendait se chercher dans
l’ombre.
Un d’eux vint à lui. Un pas de plus, il allait l’effleurer,
quand, tout à coup, il s’arrêta et attendit.
Au souffle très léger de sa respiration retenue, l’agent devi-
na que cet homme lui tournait le dos.
– Tiens se dit-il, il me vient une idée !
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Nous avons laissé Lesage, échappé à la surveillance de
l’espion Lévy, arrivant à la porte de Leviel, et apprenant de ce
dernier, qui était venu lui ouvrir, à quel genre d’occupation Mi-
caud et Soufflard se livraient dans la cave.
– Tonnerre ! hurla Lesage, pourvu que ce chafouin de Mi-
caud ne me tue pas Soufflard !
– Sois donc calme, Soufflard est un vrai veinard ; c’est Mi-
caud qui avalera le mauvais coup.
– Il y a longtemps qu’ils sont là dedans ?
– Dix minutes à peine, et ma consigne est d’y descendre au
bout d’une demi-heure.
Ces phrases avaient été échangées sur le seuil de la porte :
– Entre vite, l’ancien, ajouta Leviel, la police nous re-
mouche ferme et il est malsain de causer en plein air. Allons
rejoindre les autres qui attendent là-haut.
Lesage suivit Leviel dans le couloir que ce pauvre l’Écureuil
avait trouvé si sombre, mais qui, en ce moment, était éclairé par
une lanterne placée sur la dernière marche de l’escalier condui-
sant à l’étage supérieur.
Lesage, qui connaissait les êtres, s’étonna de ce luminaire :
– C’est donc comme dans le grand monde ? on éclaire les
vestibules.
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– Non, j’ai préparé d’avance la lanterne pour descendre
tout à l’heure dans la cave chercher le corps.
Une vaste salle occupait tout le premier étage de cette bi-
coque qui était un des dix refuges où se cachait la terrible bande
que la police cherchait depuis si longtemps.
L’ameublement était des plus primitifs. Des bancs et des
tables encore chargées de bouteilles vides et d’assiettes sales.
Tout un côté de la pièce était rempli par une large litière de
paille sur laquelle étaient couchés deux hommes, qui se levèrent
à l’entrée de Leviel. Le reste de l’ignoble société se composait
encore de trois hommes, quatre femmes et un jeune garçon
d’une douzaine d’années.
L’entrée de Lesage fit sensation.
– Tiens, c’est Lesage !
– Bonjour,frangin5, s’écria une des femmes.
– Bonjour, m’n’oncle, glapit le gamin.
– Ah ! c’est toi, moucheron, fit Lesage en pinçant l’oreille
de son neveu, es-tu toujours travailleur ?
– Demande à la vieille.
Par « la vieille » l’enfant désignait sa mère, affreux type de
la marchande à la toilette de bas étage, celle qui, à son entrée,
avait appelé Lesage son frère.