Si j'étais riche ! - Eugène Chavette - E-Book

Si j'étais riche ! E-Book

Eugène Chavette

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Extrait : "– Alors, tu ne t'es jamais surpris à murmurer avec envie ou désespoir : Si j'étais riche !!! – Ma foi ! non, vieux camarade. je suis content de mon sort t ne fais que le voeu de le voir se continuer. Cette demande et sa réponse étaient inchangées entre deux convives attablés dans un cabinet de restaurant."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Veröffentlichungsjahr: 2016

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PREMIÈRE PARTIEL’héritage mystérieux
Prologue

– Alors, tu ne t’es jamais surpris à murmurer avec envie ou désespoir : Si j’étais riche ! ! !

– Ma foi ! non, vieux camarade. Je suis content de mon sort et ne fais que le vœu de le voir se continuer.

Cette demande et sa réponse étaient échangées entre deux convives attablés dans un cabinet de restaurant.

Le dîner, qui touchait à sa fin, avait été copieusement arrosé, à juger par les bouteilles vides qui se dressaient sur la nappe.

Aussi fut-ce d’une voix un peu empâtée que le dîneur, qui s’avouait content de son sort, continua :

– Que me faut-il de plus ? Mes appointements dépassent de beaucoup mes besoins. Aussi ai-je des économies… pas énormes à la vérité… mais qui, tu le vois, me permettent de régaler un ancien camarade de collège retrouvé après de longues années.

Par-dessus la table, il tendit la main à son ami et, quand il tint la sienne, il continua :

– Et de lui dire : Voyons, mon cher Fauville, tu sors du service et tu cherches une place. N’es-tu pas dans une situation précaire où un billet de cinq cents francs te ferait plaisir ?

Une lueur de satisfaction brilla dans l’œil de Fauville. Il fut sur le point d’accepter, mais sans doute que l’amour-propre lui commanda de refuser, car il répondit avec un petit rire moqueur qui sonnait faux :

– Crois-tu donc que j’ai accepté ton dîner pour te demander l’aumône au dessert, mon brave Moiselle ?

– Oh ! oh ! aumône ! quel vilain mot ! fit Moiselle, craignant d’avoir blessé son condisciple. Je t’offrais à titre de prêt jusqu’à ce que tu trouves une position qui, je n’en doute pas, avec ta tournure, ton instruction et ton énergie, ne peut, longtemps, te faire défaut.

– J’ai une somme devant moi pour attendre, déclara Fauville.

Sans plus insister, Moiselle emplit deux verres de cognac et en prit un qu’il souleva en disant :

– Alors buvons à l’arrivée de cette place qui sera ton premier échelon pour atteindre la fortune.

Fauville choqua son verre contre celui de son ami en répondant :

– Avant un mois, je compte être à même de te rendre ton dîner.

– Soit ! et de grand cœur ! fit Moiselle en riant, mais un samedi, ne l’oublie pas… un samedi, comme aujourd’hui, car, vois-tu, je n’ai pas la tête habituée à ces brigands de vins que nous avons bus et qui incendient le cerveau. Aussi j’avoue que je n’aurai pas trop de ma journée de demain dimanche pour avoir mal aux cheveux tout à mon aise.

Et, avec un sourire lourd et niais d’homme que l’ivresse commence à dompter, il ajouta :

– Tiens ! en ce moment, je te vois double et les bouteilles dansent sur la table… Demain, c’est sûr, je vais être patraque en diable… Mais bast ! un dimanche, on s’en fiche !

– Alors, avança Fauville, rieur, ce n’est jamais à boire que tu gaspilleras tes fameuses économies.

– Ah ! fichtre ! non… Et puis, je n’aurais pas longtemps à boire avec mes fameuses économies. Trois mille francs au plus, une belle poussée !

Il secoua lourdement la tête en ajoutant :

– Il n’en serait pas ainsi, par exemple, si c’était bien à moi le magot que j’ai actuellement en caisse.

À ces mots, Fauville se dressa tout attentif.

– Tu as une grosse somme en caisse ? reprit-il en versant un nouveau verre d’eau-de-vie à son ami.

Lentement et avec la maladresse de l’homme dont le cerveau est obscurci, Moiselle fouilla dans sa poche dont il tira plusieurs clefs qu’il étala sur la table.

– Tiens ! fit-il en bégayant, tu vois cette clef ? Eh bien, c’est… Ah ! non, je me trompe, c’est la clef du logis. Non, cette autre… Je me trompe encore, celle-ci ouvre ma chambre… Mais celle-là oui, celle-là, c’est la clef de ma caisse où dorment soixante mille francs qu’un client viendra toucher lundi matin à la première heure.

– Ah ! tu as une caisse ? dit Fauville, dont les yeux ne quittaient pas les clefs.

– Oui, à la droite de mon bureau. Est-ce que tu ne l’as pas vue tantôt quand tu es venu me chercher à l’étude ?

Il se mit à ramasser les clefs en poursuivant :

– Oui, j’ai une caisse pour payer ce qu’on appelle le petit courant.

– Mazette ! un petit courant d’une soixantaine de mille francs.

– Cette fois, c’est par extraordinaire. Mon patron, qui est un enragé chasseur, s’en va, demain dimanche, tirer des lièvres chez un ami, à une dizaine de lieues de Paris. Comme il craint de ne pas être de retour avant lundi, à midi, il m’a mis à même de faire ce paiement au client qui a écrit qu’il se présenterait, lundi, à l’ouverture de l’étude.

