aimer l'art puis s'ennuyer... - Brigit Bosch - E-Book

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Brigit Bosch

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Beschreibung

Lorsque Estelle Rambrant retrouve le célèbre critique Jason Gloves lors du vernissage de l'Exposition, elle ne peut imaginer à quel point les jours qui vont suivre bouleverseront leurs vies. De Toulouse à Oslo, de New York à Londres, Paris ou Belfast, une machination destructrice ébranle le monde de l'art contemporain. Estelle Rambrant et ses amis vont mener malgré eux une enquête aussi énigmatique que périlleuse. Mais sauront-ils déjouer les plans diaboliques de cette mystérieuse Organisation ? C'est un printemps nomade et aventureux avec l'art, un affrontement fiévreux avec l'invraisemblable. La folie, la manipulation et l'amour s'y embrasent...

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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Ähnliche


L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art.

Robert FILLIOU

Sommaire

Mercredi 13 mars

Toulouse

Ballintoy, Irlande du Nord

Toulouse

Jeudi 14 mars

Helsinki

Toulouse

Lisbonne

New York

Oslo

Paris

Écosse

Vendredi 15 mars

Inverness

Samedi 16 mars

Inverness

Paris

Toulouse

Dimanche 17 mars

Ballintoy

Lundi 18 mars

Ballintoy

Londres

Belfast

Mardi 19 mars

Ballintoy

Mercredi 20 mars

Ballintoy

Jeudi 21 mars

New York

Belfast

Vendredi 22 mars

New York

Ballintoy

Samedi 23 mars

Shanghaï

New York

Dimanche 24 mars

Belfast

Los Angeles

New York

Lundi 25 mars

Belfast

New York

Mardi 26 mars

Belfast

Londres

Mercredi 27 mars

New York

Belfast

New York

Jeudi 28 mars

Belfast

Vendredi 29 mars

Los Angeles

New York

Belfast

Ballycastle

Samedi 30 mars

New York

Ballintoy

Wellfleet

Dimanche 31 mars

Divers lieux

Lundi 1er avril

Belfast

New York

Ballycastle

Londres

Mardi 2 avril

New York

Mercredi 3 avril

Belfast

New York

Jeudi 4 avril

Belfast

Vendredi 5 avril

Belfast

New York

Venise

Samedi 6 avril

Los Angeles

Venise

Dimanche 7 avril

Venise

New York

Lundi 8 avril

Venise

Mardi 9 avril

Londres

Belfast

Mercredi 10 avril

New York

Jeudi 11 avril

Londres

Vendredi 12 avril

Belfast

New York

Ballintoy

Samedi 13 avril

Bilbao

Ballintoy

Dimanche 14 avril

Belfast

New York

Lundi 15 avril

Belfast

Mardi 16 avril

Paris

Belfast

Mercredi 17 avril

Belfast

Jeudi 18 avril

Belfast

Los Angeles

New York

Londres

Édimbourg

Paris

Paris

Helsinki

Vendredi 19 avril

Belfast

Samedi 20 avril

Belfast

Dimanche 28 avril

New York

Ballintoy

Mercredi 1er mai

Beuvron-en-Auge

Jeudi 2 mai

Toulouse

Mercredi 13 mars

Toulouse

C’était la seconde fois aujourd’hui que Marcus manquait l’occasion d’aborder Jason Gloves. Phénomène incontournable de la sphère mondiale de l’art contemporain, Gloves était un extraordinaire créateur d’expositions, un redoutable critique, conseiller des plus grands collectionneurs que comptait la planète et premier directeur artistique de cette nouvelle manifestation biennale. Tous s’interrogeaient sur les raisons qui avaient bien pu le pousser à s’affairer dans cet événement inattendu surgi des cendres encore tièdes d’un festival avorté et grillé sur le bûcher de… l’insatisfaction politique.

Tous ! Sauf Marcus qui voyait dans l’opportunité de croiser le chemin de Jason Gloves une perche enfin tendue à son ambition.

Toutes ces années à défendre la place d‘un espace alternatif au centre du petit monde de l’art contemporain local avaient grignoté son enthousiasme, son charisme, son intelligence, sourdement et lentement effacés par la manière, la distance, le calcul, parfois le cynisme.

Il avait manqué la conférence de presse à laquelle il avait pourtant réussi à se faire inviter et n’avait pas l’intention d’être invisible à la soirée d’ouverture. Il avait préparé avec précision sa rencontre et ne doutait pas un seul instant qu’elle serait fructueuse. Il maîtrisait parfaitement — du moins le croyait-il — son pouvoir de séduction.

Dix-neuf heures trente. Les visiteurs commençaient à s’assembler en grappes devant les grilles du musée. L’air était exceptionnellement glacial en ce milieu de mars et l’on pouvait deviner, en apercevant les innombrables fumées de vapeur d’eau s’effilochant des bouches des uns et des autres, que les conversations étaient animées. Il repéra l’attachée de presse qui aspirait nerveusement sa cigarette électronique en écoutant distraitement une bavarde. Marcus s’avança dans sa direction, le sourire aux lèvres, tout en distribuant quelques bises aveugles et signes de la main convenus aux personnes qui lui semblaient utiles de saluer. Il fut un peu déçu par l’accueil poli, mais détaché qu’elle lui réserva.

— Bonsoir Marcus. Les portes ne sont pas prêtes à s’ouvrir. Tu vas devoir patienter.

— J’ai tout mon temps. Gloves est arrivé ?

— Oui, à l’instant. Et de sale humeur.

— Un problème avec la mairie ?

Marcus savait toujours poser la mauvaise question pour obtenir la bonne réponse.

— Non, une journaliste récalcitrante apparemment. Vraiment dommage que tu n’aies pas pu venir.

Elle vapota une fois encore nerveusement avant de décocher un sourire étudié à la galeriste Yvonne Chastel qui avait exceptionnellement quitté son fief parisien pour l’occasion. Elles disparurent derrière les portes fumées du musée. L’événement avait attiré un certain nombre de personnalités du monde de l’art et quelques stars du milieu avaient fait le déplacement.

Marcus enrageait. Suzanne Bourdaon avançait à grands pas. Elle ne manqua pas à son tour de lui rappeler son absence du matin tout en se targuant du grand intérêt que Gloves avait manifesté à l’Atelier Curature, un club très fréquenté qui accueillait depuis deux ans de jeunes commissaires d’exposition en quête d’une première programmation. Il avait espéré une invitation pour la dernière saison. En vain. Plus assez jeune peut-être…

Il pestait de ne pas encore être à l’intérieur du musée avec les autres et il grimaça presque lorsqu’il aperçut Sue, une artiste américaine qu’il avait prise sous son aile quelques mois auparavant et qu’il avait tenté de séduire à grand renfort de promesses de rencontres et de collaborations diverses. Il finit par lui sourire discrètement. Sue était une jeune femme intelligente qui, sous une apparence frisant parfois la naïveté, savait pertinemment dans quel milieu elle évoluait et surtout à quoi elle aspirait. Elle n’était pas dupe des manœuvres maladroites de Marcus et s’amusa en le voyant collé à la porte d’entrée. Celle-ci s’ouvrit brutalement. Jason Gloves sortit précipitamment, blême, les yeux agrandis par la stupeur ou la colère ; un filet de sang comme un trait lui coulant du nez avait taché le revers de sa veste grise. Il s’éloigna rapidement de la foule et se mit à l’écart en tournant vers l’arrière du bâtiment. Il se pencha en avant en posant les mains sur les genoux et souffla bruyamment avant d’esquisser lentement un sourire énigmatique. C’est dans cette posture que Marcus, qui l’avait reconnu et n’avait rien raté de la scène, le trouva au moment où il s’approcha de lui.

— Excusez-moi. Tout va bien ? Puis-je vous aider ?

Gloves redevint instantanément un peu distant, un peu absent.

— Non, je vous remercie. Je vais retourner à l’intérieur dans quelques instants.

Marcus lui tendit un mouchoir tandis qu’il pointait le doigt en direction de son nez et de sa veste. Gloves prit conscience alors qu’il saignait, il toucha sa lèvre avec délicatesse et regarda quelques secondes la trace rouge carmin sur son index.

