Anita - Delly - E-Book

Anita E-Book

Delly

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Beschreibung

Le professeur Handen déposa sa plume et se renversa dans son fauteuil avec un soupir de soulagement. Il était enfin terminé, ce travail sur les origines de la Germanie, œuvre longue et ardue qui lui avait pris des années, coûté de patientes recherches et devait donner à son nom une célébrité européenne. Maintenant, il lui serait loisible de prendre du repos, et peut-être, l’esprit plus tranquille, donnerait-il au corps la vigueur qui lui manquait.
Un grand frisson le secoua tout entier.
Anita, Delly

Delly est le nom de plume conjoint d'un frère et d'une sœur, Jeanne-Marie Petitjean de La Rosière, née en Avignon le 13 septembre 1875, et Frédéric Petitjean de La Rosière, né à Vannes le 6 septembre 1876, auteurs de romans d'amour populaires.

Les romans de Delly, peu connus des lecteurs au xxie siècle, sont extrêmement populaires entre 1910 et 1980, et comptent alors parmi les plus grands succès de l'édition en France mais aussi à l'étranger.

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Delly

Anita

The sky is the limit

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table des matières

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

XV

XVI

XVII

XVIII

XIX

XX

I

Le professeur Handen déposa sa plume et se renversa dans son fauteuil avec un soupir de soulagement.

Il était enfin terminé, ce travail sur les origines de la Germanie, œuvre longue et ardue qui lui avait pris des années, coûté de patientes recherches et devait donner à son nom une célébrité européenne. Maintenant, il lui serait loisible de prendre du repos, et peut-être, l’esprit plus tranquille, donnerait-il au corps la vigueur qui lui manquait.

Un grand frisson le secoua tout entier.

La chaleur était cependant intolérable dans ce cabinet de travail fermé de portières et de lourds rideaux, encombré de bibliothèques et de tables chargées de livres. C’était la retraite austère du savant... celle aussi d’un homme qui souffrait, qui se sentait envahi, terrassé chaque jour par une faiblesse plus grande.

En un geste las, la main fine du professeur passa à plusieurs reprises dans les cheveux blonds à peine grisonnants qui couronnaient son front très haut. Une fatigue indicible se lisait dans son regard, et, un instant, ses yeux se fermèrent. Mais aussitôt il se redressa. Repoussant d’un geste impatient les manuscrits épars devant lui, il murmura :

– Vais-je me laisser aller, maintenant ? Qu’ai-je donc ce soir ? Je ne suis pas malade, cependant... et même je vais certainement mieux.

Il se leva et se mit à arpenter la pièce. Sa taille élevée se découpait en une ombre gigantesque sur la muraille éclairée par les lampes du bureau. Au bout d’un moment, il interrompit sa promenade et, prenant une photographie dans le tiroir d’un secrétaire, il se rapprocha de la lumière pour la regarder.

Elle représentait deux jeunes gens d’une quinzaine d’années, l’un très mince, très blond, avec un regard rêveur et doux ; l’autre, brun, aux traits d’une régularité remarquable, aux superbes yeux foncés, profonds et tendres, décelant une âme ardente. Ils se tenaient affectueusement appuyés l’un sur l’autre, et le blond rêveur posait sa main, en un geste de tendre protection, sur l’épaule de son compagnon.

Malgré la différence des années, il était aisé de reconnaître dans le premier le professeur lui-même. Son visage, maintenant pâle et creusé, avait conservé sa coupe élégante, sa finesse de traits, son beau front relevé, et son regard avait encore la même expression de grave bonté, d’intelligence paisible et fière. Mais, en cet instant, une douleur profonde s’y lisait, tandis qu’il examinait la physionomie attirante et charmeuse de l’adolescent brun.

– Bernhard, où es-tu maintenant ? murmura le professeur avec une étrange émotion. Il y a si longtemps que je ne t’ai vu !... Oui, il y a des années, et, pourtant, nous étions comme des frères ! Nous nous aimions...

Il s’interrompit et passa impatiemment la main sur son front comme pour en chasser des souvenirs obsédants.

– Mais qu’ai-je donc ce soir ? répéta-t-il avec une sorte de colère. Je suis ridiculement faible, plus encore au moral qu’au physique. Pourquoi penser à cet ingrat ?

