angoisse arc en ciel - Chantal-Rose Scotto - E-Book

angoisse arc en ciel E-Book

Chantal-Rose Scotto

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Beschreibung

Emma, jeune femme célibataire qui porte une lourde histoire de famille et qui n'aspire qu'à être mère, est comblée : son voeu a été exaucé et elle peut désormais se consacrer à son rôle maternel, un rôle qu'elle n'abandonnerait pour rien au monde. Dans ce même temps, Théo Tancer, détective privé, est appelée au secours pour retrouver un nourrisson victime d'un enlèvement dans une célèbre clinique. Dans cette enquête qui doit la conduire en Normandie, elle se fait accompagner de son ami Richard Sonntag, dont les connaissances peuvent lui être utiles, mais dont les sentiments à son égard sont assez ambigus.

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Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé ne saurait être que fortuite.

Introduction

La Roque-Gageac, le 21 mai

Fin d’après-midi d’un printemps morose.

Théodorine Tancer est mon nom et je représente la femme de la trentaine. Très jeune, j’ai adopté définitivement mon diminutif, Théo. Les uns me disent dotée d’un tempérament romantique certain, et les autres parlent d’un ensemble de traits psychologiques qui définit une réelle aptitude au commandement. Bon… Je travaille à mon compte. J’aime mon métier plus que tout au monde. Ce qui n’exclut pas mes rêves, dont celui de fonder ma famille, encore faudrait-il que je rencontre l’amour et l’homme de ma vie. Ce qui, hélas, ne s’est toujours pas produit. Le dynamisme et la vivacité d’esprit qui me caractérisent ne m’aident en rien dans ce domaine.

En fêtant chacun de mes anniversaires, je pratique l’épreuve étonnante du bilan de ma vie. Cela sidère mes amis. Tout y passe sans complaisance ; je tiens avec une grande précision mon journal quotidien, ainsi son analyse devient facile et claire.

Comme chaque année, les prétendants rencontrés collectionnaient les défauts rédhibitoires qui m’écartent de mon rêve d’amour. Sans en souffrir, j’estime que je n’ai pas le talent d’attirer les hommes qui, par nature, désirent engendrer la famille idéale, mais ne désirent pas une fouineuse comme moi !

Deux de mes amies d’université ont réalisé des mariages merveilleux et tout semble leur réussir dans le cheminement de la famille construite et unie. Les bébés embellissent chaque instant de leur vie et deviennent le seul sujet de conversation possible. Finalement, tout ronronne !

J’ai hérité de la maison de mes parents malheureusement trop tôt décédés. Mon père avait accompli une très belle carrière dans l’architecture, et ma mère, femme au foyer, m’avait élevée en déployant des myriades de patience, d’amour, de tendresse, où l’inquiétude n’était pas absente. Elle n’avait qu’un discours :

– Je prie pour que tu trouves un mari qui prenne soin de toi, tout comme moi j’ai rencontré ton père ! Même si notre couple n’est pas un modèle de modernité, nos goûts sont très différents, parfois. Nous ne sortons jamais, et les amis que nous avions se sont éloignés. Tout cela n’est pas facile… mais nous nous aimons toujours. Bien sûr, ce n’est pas comme aux premiers temps, mais bon… Je souhaite que tes ambitions ne dépassent jamais le quotidien, bien réel, lui ! Un mari, tu sais, c’est une bonne chose, et cette situation, je te l’affirme, ne veut pas dire enfermement à la maison. Tu pourras travailler et en même temps tu élèveras mes petits-enfants. Tu as trop de caractère, ma fille, je suis un peu désespérée, je l’avoue. Je devrais certainement inviter mes derniers amis fidèles et sérieux, les Cottard. Ils ont un fils à marier, il est très bien, il a une bonne situation, et je me suis laissée dire qu’il se passionne pour la musique. Il a ton âge, ses parents ont du bien… Qu’en dis-tu ? Théo, tu devrais y réfléchir, je ne serai pas éternelle.

