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Les critiques d'art et amis Estelle Rambrant et Jason Gloves se rejoignent à New York pour les expertises de la collection d'un célèbre galeriste criminel. Une mystérieuse découverte vient troubler les recherches et le lourd secret qu'elle révèle risque bien de changer l'issue de l'invraisemblable affaire qu'ils croyaient résolue. Quelques mois à peine après l'enquête déroutante qui les avait réunis dans Aimer l'art puis s'ennuyer, Estelle, Cassandre, Cillian, Jason, Marcus et Eduardo, plus que jamais liés les uns aux autres, se retrouvent face à la folie destructrice d'un homme et celle, vengeresse, de son entourage. Confrontés malgré eux à leurs propres faiblesses, il relèvent un nouveau défi avec une détermination et une énergie intactes. L'Art demeure au coeur de cet épisode, au coeur de l'énigme et de la vie. Il dévoile les esprits les plus sombres comme les plus lumineux. Il ressuscite les passés les plus troubles et enflamme les futurs les plus exaltants.
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Seitenzahl: 420
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Toutes les histoires sont des histoires d’amour.
Robert MCLIAM WILSON, Eureka street
Pour Bill
Vendredi 23 août
New York
Ballycastle
Paris
Fishkill
Samedi 24 août
New York
Ballintoy
Lundi 26 août
Venise
Mardi 27 août
Wellfleet
Mercredi 28 août
Belfast
Vendredi 30 août
São Paulo
Londres
Samedi 31 août
Belfast
Dimanche 1er septembre
New York
Lundi 2 septembre
New York
Mardi 3 septembre
Ballintoy
New York
Mercredi 4 septembre
São Paulo
New York
Jeudi 5 septembre
Fishkill
New York
Vendredi 6 septembre
Londres
New York
São Paulo
Samedi 7 septembre
Dublin
New York
Dimanche 8 septembre
New York
Venise
Ballintoy
Mardi 10 septembre
New York
Londres
Mercredi 11 septembre
São Paulo
New York
Jeudi 12 septembre
Belfast
Toulouse
Vendredi 13 septembre
Paris
Venise
Samedi 14 septembre
Londres
Belfast
Londres
Dimanche 15 septembre
Fishkill
Venise
Mardi 17 septembre
Londres
Mercredi 18 septembre
Londres
Jeudi 19 septembre
Fishkill
New York
Belfast
Vendredi 20 septembre
New York
Samedi 21 septembre
Londres
Venise
New York
Dimanche 22 septembre
New York
Ballycastle
Lundi 23 septembre
New York
Mardi 24 septembre
Toulouse
Mercredi 25 septembre
Fishkill
Wellfleet
New York
Jeudi 26 septembre
New York
Vendredi 27 septembre
New York
Samedi 28 septembre
São Paulo
Fishkill
Dimanche 6 octobre
Ballintoy
Wellfleet
Lundi 7 octobre
Bristol
Mardi 8 octobre
Londres
Le faisceau de la lampe torche tremblait devant la silhouette qui glissait dans l’interminable couloir. De longs doigts agiles composèrent un code sur un petit boîtier et le son sec du déblocage de la porte résonna dans l’espace vide. L’ombre se faufila derrière le lourd panneau dont l’ouverture avait déclenché l’allumage en cascade de plusieurs néons, vibrant sous les plafonds. La frêle figure en jogging et blouson à capuche noirs marchait à grands pas vers le fond du gigantesque hangar qui servait de réserves à la galerie Grosmann. Elle s’introduisit dans l’un des nombreux containers dont la porte n’était pas munie d’un cadenas. C’était l’un des plus petits, un vingt pieds, un vieux modèle qui avait dû être bleu, mais la peinture s’était depuis longtemps écaillée et la rouille avait envahi la quasitotalité de sa surface. On pouvait encore deviner les traces d’un logo circulaire dans lequel le dessin d’un éléphant n’en finissait pas de disparaître. La lampe torche toujours allumée était posée sur le sol jonché de livres, de papiers gras et de restes de repas séchés dans de grands gobelets en carton. Puis une lumière plus forte éclaira l’espace. L’homme jeune, chevelure auburn et hirsute, avait posé son blouson sur une sculpture aux teintes chair, blanches et brunes en forme de plante étrange, épanouie et rondelette, dont les bourrelets généreux et les fleurs sensuelles débordaient de toutes parts. La lumière blafarde qui baignait l’endroit accentuait la brillance des couleurs et conférait à la matière l’illusion du vivant. Il fit glisser un petit panneau en métal sur la paroi du fond, saisit la lampe et s’accroupit avec souplesse pour pénétrer dans une seconde chambre du container. Il actionna un interrupteur. La même lueur crue inonda la boîte et révéla une montagne de sculptures, un amoncellement désordonné de pièces émaillées, végétaux ou organismes hybrides emmêlés, enlacés, ébréchés qui semblaient soudain vibrer sous l’effet de la lumière. Plus d’une centaine de formes était entassée là, occupant la quasi-totalité du volume de la pièce.
L’homme s’était assis en tailleur devant le fatras. Il regardait presque distraitement en se passant lentement la main dans les cheveux. Il ferma les yeux un instant et expira longuement. Il s’éclipsa brièvement de l’autre côté du panneau avant de réapparaître, un grand marteau dans sa main gauche. Il se redressa, le serra nerveusement, souffla deux ou trois fois bruyamment, puis commença à frapper de toutes ses forces sur les sculptures. Elles se brisaient avec fracas sous ses coups incessants. Elles explosaient littéralement et des éclats de terre se projetaient en tous sens. L’un d’eux vint couper sa joue sans qu’il s’arrête pour autant de grimper et de cogner la montagne craquante. Il trébucha alors qu’il abattait le marteau sur ce qui ressemblait à un ventre rose. Il se coupa la main droite en tombant, sa main gauche toujours agrippée à l’outil. Il se releva et poursuivit en gémissant sa progression destructrice. À présent, son sang éclaboussait les sculptures et les gouttelettes carmin s’écrasaient et coulaient sur l’émail. Après quelques minutes durant lesquelles rien ne résista à ses assauts, son souffle se fit plus court et ses coups plus imprécis. Il glissa une fois sur ses genoux et demeura dans cette position au milieu des débris, lâcha le marteau et posa ses deux mains sur ses cuisses.