— Merci. Monsieur ?

— Garbot, Marcus Garbot, directeur du Chignon, centre d’art. Je n’ai pas pu être parmi vous ce matin, j’en suis désolé… Mais…

— Ne le soyez pas ! Je suppose que nous nous reverrons ce soir.

Excusez-moi.

Il s’essuya le nez, passa une main distraite dans ses cheveux et s’éloigna sans autre égard. Marcus était perplexe. Quelle première rencontre inattendue ! Il avait vu Gloves à quelques reprises, un discours d’ouverture à la Biennale de Rome, une bousculade à la descente d’un train à Paris, mais surtout dans de nombreuses interviews et interventions diffusées sur les réseaux sociaux qu’il affectionnait particulièrement.

Cette intimité inopinée avait parasité l’image de froideur et de suffisance qui se dégageait inlassablement du personnage. Gloves était mince, grand, d’une élégance naturelle. Son regard acier était plus énigmatique que glaçant et éclairait un visage anguleux et vif sous une chevelure souple et grisonnante. Il venait d’avoir cinquante ans et Marcus ne put s’empêcher de constater à quel point il était bel homme. Dans cette situation qui aurait pu le mettre mal à l’aise, il n’avait montré que décontraction et maîtrise de soi, même la tache de sang sur son revers s’était accrochée là comme un bijou discret.

Lorsque Jason Gloves rejoignit le groupe qu’il avait quitté précipitamment, une vague de murmures l’accueillit.

Jacques Petisel, le directeur du musée, s’avança vers lui.

— Comment allez-vous, cher ami ? Nous étions inquiets !

— Bien, bien, merci. Où est-elle ?

— Elle n’a pas souhaité rester. Logique, non ?

— Je ne sais pas. Merci de communiquer à mon assistante son mail et son numéro de téléphone.

— Bien, mais…

— J’y tiens.

— Vous aimeriez peut-être vous changer ?

— Non, je vous remercie. Nous pourrions à présent accueillir le public ?

— Mais nous devrions attendre le maire, il me semble.

— Tous ces retards m’exaspèrent. Allons-y !

Contre toute forme de protocole et à la surprise générale, c’est Gloves qui écarta les deux battants de la porte du musée avec un large sourire. L’attachée de presse faillit trébucher tant elle s’ouvrit précipitamment. Les hôtesses coururent derrière lui et s’empressèrent de canaliser la foule qui ne prit pas garde au petit événement en train d’advenir. Seul Marcus, qui avait rejoint au plus vite son poste d’éclaireur, le reconnut en portier. Lorsqu’il franchit l’entrée, il tenta un signe de la main auquel Gloves répondit en hochant la tête discrètement. Incroyable, inespéré, Marcus jubilait.

Rien d’autre n’existait à cet instant que cette proximité conquise en quelques secondes avec un mouchoir en papier blanc.

Suzanne Bourdaon n’avait pas raté la scène.

— Tu ne m’avais pas dit que tu connaissais Gloves ?

— J’ai mes petits secrets, Suzanne…

Il perçut aussitôt le silence inhabituel. Un musée avec près de trois cents personnes affluant après presque une heure d’attente dans le froid résonnait normalement d’un bourdonnement impatient. Il émergea de son rêve éveillé et s’avança. Ce qu’il vit le laissa, comme tant d’autres, sans voix.

L’intégralité des murs était recouverte d’un papier peint très sombre aux motifs végétaux entremêlés, déployant dans tout l’espace une inextricable jungle de fleurs et de feuillages aussi attirante que vénéneuse. L’éclairage, dont on ne savait dire d’où il provenait, soulignait la monochromie de l’ensemble et distillait une sensation indicible de malaise. Les hauts plafonds du musée disparaissaient dans une obscurité cotonneuse et vibrante. Rien d’autre, et pourtant l’effet était puissant. L’impression insidieuse que les murs étaient mouvants se faufilait immanquablement dans chacun des esprits.

Les habitués des dispositifs les plus singuliers de la création contemporaine et parfois les plus spectaculaires ne parvenaient pas à identifier le trouble qui s’emparait d’eux au fil de la déambulation.

On attendait l’apparition d’une image, la stridence d’un son ou l’intervention originale d’une performance pour éclairer le sens de tout cela. Mais rien. Rien que ces interminables murs sombres à la végétation luxuriante et étouffante sous une chape brumeuse et ténébreuse. Aucun repère ne permettait de savoir dans quoi et pourquoi l’on était là. Pas un texte, pas un titre, pas un cartel n’accompagnait l’errance du visiteur. Jason Gloves avait soigneusement évité d’intituler la manifestation autrement que l’Exposition et la presse n’avait pas manqué d’ailleurs de fustiger cette attention si élitiste à ses yeux.

Seuls les noms des artistes étaient projetés en un tremblement permanent vert pâle sur une grande cimaise anthracite. La liste était impressionnante, éloquente : David Hockney, Mika Rottenberg, Michel Majerus, Sigmar Polke, Kara Walker, Bill Viola, Zhang Xiaogang, Tracey Emin, Edward Ruscha, Laure Prouvost, Fiona Rae, Olafur Eliasson, Annette Messager, Wolfgang Tillmans, Rachel Whiteread, Damien Hirst, Jeff Wall, Genesis Belanger, Matty Bovan, John Baldessari, Joana Vasconcelos, Gérard Duchêne, Cindy Sherman, Thomas Grünfeld, Sophie Calle, Sarah Szé, Taus Makhacheva, Philippe Parreno, Yue Minjun, Rachel Rose, Pipilotti Rist, Kananginak Pootoogook, Nan Goldin, Nevin Aladağ, Dirk Braeckman, Jordi Colomer, Lisa Reihana, Steve McQueen, Njideka Akunyili Crosby, Martin Parr, Thomas Ruff, Peter Doig, Ai Weiwei, Rebecca Horn, Francis Alÿs, Gillian Wearing, Pierre Huygue, Barbara Kruger, Jimmie Durham, Tacita Dean, Laurent Grasso, Katharina Grosse, Banksy, Seth Price, Marlene Dumas, Takashi Murakami, Monsengo Shula, Laura Owens, Jacob Hashimoto, Kehinde Wiley, Arthur Jafa, Liam Everett, Paola Pivi, Mohanad Shuraideh, France-Lise McGurn, Nick Cave, George Rouy, Rachel Howard, William Kentridge, Jiha Moon, Lynette Yiadom-Boakyé, Adrian Ghenie, Marion Verboom, Alex Prager, Ouka Leele, Adriana Varejão…

Gloves était resté à l’entrée du musée et semblait attendre patiemment la suite des événements. Lorsque le premier sifflet réprobateur retentit dans l’une des salles, il sourit imperceptiblement et regarda sa montre. Un peu plus de dix minutes s’étaient écoulées depuis l’ouverture des portes. La première réaction avait été plus rapide qu’il ne l’avait prévue et comme si le public l’avait espéré, les conversations reprirent et glissèrent en quelques instants du chuchotement inquiet au brouhaha presque vindicatif. Le timing était parfait. C’est alors que Gloves s’avança tout en faisant un signe discret de la main vers un homme posté derrière la banque d’accueil du musée.

Un bruit de tonnerre assourdissant envahit soudain l’espace faisant sursauter la majeure partie des visiteurs qui, après n’avoir pu retenir des cris de stupeur, retournèrent immédiatement à un silence interrogateur. Rares étaient ceux qui prononçaient encore une parole. Certains qui levèrent la tête virent que les plafonds s’animaient. Bientôt tous eurent les yeux rivés là-haut. Pendant que le noir brumeux se dissipait dans la sensation sonore d’une pluie battante, une vision effarante se précisait : des centaines d’œuvres, de peintures, de sculptures, de meubles, d’objets, d’images en mouvement descendaient lentement dans un léger frémissement.