Il posa la photographie sur le bureau et reprit sa lente promenade. Mais il n’avait plus besoin de cette image pour se représenter Bernhard, son cousin, son ami tant aimé autrefois... et maintenant ?

Eh bien, Conrad Handen ne pouvait se le dissimuler, le souvenir de celui qui avait été pour lui le plus tendre des frères était toujours vivant en lui... malgré tout.

Deux fois cousins germains par leur père et leur mère, ils avaient été élevés ensemble par la mère de Conrad, car Bernhard était devenu orphelin au sortir du berceau. Jamais frères ne s’aimèrent d’une plus vive affection. Très calme, presque froid en apparence, Conrad possédait une âme aimante et tendre, et si son esprit plus positif n’était pas capable de suivre son cousin sur les cimes élevées où l’emportaient un cœur ardent et une imagination passionnée, ils n’en étaient pas moins unis d’une inaltérable amitié.

Mais il vint un jour où Bernhard, artiste et poète, chercheur d’idéal, quitta l’Allemagne, en quête de régions plus lumineuses, de pays inondés de soleil, exhalant des effluves embaumés, vibrant encore des souvenirs du passé. Successivement, l’Asie mineure, la Grèce, l’Italie, l’Espagne enfin furent visitées par lui. Malgré la séparation, l’union demeurait aussi étroite entre les cousins, et elle le fut jusqu’au jour où Conrad reçut une lettre datée de Valence, et révélant à chaque page un intime et profond bonheur. Bernhard lui faisait part de son intention de demander la main d’une jeune Espagnole de famille pauvre et fort modeste, mais parfaitement honorable. Alors, enthousiasmé, il dépeignait les qualités de cœur, l’intelligence, la beauté remarquable de celle qui serait bientôt sa fiancée, et, à la fin seulement, faisant mention de sa profession... Marcelina Diesco était cantatrice dans un théâtre de Valence.

Au reçu de cette lettre, M me Handen s’emporta en reproches violents contre celui qu’elle appelait son second fils et qui flattait son amour-propre par sa beauté et ses dons brillants.

Conrad, lui, ne dit rien, mais il se sentit profondément blessé dans son affection fraternelle, en même temps que l’orgueil, très vivace chez cette nature calme et douce, se révoltait à la pensée d’une telle mésalliance. Les Handen, antique famille de savants, étaient aussi fiers de leur nom que les plus nobles barons.

Le jeune professeur partit pour Valence. Il vit Bernhard et se convainquit vite de l’inanité de ses tentatives. Ce cœur enthousiaste et ardent, une fois donné, ne se reprenait plus.

– Choisis entre elle et nous ! s’écria violemment Conrad dans une dernière entrevue. Si tu l’épouses, ce sera fini entre nous.

– Soit ! répliqua Bernhard d’un ton ferme, mais j’ai trouvé en Marcelina l’épouse de mes rêves et je n’abandonnerai pas ainsi le bonheur.

Des paroles vives et blessantes ayant échappé à Conrad, Bernhard y répondit avec colère, et les deux cousins se séparèrent complètement irrités.

Meurtri dans son affection, blessé dans son orgueil, Conrad quitta Valence. Il avait pu cependant reconnaître la vérité des assertions de Bernhard touchant Marcelina. Sa profession et sa famille, pauvre et obscure, étaient les seules choses que les Handen pussent lui reprocher, son honorabilité étant inattaquable ; mais à leurs yeux, l’obstacle était infranchissable. Depuis lors, Conrad n’entendit plus parler de son cousin.

Tels étaient les souvenirs qui revenaient à l’esprit du professeur tandis qu’il arpentait son cabinet. En vain essayait-il de les chasser ; ils revenaient en foule, semblables à d’importuns papillons noirs.

Il s’approcha de la fenêtre et appuya son front brûlant contre la vitre. Mais de nouveau un frisson l’agita. Au-dehors, le vent soufflait, glacial, dans la nuit sombre, et faisait douloureusement gémir portes et fenêtres. Lentement, le professeur revint vers son bureau... Mais il s’arrêta soudain, prêtant l’oreille. Une harmonie montait jusqu’à lui, une plainte douce et tendre, admirablement rendue par une main d’artiste. Elle s’exhalait en un chant délicat, d’une touchante simplicité, et mourut en un accord insaisissable.