Je hochais la tête en imitant avec gentillesse les mimiques de ma mère. Puis, sans illusion quant à ma réponse, elle reprenait son ouvrage.

J’avais grandi dans ce village. De la maternelle au bachot, sans remue-ménage et en poursuivant avec assiduité mes études. J’apprenais bien et mes notes dans toutes les matières en témoignaient. Je pratiquais avec fidélité la religion héritée de mes parents. Ainsi, le curé de la paroisse me rappelait régulièrement les avantages d’une union sacrée, d’un beau mariage et tout ce que cela apportait aux femmes. Mon père, autrefois, me racontait mon histoire et cela me faisait rire. J’avais été baptisée avec les eaux hurleuses du fleuve. Les bords de la Garonne évoquaient le temps des Gabares que j’avais bien connu durant mon enfance. La Roque-Gageac était mon berceau. La nostalgie n’était pas de mise, je ne devais pas m’y tromper, cela notifiait bel et bien la fin de cette vie et de la grande épopée. Je revoyais toute l’animation des quais toujours bondés de fournitures de toutes sortes et de personnes venant de tous les horizons. Chacun de mes espoirs de voyages et de lointaines contrées que je conservais au fond du cœur voguait inlassablement sur le fleuve. L’eau belle et offrant une vision nostalgique emportait mes rêves au fil de son courant rapide.

Souvent, je me sens romantique. Je songe que cet état « romantisé » privilégie largement le sentiment à la raison. J’adore me prendre au jeu et glisse consciemment dans des fantasmagories étranges sans atteindre la mélancolie.

Je me suis mis à explorer des thèmes comme le rêve, le divin, le fantastique, le mystère ou encore la mort. Pour tout cela, rien ni personne ne m’égale dans mon ésotérisme. Les signes astrologiques ne veulent rien dire, tout dépend de l’influence des planètes au moment de la naissance et des mouvements de la lune. Depuis un certain temps, je consultais les cartomanciennes qui, devant mon incrédulité dans le domaine des sentiments, se régalaient en me produisant des prédictions plus ou moins douteuses. Cependant, je pouvais jurer que je n’y croyais pas. Je dépensais tellement d’argent en consultation ! Et je me demandais toujours ce que je venais chercher ou espérer dans ces drôles de consultations. Voici ce que l’une d’entre elles m’avait confié :

– L’amour fait couler beaucoup d’encre, torture le cœur des hommes et les transporte depuis la nuit des temps. La quête de l’âme sœur, la séparation, l’escalade de l’engagement, les infidélités, l’amitié amoureuse, la perte de l’être aimé, etc. Cupidon ne nous épargne rien tout au long de notre vie ! Ma chère amie, levez le voile sur votre avenir affectif ! Mon enfant, rester seule dans la vie n’apporte pas de satisfaction ; vous le croyez aujourd’hui, cependant, ouvrez les yeux et regardez autour de vous, l’homme de votre vie est là !

C’était dit !

La prédiction avait sonné sans appel. Je devais ouvrir les yeux ! Ah, Cupidon ! Dieu mythologique, que n’était-il resté dans sa mythologie ?

J’étais repartie, non sans avoir acquitté le prix de sa consultation ; pourtant je n’arrêtais pas de penser au mouvement pendulaire qui rythmait mon existence. En vain, je cherchais sans répit l’homme de ma vie.

Psychologiquement, les techniques d’étude du comportement physique expliquent tout. Il suffit d’être très attentif aux attitudes des personnes qui consultent les voyantes. J’explorais les cartes divinatoires et lisais le passé et l’avenir, mais jamais le présent qui ne traduisait que la réalisation du passé ! Pour entrer dans ces sujets délicats, j’étais devenue fortiche et pouvais en parler pendant des heures.