Il respirait lourdement, la bouche ouverte, les yeux fermés. Il toucha sa joue et sentit la coupure. Il passa lentement ses doigts le long de l’entaille. Il ouvrit les yeux et regarda sa main ensanglantée. Il baissa légèrement la tête et se mit à sangloter doucement avant qu’il ne soit secoué de pleurs plus intenses et plus sonores. Il resta ainsi jusqu’à ce que son corps soit vidé de ses larmes. Il se redressa enfin et descendit prudemment vers le plancher. Son jean était arraché et ses genoux coupés. Il n’avait pas récupéré le marteau. Il attrapa son téléphone portable dans sa poche arrière et prit nerveusement une rafale d’images. Puis il regarda une dernière fois le saccage avant de s’accroupir et de passer de l’autre côté. Il referma le panneau et resta assis quelques minutes. Il avala d’un seul trait la bière d’une canette posée sur le sol puis essuya son visage, sa main et ses genoux avec du papier journal. Il attrapa le blouson lâché sur la sculpture qu’il regarda étrangement pendant quelques secondes, remit de l’ordre dans ses cheveux, enfila le vêtement dont il releva la capuche sur sa tête. Alors qu’il allait sortir, il revint sur ses pas, jeta la lampe à ses pieds et saisit la sculpture.
Bien qu’elle fût encombrante, il put la soulever et sut qu’il pourrait la porter un moment. Il poussa négligemment le lourd battant du container, prit la pièce dans ses bras et s’éloigna lentement dans le long couloir blafard.
Il se glissa hors de la couchette laissant Estelle s’étendre sur le ventre. Il regarda le dessin gracieux de son dos avant de remonter la couverture sur ses épaules, enfila un grand chandail, un jean, et grimpa sur le pont. Le temps s’annonçait magnifique et le soleil avait commencé à sculpter le rivage. La mer était calme, déjà scintillante. L’île de Raslin se dessinait parfaitement à quelques miles et l’on apercevait les côtes écossaises plus loin.
Cillian adorait cette lumière, cette odeur, cet endroit, et il adorait ce matin penser que la femme qu’il aimait dormait juste à quelques mètres à peine en dessous de lui.
Ils étaient rentrés à Ballycastle dans la nuit après un périple d’un mois et demi sur le Bendhu. Ils n’avaient pas pu réaliser le souhait d’Estelle de retrouver son amie à Carthagène des Indes. Une transatlantique ne s’improvisait pas en plein été. Cillian avait proposé une traversée vers les Açores en attendant une période plus propice à des retrouvailles caribéennes. L’expérience fut très éprouvante pour Estelle qui avait été terrassée par le mal de mer les quinze premiers jours de navigation hauturière jusqu’à Horta. Elle avait été si malade qu’il avait envisagé de tout arrêter, mais elle était obstinée et s’était persuadée, même aux plus abominables moments de ses nausées, qu’elle finirait par s’habituer aux rythmes et aux roulements de l’océan. Il l’avait obligée à se nourrir et à boire, à monter sur le pont. Il avait lui-même quelquefois été sujet au mal de mer et il était vraiment impressionné par sa dignité et son humour qu’elle tentait d’utiliser comme une arme contre le désespoir qui l’envahissait parfois entre deux vomissements. Mais il s’était inquiété aussi de la voir de plus en plus épuisée. Elle ne parvenait pas à manger et lorsqu’ils accostèrent à Horta, il avait remarqué ses yeux creusés et sa silhouette amaigrie. Il avait pris une chambre à terre afin qu’elle puisse se reposer hors du voilier. Au bout de trois jours, elle avait récupéré son sourire, son appétit et son sommeil.
Il lui avait proposé de rentrer en Irlande en avion, mais elle avait catégoriquement refusé d’interrompre l’aventure. Les dix jours suivants furent consacrés à la découverte de l’archipel. Estelle était remontée sur le voilier avec un peu d’appréhension, mais aucun haut-le-cœur, aucune migraine n’étaient venus perturber ses sensations et ses visions. Elle avait alors profité de chaque instant avec Cillian sur ces terres uniques et ces flots incomparables. Le retour en Irlande avait été plus clément, l’Océan plus serein et son ventre à peine secoué de spasmes nauséeux. Ils avaient rejoint le port de Ballycastle en pleine nuit.
Après avoir amarré le Bendhu, ils s’étaient glissés l’un contre l’autre dans la cabine et endormis presque aussitôt, emportés par la fatigue.
Il avait hâte à présent de rentrer à Ballintoy. Il pensait souvent à leur rencontre amoureuse et aux circonstances si particulières qui l’avaient provoquée. Il avait redouté un moment que l’intensité de leurs sentiments n’ait été liée qu’à ce tourbillon dans lequel ils avaient été projetés cinq mois auparavant, mais le lien extraordinaire qui les unissait depuis lors prouvait seulement que ces étranges événements en avaient été le stupéfiant révélateur. Ils avaient peu reparlé de cette période fébrile, mais l’un et l’autre n’avaient rien oublié de la tension et de l’inquiétude qu’elle avait suscitée ; des amitiés, des amours et des trahisons qu’elle avait entraînés ; des personnalités qu’elle avait révélées. L’un et l’autre avaient enfoui les peurs et les incertitudes qui s’étaient sournoisement éveillées en eux. Après le procès, ils avaient eu peu de contacts avec les proches, les amis et les collègues embarqués avec eux dans cette rude aventure, comme si chacun avait éprouvé le besoin de renouer avec soi-même, avec son rythme, son espace, son esprit. Estelle n’avait gardé que les deux projets qui lui tenaient tant à cœur, la résidence vénitienne et l’édition avec Peter Doig ; Cillian avait allégé son programme de courses et de régates et confié l’école de voile à son fidèle coéquipier Jeffrey pendant l’été.
Encore dix jours avant de retrouver les repères, les projets et les lieux qu’ils avaient mis de côté. Cillian s’en réjouissait, mais ne parvenait pas à se débarrasser de cette légère appréhension qui serrait sa poitrine lorsqu’il pensait aux séparations qui ne manqueraient pas de l’éloigner de nouveau d’Estelle. Sa proximité quasi permanente avec elle pendant ces derniers mois avait scellé un attachement unique auquel il n’était pas près de renoncer. Alors qu’il se laissait envahir par ses pensées anxieuses, il sentit les bras d’Estelle glisser sous les siens et ses mains chaudes se croiser sur son ventre. Il ferma les yeux en soupirant avant de se tourner vers elle. Son visage était encore plissé par le sommeil et ses paupières décolorées par la fatigue.
Elle le regardait en souriant.
— Bonjour Cillian O’Lochlainn. Comment savoures-tu le retour chez toi ?
— Avec toi Estelle et j’adore ça…
Il caressa doucement le dessous de ses yeux avec ses pouces comme il le faisait souvent.
— Tu devrais encore être au lit. Je vais chercher des scones…
Il s’apprêtait à partir, mais elle le retint par le poignet.
— On ne va pas se quitter tout de suite, n’est-ce pas ?
Il prit ses deux mains dans les siennes.
— Tu lis dans mes pensées, Estelle Rambrant ?
Elle émit un petit son étrange qui voulait certainement signifier « Pourquoi ? ».