Fauville n’avait pas perdu un mot, tout en suivant de l’œil les clefs que Moiselle remettait dans sa poche.

– Et cette quatrième clef ? demanda-t-il en désignant celle qui allait disparaître.

– Celle-ci, c’est la clef de l’étude pour quand, avant l’arrivée des clercs ou après leur départ, il me plaît d’y venir travailler seul et tranquille.

Ce disant, il s’était levé de sa chaise.

– Oh ! oh ! j’ai les jambes en coton. Je vais rentrer au logis en voiture, dit-il en se sentant trébucher.

– Mais non, mais non, appuya vivement Fauville. Une promenade à pied, au grand air, te remettra. La voiture, au contraire, redoublerait ton malaise et le concierge de ton patron te verrait passer plus ivre qu’une grive.

Moiselle dodelina la tête en bégayant :

– Le concierge, je m’en moque. Je n’ai pas affaire à lui. La maison donne sur deux rues dont l’une borde les communs au fond de la cour. Sur cette rue s’ouvre une petite porte particulière dont mon notaire, pour que je fusse plus libre, m’a donné une clef, quand il m’a offert un logement chez lui… Tu ne t’en souviens donc plus ? Je viens de te la montrer tout à l’heure.

Probablement que Fauville trouvait que son ami n’avait pas encore assez bu, car il emplit à nouveau deux verres de cognac en disant :

– Allons ! le coup du départ.

– Non, grand merci ! J’en ai mon chargement complet, bégaya le clerc de notaire avec un dernier instinct de prudence.

– Alors, tu refuses de boire à ma chance future ? dit Fauville d’un ton de reproche.

– Ah ! si c’est pour ça, oui, bien volontiers, vieil ami.

En levant son verre, il prononça :

– Je bois à la réalisation de ton souhait.

– Quel souhait ?

– Celui que deux fois, au début du dîner, tu as exprimé si ardemment.

– Lequel donc ?

– « Si j’étais riche ! » débita Moiselle.

Et il vida son verre.

Au moment où Fauville, le bras passé sous celui du clerc dont il soutenait la marche titubante quittait le cabinet, la pendule marquait minuit.

Fauville s’était trompé de beaucoup quand il avait avancé à son ami que la marche et le grand air dissiperaient son ivresse. On était au commencement de décembre et il gelait à plusieurs degrés. Le froid, en saisissant Moiselle, produisit sur son cerveau surchauffé l’effet ordinaire. Il doubla son ivresse.

Au bout de cent pas, le clerc chancelait si fort que son compagnon, tout vigoureux pourtant qu’il était, avait toutes les peines du monde à le soutenir. De plus, le vin, chez lui, tournait au bavardage. Si les jambes refusaient le service, la langue marchait ferme. Avec une ténacité d’ivrogne, il revenait à la même idée.

– Si j’étais riche ! bredouillait-il. En voilà un souhait formé par bien des gens qui sont morts à la peine sans avoir pu arriver à gagner la timbale. Un seul d’élu sur mille qui font la culbute. Oui « Si j’étais riche ! », ça se dit, mais il ne faut pas se le répéter les bras croisés.

Fauville le soutenait toujours ; mais, sombre et muet, l’esprit hanté par une épouvantable idée que lui avaient inspirée les confidences de son ami, il n’entendait que vaguement le verbiage du clerc qui continuait :

– Ah ! non, pas les bras croisés. Les écus ne sont pas comme les punaises qui vous arrivent en dormant.

Un souvenir qui, malgré les fumées du vin, lui traversa la mémoire, le fit subitement s’arrêter. Il se redressa en murmurant :

– Et, pourtant, d’après le peu que m’a dit le patron, il en est un, ami Fauville, dans la peau duquel je te souhaiterais de te trouver. S’il a jamais lâché un : « Si j’étais riche ! » cela va lui tomber à pic… sans qu’il y comprenne rien, par exemple ! Si tu as une bonne fée, mon vieux camarade, demande-lui de te mettre, avant vingt-quatre heures, à la place du nommé Gontran Corpin… C’est un artiste qui perche, je crois bien, dans le passage Saulnier.

Fauville avait-il chassé de sa pensée l’infernale idée qui l’obsédait ? Toujours est-il que son attention devait s’être réveillée, car, aux derniers mots du clerc, il demanda vivement :

– Que dis-tu ?

Mais les divagations du pochard le rendaient incapable d’aucune suite dans son bavardage.

– Je dis, bégaya-t-il, que je vais me coucher sur un banc, où je dormirai jusqu’à lundi, à l’heure d’aller à l’étude faire mon payement de soixante mille francs.

À cette fin de phrase, son compagnon éprouva une sorte de frémissement nerveux. Se secouant en homme qui semble avoir brusquement pris une résolution, il héla un cocher qui passait.

– Non, dit-il, mieux vaut ton lit qu’un banc. Je vais te conduire en voiture à ta porte.

– Ça, c’est une idée, approuva l’ivrogne, qui entra péniblement dans le fiacre sans entendre l’adresse que Fauville donnait au cocher.

Au vingtième tour de roue, le mouvement de la voiture avait endormi le clerc. Un quart d’heure après, quand le véhicule s’arrêta, Fauville descendit, paya le cocher, puis pensa alors à tirer de la voiture son compagnon, abruti par ce brusque réveil.

Le cocher était déjà bien loin quand Moiselle fut assez éveillé pour s’écrier :

– Mais, le cocher s’est trompé !

– Non… Seulement, il nous a descendus trop tôt ; mais quelques pas encore et nous sommes à ta porte.