L’incroyable enchevêtrement n’avait rien à envier à celui de la flore qui envahissait l’ensemble des murs. Il semblait inconcevable que toutes ces pièces suspendues puissent ainsi se frôler, se bousculer, se côtoyer sans pour autant paraître en danger. Le public averti ne mit pas longtemps à comprendre que certaines d’entre elles étaient inestimables. Tout ce que l’art contemporain pouvait compter d’artistes et de repères incontournables ou révélateurs avait été réuni là, savamment proposé aux regards des visiteurs dans une scénographie si sophistiquée que l’on en oubliait la totale extravagance. Lorsque les œuvres stoppèrent leur descente, elles flottaient à environ un mètre au-dessus de la tête des spectateurs subjugués. Quand le son de la pluie cessa, un silence pesant s’installa.

Marcus sut qu’il assistait à un événement hors du commun.

Comment Gloves avait-il réussi ce tour de force, cette provocation, avec une telle audace ? Et pourquoi ici, dans ce musée de province ?

Le critique avait un tel réseau qu’il aurait pu jouer la carte d’un festival ou d’une biennale internationale. Alors qu’il essayait de comprendre les dessous de ce fantasque choix, il aperçut à l’entrée de la première salle une silhouette qui lui semblait familière.

Grande, un long imperméable noir, une écharpe bleue, un large sac gris, droite et les bras croisés sous la poitrine… Estelle Rambrant ?

Oui, c’était elle assurément, il ne pouvait pas se tromper. Elle avait quitté soudainement ses fonctions au Bloc, centre d’art dont elle était directrice, et aussi soudainement la ville quelques années auparavant. La surprise avait été totale et aucun des éminents représentants du petit monde artistique n’avait su ce qu’il s’était passé ni ce qui lui était arrivé depuis, peu d’entre eux d’ailleurs ayant cherché à le savoir.

Décidément, cette journée réservait bien des surprises. Marcus était prêt à s’avancer vers elle lorsqu’il aperçut Gloves s’approcher.

Quand il les vit tomber dans les bras l’un de l’autre et rester ainsi un long moment, il n’en crut pas ses yeux.

— Estelle, je ne peux pas croire que tu sois là !

— Je n’aurais raté cela sous aucun prétexte. Désolée pour le retard.

Les deux amis étaient face à face et se tenaient les mains, bras presque tendus. Ils se connaissaient depuis très longtemps. Ils avaient fait ensemble leurs études d’histoire de l’art à Londres et ne s’étaient plus perdus de vue. Ils ne se voyaient que rarement, mais avaient entretenu une relation épistolaire originale qui nourrissait leur indéfectible lien.

Estelle vivait à Belfast depuis plusieurs années. Après de nombreux allers-retours en Irlande du Nord et des séjours multipliés auprès de ses amis Lorna, Michael et Murray, elle avait décidé de s’y installer. Elle aimait cette ville complexe qui avait grignoté sur la mer sa place si particulière. Joyeuse et tendue, affairée et décontractée, la cité qu’Estelle n’avait pu atteindre dans les années quatre-vingt lui donnait aujourd’hui une énergie et une confiance qu’elle n’avait trouvées nulle part ailleurs. Elle s’échappait régulièrement dans un petit port de la côte nord, dans la maison de ses amis face à la mer d’Irlande, un endroit à part, comme le bord du monde, unique, où elle se reconnaissait. Elle avait réduit son activité et ses déplacements étaient beaucoup moins fréquents, concentrés la plupart du temps en Italie et en Écosse.

Elle n’était pas venue en France depuis un moment et n’y serait pas à présent si Jason Gloves n’avait pas réussi cette folie. Il l’avait informée de la finalisation de son exposition plusieurs mois auparavant, « un déluge » d’œuvres d’art comme il l’avait évoqué, mais il ne lui avait pas précisé les détails de sa réalisation. Il lui avait communiqué une liste des pièces qui constitueraient l’exposition en sollicitant son commentaire « avisé ». Estelle savait qu’il avait dû prendre de grands risques personnels et financiers pour achever un tel projet. Si les artistes lui faisaient confiance, nombre de professionnels n’appréciaient ni l’homme ni ses méthodes et certains d’entre eux n’hésitaient pas depuis plusieurs années à tenter par des moyens peu glorieux de discréditer ses recherches et ses événements. Jason avait même reçu récemment quelques menaces anonymes qu’il avait préféré ignorer. Il était là aujourd’hui, contemplant Estelle avec bonheur, rayonnant malgré cette pointe permanente d’inquiétude dans le regard tel qu’il avait toujours été.

— J’ai raté les discours ?

— Il n’y en aura pas. Le vrai tour de force, tu le sais, c’est ça. Je ne me suis pas fait que des amis, tu imagines… Mais c’est là. Que les œuvres, leurs bruits, leurs sons. Pas des fantômes, des ombres ou des illusions, non. Les œuvres qui frottent, qui pleuvent, qui pourraient peut-être nous combler ou nous étouffer. J’ai cru devenir fou avec cette histoire, failli abandonner tant de fois. Mais je n’ai pas besoin de te dire cela.

— Dix ans que tu évoquais cette extravagance. Je suis heureuse d’être là ce soir et d’avoir pu contribuer modestement à cette réussite. Mais je devrais peut-être aller voir, non ? avant de te féliciter ? Je suppose qu’il ne t’a pas échappé qu’il y a une tache de sang sur le revers de ta veste ?

Il sourit, alors qu’Estelle se dirigeait déjà vers l’exposition. Sa présence effaçait toute la tension de l’événement et le malaise que lui avait laissé sa rencontre houleuse avec Maarit, Maarit… Il avait oublié son nom. La sombre journaliste finlandaise n’avait guère apprécié son arrogance, inutile au demeurant il le savait, et l’avait giflé avec entrain, le laissant brièvement dans un état de colère outrée qu’il n’avait pas connue ni même savourée depuis des années. Il faudra qu’il prenne contact avec elle rapidement pour lui présenter ses excuses.

Dans les salles, les visiteurs n’avaient pu supporter plus longtemps le silence et avaient recommencé à murmurer. L’étonnement se lisait encore sur la plupart des visages. Estelle venait juste d’entrer dans la première jungle levant la tête vers un portrait de John Baldessari par David Hockney, incroyablement penché à l’horizontale, lorsque Marcus s’approcha d’elle.

— Estelle ! Quelle surprise ! Tu as une mine splendide.

Estelle ne s’attendait pas du tout à croiser Marcus et n’avait pas réellement envie de converser avec lui. Elle demeura malgré elle distante et le salua plutôt froidement.

— Oh… bonsoir Marcus, il y a si longtemps. Tu ne m’en voudras pas si je disparais tout de suite dans la jungle… On se retrouve un peu plus tard ?

— Non… Oui, bien sûr…

Marcus accusait le revers. Il se rappelait qu’Estelle n’avait jamais mâché ses mots et qu’elle n’affectionnait pas particulièrement les vernissages et leurs inévitables mondanités. Il sentait bien qu’il fallait à présent et à tout prix rester dans le cercle de ces deux-là.

Ballintoy, Irlande du Nord

Cillian s’était assis dans le canapé blanc en face de la grande baie vitrée et regardait la Sheep Island. Il y avait quelque chose de l’ordre de la fascination dès que l’on demeurait plus d’une minute à contempler cet endroit précis où la mer d’Irlande et l’océan Atlantique se rencontraient. Et la mer était de mauvaise humeur.

Des vagues nerveuses et indisciplinées balayaient les rochers ; la couleur noire du basalte avait détouré l’île et même les nuages en tumulte, que tentaient de percer quelques surprenants rayons de soleil après l’orage, accentuaient la silhouette obscure et massive du relief.

Il savait où était cachée la clef et il n’avait eu aucune difficulté à pénétrer dans la maison. Il avait attendu toute la journée et la nuit suivante. Les biscuits, les céréales, le café et le whisky trouvés dans la cuisine avaient calmé un tant soit peu sa faim et sa soif. Il commençait à se demander si quelqu’un viendrait vraiment ce matin. Il était pourtant certain d’avoir vu ce petit homme entrer dans la maison deux jours plus tôt alors qu’il remontait de la falaise et il ne s’agissait ni de Michael ni de l’un de ses amis.

Celui-là avait passé un temps fou devant la porte d’entrée avant de s’introduire dans la maison. Aucune lumière n’avait été allumée.