Pourtant, les pieds bien arrimés sur terre, mon désir de résoudre brillamment toutes les enquêtes que je menais, ma concentration, ma force d’écoute pour les gens que je côtoyais, répondaient pleinement à ce que mon métier exigeait de moi. Il ne fallait pas négliger la vigilance accrue que je déployais pour suivre mes dossiers, le sens du détail et de l’observation, et je pouvais en toute modestie me vanter de réussir partout ! Pour les enquêtes difficiles, des liens étroits s’étaient tissés avec de fins limiers du monde de la police qui répondaient toujours présents à tous mes appels.

J’avais suivi mes cours de droit à Bergerac avec brio, puis entrepris de préparer une spécialité de droit pénal. À l’époque, il me manquait des éléments pour fixer mon choix professionnel et j’éprouvais un sentiment d’insatisfaction ou d’incomplétude qui m’avait dirigé vers mon directeur de thèse. Il me souffla intelligemment l’idée d’étendre mes connaissances dans d’autres directions. Je continuais ma formation en droit de la famille. Cela m’apporta toutes les gratifications attendues.

Sans trop le chercher, je venais de trouver un emploi. L’entretien d’embauche avait été expédié, car le chef du personnel devait se rendre en réunion ; je faisais l’affaire, point, c’est tout ! Le cabinet d’affaires qui recrutait comptait déjà trois avocats, dont l’associé principal qui venait de Vezac, situé à quelques kilomètres de la Roque-Gageac. Je connaissais au moins deux membres de sa famille. Il y avait aussi deux juristes et deux experts-comptables, tous jouissant d’une grande renommée pour leur indiscutable probité dans les affaires à Sarlat.

La direction m’avait prié de suivre une formation qui parachèverait mes connaissances et mes aptitudes à recevoir les clients qui présentaient l’essentiel de mon travail et presque toujours une situation difficile ou compliquée. En ce domaine la communication n’était pas évidente. J’avais donc terminé d’apprendre les bases de mon futur métier, et aussitôt je m’étais attelée à ma nouvelle tâche avec ardeur et conscience. Mes dossiers étaient bien préparés et suivis. Mes collègues secrétaires admiraient ma puissance de travail. Je me dépensais sans compter et mes employeurs l’avaient remarqué ; ils me donnaient toujours plus de tâches et de plus en plus compliquées. Ceci ne ressemblait pas à une faveur. J’étudiais les affaires avec un certain recul, avec aisance et discernement, je décortiquais chaque élément des affaires. À présent, je percevais au premier coup d’œil à qui j’avais à faire et comment le traiter. Chaque personne s’adressant au cabinet d’affaires portait son lot de problèmes, ainsi, mon attention se fixait sur la demande de chacun. La psychologie, pour les besoins du métier que j’exerçais, devenait un atout dans la recherche de mon futur amoureux ! Car rien ne m’interdisait de poursuivre mes recherches privées…

Le mercredi midi, tous les membres du cabinet déjeunaient sur place, cela permettait de parler de l’ensemble des dossiers à traiter, d’évaluer les objectifs à atteindre et d’aplanir les difficultés rencontrées. Sans négliger la rencontre moins superficielle entre collègues et direction.

À peine deux ans après avoir débuté, je souhaitai m’établir à mon compte. Lors d’un de ces déjeuners propres au cabinet, j’annonçai tranquillement ma décision. Un silence, de stupeur pour certains, enveloppa le petit groupe. Puis les directeurs entreprirent de souligner la difficulté de se lancer dans « l’enquête » et développèrent leurs arguments : une femme seule, les moyens à déployer, la disponibilité, etc. Et de préciser, certains de leur offre, que je serais toujours la bienvenue si cela foirait !

Mes collègues comprirent que le travail et l’ambiance allaient changer du tout au tout. Elles comptaient tellement sur moi pour chaque problème qu’elles rencontraient ! Les questions fusaient déjà, et dans leurs yeux se lisait leur déconvenue. Maintenant, qui allait prendre ma place ?