— Parce qu’il n’en est pas question !
Il replaça une mèche de cheveux derrière son oreille et s’élança sur le ponton en riant. Elle le vit s’éloigner, puis ferma les yeux un instant avant de regarder vers la côte illuminée.
La date des expertises venait d’être communiquée à Daniel Lelouch. Il fut soulagé d’apprendre qu’Estelle Rambrant et Jason Gloves avaient été sollicités et même s’il se doutait que ni l’un ni l’autre n’apprécierait d’être replongé dans l’affaire des « Farces et attrapes », il se réjouissait à l’idée de les rencontrer de nouveau. Les études auraient lieu pendant cinq jours à New York. Près d’une centaine d’œuvres attendaient depuis trois mois dans les réserves de la galerie Grosmann. Après sa condamnation, ses espaces avaient été fermés aux quatre coins du monde. L’ensemble des œuvres emmagasinées au profit de l’Organisation avait été soigneusement stocké dans les immenses réserves de la galerie et le gigantesque entrepôt saisi pour permettre à l’Unité Œuvres d’art d’Interpol de recenser les pièces avant l’évaluation.
Il aurait préféré une autre occasion pour son premier voyage new-yorkais, mais il était impatient de faire connaissance avec la ville mythique. Il espérait secrètement que Jason Gloves consacrerait un peu de son temps pour l’accompagner dans ses premiers pas.
Deux autres experts avaient été nommés. Chiara Zanobetti était conservatrice à la Galleria dell’Accademia de Venise et l’une des plus jeunes spécialistes de l’art italien des XVe et XVIe siècles.
Laurens de Gijselaar dirigeait le département de la peinture hollandaise et flamande des XVIe et XVIIe siècles au Rijksmuseum d’Amsterdam. Il ne faisait aucun doute que les trésors amassés n’étaient pas tous contemporains.
Le procès Grosmann avait eu lieu en un temps record à la fin du mois de juin, facilité par la limpidité indiscutable des culpabilités et les rôles de chacun dans l’affaire. Durant les six jours d’audience, Georges Grosmann avait assumé avec arrogance sa responsabilité et n’avait pas hésité à détailler méthodiquement celle de ses collaborateurs. La disparition de la journaliste finlandaise demeurait le seul mystère de l’histoire et la Police internationale était toujours à sa recherche. Le cas de Marcus Garbot fut réglé avant même le début des débats. Son rôle évident dans la mise à jour des projets criminels de la bande et la protection inédite dont Lelouch lui fit bénéficier évacuèrent la question de sa culpabilité, en particulier celle de l’empoisonnement d’Estelle Rambrant à Venise qui, bien qu’évoqué techniquement par Murray Dunne et abjectement par Joachim da Silva, ne put lui être attribué.
Aucun des cinq collectionneurs qui avaient composé le groupe des « Farces et attrapes » n’écopa d’une peine de prison, pas même Guan Wei ou Suzann Lennon qui avaient cependant directement participé à des actions de sabotage. Malgré les témoignages qui n’avaient pas épargné la collectionneuse anglaise, son avocat avait réussi à plaider la fragilité psychologique. Le juge avait imposé un suivi médical approprié, une amende considérable et une interdiction — une première en la matière — de se rendre dans un musée, une galerie ou une salle des ventes sans y être accompagnée. Suzann Lennon n’avait pu se départir, pendant l’énoncé des sanctions, de son petit sourire ironique et de son regard toujours aigu et mobile.
Buarque fut convoqué en tant que témoin et les informations qu’il put communiquer furent précieuses, clarifiant les moyens de persuasion utilisés pour convaincre les membres du groupe de leur indéfectible coopération. Les autres acolytes de Grosmann n’avaient pas bénéficié de la même clémence.
Jacques Berthelot et Jack Tilmor avaient été condamnés à six ans d’emprisonnement tandis que Murray Dunne n’avait pu éviter une sentence de trois années. Ni Berthelot ni Tilmor n’avaient révélé qui s’était caché derrière le criminel de chez Porretin et le juge avait presque souri lorsqu’il avait suggéré qu’ils avaient commandité cette funeste chorégraphie sans même connaître l’identité du danseur. Joachim da Silva avait cru jusqu’au bout qu’il échapperait au désastre et il n’avait pas bronché, les mâchoires serrées et le regard noir vissé sur Jason Gloves, à l’annonce de la sentence qui lui avait été réservée. Une année de prison ferme suffirait à ternir inexorablement sa réputation et mettre fin à sa carrière.
Estelle Rambrant, Cassandre Jeanson, Jason Gloves et Cillian O’Lochlainn furent les seuls témoins présents aux audiences. Ni Angus Craig ni Herbert Kanno n’y assistèrent ; leurs dépositions respectives, longues et minutieuses, avaient été suffisantes pour éclaircir le dossier. Aucun des artistes affectés d’une manière ou d’une autre par les crimes de Grosmann n’accepta une confrontation au tribunal. Ils avaient cependant tous personnellement réagi. Les propos étaient féroces, aiguisés, intelligents et condamnaient sans ambiguïté le geste inconcevable de l’homme puissant et influent, aussi proche qu’il ait pu être de certains d’entre eux et en qui ils avaient placé leur confiance.
Étrangement, l’affaire des « Farces et attrapes » n’avait eu qu’un faible retentissement médiatique et c’est surtout la presse spécialisée qui avait prêté le plus d’attention au triste complot.
La révélation incroyable du grand collectionneur et galeriste international aux manettes de cet inconcevable saccage organisé avait avant tout ébranlé le monde de l’art. L’incompréhension et la stupeur avaient secoué les professionnels et les artistes qui n’auraient pu imaginer pire scénario pour confirmer le dérèglement excessif du marché de l’art contemporain.
Évidemment, les points de vue divergeaient autour de la même constatation. Les uns dénonçaient l’omniprésence et l’influence de ces riches collectionneurs de plus en plus affairistes qui pourrissaient l’écosystème en faisant ou défaisant la cote d’un artiste — et l’un des plus fameux galeristes au monde s’était mis à leur service, sans aucun scrupule, avant de mettre le feu à la maison. Les autres condamnaient avec indignation le délire destructeur d’un de leurs pairs qui saccageait un peu plus leur réputation déjà malmenée, une trahison sans pareille qu’aucun ne pouvait accepter.
D’un côté comme de l’autre, on défendait son pré carré et la plupart des débats étalés dans les pages des magazines, des blogs, des sites ou des rubriques spécialisés se barricadaient derrière des analyses, des commentaires, des jugements souvent convenus ou excessifs, parfois approximatifs, qui ressemblaient plus à une autoprotection qu’à une prise de conscience. Aucune interview n’avait été accordée. Il avait été décidé d’un commun accord que Jason Gloves écrirait un seul article pour le New York Times qui l’avait sollicité pendant le procès. Il serait publié mi-septembre, faisant écho à la fin de l’Exposition en France.