Intrigué par l’intrus, il était resté posté à l’arrière du garage, n’osant pas se déplacer plus à découvert. Il ne se passa rien, pas de bruit, pas de faisceau de lampe et l’homme réapparut à la porte une demi-heure plus tard, restant une fois encore de longues minutes à tenter de la refermer correctement sans laisser de trace. Puis il avait marché sur l’herbe tendre évitant le roulement bruyant des galets qui jonchaient l’allée principale. Cillian put voir son ombre disparaître dans le virage sur la route qui montait vers le village. Il n’avait pas cherché à entrer après l’avoir épié, il pressentait qu’il reviendrait à Bendhu, et rapidement. Il avait décidé d’y faire le guet dès le lendemain soir.

Bendhu signifiait la pierre noire. Rien d’étonnant ici sur cette côte basaltique, la maison était aussi blanche que son nom était sombre.

Elle surplombait les falaises et le petit port de Ballintoy comme une sentinelle et sa silhouette si excentrique, ponctuée sur sa façade par d’élégants et improbables yuccas, faisait oublier un instant que l’on se trouvait sur la côte nord de l’Irlande. Elle était l’œuvre du remarquable artiste cornouaillais Newton Penprase qui à l’âge de quarante-sept ans entreprit de construire la plus moderniste et invraisemblable des maisons d’Ulster, défiant les coups de vent de l’Atlantique comme l’hostilité épisodique des habitants du village.

Une œuvre globale qui avait poussé au gré de ses visions et qui rassemblait avec brio l’architecture, la sculpture, le design, le mobilier… Le béton pour se frotter à la pierre, pour braver la mer.

Penprase ne put venir à bout de la construction avant sa mort en mille neuf cent soixante-dix-huit. Michael Ferguson acheva l’édifice vingt ans plus tard respectant la fantaisie et l’invention du créateur et, comme pour faire pénétrer toute la lumière sans cesse dansante du ciel, ouvrit cinquante fenêtres dans le bâtiment, petites et grandes, ouvrantes, fixes, allongées, basses, trouant le plafond.

Chacune d’entre elles se métamorphosait où que l’on regardait en un tableau vivant et unique multipliant avec audace les points de vue et les horizons.

Cillian aimait cette maison et l’esprit qui y régnait. Il aimait aussi ses propriétaires qu’il avait rencontrés une vingtaine d’années plus tôt lorsqu’il était encore un adolescent turbulent, intrépide et fantasque.

La mystérieuse demeure au bord de la falaise avait été un terrain de jeux propice à l’imaginaire d’une bande d’enfants qui aimaient croire aux fantômes, aux pirates sanguinaires, aux bestioles et autres créatures fantastiques, inspirés par les œuvres abandonnées dans la grande carcasse de béton et de briques. Cillian avait cru longtemps à ces histoires qu’ils inventaient tous en frissonnant autant de peur que de plaisir.

Puis les Ferguson étaient arrivés et avaient commencé le faramineux chantier de restauration. Fini les frayeurs mêlées aux fous rires, les courses, les planques, les chuchotements, les vaines attentes d’inquiétantes apparitions… Quand Michael avait proposé aux jeunes gens de Ballintoy de venir l’aider dans ses travaux, il avait été le seul à retourner dans la maison noire. Poussé d’abord par la curiosité, il avait rapidement appris à respecter l’homme passionné qui redonnait vie et âme au lieu. Lorna, son épouse, était un esprit généreux et ouvert et il avait trouvé auprès d’elle une affection sincère qu’il n’avait plus connue depuis la disparition de sa mère quelques années plus tôt. Il était fier d’avoir participé à ce fabuleux projet. L’amitié scellée lors de cette aventure était indéfectible et s’était métamorphosée en un lien quasi filial.

Mais il n’aimait rien tant que d’être sur un bateau, son visage fouetté par le vent et les embruns ou chauffé par un soleil ardent. Il avait sillonné quelques mers et océans. Devenu un skipper doué et recherché, il avait accompagné pendant de riches plaisanciers dans toutes les eaux du monde sur des voiliers insensés. Il n’appréciait que poliment leur compagnie et avait rarement fait plus que ce qu’il convenait d’effectuer pour fournir les supposées sensations fortes et marines qu’attendaient ses clients. Il n’avait pas refusé de temps à autre les avances de quelques femmes que l’ennui et le soleil rendaient attirantes pour de courts moments de corps à corps haletants. Lassé de ces passagers et de ces navigations qui se ressemblaient toutes un peu, il était rentré en Irlande quatre ans plus tôt avec suffisamment d’argent pour créer une école de voile à Ballycastle et s’installer à Ballintoy dans la petite maison familiale dont il avait hérité et qu’il avait restaurée avec l’aide enthousiaste et experte de Michael.

Il avait retrouvé ses amis à Bendhu et rencontré Estelle, leur chère amie française, drôle et attentive, gaie et mystérieuse, qui venait presque toutes les semaines pour écrire, marcher et partager de chaleureux moments avec eux. Elle aimait Ballintoy et le whisky irlandais ; la couleur de ses yeux était changeante comme le ciel. Il aimait sa silhouette, sa compagnie ; il aimait la voir, l’entendre. Il ne pouvait s’empêcher de venir quand il la savait là. Il était embarrassé et étonné par cette émotion confuse qui l’envahissait au fur et à mesure de leurs rencontres.

La veille de la nuit avait engourdi son esprit et son corps. Alors qu’il dépliait ses longues jambes, il entendit un bruit de clef dans la serrure de la porte d’entrée. Il bondit vers le petit escalier en béton qui menait à la chambre cabine. Malgré les heures d’attente, il n’avait pas anticipé l’attitude à adopter lors du retour du petit homme. La porte venait de se refermer et les pas sonores de l’intrus indiquaient qu’il descendait vers ce qui était en réalité le rez-de-chaussée de la maison. Il entreprit de se poster en haut de l’escalier en verre qui menait à l’appartement du bas. Il était aussi excité qu’inquiet et cette filature improvisée lui rappela les joyeuses frayeurs de son enfance en ces lieux. Il entendit les tiroirs grinçants de l’armoire de la chambre d’enfants et sut que l’homme y cherchait quelque chose. Estelle, qui écrivait régulièrement dans le salon face à la mer, disposait là d’un long compartiment de rangement dans lequel elle déposait ses dossiers et documents pour ne pas encombrer la pièce durant ses absences.

Cillian n’osait pas avancer plus, ne sachant si l’homme était installé face vers la porte ou vers la fenêtre. Il sursauta lorsqu’un objet touchant le sol se brisa soudain. Du verre cassé, la petite lampe de chevet du lit près du mur dont le socle était fendu. Il avait dû tenter d’allumer, il était donc vers le fond de la chambre et avait certainement dû s’asseoir sur le petit lit avec le tiroir. Il crut un instant que cet incident changerait les plans du curieux, mais il entendit distinctement les sons caractéristiques de papiers feuilletés, de livres rapidement parcourus et jetés sur le sol. Il décida d’intervenir. Il prit une longue inspiration et entra brusquement. Il fit face à l’homme assis et besogneux.

— Puis-je savoir ce que vous faites ici ?!

Tout en pointant calmement vers Cillian un pistolet Beretta, l’homme se leva et le regarda en souriant.

— Je vous attendais. Vous semblez bien connaître cette bâtisse et, je suppose, les personnes qui la fréquentent. Gardien peut-être ? Ami fidèle et dévoué ?

Il y avait une pointe de mépris dans sa façon de s’exprimer qui ne laissait aucun doute sur ses intentions. Il pointa du doigt les papiers en désordre.

— Je ne suis pas sûr que vous sachiez exactement quelle est la nature des recherches d’Estelle Rambrant, mais vous pouvez certainement me dire s’il y a d’autres documents lui appartenant dans la maison.

Vous êtes proches, n’est-ce pas ? Pas autant que vous le souhaiteriez peut-être…

L’homme avait accompagné ces derniers mots d’un regard salace.