Je promis avec sincérité et une bonne dose de générosité qui m’était coutumière de ne pas les oublier et de venir les voir de temps en temps. Comme je l’avais dit très sérieusement, ma vocation ne supportait aucun retard.

Ma voie professionnelle et mon instinct me conduisaient dans le monde de l’enquête. Je rédigeais un long document à mon usage personnel, qui contenait tout le processus et la façon dont je voulais pratiquer mon métier. Les règles déontologiques de la profession d’enquêteurs n’étaient pas très définies. J’appréciais tout particulièrement de découvrir ce qui guidait les gens et leurs actes, le pourquoi et le comment, ornés si possible d’une foule de détails. En effet, mon appareil photo muni d’un téléobjectif ne passait pas inaperçu ; je le gardais à portée de main.

Les filatures ne constituaient pas l’essentiel de mon travail, je trouvais même cette partie de mon métier assez ennuyeuse. Pourtant, les photos devenaient une sorte de justificatif dans certaines situations. Ma curiosité n’avait pas de limite, je m’en servais à juste titre. Je prenais également volontiers fait et cause pour les défavorisés. Pourtant, mes succès me conduisaient sur des enquêtes concernant les gens de la haute société, où l’argent faisait force de loi ! Mais, pas en ce qui me concernait. D’ailleurs, c’est ma connaissance des lois qui avait déterminé tout naturellement mon orientation vers la profession de détective privé, profession qui se résumait en premier lieu à de l’enquête pour tous motifs, et qui, à première vue, avait peu de liens avec mon choix : celui de soulager la misère humaine. Pourtant, tous mes acquis me servaient grandement. J’aimais mon métier et je l’exerçais avec passion. Les filatures ne me motivaient pas outre mesure, seulement c’était nécessaire.

Aujourd’hui, ma vie évoluait rapidement et j’acceptais de démêler des affaires venant de toute la France. Ma détermination ne cessait de me guider dans des choix toujours plus audacieux, parfois compliqués à élucider.

Des liens d’amitié solides avec un gradé du Quai des Orfèvres m’assuraient des informations très fiables que j’utilisais. À charge de revanche, je prenais les enquêtes que la grande maison me confiait pour les dépanner. L’échange était équitable et en valait la peine : en haut lieu, les chefs appréciaient mon travail.

Dès mon plus jeune âge, sûre de moi, je m’étais lancée dans la vie sans me poser de questions, sans jamais douter. Je me laissais toujours guider par mes intuitions, n’en faisant qu’à ma tête. En m’affirmant dans mon rôle de jeune femme, mon côté mystique prenait parfois le dessus. Mon éducation raffinée me rendait tatillonne. Des rumeurs circulaient à propos de mes méthodes de travail, des faits avérés, disait-on, mais pas suffisamment prouvés pour altérer et ternir mon nom.

En effet, je cultivais mon esprit d’indépendance et ne supportais pas les ordres. Avoir des supérieurs, signifiait être cadenassé, ne jamais vivre l’action. C’était comme adopter des comportements que je jugeais inutiles, qui me faisaient perdre son temps et je ne me privais pas de le dire clairement. Je ressentais ce qu’il fallait faire et me donnais les moyens de procéder jusqu’au résultat souhaité.

Dans mon nouveau bureau, les photos de mes parents me regardaient évoluer ; je leur parlais souvent, leur racontais mes journées. Évidemment, je ne leur demandais jamais leur avis, cependant je partageais généreusement mes projets avec eux, certaine ainsi de ne jamais être contrariée, et pour cause !

Pour financer les travaux de rénovation, j’avais vendu quelques bijoux de valeur ayant appartenu à ma mère.

Seule dans cette grande demeure que je rêvais secrètement de peupler de têtes blondes, j’imaginais ma vie de maman. Pourtant, dès le début, mon activité avait pris beaucoup de place et mes moments de détente étaient réduits à la part congrue de mon emploi du temps.