Et il reprit les bras du clerc qui, dompté plus que jamais par l’ivresse, se laissa pour ainsi dire traîner en refermant ses yeux gonflés de sommeil.

Il les rouvrit en sentant son guide s’arrêter.

À ses pieds il voyait le vide.

Avant qu’il pût comprendre qu’il était au bord du canal, une violente poussée sur les épaules le précipita dans l’eau profonde et glacée qui se referma sur lui.

– Merci pour tes clefs ! murmura Fauville en le voyant disparaître.

 

FIN DU PROLOGUE

I

Après un regard circulaire, qui fouilla l’ombre, pour s’assurer que les bords du canal étaient déserts, l’assassin, convaincu que nul n’avait été témoin de son crime, s’éloigna d’un bon pas et, coupant de biais à travers rues, finit par déboucher au milieu du faubourg Poissonnière. De ce point à la rue du Helder, où se trouvait l’étude de celui qu’il venait de noyer, la distance était courte.

– J’entrerai là-dedans comme dans du beurre, se disait-il, en frémissant de joie à la pensée des soixante mille francs qu’il allait voler et en serrant d’une main convulsive, dans sa poche, les clefs qu’il avait dérobées à Moiselle pendant son sommeil dans la voiture.

Il avait l’âme en joie, le déterminé coquin ; car, en se rappelant tous les détails fournis par sa victime, il se voyait agissant à coup sûr et sans aucune crainte pour l’avenir.

Quand il avait été chercher Moiselle pour dîner, il avait trouvé le principal clerc travaillant seul dans l’étude, après le départ des autres clercs. Pas un seul témoin n’avait donc pu le voir à sa première apparition dans cette maison. À son arrivée, la concierge, habituée au va-et-vient que nécessite une étude de notaire, loin d’être à l’affût de tous les visiteurs, était alors occupée à laver une salade à la fontaine de la cour.

Personne non plus n’allait le voir à sa rentrée nocturne dans la maison. N’avait-il pas la clef de la petite porte particulière qui, par la rue Taitbout, longeant le fond de la propriété, allait le faire pénétrer dans la cour, pendant que les concierges dormiraient dans leur loge située près de l’entrée principale de la rue du Helder ?

L’escalier était tout de suite à gauche et, au premier, se trouvait l’étude dont il possédait aussi la clef. À cette heure, le notaire, dont l’appartement privé était à l’écart de l’étude, serait plongé dans ce premier sommeil de la nuit, d’habitude le plus profond.

Une fois entré dans l’étude, dont il possédait la clé, n’avait-il pas aussi celle de la caisse où nichaient les soixante mille francs ?

Il allait donc pouvoir opérer sans crainte, bien à aise, sans se presser le moins du monde et, une fois la somme empochée, se retirer tranquille comme Baptiste ; au besoin même en refermant les portes derrière lui. Oui, il avait raison en disant qu’il devait entrer là-dedans comme dans du beurre.

Aussi, murmurait-il en souriant :

– L’idiot Moiselle, quand il me détaillait l’usage de chacune de ses clefs, aurait voulu positivement m’indiquer le vol à exécuter qu’il ne m’aurait pas mieux tracé la marche à suivre.

Et le bandit, après son vol accompli, voyait la plus complète sécurité pour l’avenir.

Quand on constaterait le vol, la disparition du principal clerc le ferait tout d’abord accuser d’avoir fui en emportant la somme. Puis, lorsqu’on découvrirait le cadavre et que la police, forcée d’attribuer le vol à un autre, se mettrait à la piste du coupable, elle étudierait la vie de la victime pour trouver si, parmi ceux qui étaient avec elle en rapports quotidiens d’affaires ou d’amitié, ne se cachait pas celui qui, tout à la fois, devait être le voleur et l’assassin.

Sur ce point, Fauville était rassuré, car il n’apparaissait en rien dans la vie du clerc.

Après dix années écoulées, c’était lorsqu’il faisait le premier pas dans Paris qu’au débarcadère de Lyon, où le clerc était venu pour quelques renseignements à prendre dans les bureaux, que les deux compagnons d’enfance s’étaient trouvés nez à nez. C’était même Moiselle qui, le premier, avait reconnu l’autre.

Alors vivement, par saccades, en gros, à la diable, on avait causé du passé en marchant vers une place de fiacres où Moiselle, pressé de regagner l’étude, était monté en voiture, en disant à son ami, après lui avoir donné l’adresse :

– Viens donc ce soir, sur les sept heures, me chercher à l’étude. Nous irons dîner dans un coin, où nous bavarderons à l’aise.

Et, le soir, quand Fauville s’était présenté à l’étude, les autres clercs, on le sait, étaient déjà partis.

Or, quand l’enquête de la police chercherait ceux qui fréquentaient le plus la victime, elle ne pourrait les rencontrer dans la vie de Moiselle. À moins de dévier sur un innocent, la justice serait donc forcée d’abandonner l’affaire, d’autant mieux que, pour exciter le zèle des poursuites, le défunt ne laissait aucune famille.

À ce mot de « famille » Fauville demeura tout pensif en fouillant sa mémoire au sujet des quelques phrases échangées à la hâte au débarcadère de Lyon.

– Est-ce que Moiselle ne m’a pas dit alors que, pour toute famille, il ne lui restait qu’une sœur ? se demanda-t-il.

Oui, c’était vrai. Moiselle avait parlé d’une sœur, mais sans aucuns détails, et le soir, au dîner, le hasard avait fait que rien n’avait ramené cette sœur dans la conversation.