Cillian aurait voulu lui sauter dessus et lui coller son poing dans la figure, mais l’arme braquée à moins d’un mètre de son visage était suffisamment dissuasive. Estelle lui avait confié quelques semaines plus tôt une clef USB, prétextant son incorrigible négligence. Il avait alors apprécié la confiance qu’elle lui manifestait et avait consciencieusement rangé le petit objet chez lui dans un tiroir de la cuisine. Le face à face tendu dans la chambre lui rappela brutalement cet épisode.

— Est-ce que le nom de Jason Gloves vous dit quelque chose ? Peut-être l’avez-vous déjà vu ici ?

— Ni vu ni connu. Mais vous n’avez pas eu non plus le plaisir de rencontrer Estelle ? Je n’ai aucune idée de ce que vous cherchez, mais j’ose croire que vous ne lui souhaitez aucun mal. J’en serais très peiné. Je ne sais pas qui vous êtes à l’inverse de vous qui semblait nous connaître tous. Vous avez l’avantage aujourd’hui. Mais je n’ai malheureusement aucune des réponses que vous attendez.

— Dommage, mon cher, il faudra bien que vous m’aidiez, que vous le vouliez ou non. Commençons par exemple par explorer tous les endroits de cette maison où l’on pourrait dissimuler un dossier, un CD, une clef, un ordinateur… Après vous.

Il lui indiqua la porte d’un hochement de tête. À peine Cillian avait-il tourné les talons qu’il le frappa violemment avec la crosse de son revolver. Cillian s’écroula lourdement sur le sol, son grand corps étrangement immobilisé dans le cadre de la porte. L’homme dut faire un effort inattendu pour l’enjamber. Sans un regard pour sa victime, il disparut dans le couloir.

La première chose qu’il aperçut dans la brume de son réveil fut une gigantesque étoile dorée juste au-dessus de sa tête dont les flèches multiples, qui lui semblaient trembler légèrement, pointaient vers des figures animalières étranges et néanmoins familières. Un battement douloureux cognait ses tempes. Il détacha son regard du plafond fantastique et baissa les yeux vers les deux fenêtres de la pièce qui laissaient entrer une lumière grise. Il se rappela alors la pathétique altercation qu’il avait eue avec le petit homme et une onde de colère traversa son corps étendu. Qui l’avait allongé dans la chambre au zodiaque ? Le visage souriant de Lorna apparut au même moment à l’angle de la porte. Elle s’avança, s’assit près de lui au bord du lit et lui prit la main avec tendresse.

— Comment te sens-tu ? Nous avons eu si peur.

— Lorna, je suis désolé, je n’aurais pas dû être ici. Je… J’ai vu cet homme l’autre soir et j’ai voulu savoir. Estelle est en danger, il la cherche, il cherche des documents. Où se trouve-t-elle en ce moment ?

Il était agité, ne savait quoi dire à Lorna malgré son malaise et pardessus tout il voulait voir Estelle, la savoir en sécurité, la ramener ici et la regarder écrire là-haut face à la mer. Il se sentait épuisé et ridicule, il se sentait impuissant et ridicule. Submergé une fois encore par la véhémence de ce sentiment attisé par la scène de la veille, il enrageait de perdre ainsi le contrôle en pareille circonstance. Lorna l’observait avec un sourire bienveillant et il ne faisait aucun doute à cet instant qu’elle avait perçu le trouble qui le secouait. Il se redressa trop rapidement et grimaça de douleur en posant les doigts à la base de son crâne. Le coup avait été précis et violent. Le professionnel savait exactement ce qu’il devait faire pour assommer un homme de sa carrure et le laisser inconscient durant quelques heures.

— Je vous dois quelques explications à présent… Avec un whisky, du pain et du fromage…, je redeviendrai moi-même et je retrouverai mon vocabulaire, non ?

Il trouvait toujours une pirouette pour minimiser la gravité, plaisanter avec l’inquiétude, masquer ses propres angoisses ou ses fragilités. Il sourit gentiment à Lorna qui le laissa sortir du lit.

Lorsqu’il rejoignit l’étage, Michael lui tendit avec un regard pétillant un généreux verre de whisky. Du pain et du fromage étaient posés sur la table basse. Décidément, il n’échangerait pour rien au monde ces instants précieux que ses amis créaient avec tant de naturel.

Après son récit qu’il éclaira de nombreux détails, le doute qui s’était emparé de tous était palpable. Les interrogations que soulevait cette brutale incursion étaient multiples, mais le mystère qui entourait à présent les activités d’Estelle était au cœur de la discussion. Avant de l’alarmer inutilement, ils avaient tous les trois décidé de vérifier le contenu de la clef qu’elle lui avait confiée. Peut-être sa lecture leur permettrait-elle, à défaut d’agir, d’au moins comprendre la menace.

Lorna ne souhaitait pas que Cillian rentre chez lui. Qui savait ce qu’il pouvait encore lui arriver…

C’est Michael qui alla donc la chercher et ils s’empressèrent de la connecter à l’ordinateur du salon. Un seul dossier y figurait intitulé « Jason ». S’ils ressentaient une pointe de curiosité coupable à découvrir le contenu du document, ils demeuraient persuadés de cette nécessité. Ils ouvrirent l’un après l’autre trois fichiers. Le premier était une liste de cent noms d’artistes et cent titres d’œuvres marqués d’une date. Le second, une liste de cent noms avec des coordonnées complètes. Les initiales devant chaque nom correspondaient à celles des artistes et il fut aisé de conclure qu’il s’agissait certainement de la liste des propriétaires des œuvres citées.

Ils connaissaient tous trois les activités professionnelles d’Estelle et ces documents n’étaient a priori rien d’autre que des fiches de préparation pour une des expositions dont on lui confiait régulièrement la direction artistique. Le troisième fichier bizarrement nommé « Farces et attrapes » se révéla bien plus énigmatique. Plusieurs pages de notes avaient été numérisées. Si l’on reconnaissait l’écriture ample d’Estelle, il était impossible de déchiffrer l’ensemble des schémas, flèches, soulignements et symboles qui reliaient, cernaient ou raturaient différents noms propres, lieux et dates. Aucun lien apparent ne pouvait être établi avec les précédentes pièces. Aucun nom, aucune date à recouper. Le titre lui-même laissait les trois amis perplexes, sauf à penser qu’il s’agissait bien d’une autre énigme à résoudre.

Il était peut-être temps de prévenir Estelle. Le petit homme n’avait pas trouvé ce qu’il cherchait à Bendhu, cela signifiait certainement que ces fichiers étaient la seule copie des recherches qu’elle avait faites. Des recherches suffisamment délicates pour en confier l’unique exemplaire à un ami digne de confiance. Elle avait dû comprendre l’importance de ce travail, mais en avait apparemment sous-estimé les conséquences. Trop de questions soudain embrouillèrent l’esprit de Cillian. Lorna avait évoqué Jason Gloves, elle savait qu’il était une sommité du milieu de l’art contemporain, un ami très proche d’Estelle depuis leurs études et qu’il la sollicitait régulièrement pour des conseils avisés sur ses projets. D’ailleurs, elle était en ce moment en France pour assister à l’une des plus grandes expositions que le critique ait jamais réalisées.

Toulouse

Jason était fatigué. Trop d’adrénaline, d’alcool, de monde, de mondains. Le dîner était interminable, mais la présence d’Estelle et de Marcus l’éclairait un tant soit peu. C’était comme d’habitude un exercice fastidieux auquel il savait depuis des années se prêter avec un détachement naturel. Il avait fini par inviter Marcus Garbot. Ce garçon l’intriguait et il avait espéré qu’il saurait le dérober à l’ennui de cette soirée. Estelle lui avait brossé un portrait sévère, mais sans méchanceté de l’homme de quarante-deux ans qui rêvait encore d’une carrière internationale : intelligent, cultivé, mais qui… n’avait jamais quitté Toulouse.