Jason Gloves attendait depuis dix minutes. La pièce était grise, sans aucune ouverture à l’exception d’une étroite porte devant laquelle un gardien demeurait parfaitement immobile. L’avocat de Georges Grosmann l’avait contacté quelques jours plus tôt. Le galeriste avait été transféré de Londres où avait eu lieu le procès.
Il resterait à la prison de Downstate à Fishkill jusqu’à son prochain déplacement prévu pour la fin de septembre. Il avait hésité avant d’accepter cette rencontre. Il s’agissait de finaliser la donation du Banksy au musée Arnolfini à Bristol. Grosmann n’avait pas abandonné l’idée de lui en confier la réalisation et il ne pouvait s’empêcher de croire qu’il y avait derrière ce geste comme un soupçon de remords. Le matin même, il avait quitté Wellfleet où il séjournait depuis une semaine avec Eduardo et Marcus, travaillant ensemble sur leur nouveau projet brésilien.
L’ambiance y était studieuse et chaleureuse comme l’était leur hôte. Il savait que cet entretien serait pénible et le projetterait dans les sombres souvenirs des mois précédents. Ses compagnons n’avaient pas tenté de l’en dissuader ; l’un et l’autre réussissaient plus ou moins à se remettre dans le rythme et la réalité de leur vie et ne pouvaient imaginer lui prodiguer le moindre conseil.
On frappa à la porte. Le gardien s’écarta alors que Grosmann apparaissait vêtu d’un uniforme pyjama bleu ciel, espadrilles aux pieds, les mains menottées devant lui. Il avait maigri. Par réflexe, Gloves s’était levé et remarqua immédiatement le regard vif et incisif qui n’avait absolument pas changé. Ils se dévisagèrent en silence quelques secondes avant que l’avocat n’entre à son tour. Il les invita tous les deux à s’asseoir et fit de même. Gloves n’avait pas imaginé un seul instant qu’il puisse un jour se retrouver ainsi en face de lui dans cette proximité invraisemblable.
— Merci d’avoir accepté cet entretien, monsieur Gloves. Je suis Julian Fischer, l’avocat de M. Grosmann.
Gloves avait hoché la tête en silence et ne pouvait lâcher le regard de Grosmann qui se racla la gorge discrètement.
— Je suis presque content de vous voir, Gloves… Presque, rassurez-vous. J’aurais pu faire la donation du Banksy sans faire appel à vous, mais le souvenir de l’intelligente intimité que nous avons partagée devant la grande toile m’a persuadé que vous étiez l’homme de la situation et… j’ai confiance en vous. Je ne vous propose pas d’argent bien sûr, vous refuseriez…
Gloves soupira d’agacement.
— Je vous en prie Grosmann, nous pourrions éviter ça, non ? Je suis là et je procéderai à la donation en votre nom. Il n’y a plus grand-chose à ajouter, je crois. À moins que vous ayez quelques regrets soudains à exprimer ?
Grosmann souriait presque.
— Vous êtes tellement optimiste, Jason. C’est votre force, ou votre faiblesse peut-être. Considérez que ce cadeau est mon dernier geste de philanthropie. Il n’a pas été facile dans ma situation de convaincre les juges de réaliser cette opération et encore moins qu’ils acceptent que je sois nommé comme généreux donateur. Je ne suis pas modeste, vous le savez…
évidemment.
— Oui en effet, et cela n’a pas vraiment tourné à votre avantage…
Grosmann tendit ses mains entravées au-dessus de la petite table.
— Vue sous cet angle, je ne peux pas vous donner tort. Je vais avoir un peu de temps devant moi. Et j’envisage sérieusement d’écrire l’histoire de ma vie, sans omettre un seul détail… Ça sera passionnant, vous verrez… Vous serez passionné…
Il avait relevé la tête en prononçant ces derniers mots et fixait Gloves qui soutenait son regard. Puis comme s’il se réveillait, il esquissa un sourire.
— Comment va votre talentueuse nièce ?
Gloves fut un peu surpris par la question.
— Bien. Elle s’est installée à New York.
— Excellent choix !
Un silence demeura suspendu dans l’air quelques secondes.
Gloves devinait ce que Grosmann pensait.
— J’aurais beaucoup aimé travailler avec elle…
Julian Fischer remuait son dossier avec impatience.
— Monsieur Grosmann, je crois qu’il est temps de signer les documents.
Il n’attendit pas la réponse et commença à placer les feuillets devant les deux hommes. La photographie du Devolved Parliament glissa sur le sol. Gloves la ramassa à ses pieds et la déposa lentement sur la table en face de Grosmann. Il la regarda attentivement, puis reprit la signature. C’est Fischer qui se leva le premier lorsque le dossier fut clos.
— Monsieur Gloves, je reprendrai contact avec vous très rapidement afin de finaliser la donation.
Gloves et Grosmann se levèrent en même temps, silencieux.
Grosmann se tourna et avança vers la porte, précédé de son avocat et suivi aussitôt du gardien. Au moment de passer le seuil, sa voix retentit clairement.
— Vous aurez envie de me revoir, Gloves !
Jason se demandait une fois encore s’il avait eu raison d’accepter cette drôle de mission. Il avait renoncé à rejoindre Wellfleet pour rentrer à New York et avait roulé une centaine de kilomètres en ressassant cette interrogation. Rien ne l’obligeait à servir ainsi la mégalomanie de Grosmann. Vu les circonstances, la toile de Banksy aurait pu intégrer les collections du musée de Bristol sans cette publicité déplacée pour son donateur. Il ne ressentait aucune compassion pour l’homme qui l’agaçait tellement, mais il avait vu poindre, avant même son arrestation, cette curiosité piquante, puis envahissante qui l’attirait vers la personnalité complexe du collectionneur. Il se sentait capable d’affronter son intelligence et son arrogance. Il se sentait capable de comprendre. Il se sentait aussi ridiculement prétentieux, empêtré dans un filet de considérations malsaines et inutiles qui auraient dû lui être étrangères. Le court entretien avec Grosmann venait de réveiller ces pensées confuses et encombrantes. Il savait qu’il devait s’en confier à quelqu’un. Il avait pensé bien sûr à Estelle dont il ne doutait pas de l’objectivité, mais l’affaire l’avait beaucoup affectée et elle n’était certainement pas encore prête à les entendre.
Il arriva chez lui vers dix-huit heures, non sans avoir subi les inévitables embouteillages de la ville qui avaient étrangement accentué sa torpeur. Il s’était servi un whisky avant de se caler devant la baie sur Central Park. Il était sur le point de joindre Eduardo lorsque son téléphone retentit.