– Bast ! une femme ! fit le coquin avec le plus parfait dédain.

Car, ne craignant ni Dieu ni diable, à plus forte raison, il ne se souciait guère d’une femme, ce chenapan déterminé qui avait nom Victor Fauville.

Fils de petits rentiers de province, il avait fait le désespoir de ses parents et le tourment de ses maîtres au collège, d’où, vingt fois, il aurait été chassé, si le principal n’avait été un ami de sa famille. Tous ses mauvais instincts avaient résisté à la douceur comme à la sévérité.

Audacieux, d’une bravoure folle, emporté jusqu’à la frénésie, sans scrupule, sans cœur, tel il était quand, au sortir du collège, il se trouva avec deux cent mille francs dans les mains, total de la succession de ses père et mère morts subitement à quinze jours de distance.

Le jeu, l’orgie, les femmes eurent bien vite raison de cette somme. Encore, faut-il le dire, les femmes comptaient pour bien peu dans sa ruine, car il était fort joli garçon.

De première taille, de belle et élégante tournure, doué d’une force prodigieuse, Fauville avait une tête magnifique, dont le visage, orné de grands yeux noirs, ne laissait pas soupçonner le moral gangrené de l’individu.

« Le beau Victor », tel était son surnom dans la ville. Oui, beau, mais à la façon du tigre dont il avait la force, la souplesse et la férocité.

Aussi, son physique aidant, n’avait-il, dans la classe de femmes où il évoluait, jamais rencontré de cruelles et, faute d’en avoir trouvé une qui lui résistât, il avait le plus profond mépris pour les femmes.

– Elle est encore à naître celle qui me mettra la muselière, disait-il ironiquement en tordant son épaisse moustache.

Donc, ruiné à plate couture et certain de ne trouver nulle aide dans cette ville de province qu’il avait scandalisée par ses excès et ses brutalités de toutes sortes, le beau Victor, par un coup de tête, s’était engagé dans un régiment de chasseurs d’Afrique.

Sous la discipline militaire, la vie avait été épouvantable pour lui, et il avait bien souvent rongé son frein avec des transports de rage insensée. Exécré de ses camarades, qui avaient à lui reprocher la mort de trois d’entre eux qu’il avait tués en duel ; sévèrement conduit par ses chefs qui le tenaient pour une bête féroce, Fauville n’avait rien qui plaidât pour lui, que la bravoure téméraire qui l’entraînait à toutes les rencontres avec les Arabes. Ce courage lui avait valu l’indulgence de ses supérieurs qui, pourtant, bien qu’ils se fissent un peu aveugles, ne purent empêcher que, par suite de fautes trop retentissantes, le temps réglementaire de cinq ans de service militaire ne se prolongeât, pour Fauville, au-delà de huit années.

Enfin, le congé était venu.

Avec sa masse touchée et une somme qu’il sut soutirer à un amour de garnison, il vint droit à Paris, qu’à l’époque où il mangeait sa fortune il avait visité pendant deux mois.

Il lui fallait tous les plaisirs et les mille jouissances de la capitale, à cet affamé sans le sou. Le souvenir des heures où il avait jadis gaspillé ses écus rendait plus aiguë la souffrance de sa détresse présente. Aussi durant ce long voyage, le « Si j’étais riche ! » avait heurté son cerveau qui, en même temps, cherchait les moyens d’atteindre ce but, moyens de toutes sortes, car sa perversité ne reculait devant rien, décidé qu’il était à saisir l’occasion qui se présenterait.

Cette occasion, le jour même de son arrivée à Paris, s’était offerte au beau Victor en la personne de Moiselle et, sans hésitation comme sans pitié, il en avait profité.

Tous les grands criminalistes sont d’accord et, cent fois, l’expérience a prouvé leur dire, qu’un assassin, à peine son crime commis, se trouve subitement maîtrisé par un besoin physique. On en a vu, tout à coup, s’endormir d’un sommeil de brute à côté du cadavre ; d’autres, torturés par une fringale, s’attabler les pieds dans le sang ; d’autres encore uriner dans un coin de la chambre du crime. Bien souvent aussi, des excréments trouvés sur la scène d’un meurtre ont fait croire aux ignorants à une plaisanterie cynique de l’assassin. Non. Le misérable a dû obéir à une impérieuse commotion physique.

Rien donc d’étonnant à ce que Fauville, arrivé, on le sait, au milieu du Faubourg-Poissonnière, s’arrêtât tout net pour murmurer d’une voix à demie étranglée :

– J’ai soif !

Il était tout au plus une heure du matin. Il avait devant lui toute la nuit pour exécuter son vol. Il n’y avait donc pas péril à ce qu’il perdît quelques minutes à boire un bock dans une brasserie qu’il apercevait à vingt mètres, montrant sa devanture encore éclairée à ce moment de la nuit en vertu d’une récente ordonnance de police qui retardait jusqu’à deux heures du matin la fermeture des débits de boissons.

 

Quand le beau Victor pénétra dans la brasserie, l’assistance était peu nombreuse.

À une table voisine de celle devant laquelle il venait de s’asseoir, un jeune homme de vingt-cinq ans, le bras passé autour de la taille d’une servante de la maison, fort belle fille brune, était en train de lui débiter en soupirant :

– Ah ! Si j’étais riche ! Joséphine.

– Eh bien, que feriez-vous si vous étiez riche, monsieur Corpin ? demanda gaiement la fille en se dégageant de l’étreinte.