Marcus s’était installé presque en face de lui entre l’attachée de presse et un sombre journaliste alcoolique du quotidien local qui n’avait pas osé adresser la parole à Gloves. Il s’était montré un connaisseur sans faille de sa vie. Dates, lieux, articles, artistes… Il savait tout de sa biographie, même des détails qu’il avait oubliés depuis longtemps. Il pointait sous tout cela une forme de vénération quasi adolescente que Gloves trouvait attendrissante. L’homme était maladroit et avait du mal à cacher la jubilation qu’il éprouvait à être là. Ses voisins de table masquaient leur agacement par des sourires forcés et de lents soulèvements d’épaules qui contenaient leurs soupirs.

Mais rien n’aurait pu entamer son enthousiasme. Rien, si ce n’est l’instant où Gloves s’était levé en saisissant tranquillement sa chaise et avait rejoint Estelle un peu plus loin. Il avait quitté sa place sans prévenir, sans énervement, et ce n’était pas tant Marcus et son flot de paroles que le maire et sa cour, leur prétention et leur ignorance, qui avaient eu raison de sa patience et de sa politesse. Marcus s’était soudain senti abandonné et ne put réprimer un haussement de sourcils interrogateur auquel Gloves répondit avec un sourire énigmatique. Il comprit alors qu’il n’était pas en cause et se tournant vers sa voisine s’écria : « Quel talent ! »

Le dîner s’étiolait lentement. Gloves n’avait pas quitté Estelle et les deux amis semblaient hors de portée. Marcus tentait en vain de détacher son regard. Il aurait aimé avoir la décontraction de Gloves et s’approcher d’eux en feignant de venir partager un dernier verre avant son départ… Contre toute attente, c’est Gloves qui lui fit discrètement signe de se joindre à eux. Il prit soin de ne pas montrer à quel point il aurait voulu bondir à cet instant et fit un geste étudié de la main. Il regarda presque avec inquiétude Estelle lorsqu’il vint les rejoindre. Elle lui tendit un whisky.

— Sec, si je me souviens bien ?

— Oui, bien sûr. Quelle mémoire !

— Marcus, pourquoi n’as-tu jamais quitté cette ville ?

La question le surprit autant que le ton naturel et sans agressivité d’Estelle. Il la regarda un instant en silence, le temps de récupérer, de composer, de tenir son rôle… Mais à quoi bon avec elle qui avait choisi depuis si longtemps de ne plus se plier à certains codes.

— Tu n’as rien perdu de ta franchise, Estelle. Celle qui m’agaçait tant.

Marcus avait prononcé cette dernière phrase avec une certaine tristesse, comme pour lui-même.

— Quoi te dire ?…

— Rien si tu n’en as pas envie. Je ne cherche pas à t’embarrasser.

Excuse ma maladresse, ce n’est peut-être pas le moment approprié.

Estelle jeta alors un rapide regard à Jason qui lui sourit imperceptiblement. Il savait comment elle avait acquis cette façon d’être, cette forme de distance polie, mais impitoyable qu’elle entretenait avec tous les professionnels qu’elle côtoyait de près ou de loin et qui n’entraient pas dans le cercle très fermé de ses amis.

Cela n’avait pas toujours été ainsi, sa gentillesse, sa décontraction et sa franchise lui avaient valu quelques revers et quelques trahisons qui l’avaient beaucoup affectée à une certaine époque. Elle possédait un manque de confiance en elle très discret, intermittent, absolument maîtrisé, indétectable pour ceux qui ne la connaissaient pas. On aurait pu dire à ce point qu’il était parfaitement inutile, mais cette construction si particulière l’avait enveloppée malgré elle d’une aura singulière.

Marcus saisit son whisky et le tendit lentement vers Gloves et Estelle. Ils firent tinter les verres sans un mot. Il savourait cette connivence inattendue, mais savait qu’elle serait éphémère. Il n’avait plus envie de calculer, de flatter, de paraître. Il sentait le moment de la séparation arriver et cherchait un moyen de prolonger la soirée.

— J’ai aperçu Joachim da Silva tout à l’heure. Je suis étonné qu’il ne soit pas ici ce soir…

— Joachim ? Je ne savais pas qu’il était là. Il ne passe pourtant pas inaperçu. C’est invraisemblable, incompréhensible qu’il ne se soit pas manifesté. Vous connaissez Joachim ?

— Pas personnellement évidemment, mais je connais ses recherches, ses travaux sur la fin du concept d’exposition, ses critiques sur vos méthodes…

— Il était seul ?

— Je ne sais pas. Oui, je crois… Vous semblez contrarié ?

— Plutôt surpris en fait.

Joachim da Silva avait fait ses études avec Jason Gloves. Fils unique d’une riche famille lisboète, il avait grandi dans une immense demeure au milieu d’œuvres d’art que ses parents avaient collectionnées avec passion et compulsion pendant plus de cinquante ans. Les deux hommes ne s’appréciaient guère et avaient pris des chemins aussi différents que prestigieux dans le vaste domaine de l’art contemporain.

Si Marcus parut soudain excité d’en savoir plus sur da Silva, Gloves décida de ne pas s’étendre sur le sujet. Estelle avait bien observé l’ombre de contrariété qui avait glissé sur son visage et ne fit aucune remarque. Elle se souvenait de l’esprit de compétition permanente et tendue qui s’était installé entre les deux hommes dès leurs premières années d’études et qui ne les avait plus quittés durant toute leur carrière. Il était décidément temps de clore cette soirée et elle prit les devants.

— Je vais rentrer à mon hôtel, j’ai prévu quelques rencontres demain avec de vieux amis et il est déjà tard. Où es-tu descendu, Jason ?

— Au Mama.

— Moi aussi. Prenons le petit déjeuner ensemble si tu veux, nous aurons certainement un tas d’histoires à nous raconter…

Elle lui adressa un sourire complice. Elle se leva en même temps que ses deux compagnons de table. Marcus sembla un instant hésiter, sentant la fin de cette incroyable rencontre, puis s’approchant d’elle sans plus savoir s’il fallait lui tendre la main ou l’embrasser, il s’entendit lui dire :

— Peut-être aurais-tu un moment pour passer au Centre ?

— Avec plaisir Marcus, mais ce sera une brève visite, je ne reste que quarante-huit heures. Demain en fin d’après-midi te convient-il ?

— Absolument, oui, bien sûr… Dix-sept heures trente ?

Estelle acquiesça d’un hochement de tête tout en observant Marcus quelque peu empoté, la main à moitié tendue. Elle lui donna une brève accolade qui le laissa décontenancé. Elle qui n’appréciait guère la pratique de la bise avait jugé cette forme de salut très appropriée et savait doser depuis longtemps son usage à chaque situation.

— Marcus, j’ai été ravi de vous rencontrer. À bientôt peut-être !

C’est Gloves cette fois qui lui serrait fermement la main. Il eut à peine le temps de lui tendre sa carte de visite et de bredouiller une fade formule de politesse. Jason embrassa Estelle avec tendresse, la main droite posée sur son cou, avant de repartir nonchalamment en traînant sa chaise vers la table des officiels qui avaient peu à peu déserté le dîner.

Jeudi 14 mars

Helsinki

« Jason Gloves est certainement le plus arrogant, le plus déroutant et le plus doué des curators sur cette planète. Cette improbable exposition à Toulouse en France illustrera, je n’en doute pas, une fois encore son incroyable audace et son profond engagement auprès de la création contemporaine. J’emploie le futur, car l’autisme de Gloves atteint parfois les limites du mépris et le différend qui nous a opposés peu avant le début de l’inauguration publique de l’Exposition ne m’a pas laissé le loisir d’apprécier l’événement dans toutes ses dimensions.

Nous savons à quel point cet imprévisible professionnel est capable non seulement de surprendre, mais d’atteindre pour chacun de ses projets un degré jamais égalé de perfection et un niveau de questionnement sur l’art toujours renouvelé.

Devant une telle provocation, on peut tout de même s’interroger sur les moyens et les réseaux dont il dispose pour mener à bien de si extravagantes entreprises. Le mystère est entier quant à ses partenaires, ses collaborateurs, ses financeurs, ses collectionneurs. On ne réunit pas un tel ensemble d’œuvres dans des conditions particulièrement inédites sans de sérieux appuis.