— Salut Marcus, j’allais vous appeler. Je suis rentré à New York, j’avais besoin d’une pause.
— Tout s’est bien passé ?
— Oui… Oui… C’était étrange de revoir Grosmann… De cette manière… Me voilà l’exécuteur de ses bonnes œuvres.
Le soupir sonore qu’il émit n’échappa pas à Marcus.
— Ne te pose pas tant de questions, Jason, et ne cherche pas à le revoir.
— Pourquoi voudrais-je le revoir ?
— Parce qu’il est fascinant, dérangeant et foutrement intelligent.
Je serais tenté moi aussi de lui faire face, de fouiller son esprit tourmenté, de le confondre encore…
— Je n’ai aucun désir de vengeance, aucun… Je…
— Je n’en doute pas. Cette histoire nous a tous perturbés d’une manière ou d’une autre. Mais je ne crois pas qu’il y ait encore quoi que ce soit d’intéressant à résoudre.
— Tu as certainement raison.
— Oublie Grosmann. Le plus vite possible. Ce type est nocif et il le reste, même en prison.
Jason savait que Marcus avait raison et il était presque soulagé qu’il eût deviné sa confusion.
— Merci, Marcus. Je vais rester ici ce soir. J’ai l’impression que cette confrontation m’a épuisé. Je vous rejoins demain. J’aurai les idées plus claires, non ?
Jason avait trouvé le sommeil peu avant le lever du jour. Bien qu’il ait pris soin de visionner une de ces comédies acrobatiques avec Jackie Chan qui l’aidaient souvent à enrayer ses insomnies, la nuit avait été agitée. Il s’en voulait de s’être laissé ainsi perturber par sa rencontre avec Grosmann. Il s’était senti soulagé un moment par les paroles de Marcus, mais replongeait inévitablement dans ses doutes et ses pensées troubles.
Il avait hâte de reprendre le chemin de Wellfleet et de retrouver ses compagnons de recherche. Ils élaboraient ensemble une de ces manifestations qu’il affectionnait tant, une célébration aussi inattendue que décalée de l’art contemporain brésilien.
Eduardo Buarque était non seulement un collectionneur passionné, mais un grand spécialiste de la création et des artistes de son pays ; sa bonne humeur et sa générosité illuminaient en permanence leurs rencontres. Marcus Garbot était un collaborateur acharné et méthodique qui s’avéra très vite être un négociateur doué et convaincant. Jason n’avait pas souvenir d’avoir travaillé dans des conditions à ce point stimulantes et confortables et n’aurait pu rêver d’un projet aussi réjouissant après les jours troubles qu’ils avaient traversés le printemps dernier. Ils s’étaient retrouvés trois fois depuis mai et Marcus n’avait pas caché son enthousiasme lorsqu’il avait rejoint Wellfleet récemment et découvert l’incroyable maison d’Eduardo.
Jason avait besoin de se rafraîchir. Il se glissa hors du lit sans même s’habiller. Il entra dans la douche et se détendit en quelques minutes sous la cascade tiède. Il resta immobile, les yeux fermés, l’eau ruisselant sur son visage et ses épaules. La pensée fugitive du corps frais d’une femme à ses côtés lui fit ouvrir les yeux. Il effaça l’image intempestive en se frottant vigoureusement le crâne. Sa solitude amoureuse était persistante. Eduardo n’avait pas manqué de lui faire remarquer avec son humour sans tabous, lui proposant sa compagnie amicale. Il n’avait pu s’empêcher de rire gentiment en déclinant son offre. Le souvenir de cet épisode dessina un sourire sur ses lèvres.
Il décida de ne pas se raser. Après tout, personne ne se plaindrait de sa peau un peu rêche. Il se sentait mieux. Après avoir avalé un café serré, il ouvrit le courrier qu’il avait négligemment posé sur son bureau la veille en rentrant. Il remarqua immédiatement l’enveloppe marquée du sigle Interpol, Unité Œuvres d’art. La lettre confirmait sa nomination en tant qu’expert dans la prochaine estimation des œuvres de l’affaire des « Farces et attrapes ». Elle aurait lieu à New York du deux au cinq septembre dans les entrepôts de la galerie Grosmann. La lecture de la présence d’Estelle et de Lelouch pendant la session avait déclenché un soupir de soulagement. Il ne connaissait pas les deux autres personnes chargées des pièces anciennes. Il savait qu’il ne pouvait pas refuser même s’il avait cru un moment que son implication dans l’affaire aurait pu lui éviter cette responsabilité. Il pensa à Estelle qui appréhenderait à n’en pas douter de plonger de nouveau dans la sombre histoire. Il était heureux néanmoins de la revoir prochainement et se promit de veiller sur elle. Elle était certainement rentrée des Açores à présent.
Il avait envie de l’appeler, mais se ravisa, elle serait informée d’ici peu si elle ne l’était pas déjà. Ils ne s’étaient pas revus depuis Belfast, fin avril. Il y avait eu ces deux mois sans aucune nouvelle. Une distance nécessaire qui leur avait permis de digérer, de récupérer, de projeter enfin leur futur, et celui d’Estelle se dessinait depuis lors avec Cillian. Elle lui avait adressé une lettre-fleuve dans laquelle elle se livrait sans artifice et en toute confiance. Elle était franche et les mots précis qu’elle avait employés pour décrire son amour pour Cillian n’auraient pas pu être écrits à une autre personne que lui, même si certains d’entre eux lui avaient été douloureux. Ces mots lui disaient aussi l’attachement exceptionnel qui les unissait et qui les unirait toujours, et rien, absolument rien, ne pourrait le défaire. Il lui avait répondu, synthétique et bref comme à son habitude, tentant maladroitement de ne pas laisser trop paraître l’immense affection qu’il avait pour elle. Le retour d’Estelle ne s’était pas fait attendre et il avait visualisé aussitôt son sourire moqueur en lisant la seule phrase du message.
« Détends-toi Jason, je t’aime aussi. »
Il était décidément trop nostalgique. Il finit son café en continuant de scruter le courrier. Il reconnut l’écriture de Cassandre qui se déroulait bien ronde au dos d’une carte postale illustrée par un paysage montagneux.
« Salut Jason, nous rentrons la semaine prochaine. Grand-mère Jeannette adore Elian, elles sont inséparables. Je me demande si je ne vais pas la laisser ici… Les montagnes sont splendides, mais tu me manques quand même ! J’ai beaucoup peint, bu, dessiné, aimé… Je t’appelle dès mon retour. Je t’embrasse fort. Cassandre »
Il garda un instant la carte entre ses doigts en souriant. Cassandre était en France depuis presque un mois et son retour l’enchantait. Il soupira brièvement en se levant. Maintenant qu’il avait des nouvelles des deux femmes de sa vie comme il aimait le dire, il ne lui restait plus qu’à rejoindre ses amis à Wellfleet.