Une transformation s’était opérée chez le professeur. Maintenant, une flamme joyeuse et fière animait son regard, et un heureux sourire passa sur son visage tandis qu’il murmurait :

– Comme cet enfant est doué ! Il sera un des premiers artistes de notre époque, mon Ary !

Six heures sonnaient à la grande horloge de bois sculpté. Le professeur rangea rapidement les papiers épars et, sortant de son cabinet, il descendit lentement. Le violoncelle avait repris son chant, mais, plus rapproché, il semblait moins mystérieusement pénétrant. Conrad Handen entra dans la pièce très vaste qui était la salle d’étude et le lieu de réunion de sa famille. Quelques jeunes têtes se levèrent à l’arrivée du père, puis s’abaissèrent aussitôt sur les livres et les cahiers. Seule, une petite fille très blonde, au doux et délicat visage, en profita pour demeurer le nez en l’air, en contemplation devant les jeux de lumière et d’ombres produits sur le plafond par la lueur des lampes.

Le professeur se dirigea vers la cheminée où son grand fauteuil l’attendait en face de sa femme. En passant, il posa la main d’un geste caressant sur une épaisse chevelure brune aux crêpelures superbes. Un court instant, deux yeux gris foncés se levèrent vers lui, empreints d’une tendresse passionnée, puis s’abaissèrent aussitôt sur le dessin que traçait une petite main brune et fine.

– Pas trop de travail, Frédérique, dit doucement le professeur. Je croyais t’avoir dit de ne pas dessiner le soir, ma fille.

– Et je le lui ai répété ! dit la voix calme, un peu traînante de M me Handen. Mais c’est une tête dure qui ne veut faire que sa volonté... Frédérique, laisse cela et prends ton tricot.

La main de la fillette se crispa sur son crayon, mais elle continua tranquillement à tracer ses lignes avec une impeccable correction.

– Eh bien, Frédérique ! dit sévèrement le professeur.

Elle se leva aussitôt et alla prendre dans une corbeille un tricot commencé, puis elle revint s’asseoir près de la lampe. Sur ce jeune visage aux traits heurtés, à l’expression hautaine et sombre, on ne pouvait discerner aucune émotion, aucun indice d’une lutte intérieure.

Le professeur se laissa tomber dans son fauteuil, et son regard distrait se fixa sur la masse incandescente qui s’écroulait dans la cheminée avec un léger craquement. Devant lui, M me Handen tricotait activement. Au bout d’un instant, sans s’interrompre, elle demanda :

– Où en es-tu de ton travail, Conrad ?

– Il est achevé, Emma, dit-il avec un soupir d’allégement. Je vais maintenant me reposer un peu, car je me suis vraiment surmené et je me sens faible.

M me Handen cessa de travailler, et ses yeux bleu pâle se fixèrent, un peu inquiets, sur le visage amaigri de son mari.

– Tu te sens plus fatigué, Conrad ? Consulte donc encore, je t’en prie !

Il secoua négativement la tête. La maladie de cœur dont il souffrait était inguérissable, il le savait, mais il pouvait vivre longtemps encore... ou tout aussi bien mourir tout de suite. L’alternative favorable ne dépendait pas des médecins, mais seulement d’une existence calme, sans heurts trop violents.

De nouveau, le silence complet s’était fait dans la salle. Le violoncelle s’était tu dans la pièce voisine, et, quelques minutes après, un adolescent entra et avança doucement vers la table où travaillait Frédérique. Sans une parole, il ouvrit un cahier et se mit à écrire. La vive lueur d’une lampe tombait sur ce visage mince et pâle, copie exacte de celui du professeur. Mais les yeux bleus au regard fier décelaient une nature plus ardente, plus décidée, plus orgueilleuse aussi que celle de Conrad.

De sa place, le professeur contemplait avec fierté cette couronne admirable, ces nombreux enfants si beaux, si intelligents, qui étaient les siens. Combien les lui enviaient ! Oui, il était vraiment un heureux père. Qu’avait-il à souhaiter ? Son bonheur était complet. Pourtant, il passa la main sur son front d’un geste fatigué. C’était chez lui le signe habituel de la souffrance, morale ou physique, et, de fait, sa physionomie n’était pas précisément celle d’un homme heureux.