Les dossiers de presse de Gloves sont si peu bavards qu’il est toujours presque impossible de savoir à quoi s’attendre… »

Une heure qu’elle tentait en vain d’écrire cet article. Maarit Heikkineen savait qu’elle n’aurait pas dû gifler Gloves et surtout pas avant de découvrir l’Exposition. Sa réaction avait été excessive, elle regrettait son départ précipité de Toulouse, tellement impulsif et puéril. Elle était rentrée directement à Helsinki dans la nuit. Il était quatre heures. Fatiguée, exaspérée, les yeux brûlants devant l’écran blafard de son ordinateur, elle mesurait à quel point sa situation de journaliste artistique était en danger, à quel point elle-même l’était peut-être.

En acceptant de la part de ce mystérieux commanditaire de rédiger un article qui mettrait en cause les réseaux et les méthodes de Gloves, elle avait d’abord été flattée. Flattée que l’on reconnaisse ses talents de critique et de journaliste d’investigation dans la sphère si fermée de l’art contemporain international ; flattée aussi par la somme faramineuse qui accompagnait le contrat et dont la moitié avait déjà été déposée pour elle dans une banque étrangère. Mais le doute la tenaillait. Elle n’avait pas envie de discréditer Gloves, elle se demandait à cet instant si cela était vraiment possible. Et la peur commençait à se distiller imperceptiblement dans son cerveau. Dans cet état de tension montante, elle tentait d’imaginer des solutions de repli pour mettre fin à cette mésaventure, se soustraire à une situation qui lui échapperait quoi qu’il advienne.

Appeler Gloves ? Lui révéler la machination et rendre l’argent à… ?

À qui d’ailleurs ? Elle n’avait aucun moyen de prendre contact avec son commanditaire. Elle ne connaissait même pas son nom. Elle possédait la carte d’un certain Jacques Berthelot, avocat dont le numéro de téléphone s’était révélé incorrect dès le premier appel qu’elle avait essayé de passer. Elle s’en était étonnée, mais n’avait pas cherché à résoudre la question, il ne s’agissait alors que de le remercier de la ponctualité du versement des honoraires.

La luminosité de l’écran dans la pièce sans éclairage accentuait sa pâleur. Elle décida d’aller se servir un verre de vin. L’alcool soulagerait un moment son angoisse et l’aiderait peut-être à finir son article. À l’instant où elle se levait, la petite musique d’un mail entrant retentit. Par réflexe, elle ouvrit le message dont l’expéditeur lui était inconnu.

« Chère madame Heikkineen,

Il serait vain de renoncer à honorer votre contrat. Nous sommes surpris de vous savoir déjà de retour à Helsinki. Nous doutons que vous ayez pu apprécier l’Exposition à sa juste démesure. Nous vous invitons à reprendre contact avec Jason Gloves le plus rapidement possible et à trouver les réponses qui vous permettront d’achever votre mission. Nous nous mettrons en relation avec vous, où que vous soyez, dans une dizaine de jours afin de récupérer votre article.

Cordialement. »

Maarit demeura figée un moment devant l’écran avant de prendre conscience qu’elle avait commencé à trembler de tous ses membres.

Malgré la profonde inspiration qu’elle réussit à prendre, il lui fut difficile de se calmer. Elle se leva enfin, courut presque dans la cuisine qu’elle laissa dans l’obscurité, attrapa un grand verre à vin posé sur le bar éclairé par les lumières de la ville, le cala sous le distributeur de glaçons. Une bouteille de whisky écossais traînait sur la table et elle en recouvrit les cubes glacés dans son verre. Elle prit une rasade dans un geste peu élégant qui ne lui était pas coutumier. Elle avala en grimaçant le breuvage qu’elle appréciait peu habituellement. Elle appellerait Gloves demain.

Toulouse

La sonnerie du téléphone retentit. Jason mit un temps incroyable avant de décrocher tout en se redressant péniblement dans le lit. Son portable affichait six heures.

— Bonjour Jason, c’est Joachim. Désolé de t’appeler si tôt.

L’effet de surprise fut de courte durée.

— Ton irrésistible désir de m’entendre ne pouvait pas attendre quelques heures ?

— Je rentre à Lisbonne un peu plus tard et j’ai besoin de te parler.

— Tu ne pouvais pas me parler hier ?

— J’ai hésité longtemps, je ne voulais même pas te voir…

— J’ai su que tu étais là. Je me suis étonné de ne pas t’avoir croisé ou au moins de ne pas avoir entendu parler de toi…

— Je t’en prie, Jason. Dis-moi juste si tu peux m’accorder un moment. Je peux te rejoindre dans une demi-heure ?

Le ton de da Silva était inhabituel, marqué d’une pointe d’incertitude.

— Je t’attends. Chambre deux cent neuf.

La communication s’interrompit aussitôt. Il était perplexe, pas tout à fait sûr d’avoir eu cette conversation. Il fut tenté de s’étendre de nouveau. La nuit avait été courte. Il était insomniaque et passait le plus clair de ses longs moments d’éveil nocturnes à regarder des films de Jackie Chan. Il aimait franchement et sans explication cet homme jovial, d’une souplesse inconcevable, et appréciait le plaisir et la détente réels que lui apportaient ces histoires invraisemblables tricotées autour de scènes épiques de combat, des histoires qui autorisaient son cerveau à baisser la garde. Il nourrissait le rêve secret de rencontrer l’acteur un prochain jour. Personne évidemment ne connaissait cette passion, non pas qu’elle lui semblât inavouable, mais elle ne pouvait pas être partagée, du moins en était-il persuadé. Il avait bien failli en parler à Estelle qui lui avait raconté en toute simplicité au détour d’une conversation sa fascination pour certaines séries romanesques et costumées dans lesquelles elle oubliait toute réalité… Oui décidément, il faudra qu’il lui dise. Il connaissait absolument toute la filmographie de Chan et savourait même avec une indulgence adolescente les nombreux nanars dans lesquels l’acteur avait tourné. Il avait donc visionné entre deux et quatre heures du matin pour la énième fois un de ces films acrobatiques avant de se laisser enfin gagner par le sommeil.

Il sentait à présent la fatigue, mais l’étrange appel de Joachim avait piqué sa curiosité.

Il eut à peine le temps de se rafraîchir qu’il entendit frapper à la porte. Da Silva avait un physique qui ne passait pas inaperçu. Il était plus grand que la moyenne des hommes. Du haut de ses deux mètres, sa carrure athlétique, sa démarche féline, son visage grave dessiné par un long nez et ses immenses yeux sombres ne laissaient personne indifférent. Ses costumes, redingotes et autres accessoires de dandy qu’il portait avec un naturel déroutant, ajoutaient à la fascination qu’il exerçait le plus souvent sur son entourage.

Jason ne s’attendait pas à le voir mal rasé, ses grands yeux cernés par un manque évident de sommeil. Il grimaça en guise de salut alors qu’il entrait dans la chambre. Toute sa superbe s’était évaporée au profit d’une posture si peu familière qu’il était difficile d’imaginer qu’il s’agissait du même homme.

— Que se passe-t-il ?

Da Silva était passé devant lui sans le regarder et s’était assis très doucement sur le sofa. Il desserra le nœud de sa cravate et passa ses longues mains dans ses cheveux décoiffés avant de lever enfin la tête vers Gloves.

— Je ne sais pas par quoi commencer, Jason… Je crois bien avoir fait une énorme connerie.

— Oui et depuis quand ressens-tu le besoin de m’informer de tes coups tordus ? Jusqu’ici, d’autres s’en chargeaient toujours très bien ?

— Depuis que je sais t’avoir mis en danger.

— Rien ne t’en avait empêché jusqu’à présent…

— En danger personnel, Jason… Je… je ne suis pas certain d’apprécier ce qui est en train de se passer…

— Mais qu’est-ce que tu racontes ?

Da Silva tremblait imperceptiblement. Son discours était confus et il apparut soudain fragile. Jason était perplexe. Il s’assit sur le lit en face de lui.

— Joachim, je suis désolé, mais tout cela te ressemble si peu. Que s’est-il passé ?