Cillian venait d’entrer dans le salon les bras chargés d’un fatras de linge trempé qui ruisselait sur son corps. C’était là son seul vêtement. Estelle s’empressa de quitter le canapé et le livre qu’elle lisait et s’approcha de lui en riant.
— La machine vient de rendre l’âme… sans même avoir pris le temps d’essorer !
— Et tu comptes aller où avec ces choses dégoulinantes ?
Elle lui fit faire demi-tour. Elle le regarda des pieds à la tête avec un petit air satisfait.
— Humm… pas mal ce séchoir.
Elle passa la main gentiment sur ses fesses alors qu’il avançait.
On frappa à la porte au même instant. Elle l’embrassa dans le cou rapidement avant de le pousser vers l’office.
— Tu devrais peut-être t’habiller…
Elle ouvrit. Lorna et Michael se tenaient bien droits dans l’encadrement de la porte. Lorna s’élança aussitôt vers elle en tendant les bras, son magnifique sourire aux lèvres. Elle la serra avec fougue et l’embrassa bruyamment.
— Oh ! Tu es splendide ! J’avais tellement hâte de vous voir.
Elle la prit de nouveau dans ses bras et se balança comme une enfant. Cillian, qui avait enfilé un tee-shirt et un jean, venait d’apparaître. Elle bondit vers lui en s’exclamant de joie.
— Ah ! le voilà, le voilà… Je ne pouvais plus attendre.
Elle enveloppa Cillian qui la souleva en riant. Quand il la posa sur le sol, elle ébouriffa ses cheveux comme elle le faisait lorsqu’il était plus jeune. Michael, moins démonstratif, ne se priva pas néanmoins de serrer longuement Estelle pendant que Lorna décoiffait Cillian. Puis il leva une main dans laquelle il tenait une bouteille de champagne.
— Nous avions prévu d’arriver cet après-midi, mais elle était insupportable…
Il vint attraper fermement Cillian par les épaules.
— Vous nous avez manqué, bon sang…
Ce n’était pas tout à fait l’heure de l’apéritif, mais Cillian alla chercher quatre flûtes alors qu’Estelle les invitait à s’asseoir.
Michael ouvrit la bouteille dont le bouchon alla claquer sur le plafond. Le champagne qui n’était pas assez frais déborda copieusement des verres, mais cela suffit pour trinquer chaleureusement à leur retour.
— On ne vous dérange pas au moins ?
Lorna avait prononcé ces mots en relevant gentiment ses sourcils, les regardant l’un après l’autre. Cillian lança une œillade moqueuse à Estelle avant de répondre.
— Absolument pas. La machine à laver vient de lâcher et j’étudiais une solution appropriée pour faire sécher le linge…
Et…
Lorna fronçait le nez en signe d’incompréhension pendant que Michael souriait du coin des lèvres. Estelle le regarda en riant de bon cœur. Évidemment, elle leur proposa de prendre le linge et d’aller à Portrush acheter sur-le-champ une nouvelle machine. Il fut convenu qu’il y ait d’abord un déjeuner. Ils partagèrent deux homards frais pêchés la veille avec des pommes de terre et la mayonnaise d’Estelle pour laquelle Cillian était prêt à se damner… Un peu de vin blanc, une salade de fruits, des cafés…
Le récit du périple fut cocasse, joyeux, et même le terrible mal de mer d’Estelle avait pris dans la bouche de Cillian un goût aventureux digne d’un roman de Stevenson. Avant de partir, Michael avait donné à Estelle une grande enveloppe dans laquelle se trouvait son courrier relevé par ses soins depuis son départ. Lorna avait fini par accompagner les garçons, estimant qu’elle serait plus à même de choisir la meilleure machine avec les programmes les plus adaptés. Estelle ne s’était vraiment jamais souciée de ces détails et Cillian était suffisamment autonome pour qu’elle n’ait pas besoin d’intervenir sur ce sujet crucial.
Elle fut un peu surprise de savourer la solitude et le calme qui suivirent leur départ. Elle se demandait depuis quand elle n’avait pas passé plus d’une journée seule et il fut évident que la réponse se formulait en nombre de mois. Elle eut une envie soudaine et irrésistible d’être chez elle à Belfast en même temps qu’elle éprouvait une sensation confuse de culpabilité envers Cillian qui n’avait jamais, à aucun moment, réclamé sa présence permanente auprès de lui.
Après avoir débarrassé les traces du déjeuner, elle saisit la grande chemise en papier que Michael lui avait laissée et s’installa sur le bar de la cuisine. Elle ne contenait pas grandchose en fait, mais le courrier d’Interpol avait retenu son attention immédiatement. Elle savait très bien de quoi il s’agissait et soupira en regrettant qu’il soit arrivé si vite. Elle ouvrit l’enveloppe sans plus attendre et lut sans étonnement son nom ainsi que celui de Jason parmi les experts. La perspective de passer du temps avec lui atténuait son anxiété à demeurer enfermée cinq longs jours dans les réserves de Grosmann. Mais elle n’avait pas prévu que cela ait lieu si tôt. Son billet d’avion était joint à la lettre et son départ de Belfast était programmé le samedi suivant, le jour même où elle pensait rentrer. Il n’y avait rien de bien compliqué dans tout cela, mais elle éprouva une certaine contrariété à l’idée de changer ses plans et bien plus encore à celle de s’immerger de nouveau dans l’affaire des « Farces ». Elle n’avait pas osé refuser, tout comme Jason, cette dernière collaboration.
La convocation avait un peu éclipsé le plaisir de découvrir l’annonce officielle de sa nomination en tant que commissaire générale de la première résidence de la cinquante-huitième Biennale de Venise intitulée « Chorale », telle qu’elle l’avait suggéré. Le courrier était accompagné d’un message enjoué de félicitations de son amie Alberta qui lui donnait rendez-vous fin novembre à Venise pour la première réunion de préparation.
Elle se demandait jusqu’à quel point son amie avait été mise au courant de son implication dans la découverte du réseau de Grosmann. Mais il serait bien temps de lui poser la question lors de leurs retrouvailles.
La porte d’entrée venait de s’ouvrir et Cillian apparut, un sourire épanoui jusqu’aux oreilles en s’approchant.
— Voilà, livraison lundi ! Et celle-ci sera vaillante jusqu’à la fin de nos jours, dixit Lorna !
Il reconnut immédiatement le regard gris d’Estelle. Elle lui sourit gentiment. Il vit le courrier sur le plateau et prit sa main.
— Une mauvaise nouvelle ?
— Pas vraiment. Je dois être à New York samedi prochain…
L’expertise commence le deux septembre.
— C’est juste un peu plus tôt que tu ne pensais, non ?