– Je te dirais : Monte dans ma nacelle.

– Tu ! tu ! fit en riant Joséphine. Vous savez bien que l’argent ne me tente point et puis vous n’ignorez pas que j’ai le cœur pris. Ainsi donc, vous perdez vos soupirs, monsieur Gontran.

– Bien ! dit le jeune homme, mais si tu changes d’avis rappelle-toi que ma nacelle est ancrée au passage Saulnier.

Fauville n’avait pas perdu un mot.

Il tressaillit.

– Gontran ! Corpin ! Saulnier ! se répéta-t-il avec surprise, par qui donc, tout récemment, ai-je entendu prononcer ces deux noms ?

Subitement, sa mémoire l’aida.

– C’est par Moiselle, se dit-il.

Le beau Victor ne se trompait pas. Oui, c’était bien Moiselle qui, au milieu des divagations de l’ivresse et un peu avant de monter en voiture, lui avait dit :

– Il est un individu dans la peau duquel je te souhaiterais de te trouver. S’il a jamais lâché un : Si j’étais riche ! cela va lui tomber à pic… sans qu’il y comprenne rien par exemple ! Si tu as une fée, mon vieux camarade, demande-lui de te mettre, avant vingt-quatre heures, à la place du nommé Gontran Corpin… un artiste qui perche, je crois bien, dans le passage Saulnier.

En se rappelant ces mots, Fauville dardait un regard plein de jalousie haineuse sur ce Gontran qui, sans peine, à son insu, allait avoir cette heureuse destinée à la conquête de laquelle, lui, avait débuté par un assassinat.

Cependant la conversation avait continué entre les jeunes gens.

– Ainsi donc, Joséphine, tu en tiens pour Stauber ? demanda Gontran.

– Oui, et il s’en doute si peu qu’il est sur le point de se marier, dit tristement la servante.

Gontran éclata de rire.

– Oh ! oh ! gouailla-t-il, cela n’a rien qui puisse t’inquiéter. Stauber, cette fois encore, aura sa chance ordinaire. À mon compte, vingt-sept mariages lui ont déjà craqué dans les mains. Il est si naïf… disons le mot, si godiche qu’il commettra au dernier moment une de ces énormes bêtises dont il est coutumier.

– Vous êtes dur pour votre ami, reprocha la servante.

– Eh bien, oui ; tu as raison, ma belle, avoua l’artiste repentant. Je sais tout ce qu’il y a de bon, de dévoué dans ce vrai cœur d’or. Mais, que veux-tu ? il faut bien se l’avouer, il est si ignorant de la vie du monde, si simple en sa droiture, si maladroit par timidité et, surtout à cause de sa myopie extrême qui lui amène les plus abracadabrantes aventures, que c’est, pour ainsi dire, un grand bébé qu’il ne faudrait jamais laisser sortir sans sa bobonne…

Et en souriant à la jolie fille :

– Une gentille bobonne comme toi, Joséphine, acheva-t-il.

– Oh ! oui, soupira la servante. N’empêche pas moins qu’il va se marier.

– Mais, je te le répète, ne crains donc rien. Il en sera de ce mariage comme des vingt-sept autres. À la dernière heure, la mauvaise chance de Stauber renversera tout.

Puis, en riant au souvenir du passé :

– Tiens, continua-t-il, veux-tu que je te conte comment s’est démoli son vingt-septième mariage. Tu sais à quel point il est myope ? Pour qu’il puisse à peu près distinguer un noyau de cerise d’un omnibus, il lui faut des verres de lunettes d’un numéro… Ah ! quel numéro !… Je crois bien qu’après ce numéro-là, il n’y a plus que le chien d’aveugle. Aussi ce numéro exige-t-il des verres si épais, si gros que, quand Stauber enfourche ses lunettes sur son nez, il a l’air d’avoir une carafe sur chaque œil. Tu comprends qu’un ornement pareil n’est pas de ceux qui font qu’une jeune fille tombe amoureuse du premier coup. Donc, Stauber retire ses carafes à toutes ses entrevues avec chaque fiancée. Il lui réserve la surprise pour plus tard… la nuit de noces.

Pendant ce récit de Gontran, la brasserie se vidait peu à peu. L’heure de la fermeture approchait. Les trois ou quatre autres servantes, collègues de Joséphine, attendaient, en bâillant, qu’il plût aux derniers buveurs de partir.

Fauville, dans son coin, n’avait prêté nulle attention à l’histoire de Gontran, torturé qu’il était par une jalousie furieuse contre ce jeune homme qui, demain, serait subitement riche. Quant à Joséphine, qui lui tournait le dos depuis son entrée, peu lui importait cette fille dont il n’avait pas encore vu le visage.

Cependant, l’artiste avait continué :

– Donc, Stauber, pour la dernière demoiselle, comme pour les vingt-six précédentes, avait retiré ses deux carafes. Il arrive au salon où elle était avec ses père et mère qui, à son entrée, se lèvent de leurs sièges pour le recevoir.

– Asseyez-vous donc, monsieur Stauber, lui dit la maman en lui montrant un siège.