Mon bureau donnait sur une entrée privative. Pour trouver les meilleurs entrepreneurs du coin, Hélène, mon amie, m’avait fourni les coordonnées de toutes les entreprises de la région, et des travaux coûteux avaient été réalisés. Une plaque rutilante avec mes horaires de consultation et mon numéro de téléphone était apposée sur le côté de la porte qui ouvrait sur une salle d’attente et un cabinet de toilette ultramoderne. Une kitchenette avait été aménagée, où je pouvais me préparer rapidement du thé chaque fois que l’envie en devenait impérieuse.

Équipée d’un téléphone-fax dernier cri, de cartes de visite et d’un ordinateur qui trônait sur ma table de travail, je n’avais plus qu’à remplir mon agenda, ce que je faisais chaque jour.

* * *

Le courrier de l’après-midi du 21 mai m’apporta un télégramme urgent ; une demande d’aide dans une histoire de kidnapping. J’avais beaucoup de dossiers en attente, mais cette affaire m’interpella : un kidnapping dans une clinique, cela demandait une préparation, impliquait d’être drôlement bien renseigné. Cela nécessitait également une sacrée motivation, et du culot à revendre pour faire ce genre de sale besogne. Il s’agissait peut-être d’une ancienne employée de la maternité renvoyée pour une raison professionnelle injuste… Je pensai d’abord à quelque chose de cet ordre. L’enjeu surpassait l’ensemble de mes dossiers et concernait la vie d’un nourrisson. Je ne pouvais ni attendre ni tergiverser quant à ma décision.

Comment s’appelait la mère ? Avait-elle d’une façon ou d’une autre, même sans le savoir, une responsabilité sur l’enlèvement de son bébé ? Son mari ? L’argent ? Une vengeance ? Le bébé était-il toujours en vie à cet instant précis ?

Je mis en mouvement toute la machination mentale dont j’étais capable. Les questions fusaient dans mon esprit, que je notai et classai mécaniquement.

Tout se passa très vite. Je possédais ce don de perception qui me faisait agir, et ce dossier-là était urgent ! En répondant à cette demande, je fixais mes priorités dont l’une consistait à ne pas me rendre seule en Normandie. Mon ami Richard Sonntag m’avait maintes fois proposé de m’accompagner sur une de mes enquêtes. Je pouvais le solliciter sans risque de refus ! De plus, nos échanges durant le trajet éclaireraient peut-être la situation. Il posait toujours les bonnes questions.

Une image du passé refit surface. Je songeai alors que le jour de notre première rencontre, rien ne laissait présager une telle relation d’amitié.

Je devais prendre contact avec lui sans tarder. Dans la foulée, elle préparait déjà son déplacement.

Le sommeil fuyait Emma. Sa nuit avait été peuplée de rêves ou de cauchemars, elle ne savait plus. L’expression d’une grande fatigue l’enveloppa dès le réveil.

Nonchalamment, sans réfléchir, elle s’étira et écouta le silence. Elle devait se lever et n’en avait aucune envie. Mais par pure récusation de cet état léthargique – elle possédait un caractère légèrement obtus – elle se leva d’un bond. Fermement, en secouant sa tête et ses pensées, elle passa en revue ce qu’elle avait à faire dans la matinée. Décidant d’être forte et de ne pas se laisser aller, elle enfila son peignoir, brossa ses cheveux et ses dents, puis descendit préparer le café.

Le rideau électrique maintenait la maison dans le noir absolu. Aussi, c’est en clignant des yeux qu’elle salua le jour au fur et à mesure qu’il apparaissait.