— Oui, je sais…
— Et puis tu seras avec Jason, n’est-ce pas ?
— Oui, bien sûr…
— Alors tu n’as aucune inquiétude à avoir ! C’est le job à finir.
Vous êtes des professionnels tous les deux et c’est logique que vous puissiez faire ça. Sans toi, ces malades seraient peut-être encore en train de courir !
Elle le regarda et son sourire parut se détendre.
— Tu as sûrement raison…
Il se pencha sur le bar et l’embrassa tendrement.
— Nous dînons en bas ce soir. Je n’ai pas pu dire non.
La soirée avec Lorna et Michael fut des plus agréables. Les moments partagés avec eux étaient naturellement joyeux et chaleureux comme ceux que l’on pouvait parfois passer en famille. Estelle et Cillian qui avaient perdu leurs parents assez tôt appréciaient d’autant plus cette proximité sincère et affectueuse. Estelle avait bu plus que d’habitude et Cillian avait repéré la brillance de son regard et le port un peu princier de sa tête. Il ne l’avait jamais vue ivre, mais il savait reconnaître les signes annonciateurs de l’euphorie certaine que provoquait sur elle l’abus d’alcool. Il savait aussi que le whisky de ce soir avait apaisé momentanément son anxiété. Ils quittèrent la maison vers minuit. Une lune énorme, presque rose, embrasait la surface étonnamment silencieuse de l’Océan frémissant sous leurs yeux.
Estelle était fascinée.
— Descendons jusqu’à la plage !
L’air était encore chaud. Ils marchèrent en silence jusqu’à la petite plage. La lune était pleine et rousse. La lumière était exceptionnelle, ils sentaient la puissance bienveillante de l’astre juste au-dessus de leurs têtes et demeuraient immobiles, laissant vibrer sur eux le rayonnement lunaire. Elle se tourna vers lui, les yeux scintillant sous l’effet de la lueur. Il s’approcha d’elle et l’attira vers lui. Avant qu’il ne l’embrasse, elle saisit une de ses mains qu’elle fit glisser entre ses jambes sous sa robe. Cillian adora le contact de sa peau si douce. Il effleura lentement l’intérieur de ses cuisses et goûta sa bouche entrouverte. Ses longs doigts s’étaient posés sur sa culotte et commencèrent à la toucher doucement. Il respirait calmement. Elle s’était cambrée légèrement et il sentit son ventre chaud contre le sien. Elle souriait et soupirait. La caresse de Cillian se fit plus précise et elle fut parcourue par une onde de plaisir. Il regardait son visage éclairé par la lune et observait les signes du désir qui dansaient dans ses yeux, coloraient sa bouche, accéléraient son souffle. Il l’embrassa longuement, sensuellement, au diapason de son désir. Il avait envie de l’emmener chez lui. Il éloigna son visage du sien et atténua le mouvement délicat de ses doigts sous la robe. Elle ouvrit les yeux et plissa son nez.
— Mmm, je ne veux pas que ça s’arrête… Encore un peu…
Il lui murmura à l’oreille :
— Estelle, nous prendrons tout le temps qu’il faudra chez moi, je te le promets.
Il prit sa main et ils furent chez lui en un instant. La lumière nocturne baignait la grande pièce avec des reflets d’or. Elle s’était assise sur le grand tapis près de la cheminée et il vint s’asseoir en tailleur devant elle.
— Tu as l’air fatiguée, non ?
— Pas du tout. Et j’ai des choses à finir…
Elle le regardait malicieusement. Il avait encore le parfum de son corps sur lui et la désirait encore plus maintenant. Elle retira ses chaussures.
— C’était délicieux tout à l’heure…
Il s’approcha d’elle et glissa sa main sur sa cuisse. Il la regarda et reconnut le petit air déterminé et un peu sauvage qu’elle dégageait lorsqu’elle avait envie de lui. Elle se redressa.
— Allonge-toi s’il te plaît.
Elle vint à califourchon sur lui en retroussant sa robe au-dessus de ses hanches. Puis elle caressa son ventre et sa poitrine sous le tee-shirt avant d’en relever le tissu, de se pencher et de titiller ses tétons du bout de la langue. Cillian avait découvert avec Estelle le plaisir délicat que procurait cette caresse. Elle passa sa robe par-dessus ses épaules. Il se débarrassa de son maillot.
— Soulève-toi.
Elle se dressa sur les genoux le temps qu’il fasse glisser ses vêtements le long de ses jambes. Il l’attrapa par les hanches et la colla sur lui. La chaleur de son corps l’électrisait. Il dégrafa son soutien-gorge tout en embrassant son cou et ses épaules. Il la retourna soudain sur le dos, dévorant ses seins, son ventre, puis ôta sa culotte avec précipitation et vint appuyer sa tête sur son pubis. Elle avait posé ses mains sur sa chevelure et sentait battre sous son crâne les palpitations de son cœur. Il amena sa bouche vers son sexe et ouvrit doucement ses jambes. Ses lèvres chaudes et sa langue ardente l’affolaient et elle ne put refuser longtemps le plaisir intense qui la submergea. Cillian aimait la voir à cet instant de leur étreinte quand plus rien d’autre n’existait que son abandon à la jouissance. Elle le fit rouler à son côté et vint immédiatement s’allonger sur lui. Elle sentait sa peau brûlante et son sexe dressé. Elle glissa vers son ventre et commença à l’embrasser lentement. Il expira bruyamment en agrippant la laine du tapis. Elle continua de l’exciter serrant ses lèvres sur son pénis, le caressant du bout de la langue. Elle sentait toutes les vibrations de son corps et son désir impérieux. Elle se redressa en un éclair, vit son profond regard et comme une urgence vint ouvrir son sexe sur lui. Ils s’aimèrent passionnément, ne voulant pas finir ce qu’ils avaient commencé, insatiables. C’est la fatigue qui eut raison du brasier. Ils demeurèrent l’un contre l’autre, les yeux grands ouverts, leur respiration encore un peu haletante.
Puis elle s’assit les bras enroulés autour de ses genoux. Elle le regarda tendrement. Elle semblait épuisée.
— Je n’ai jamais eu envie de quelqu’un de cette manière avant toi.
— Mmm… Tant mieux, je sens que tu m’as réservé le meilleur de toi-même…
— Je parlais sérieusement… Je me sens capable de tout avec toi…
— Ne me dis pas ça, c’est très tentant.
Il s’approcha d’elle et l’embrassa amoureusement dans le cou.
— Je t’aime Cillian O’Lochlainn.
L’émotion l’envahissait chaque fois qu’elle prononçait ces mots.
Elle perçut son trouble et caressa sa joue. Il posa sa main sur ses doigts.
— Mon cœur bat différemment, Estelle, quand je suis avec toi.
— Chiara !!