Mon sacré myope ne voit pas quel fauteuil lui indique le geste et, v’lan ! il va se camper sur celui de la maman, au coin du feu. Ça étonne, mais on ne dit rien. Il était assis les mains pendantes entre ses jambes écartées, écoutant le papa qui causait de la rareté des hannetons en hiver, quand, tout à coup, ses doigts sentent, entre ses cuisses, un petit coin de linge. Ne s’imagine-t-il pas que c’est un bout de sa chemise qui sort de son pantalon. Alors, aussi adroitement que possible pour ne pas être vu, il le rentre… il le rentre encore… et encore… et encore… Il avait beau en rentrer, il en restait toujours. Le malheureux, qui s’imaginait n’être pas aperçu, était si fort préoccupé de son manège, qu’il ne remarquait pas que la conversation s’était brusquement arrêtée. La raison en était que papa, maman et demoiselle, stupéfaits de surprise, le regardaient, bouche béante, se livrer à son exercice.

Enfin tout finit par rentrer dans le pantalon.

Devine un peu, Joséphine, ce que l’infortuné myope avait ainsi réintégré dans sa braguette ? ? ? C’était le mouchoir de la maman qu’elle avait oublié sur son fauteuil où Stauber avait été s’asseoir. Il avait pris un coin de ce mouchoir, qui dépassait entre ses jambes, pour le bout de sa chemise ! ! ! Tu comprends que les parents se sont dit qu’un homme qui faisait le mouchoir aussi effrontément, en plein salon, ne pouvait être qu’un voleur. Le lendemain, Stauber recevait un petit mot qui l’invitait à rester chez lui, mot de la main de papa qui avait dit à sa femme en secouant la tête :

– Le drôle est adroit. Son moyen pour voler un mouchoir est ingénieux. Il faut nous attendre, pourtant, à apprendre, au premier jour, qu’il s’est fait arrêter dans quelque grand magasin de nouveautés en volant de la même manière deux ou trois paires de draps !

Voilà l’histoire de son vingt-septième mariage. Les vingt-six autres ont eu un dénouement aussi cocasse. Loin de t’effrayer du vingt-huitième qui est en train, dis-toi bien, Joséphine, que ce pauvre Stauber est poursuivi par une telle guigne que cette dernière tentative finira, comme les autres, par quelque burlesque pétarade.

L’artiste achevait à peine de présenter cette consolation à la jolie brune qu’une voix, derrière eux, prononça ces mots :

– Joséphine, un bock et deux saucisses.

– Ah ! quand on parle du loup !… lâcha la servante qui, s’étant retournée, reconnut le nouveau consommateur.

Puis, après l’avoir examiné des pieds à la tête, elle débita moqueusement :

– Tiens ! il est déguisé ?

C’était un jeune homme d’une trentaine d’années, maigre, au grand corps disgracieux, au visage en lame de couteau dont les traits exprimaient une sorte d’effarouchement comique. Quant à ce que la servante appelait un déguisement, il faut avouer que c’était une tenue qui n’était guère de mise pour venir manger des saucisses dans une brasserie, car il était en grand costume de soirée : habit noir, cravate blanche, gants paille, etc.

– On va vous les donner vos saucisses, mon beau revenant, mais je vous préviens qu’il vous faudra les expédier, car voici l’heure de fermer l’établissement, déclara Joséphine avant de s’éloigner.

Quand elle s’était retournée vers l’arrivant, la servante s’était montrée au Beau Victor, qui ne l’avait toujours vue que de dos.

– Tudieu ! la superbe créature ! Mais où l’ai-je donc déjà rencontrée, car, j’en jurerais, son visage ne m’est pas inconnu, pensa l’assassin avec une admiration mêlée d’une surprise profonde.

Avant d’aller s’asseoir, Stauber (car c’était lui) était resté sur place, fouillant dans la poche de son habit. Il en tira une paire de besicles énormes qu’il se planta sur le nez, opération qui lui permit de reconnaître l’artiste.

– Ah ! mon excellent Gontran ! s’écria-t-il du ton désolé d’un homme qui éprouve le besoin des consolations de l’amitié.

Puis, après s’être installé en face de son ami, il poussa un gros soupir en secouant la tête tristement.

– Oh ! oh ! fit l’artiste moqueur, voilà un soupir qui ne va pas avec ta tenue de fête, car tu es joliment bien mis ce soir.

– Si tu savais ce qui m’est arrivé il y a dix minutes ! gémit piteusement Stauber.

– Ponds-moi ta confidence.

– Je viens de rater mon mariage.

– Ton vingt-huitième ? Pourquoi ? Est-ce que tu as encore escamoté un mouchoir ?

– Non. Apprends que, devant ma fiancée et plus de vingt personnes, on m’a flanqué à la porte.

– Pour quel crime ?

– Je l’ignore. Ce que je sais, c’est que, tout à coup, la société est devenue muette et s’est éloignée de moi, les hommes en me faisant des yeux furibonds, les dames en se cachant la figure dans leurs mouchoirs. C’est alors que mon futur beau-père est venu me signifier mon congé.

– Tout bas, à l’oreille, dans un petit coin ; je vois cela d’ici.

– Pas du tout. En plein salon et, d’une voix qui n’a pas laissé perdre un mot aux assistants, il m’a hurlé cette phrase qui ne prêtait à aucun double sens : « Faites-moi le plaisir de détaler d’ici, indécent farceur ! et d’aller dehors débiter vos ignobles obscénités. » Et, là-dessus, il m’a pris par les épaules et m’a poussé jusqu’à l’antichambre.

Gontran devinait là-dessous encore une de ces bouffonnes aventures que sa malchance perpétuelle suscitait à Stauber. Il aurait volontiers pouffé de rire, mais il lisait sur la figure de son ami tant de naïveté innocente qu’il comprima sa gaieté pour demander sérieusement :

– Quelles obscénités avais-tu donc dites, monstre sans pudeur ?