Elle était fière des transformations apportées à la vieille demeure. Les lieux avaient bien changé. Terminé, la grange en terre battue, les toilettes au fond du jardin potager. En rénovant sa maison, elle devenait également une femme moderne, une femme de son temps, elle pouvait actualiser ses pensées et ne garder que ses bons souvenirs. Elle n’éprouvait aucune nostalgie. Elle ne reniait pas le mode de vie de sa jeunesse, car tout le monde connaissait cela. Son installation actuelle avait profondément changé sa vie. Une grande cuisine avec frigidaire et cuisinière Arthur Martin, une machine à laver de la même marque, une cafetière électrique, une salle de bains bien équipée et un salon moderne lui apportaient la joie de se sentir bien chez elle. Elle vivait désormais seule, dans une partie du corps de ferme isolé dans la campagne, cette partie qu’elle avait transformée en chaumière et qu’elle avait décorée avec goût.

À présent, elle ne songeait qu’au petit déjeuner qu’elle allait prendre dans le silence bienfaisant de la petite véranda. Parfois, elle pensait à François. Il vivait à moins de deux cents mètres de chez elle, mais elle ne le voyait plus beaucoup. Ils avaient le même âge. Lui avait tout abandonné pour suivre le modèle de son père. Grand et svelte, d’une beauté virile, ses cheveux bruns coiffés en arrière et un sourire à tomber lui conféraient un petit côté James Dean…

François possédait des qualités très appréciées dans sa famille. Il avait suivi brillamment ses études et, un beau jour, sans expliquer pourquoi, avait orienté sa carrière tout autrement. Il n’aimait pas parler. Sa mère lui disait souvent qu’il devait partager ses pensées, elle se souciait de le savoir tellement silencieux. Un jour, pendant le déjeuner dominical qui respectait toutes les traditions, sa mère avait dit : « Quand je ne serai plus là, qui te fera à manger si tu ne prends pas épouse ? Dis-moi ! »

Il avait regardé sa mère avec une grande tendresse et avait répondu :

– Maman, je cuisine à la perfection, je dois t’inviter à venir manger chez moi. Et puis, tu es encore jeune, pourquoi se faire du souci ?

Sa mère avait baissé ses yeux remplis de larmes. Le repas s’était terminé dans un silence plus pesant encore, égrené par le tic-tac de l’horloge. Le poids des non-dits devenait de plus en plus lourd. Qui aurait l’audace de crever l’abcès ? À quel titre ? Que chacun garde le silence, et ses souffrances, ses colères, ses frustrations ! Personne n’osait parler, même des choses les plus simples, par crainte d’être contrarié. Le moteur de cette situation résidait en peu de mots : la jalousie et la peur. La famille était compliquée et le mutisme n’arrangeait rien. Finalement, disaient les vieux, c’était bien mieux ainsi ! Dans cette famille, ils connaissaient tous les aspects du silence, absolument tous ; ils pratiquaient cette étrange vertu avec constance ! François semblait s’en accommoder et son attitude coriace et rigide ne laissait jamais rien transparaître.

D’une manière générale, François était en bonne santé. Il extériorisait la joie de vivre et ne présentait aucun signe de dépression. Cela s’opposait farouchement aux silences qu’il imposait à sa famille. En Normandie, les suicides étaient nombreux, car les chaumières ne laissaient pas entrer beaucoup de lumière dans les maisons. Et s’inquiéter pour lui n’était pas sans fondement.

Comment vivait-il ? Emma n’en savait rien et elle imaginait beaucoup de situations bizarres à son sujet. Les rares fois où ils se voyaient, il se trouvait perché sur son tracteur et lui adressait un vague signe de la main. Au moins, se disait-elle, il est en vie.

Un soir de grande mélancolie, Emma avait invité François pour le dîner. Il était arrivé à l’heure proposée avec une bouteille de cidre doux de sa production. Emma exultait de le voir assis dans sa maison ; elle aurait voulu lui sauter au cou et lui dire combien elle l’aimait et combien il lui manquait. Elle n’en avait rien fait. François était resté silencieux. Il avait mangé sans grand appétit et une heure après le début du repas, il l’avait remercié en l’embrassant affectueusement, mais sans démonstration, avant de quitter la maison sans se retourner. Elle avait tenté de lui demander quels étaient ses prochains projets. En souriant, il avait haussé ses épaules sans répondre.