La paix si profonde de la maison Handen fut soudain troublée par le heurt violent du marteau sur la porte d’entrée. Une minute après, un bruit de voix parvint du vestibule. Le professeur, qui prêtait l’oreille, eut un tressaillement. L’organe rude et enroué du vieux domestique s’était tu, et l’on distinguait maintenant une voix basse, pénétrante, un peu voilée et tremblante comme celle d’un être souffrant. Cette voix, Conrad la connaissait. Oh ! oui, malgré tant d’années, il ne l’avait pas oubliée.

Il se leva brusquement et se dirigea vers la porte qu’ouvrait en ce moment une main résolue. Sur le seuil, un homme parut... Un cri jaillit du cœur plus encore que des lèvres de Conrad :

– Bernhard !

Puis il recula, le regard soudain froid et sombre. Celui qui osait reparaître ainsi dans la vieille maison des ancêtres, c’était l’ingrat, le misérable que ses parents avaient renié... Un instant... oui, il l’avait oublié !

Bernhard s’était arrêté. Ses yeux d’un bleu profond, brillant de fièvre dans un visage émané et livide, se posèrent avec un navrant reproche sur celui qui avait été pour lui un frère et qui s’éloignait de lui. Enfin il parla, d’une voix faible et brisée que l’on entendait à peine.

– Conrad, ne veux-tu pas oublier ?... Après tant d’années, n’as-tu pas compris ?... J’étais jeune, j’ai eu des torts envers ta mère, envers toi, mon ami, mon frère... Oh ! ce n’est pas que je regrette mon mariage ! dit-il avec un soudain mouvement de fierté. Non, je n’aurais pu renoncer à ma douce, ma chère Marcelina... mais ce que je devais faire, c’était user de ménagements envers celle qui m’avait servi de mère, c’était te confier dès le premier instant mes espérances et mes rêves, à toi qui me révélais tous les replis de ton cœur. Ensuite, j’ai eu l’orgueil de ne jamais chercher à renouer notre amitié... Conrad, pour cela, j’ai besoin de ton pardon.

Le professeur recula encore, et sa voix s’éleva brève et sèche :

– Vous faites bon marché de votre inqualifiable mésalliance, Bernhard Handen, et c’est là cependant la véritable, la seule cause de notre rupture. La maison qui a abrité notre honorable famille ne peut vous recevoir.

Le corps débile de Bernhard sembla soudain galvanisé, une flamme ardente passa dans son regard souffrant. Il étendit la main en un geste de protestation indignée.

– Pas un mot de plus, Conrad ! Tu sais que Marcelina était digne d’entrer dans notre famille, et il est inutile de réitérer des attaques de ce genre. Qu’importe qu’elle fût la fille de pauvres ouvriers, si son âme était belle et noble, si elle était capable de faire mon bonheur ? Et elle l’a fait autant qu’il a été en son pouvoir... Oh ! cela, je puis le dire en toute sincérité ! fit-il avec un élan de reconnaissance passionnée. Elle a été dans ma vie comme une douce étoile, ma Marcelina... Et elle est partie... Conrad, elle est morte !

Ces mots étaient un cri de douleur, le gémissement d’une âme inconsolable, torturée par le regret. Le professeur tressaillit. Son cœur, qui luttait contre le pardon, se sentit envahi par une indicible compassion.

– Quoi ! elle est morte ! murmura-t-il avec une émotion qu’il ne put maîtriser.

Alors, regardant Bernhard avec plus d’attention, il se sentit douloureusement frappé en présence de cet homme qui avait son âge et semblait cependant un vieillard. Quelles luttes opiniâtres, quels travaux, quelles effrayantes épreuves avaient donc fait du beau et brillant Bernhard d’autrefois ce malheureux aux cheveux gris, au regard douloureux, au corps d’une extrême maigreur, courbé comme sous le poids d’un intolérable fardeau !... Il paraissait d’une faiblesse excessive et visiblement avait peine à se soutenir.