– Je le cherche vainement. Je faisais comme la société, je jouais aux jeux innocents.

– Aïe ! aïe ! Je te soupçonne d’avoir eu des mots qui n’étaient pas d’accord avec l’innocence des jeux.

– Pas les moindres mots.

– Ou des gestes, alors… avec ta voisine.

– Ma voisine était un ancien magistrat.

Et, après une ample lampée de bière destinée à faire passer sa première saucisse, Stauber ajouta d’une voix navrée :

– Vrai ! C’est à n’y rien comprendre.

– Voyons, fit l’artiste que la curiosité tourmentait, précisons un peu… On jouait aux jeux innocents, bon ! c’est convenu… Mais, au moment même où le beau-père a fondu sur toi, que faisais-tu ou disais-tu ?

– Je venais de poser à ma fiancée et aux dames une petite devinette en vers.

En entendant son ami parler de devinette, Gontran flaira tout de suite que là-dessous devait se cacher la gaffe monstrueuse que sa naïveté avait fait commettre au malchanceux.

– Tu composes donc des devinettes en vers à présent ? demanda-t-il.

– Nullement. Cette devinette n’est pas de moi. Le hasard me l’avait fait lire ce matin dans un recueil du siècle dernier et j’avais été séduit tellement par sa simplicité et son bon goût que je m’étais dit aussitôt : « Je m’en servirai ce soir chez le beau-père. »

– Simple, de bon goût, répéta l’artiste, et aussi d’une décence irréprochable.

– Pour qui me prends-tu ? sans cela l’aurais-je récitée à des dames et à ma fiancée. Veux-tu en juger ? Je vais te la répéter.

– Oui, débite ta poésie.

– Écoute un peu comme c’est d’une innocente simplicité.

Et Stauber, la main en pigeon-vole, récita :

À mon gré, je m’ouvre un passage
Dans le sentier le plus étroit.
Ma tête laisse dans l’endroit
Un sur témoin de mon voyage.

Gontran le regarda tout ébahi d’une stupéfaction joyeuse, puis, en voyant l’air parfaitement candide de son ami, il lâcha la bonde à son rire en se tenant les côtes.

– Qu’est-ce qui te prend ? fit Stauber étonné.

– Ah ! voilà les devinettes que tu poses aux dames et aux demoiselles, toi ! Je t’en fais mon compliment ! Je comprends pourquoi elles se cachaient la figure dans leurs mouchoirs. On peut te mener en société, tu y fais merveille.

– Que trouves-tu donc à redire ?

– Mais tu es un affreux garnement, mon bonhomme. Tu dégommes Piron ! Tu enfonces le marquis de Sade !

– Pourquoi ?

– Comment ? Pourquoi ? Tu le sais aussi bien que moi. Songe donc au mot de ta devinette !

– Le mot ? répéta Stauber ahuri.

– Oui, le mot. Ose donc me le dire en face, à moi qui n’ai pas la candeur d’une fiancée. Ose donc un peu.

– Le mot, c’est AIGUILLE, dit simplement Stauber.

– Aiguille, répéta Gontran qui resta un instant ébaubi à ce dénouement aussi inattendu que justifié. Mais sa gaieté le reprenant à propos d’un autre sujet, il se remit à rire de plus belle en bégayant, car il suffoquait :

– Oui c’est aiguille, tu as raison. Mais, sacrebleu ! mon pauvre ami, je dois reconnaître que tu as une rude déveine en tout et partout. Je crois que si tu offrais une rose, elle se changerait en haricot. Décidément le guignon t’en veut.

Tout en mâchant la dernière bouchée de sa seconde saucisse, Stauber dit en secouant la tête :

– Ce n’est pas encore trop de connaître le motif pour lequel mon beau-père m’a flanqué à la porte qui m’intrigue le plus.

– Quoi donc alors ?

– C’est de savoir pourquoi, après ma devinette entendue, ma fiancée a rougi.

– Ah ! elle a rougi ? fit l’artiste en comprimant un nouveau rire.

– Cette jeune vierge a tourné au coquelicot.

– C’est peut-être parce que ta jeune vierge était honteuse de ne pas deviner le mot, avança Gontran imperturbable.

Tout à leur dialogue, les jeunes gens n’avaient fait nulle attention à Fauville qui, dans son coin, avait bu silencieusement plusieurs bocks. Le temps s’écoulait et le beau Victor aurait dû partir pour exécuter son vol, mais il avait oublié les soixante mille francs qui l’attendaient dans la caisse de Moiselle pour ne penser qu’à l’heureuse chance qui, dans quelques heures, allait advenir à ce Gontran contre lequel il se sentait pris d’une haine féroce. Dans la conversation de l’artiste, il guettait une phrase, un seul mot qui pût l’éclairer, lui indiquer d’où et pourquoi ce bonheur arriverait.

Il fut tiré de sa rêverie sombre par la voix du maître de la brasserie qui adressait cet avertissement à ses consommateurs :

– Il est deux heures. On ferme.

Le beau Victor se leva. Sur un signe de lui, Joséphine vint recevoir son argent.

– Où donc ai-je vu le visage de cette femme ? se répéta-t-il encore en la regardant s’éloigner.

Il sortit, mais, à dix pas, il alla se poster dans un renfoncement obscur de la rue.

– Ce Gontran demeure passage Saulnier. Qui sait si je n’aurai pas besoin un jour de savoir le numéro de sa maison ? Attendons pour le suivre, se dit-il.