Il assumait tout le travail de la ferme. Il avait transformé les granges, réparé les toits de chaume, maçonné les murs en terre battue, et acheté une moissonneuse-batteuse dernier modèle. Deux ouvriers agricoles accomplissaient avec lui le gros des tâches quotidiennes. Cela ne suffisait pas pour tout assumer, alors il y passait ses jours jusque tard dans la soirée, et les samedis et les dimanches. Le fils Gran-cher dont la ferme était plus petite que celle de François passait de temps à autre pour lui donner un coup de main, puis ils mangeaient ensemble. Côté élevage, il menait bien son petit troupeau.

Emma ouvrit la fenêtre de la cuisine. Les champs de colza parfumaient les plaines alentour. Dans le calme du jour naissant, une vache meugla longuement et seul un chien lui répondit sans conviction. Dans les vallons normands, l’écho renvoyait un signe de présence. L’aboiement se perdit en passant à travers bois et prés !

Comme chaque matin, en des gestes habituels et simples, Emma Grandcamp prépara son petit déjeuner. Le bruit d’automate du balancier de l’horloge, précis et clair, chargeait l’atmosphère d’une chaleur discrète.

D’un regard pensif, elle observa le jardin où les fleurs poussaient sans permission. Plus haut, elle distinguait parfaitement le faîtage du toit de la maison des Lebrun, et ici, elle entendait le chant léger des oiseaux accompagné par le cliquetis des fils électriques. Un couple d’éperviers traversa la vaste plaine pour atteindre la cime du hêtre où ils avaient choisi de nidifier. Eux ne se trompaient jamais ! Ils retrouvaient leur nid. En automne, une portée de petits avait pris pension, elle aussi, au sommet de l’arbre planté sur le haut du talus, dans le fond du jardin. Emma avait entendu le frémissement des battements de leurs ailes fragiles durant tout l’hiver. À l’arrivée du printemps, l’herbe sentait la chlorophylle et la rosée qui ressemblait à des cristaux brillants.

L’horloge sonna six heures. Le café fumait dans le bol et le pain grillé sentait bon. En ouvrant le pot de confiture de mûres qu’elle confectionnait chaque année en septembre, elle se souvint que celui-ci était le dernier.

Elle écouta le chant orgueilleux de l’horloge que sa grand-mère lui avait léguée et qui carillonnait joyeusement le quart. L’odeur du café frais lui titilla les narines. Elle se servit la seconde tasse de la journée, qu’elle but debout, le nez collé à sa fenêtre, la tête vide.

C’était l’endroit de sa cuisine qu’elle préférait, celui où elle réfléchissait, où elle pensait inlassablement à son enfance. Des images défilaient au gré de ses pensées, heureuses ou chagrines. Avec le recul, elle pouvait apprécier la vie qu’elle avait menée au sein de sa famille. Aisée, ou plutôt, bienveillante, car il ne manquait rien sauf, peut-être, le luxe et la modernité. Enfin, ses jeux d’enfants avaient largement comblé tout ce qu’elle ne connaissait pas, et les rires résonnaient encore en cet instant à son oreille. La voix de son père, autoritaire et généreuse, emplissait l’air de la cour, et celle de sa mère, douce et patiente, berçait les enfants chaque soir.

Emma vivait seule dans la maison que ses parents avaient habitée toute leur vie, à cette période heureuse où l’ambiance y était chaleureuse et animée. Elle en avait hérité après de longues conversations avec sa famille, car il fallait diviser le domaine. Elle avait fait percer le mur nord pour créer une entrée qui ouvrait sur la cuisine, ce qui la rendait totalement indépendante. Ses allées et venues n’étaient connues de personne ! François, lui, demeurait dans le côté droit du corps de ferme. Édith et Sylvette occupaient le milieu de la bâtisse qu’elles partageaient avec Mathilde. C’était la maison des grands-parents, et elle était vaste.