– Vous semblez avoir besoin de repos, dit le professeur d’un ton hésitant. Asseyez-vous au moins quelques instants.

Bernhard secoua négativement la tête.

– Je ne me reposerai pas ici si tu me traites en ennemi. J’aime mieux m’en aller, bien que la nuit soit si froide !... Oh ! si froide ! dit-il en frissonnant. Conrad, une dernière fois, je te le demande... Veux-tu oublier... et pardonner à celui qui va mourir ?

– Quoi... ? Que dis-tu ?... Pourquoi mourir ? s’écria Conrad en faisant un pas vers lui.

– Parce que je suis arrivé au terme de ma maladie... Ah ! tu ne sais pas, Conrad, quel courage il m’a fallu pour me traîner de Buenos Aires jusqu’ici !... Tu ne sais pas ce que j’ai enduré de souffrances, de terreurs sans nom à la pensée que je pouvais tomber en route avant d’avoir accompli ma tâche ! Je ne crains pas la mort... Je la désire même... J’ai tant souffert ! dit-il avec un accent d’intraduisible douleur. Mais, avant, je voulais... Où es-tu, Anita ?

Il s’était retourné, cherchant dans l’ombre du couloir. Près de lui, une voix douce murmura en espagnol :

– Me voici, père.

Bernhard attira à lui une petite forme noire et la poussa doucement en pleine lumière... C’était une fillette d’une dizaine d’années. Sous son grand chapeau, on distinguait un visage délicat et de superbes yeux foncés voilés de longs cils... Elle devint aussitôt le point de mire des regards curieux des enfants du professeur, jusqu’ici dirigés vers l’étranger.

– Conrad, c’est ma fille, mon Anita, dit Bernhard d’un ton vibrant de tendresse. Elle va bientôt rester seule au monde, et je voulais te la confier, afin que tu me remplaces auprès d’elle. C’est une Handen, elle aussi...

– C’est la fille d’une chanteuse !...

Devant Bernhard se dressait M me Handen. Jusque-là, elle était demeurée immobile, figée dans une indicible stupéfaction, mais elle venait de se lever et de s’avancer en prononçant ces paroles avec un dédain impossible à rendre.

Bernhard tressaillit, et une lueur de colère jaillit de son regard triste.

– Oui, c’est la fille d’une chanteuse ! répéta-t-il d’un accent plein de douloureuse fierté. C’est aussi la fille d’une femme de cœur, d’une noble chrétienne. Marcelina n’avait adopté cette profession que pour obéir à ses parents, pour leur donner le pain dont ils auraient manqué sans elle. Aussitôt qu’elle l’a pu, elle l’a quitté sans regret... Oui, Madame, Marcelina était pauvre, elle ne comptait que des aïeux obscurs, mais soyez assurée qu’ils étaient aussi honorables que les vôtres, que les nôtres aussi... Et mon Anita est digne de prendre place parmi vos enfants !

Il s’interrompit en portant la main à sa poitrine. Son visage était étrangement décomposé... Il chancela et essaya de se retenir à un meuble, mais deux bras étaient là pour le recevoir et il y tomba inanimé.

– Appelle Thomas ! dit brièvement à sa femme le professeur dont le visage était presque aussi livide que celui de son cousin.

Quelques instants plus tard, Conrad, aidé du domestique, transportait Bernhard dans la chambre qui avait été la sienne autrefois. En attendant le médecin, il demeura près du lit, tenant la main de l’ami tant aimé et considérant avec émotion – avec remords aussi – ce visage d’où la vie semblait retirée... Cependant, le cœur battait encore, et, après de longs efforts, le docteur put faire revenir à lui le malade.

En apercevant son cousin anxieusement penché sur lui, Bernhard eut une lueur de bonheur dans le regard, et sa pauvre main décharnée pressa avec tendresse celle du professeur.

Celui-ci murmura à son oreille :

– Mon Bernhard, j’ai tout oublié... Nous vivrons ensemble comme autrefois.

Un triste sourire passa sur les lèvres du malade.

– Non, Conrad, il faut nous séparer. Je ne m’abuse pas, vois-tu, je sais bien que c’est fini... Demande au docteur... Oh ! vous ne me tromperez pas ! ajouta-t-il en voyant le mouvement de protestation esquissé par le médecin. Je n’ai plus que quelques heures à vivre et je voudrais... Conrad, approche-toi, bien près, car je suis si faible !