— J’ai été contacté il y a quelques mois par un avocat d’affaires français nommé Jacques Berthelot pour le compte d’un club très sélect et très fermé de collectionneurs, pas de noms, presque une confrérie qui se réunit une fois par an à Paris. Ils vouent d’après lui une haine indescriptible pour l’art contemporain ou ce qu’ils croient qu’il est. Ils n’ont de cesse de discréditer de grands événements et tous ceux qui y participent. Leurs méthodes sont redoutables, leur réseau est immense, impénétrable. Le toit qui s’est écroulé cette année à l’Armory Show et la fermeture de l’exposition sont leur dernière fierté. Lorsque Berthelot m’a parlé de toi et de ton projet, j’ai adoré l’idée d’avoir les moyens de griller tes recherches. Les moyens oui, d’énormes moyens, c’est à peine imaginable… Ils savent tout de toi, ils savent tout de moi, de notre histoire commune, de nos différends, de nos compétitions. Ils m’ont proposé beaucoup d’argent, une équipe, des bureaux là où je souhaitais qu’ils soient. Il s’agissait non pas d’empêcher la réalisation de ton exposition, mais d’inventer la rumeur qui te détruirait définitivement… Une rumeur qui ferait de toi la pire des ordures. Ils ont joint les artistes avec qui tu as l’habitude de travailler, des journalistes, certains de tes partenaires et collaborateurs, enfin ceux qu’ils ont réussi à trouver et persuader, et bien sûr certains de tes ennemis, et tu en as quelques-uns évidemment, qui rêvent de te voir plonger… Parmi eux, il y a moi en qui ils ont vu l’incarnation de leurs folles perspectives.

Il écoutait da Silva en regardant la tête baissée de l’homme qu’il avait tant de mal à reconnaître. Il essayait de ne pas imaginer que tout ceci soit encore une de ces farces sophistiquées qu’il avait souvent concoctées. Mais jamais jusqu’ici le critique portugais ne s’était physiquement impliqué dans une affaire et surtout pas face à lui. Il était un professionnel exceptionnel, un intrigant expert, mais un piètre acteur. Il se demandait quel sentiment marquait sa voix et lui faisait courber la nuque. Da Silva s’était brusquement tu, sentant certainement le regard dubitatif de Jason posé sur lui.

— Je ne devais pas être ici aujourd’hui. Encore moins te parler de tout cela. Ils savent que je suis là et ils me l’ont fait savoir. Un message, ou plutôt une messagère qui m’a interpellé au musée…

— Estelle ?

Jason avait prononcé son nom avec inquiétude.

— Non ! bien sûr que non ! Estelle n’a rien à voir dans tout ça. Une femme corpulente toute vêtue de noir qui s’est approchée de moi en souriant comme si nous nous connaissions. Elle s’est arrêtée, a approché son visage du mien et m’a presque murmuré : « Bonsoir monsieur da Silva, il n’était pas mentionné dans vos prérogatives que vous viendriez assister au vernissage de l’exposition de Gloves… Vous la connaissez mieux que lui-même… » Je lui ai répondu sèchement que j’avais toute liberté d’action pour mener à bien la mission qui m’avait été confiée et qu’il me semblait nécessaire d’être là précisément afin d’apprécier l’effet de l’événement sur le public… Elle ne m’a pas laissé finir ma phrase, m’a tendu un billet d’avion pour Lisbonne m’informant que j’étais attendu à treize heures demain à la Fondation Calouste-Gulbenkian… Enfin tout à l’heure. J’ignore ce qui va se passer. Ils me font à peine confiance.

Alors que da Silva devenait de nouveau silencieux, Jason sentit le trouble qui l’envahissait à la pensée d’Estelle, une sensation pressante, urgente et incompréhensible de la voir. Ce n’était pas tant le doute qui avait pu le saisir pendant le récit de Joachim — il s’en voulait d’avoir pu imaginer une quelconque trahison de sa part — mais plutôt une révélation de son absence et du désir de poser une fois encore ses doigts sur sa nuque comme à l’instant de leur séparation quelques heures plus tôt. Il balaya d’un clignement des yeux l’étrangeté de cette pensée.

— Joachim, je ne suis pas certain de comprendre ce que tu me racontes. Tout cela est tellement invraisemblable. Es-tu en train de me dire que tu renonces à collaborer avec une assemblée mystérieuse qui soudainement s’en prendrait à moi ? Es-tu en train de me dire que je suis menacé et que tu es menacé ? J’ai du mal à croire à cette fiction de complot contre l’art contemporain piloté par une société secrète de collectionneurs passéistes et fortunés prêts à tout pour détruire ma carrière… C’est ridicule, non ? Tu me connais si bien, Joachim. S’ils ont tant de moyens que cela, pourquoi auraient-ils besoin de me faire du tort pour poursuivre leur but ? Et pourquoi toi ? Et qu’est-ce qui te fait si peur ? Éclaire-moi. Je crains de ne pas être convaincu, même si tout cela me surprend, même si tu me surprends.

Da Silva s’était redressé et sembla pendant un bref instant avoir retrouvé une contenance, mais sa voix teintée d’agacement trahit de nouveau son malaise.

— Je n’espérais pas que tu cèdes à mes doutes ou que tu croies à tout cela. Je sais que j’ai porté cette compétition imbécile entre nous vers des limites que je n’aurais pas dû franchir. Cette histoire me le rappelle cruellement… Au nom de quoi d’ailleurs ? De nos façons de regarder l’art ? de regarder le monde ? de qui serait le meilleur ?… Quelle prétention ! Je me sens mal aujourd’hui, moins parce que je suis là devant toi à geindre que parce que je n’ai pas vu venir ce qui se passe et que je ne maîtrise plus la situation au point de m’interroger sur ce qu’il adviendra dans les prochaines semaines. Crois-moi ou pas Jason, mais je ne sais plus si j’ai l’intention de me compromettre plus longtemps avec ces fous. Je n’ai plus beaucoup de temps alors laisse-moi te dire ce que je sais de leurs intentions et de leurs méthodes. Je ne t’aime pas beaucoup, mais j’hésite encore à faire ce qu’on m’a demandé…

Même si Jason refusait de croire à cette sombre histoire, il n’imaginait pas que da Silva ait pu l’inventer. Comme pour se protéger d’une menace qu’il sentait imminente, il ne l’écouta pas plus longtemps.

— S’il te plaît, épargne-moi ça ! Je veux bien croire que tu sois dans un sale pétrin et que tu cherches à t’en sortir. Mais ne me mêle pas à tout cela. L’humilité et le repentir te ressemblent si peu. Si tu as vraiment besoin de mon aide pour discréditer ses illuminés, tu peux compter sur moi, mais ne me menace pas.

Joachim soupira avant de se lever. Il traversa la chambre en silence en secouant son long manteau. Juste avant de sortir, il tourna la tête vers Jason avec une lueur de colère dans les yeux.

— Tu devrais prendre des nouvelles de ta nièce…

La porte se ferma sur ses paroles et Jason eut soudain froid.

Estelle attendait Jason au bar de l’hôtel, un café à la main. Il était huit heures trente et elle s’étonnait qu’il ne soit pas encore là. Il était matinal comme elle. Elle l’aperçut enfin, quelques sofas plus loin, lui faisant un signe discret de la tête. En s’approchant de lui, elle sentit la tension qui émanait de son corps. La nuit avait dû être agitée.

— Allons faire un petit tour dans le jardin japonais, c’est à deux pas.

Tu pourras exercer ton sourire ravageur sur quelques carpes koïs dodues et ondulantes. Tu as l’air épuisé, mauvaise nuit ?

Il se leva en souriant malgré la fatigue, attrapa sa veste et prit Estelle par le bras. Ils furent tous deux surpris par la douceur de l’air, le froid mordant de la veille encore dans leurs mémoires. Gloves apprécia la fraîcheur plus qu’il ne s’y attendait et la compagnie silencieuse d’Estelle comme un cadeau. Ils marchèrent quelques minutes sans prononcer un mot jusqu’à l’étang central du jardin où serpentaient nonchalamment quelques poissons écarlate et noir.

— Da Silva m’a rendu visite tôt ce matin.

Estelle s’était mordu la lèvre inférieure. Elle ne dit rien.