Deux minutes après, l’artiste sortait avec Stauber. Avant de se séparer, car ils ne suivaient pas le même chemin, ils s’arrêtèrent à trois pas de la cachette de Fauville pour les adieux.

– Tu sais, mon bonhomme, disait Gontran, quand tu entameras ta vingt-neuvième tentative de mariage, s’il te prenait encore l’envie de poser des devinettes, récite-les-moi d’abord avant de les débiter à la fiancée.

– Pourquoi ? Ne sais-je pas ce qui peut convenir à une jeune fille ? répliqua Stauber d’un ton un peu froissé par cette proposition de censure préalable.

Gontran s’empressa de verser du baume sur cette légère blessure d’amour-propre :

– Je le sais, mon vieux, je le sais. C’est justement parce que je connais ton tact à choisir des devinettes pour jeunes vierges que je veux m’en faire une collection pour le jour où, moi aussi, je tenterai de me marier.

– Ah ! oui, avec ta jolie brodeuse, n’est-ce pas ? demanda curieusement Stauber.

– Malheureusement, non, dit l’artiste dont la voix s’attrista subitement.

– Puisque tu l’aimes ?

– C’est justement parce que je l’aime que je ne dois pas l’associer à ma misère. Elle mérite mieux que moi, un sans-le-sou, la gentille mignonne que je voudrais tant voir heureuse.

Et Gontran soupira en ajoutant :

– Ah ! si j’étais riche !

– Bast ! la misère se supporte facilement à deux quand on s’aime, avança Stauber.

Le myope, au sortir de la brasserie, avait trouvé bon de retirer ses lunettes. En croyant tendre la main à son ami, il lui secoua le nez en disant :

– Bonsoir ! demain, je te porterai une collection de devinettes choisies… choisies pour jeunes filles, tu peux compter sur moi.

Gontran poursuivit sa route, suivi à vingt pas par Fauville. Cinq minutes après, il entrait dans une maison située au milieu du passage Saulnier.

Quand la porte se fut refermée sur l’artiste, le beau Victor vint examiner la maison, en prit le numéro, puis s’éloigna en murmurant :

– Il aime une brodeuse. C’est bon à savoir pour le cas où je m’occuperais de lui.

Et il se dirigea vers la rue du Helder, se torturant toujours l’esprit à deviner comment l’artiste allait devenir subitement riche.

La rue était obscure et déserte quand il arriva devant la petite entrée particulière qui devait lui donner accès dans la cour de la demeure du notaire. Il prit la clef voulue, fit jouer la serrure et franchit le seuil de la porte. Au fond de la cour, se voyait une fenêtre du rez-de-chaussée faiblement éclairée par la lueur d’une veilleuse. C’était la loge des concierges, située près de l’entrée principale, sur l’autre rue. On y dormait à poings fermés.

Sans coup férir, il se trouvait dans la place.

À sa gauche était l’escalier conduisant à l’étude, au premier. Il monta l’étage lentement et arriva devant l’étude dont sa seconde clef lui ouvrit la porte qu’il poussa doucement.

Il souriait, encouragé par son succès facile.

Avant de se risquer dans la profonde obscurité de l’étude, il s’arrêta pour bien se rappeler les dispositions de la pièce, telle qu’il l’avait vue lorsqu’il était venu prendre Moiselle pour dîner, se remémorant la place de chaque pupitre contre lequel il devait éviter de se heurter avec bruit.

Il fallait s’avancer tout droit de huit pas, puis obliquer un peu à gauche. Le pupitre de Moiselle était là, en avant de la caisse scellée dans le mur.

Sa mémoire lui avait bien fidèlement retracé tous ces détails, car, une minute après, sa main qu’il promenait à tâtons sentit le froid de l’acier de la caisse.

– En avant la troisième clef ! se dit-il avec un frisson de joie à la pensée des billets de banque qu’il allait trouver.

La caisse venait de s’ouvrir et il étendait la main vers la tablette quand, tout à coup, dans le silence, une voix fit entendre ces mots :

– Là ! voici la procuration écrite. Veuillez me la signer, cher monsieur.

Fauville, qui avait tressauté de peur, aperçut alors une mince raie lumineuse qui filtrait sous une porte donnant sur l’étude.

Loin d’être couché, le notaire était dans son cabinet, traitant, malgré l’heure avancée, une affaire avec un client. Bien en avait pris au beau Victor d’éviter le moindre bruit.

Il restait là, figé sur place par une surprise d’effroi, la main toujours tendue vers la caisse sans penser à l’avancer.

Après un petit temps employé sans doute par le client à donner la signature demandée, le notaire reprit :

– Vous n’avez plus de recommandations à me faire ?

– Aucune. Il ne me reste plus qu’à vous remercier d’avoir bien voulu me consacrer des heures prises sur votre sommeil. Ce qui m’a fait vous demander cette entrevue nocturne, c’est qu’il faut que rien ne puisse mettre notre jeune homme sur la piste. Je craignais que quelqu’un… un de vos clercs, par exemple… qui m’aurait vu venir ici, pût lui parler de ma visite à l’étude.

– Personne ne sait rien, sauf mon premier clerc que la nature des opérations à suivre m’a forcé de mettre en tiers dans le secret. Mais rassurez-vous, Moiselle est d’une discrétion profonde. Et puis d’ailleurs il ne vous connaît ni de nom ni de visage. Le seul personnage qu’il m’a fallu nommer est le jeune homme du passage Saulnier, M. Gontran Corpin.

Puis, après une pause :