En phrases brèves, hachées de fréquents repos, Bernhard raconta alors à son cousin sa vie depuis le jour où ils s’étaient quittés à Valence... Après son mariage, il s’était installé dans une petite ville du littoral, où Marcelina et lui avaient vécu plusieurs années dans un délicieux bonheur intime. Mais il avait fait la connaissance d’un industriel espagnol qui l’entraîna dans diverses spéculations, très honnêtes, mais imprudentes, si bien qu’un jour il se réveilla ruiné. Dès lors commença pour lui la terrible lutte pour la vie. En Espagne, il n’avait pas cherché à se faire d’amis, et ceux d’Allemagne l’auraient repoussé. À grand-peine, il parvint à trouver une position modeste, mais une longue maladie étant survenue, il se trouva réduit plusieurs mois à l’immobilité et, à sa guérison, il se vit remplacé. Après plusieurs vaines tentatives, il accepta les offres d’un négociant de Buenos Aires, et partit avec lui en qualité de secrétaire, emmenant Marcelina et la petite Anita.

Mais cet être d’imagination et de poésie était peu fait pour les réalités de la vie, et son travail s’en ressentit, si bien qu’un jour le négociant, ayant à placer un parent, l’informa qu’il ne pouvait le conserver. Dès lors, ce fut la misère... Quels travaux avait dû accepter cet homme raffiné et délicat, quelles tortures morales et physiques avait-il endurées, il ne le dit pas, mais Conrad le devina aux ravages exercés sur ce visage naguère si beau, si rayonnant de vie et d’ardeur.

Marcelina, depuis longtemps malade, avait quitté la terre, et Bernhard, affaibli, brisé de corps et d’âme, avait formé le projet de revenir dans sa patrie. Mais il fallait gagner l’argent nécessaire au voyage... Ah ! quel prix il l’avait payé, cet argent ! C’était sa vie qu’il donnait en échange... sa vie qui s’en allait, goutte à goutte, dans un labeur dévorant, dans les privations de chaque jour. À la fin, une heureuse chance l’avait favorisé, et il avait gagné rapidement une petite fortune, et il était parti, mourant, torturé par la crainte de ne pas arriver au but. Il avait enfin atteint la demeure de ses ancêtres, y faisant entrer sa fille pour laquelle seule il avait pu supporter tant de souffrances.

– Maintenant, Conrad, promets-moi de lui servir de père... promets-moi de l’aimer ! Elle a tant besoin d’affection, ma petite chérie !... Mais où est-elle donc, mon Anita ?

– Me voici, père.

Et la petite forme noire s’avança. Elle avait suivi ceux qui portaient son père et s’était réfugiée dans un angle obscur de la chambre... Ses petites mains s’appuyaient sur sa poitrine comme pour comprimer la souffrance qui s’agitait en elle, et le regard qu’elle leva vers son père était empreint d’une telle désolation que Bernhard eut un tressaillement de douleur. Il l’attira à lui et la serra éperdument contre sa poitrine.

– Oh ! te quitter, ma petite bien-aimée ! dit-il avec un accent de désespoir.

Ils se tenaient embrassés avec une tendresse passionnée, et devant ces deux êtres intimement unis que la mort allait séparer, le cœur de Conrad se brisa. Doucement, il prit la main de l’enfant en disant d’un ton tremblant d’émotion :

– Bernhard je te le promets, ta fille sera ma fille et la sœur de mes enfants.

Un sourire de bonheur illumina le visage du mourant. Il détacha le petit bras qui l’enserrait encore et poussa Anita vers le professeur.

– Embrasse ton oncle, ma chérie. C’est à lui que tu obéiras désormais ; c’est lui qui t’aimera et te parlera de moi.

Conrad attira dans ses bras cette petite créature déjà presque orpheline et l’embrassa avec une profonde compassion...

Un jour – bientôt peut-être – sa Frédérique, sa fille préférée, ne ressentirait-elle pas aussi cette douleur, cette déchirante angoisse qui broyait le jeune cœur d’Anita ?...