Prenant soudain conscience d’un manque indéfinissable, Emma murmura : « Je me sens curieusement enfermée dans mes problèmes. Je subis ma vie… »

Ce constat la rendit triste ! Ces petits moments d’examen de conscience se produisaient souvent ces temps-ci. Naturellement, cela ne changeait rien à son mode de vie. Pourtant, son subconscient travaillait, elle le savait. Elle devait découvrir quelle histoire lui raconter. Celle de François, la sienne, celle de leur famille ? Débroussailler le magma encore brûlant de leur passé exigeait des connaissances qu’elle ne possédait pas. La solution n’arrivait jamais !

Seule la solitude lui tenait compagnie, cela constituait un fait. Souvent, elle se demandait si elle pouvait se permettre de parler de ses angoisses avec François. De but en blanc, parler de ses frayeurs, de ses anxiétés, de ses prémonitions aussi, signifiait beaucoup. Il n’accepterait jamais. L’aborder en lui parlant de lui ? Qu’en dirait-il ? Son mutisme constant n’invitait pas à la conversation ! Il fallait être gonflé d’énergie et d’audace pour l’aborder. Lui aussi vivait seul. Pourtant, il avait aimé. Ils resplendissaient de bonheur quand on les apercevait tous les deux, leurs projets perpétraient le rire chez les parents, car ils se moquaient de tant d’impertinences au regard de la vie. Qu’est-ce qui avait failli dans son parcours, pourquoi avait-il rompu avec cette fille qu’il aimait ? Elle était du même milieu, les choses auraient dû marcher entre eux. Il y avait tant de questions auxquelles Emma cherchait à répondre en vain. À quel moment sa vie avait-elle basculé dans la solitude ? Emma savait que son frère ne raconterait rien. Il craignait sans doute d’être jugé. Emmuré dans son silence, qu’attendait-il de la vie ?

Elle vivait cela comme une sorte de trahison. Sa solitude était peut-être de l’égoïsme ? Triste ou heureux, maintenant, personne ne franchissait la barrière des émotions de François. Son visage buriné portait les stigmates du soleil, il vivait dans les champs toute la journée. Enfant, il possédait toute la joie de vivre, il menait le petit groupe d’amis et de cousins qu’ils formaient, tous. Quel drame avait pu le changer à ce point ? Pour Emma, il symbolisait un mystère de la nature, elle qui avait tant besoin de s’exprimer, de raconter, de dire les choses, à présent, elle n’avait plus le courage ni la force de l’affronter.

Elle s’était levée très tôt ce mercredi matin de mai. Il était l’heure où l’aube s’efface dans les prémices naissantes du jour. La rosée matinale donnait une couleur nacrée aux fleurs du jardin.

De sa fenêtre ouverte, elle ressentit la légère brise du sud-ouest qui virevoltait au-dessus de la maison, porteuse de vie et pleine de l’espoir du jour nouveau. Elle jeta un regard sur le baromètre et annonça à voix haute :

« La journée s’annonce belle ! »

Elle savait, pour l’avoir souvent observé, que les brumes chargées de l’aube finissaient leur course nocturne au-dessus de la mer qui n’était qu’à quelques kilomètres à vol d’oiseau. Aux alentours, aucun bruit inconnu ne perturbait le petit jour.

Elle disposait de deux heures pour se préparer avant de se rendre au bureau. Pourquoi ne porterait-elle pas son ensemble couleur bois de rose ? En effet, il était en laine et il lui allait bien. Il ne faisait pas encore si chaud, c’était la tenue adéquate. Elle sourit. Au bureau, sa tenue était élégante et raffinée. Emma n’était pas une très belle femme, cependant, sa distinction et sa parfaite éducation lui conféraient un côté très attachant. Sans relâche, ses pensées soulevaient cruellement l’étendue de sa solitude, à tous moments de la journée. Éprouvait-elle les mêmes inquiétudes que sa collègue qui était mariée et avait une jolie famille à nourrir et à élever ? Non, ses