Chiara était sur le petit balcon de son appartement et fumait nerveusement une cigarette blonde.
— Chiara ?!
Elle écrasa la cigarette sous son pied et enfonça le mégot dans la terre un peu sèche d’un géranium assoiffé. Elle se glissa dans le salon encombré de meubles anciens et de livres où une jeune femme très mince, les bras croisés sur le ventre, s’impatientait en tapant du pied sur une parcelle libre de plancher.
— Mais qu’est-ce que tu fais ? Tu es en retard. Ça serait bien que tu ne te fasses pas remarquer avant même de partir, non ?
Chiara soupira en haussant les sourcils.
— C’est bon, je suis prête. J’avais juste besoin de réfléchir.
Elle passa devant son amie en attrapant son sac.
— Tu ferais bien de te rafraîchir l’haleine ou de fumer quelque chose de plus aromatisé, ton odeur serait plus agréable…
— Anna ! Je me demande parfois pourquoi tu es mon amie…
Elle disparut dans le couloir. On entendit un bruit d’eau coulant dans le lavabo. Anna esquissa un sourire et pointa son index devant elle comme si elle s’apprêtait à entendre un bruit particulier qui ne tarda pas à se concrétiser. La voix de Chiara retentit.
— Tu pourrais être aimable, par exemple !
Anna haussa les sourcils.
— Je veille sur toi, Chiara, et crois-moi, j’ai du travail… Je me demande comment tu vas te débrouiller toute seule à New York la semaine prochaine ?
Chiara s’approcha à nouveau de son amie, un sourire moqueur aux lèvres.
— Tu n’es pas ma mère. Et qui te dit que je serai seule à New York ?
Anna hocha la tête et, avant qu’elle n’ait pu prononcer une parole, Chiara l’entraînait hors de l’appartement. Alors qu’elles avançaient dans le couloir, Anna s’arrêta devant la porte. Elle émit un claquement sonore avec sa langue. Chiara s’était retournée en entendant le petit son qu’elle connaissait si bien.
— Quoi ?
— Tu n’as rien oublié ?
Chiara soupira avec agacement. Elle l’observa un instant, puis soupira de nouveau, bruyamment cette fois, avant de passer devant son amie et de rentrer en hâte dans l’appartement. Elle réapparut quelques secondes plus tard, son grand sac à la main.
La convocation d’Interpol était arrivée la semaine précédente et elle vivait depuis dans un état quasi permanent d’excitation qui n'arrangeait rien à son étourderie et sa maladresse naturelles.
Chiara était une professionnelle compétente et recherchée. À trente-six ans, elle était une spécialiste reconnue de l’art italien des XVe et XVIe siècles. Entièrement dévouée à ses recherches et à son enseignement, elle n’avait jamais laissé beaucoup de place à sa vie privée. Née à Venise, elle y vivait depuis toujours et occupait le petit appartement, pas très loin de l’Accademia, que lui avait légué sa grand-mère il y a cinq ans. Accaparée par son travail, elle n’avait touché à rien, ni les meubles, ni les objets, ni les tableaux, ni les livres. Elle avait juste éclairci la chambre pour ne laisser que le lit, une lampe, un livre de chevet toujours posé sur le sol ainsi qu’un fauteuil. Elle dormait de préférence dans des pièces vides. Le reste de l’appartement était nettement moins calme, mais elle circulait avec beaucoup d’aisance dans ce capharnaüm anachronique. Son amoureux du moment s’appelait Matteo. Il était codirecteur d’un hôtel de luxe à proximité de la place Saint-Marc. Elle n’avait pu résister à ses yeux aux reflets d’opale et sa silhouette athlétique. Mais les plaisirs des yeux et du corps ne parvenaient pas, après quelque six mois, à compenser l’ennui qu’elle ressentait de plus en plus souvent en sa présence. Il détestait venir chez elle ; le désordre le mettait mal à l’aise. Elle aimait lire ; il regardait la télévision. Les promenades, les verres de vin, les bons restaurants, l’amour avant le sommeil lui semblaient devenus des routines, agréables certes, mais déjà des habitudes. Il était d’une grande gentillesse et elle n’avait pas encore osé lui dire qu’elle envisageait que leur relation se termine. Ils s’étaient disputés le jour où elle avait reçu le fameux courrier et avait totalement oublié leur rendez-vous du soir. Elle ne l’avait pas encore rappelé.
Elle avait laissé Anna à l’entrée de l’Accademia et s’était précipitée dans la salle de réunion du second étage. Tout le monde était installé, mais rien n’avait encore commencé. Le directeur la salua sobrement d’un hochement de tête et l’invita d’un geste de la main à venir prendre place près de lui.
— Comme vous le savez, notre collègue Chiara Zanobetti sera à New York la semaine prochaine pour participer aux expertises des œuvres ayant de près ou de loin été impliquées dans l’affaire Grosmann. Et vous savez certainement aussi que quelques-unes d’entre elles ne sont pas des pièces contemporaines. On ne nous a pas communiqué la liste des œuvres, mais nous savons tous, pour avoir entendu parler de cette affaire et vu la fameuse vidéo du Guggenheim, qu’une précieuse étude de Pontormo pour la Visitation fait partie du lot. Chiara découvrira le reste sur place.
Il se tourna vers elle en souriant. Elle était un peu nerveuse et ne put qu’acquiescer de la tête. Le directeur poursuivit en rappelant rapidement les faits de l’affaire Grosmann, puis présenta les autres experts qui travailleraient avec Chiara. À l’issue de la réunion, alors que tous quittaient la salle, il posa un petit paquet sur la table devant elle.
— Ceci est à remettre à Jason Gloves de la part de Jean de Gallereau, le directeur de la Punta della Dogana.
— Il y a un message ?
— Je suppose qu’il est à l’intérieur.
Chiara prit le paquet qu’elle mit dans son grand sac. Au moment de se lever, le directeur lui tapota gentiment le dos de la main.
— Tout va très bien se passer, Chiara, ne vous inquiétez pas !
— Oui ! Merci !
Elle rejoignit son bureau à toute vitesse, ferma la porte, alla s’asseoir devant sa table de travail presque aussi encombrée que son appartement et déplia le petit dossier bleu sur lequel était écrit : « Chiara Zanobetti / New York / 31 août – 6 septembre 2019 ». Le premier document était la copie de la lettre d’Interpol, le second une reproduction de l’étude de Pontormo. Elle la saisit entre ses doigts et l’approcha de son visage. Elle ferma les yeux en soupirant à l’idée qu’elle toucherait l’original dans quelques jours. Ce qu’elle préférait par-dessus tout dans son métier, c’était cette relation tactile privilégiée qu’elle avait avec chaque œuvre, comme une connexion irremplaçable avec l’artiste qui l’avait réalisée.