– Bernhard, l’enfant a besoin de repos, dit-il. Je vais la conduire à ma femme.

Les sourcils de Bernhard se froncèrent et son regard s’assombrit.

– Non, pas à elle... J’ai bien compris qu’elle n’aimerait pas ma pauvre petite à cause de sa mère... Conrad, pas à elle !

– Soit !... Je vais la confier à la femme de chambre, une douce et dévouée créature. Viens, ma petite Anita.

L’enfant se pencha vers son père et posa un long baiser sur ce front traversé de rides innombrables. Bernhard se souleva un peu et l’embrassa avec une tendresse ardente.

– Père, je reviendrai tout à l’heure ? demanda une petite voix suppliante.

– Oui, mignonne, c’est cela... Va te reposer un peu et ensuite tu reviendras. J’irai peut-être mieux, fit-il avec un navrant sourire. Va avec ton oncle, ma petite chérie.

Elle se laissa emmener. Au seuil de la porte, elle se retourna. Une dernière fois, les regards pleins d’amour du père et de la fille se croisèrent, et la petite main de l’enfant, se posant sur ses lèvres, envoya au mourant un tendre baiser.

La bonne Charlotte accueillit avec empressement la petite étrangère. Cette excellente femme, depuis de longues années au service de M me Handen, avait pour les enfants un amour qui allait jusqu’à la passion.

– Je vais la mettre pour aujourd’hui dans la petite chambre à côté de la mienne, monsieur le professeur. Comme cela je pourrai la surveiller cette nuit, et demain Madame verra où elle veut l’installer.

Le professeur approuva l’arrangement et sortit pour aller retrouver son cousin. Mais, près de la porte, quelqu’un se dressa devant lui.

– Ne viens-tu pas dîner et te reposer, Conrad ? demanda la voix quelque peu agitée de M me Handen.

– Me reposer !... quand Bernhard se meurt ! s’écria le professeur d’un ton de surprise indignée. Emma, me crois-tu capable de demeurer à l’écart tandis qu’il agonise, qu’il souffre, mon cher et malheureux cousin !

– Ton cher et malheureux cousin était hier encore appelé l’ingrat, dit M me Handen d’un accent agressif. Tu oublies vite tes rancunes. Conrad !

Il recula avec un geste de révolte.

– Tu n’as donc pas de cœur, Emma ! Me faudrait-il refuser le pardon à ce mourant, à ce pauvre être qui a tant souffert ?... Est-ce là ce que tu voudrais ?

Elle ne répondit pas, mais ce silence semblait un acquiescement et le professeur, l’écartant d’un mouvement indigné, pénétra dans la chambre de Bernhard.

Le malade semblait dans le même état, un peu plus faible cependant. Ses yeux bleu foncé, ses beaux yeux, autrefois étincelants de vie et d’ardeur, se retournèrent, souffrants et inquiets, vers son cousin.

– Elle ne pleure pas, ma petite fille ?... Conrad, j’ai quelque chose à te dire... Anita est catholique comme sa mère.

Promets-moi de la faire instruire dans sa religion et de ne jamais rien tenter pour l’en détourner.

– Sois sans crainte, mon Bernhard, dit le professeur avec tendresse. Ta volonté sera faite, Anita restera catholique... As-tu d’autres vœux, d’autres désirs, mon frère bien-aimé ?

– Oui... oh ! oui, Conrad ! Te souviens-tu, mon ami, de cette conversation que nous avons eue un jour, dans cette même chambre ? Tu m’as dit – le dirais-tu encore aujourd’hui, Conrad ? – que le bonheur de la terre te suffisait, que tu ne désirais que les joies de la famille et, plus tard, la célébrité. Hors de là, déclarais-tu, il n’y avait rien... rien que rêve et chimère... Moi, j’avais d’autres aspirations, j’avais soif de beauté, de perfection, d’idéal en un mot. Cet idéal, je l’ai cherché sur la terre... j’ai cru le trouver d’abord dans la nature, dans les arts, puis dans ma chère Marcelina. Mais si noble, si élevée qu’elle fût, ce n’était encore qu’une créature, et une créature qui m’a manqué un jour. Alors, Conrad, j’ai vu qu’il n’y avait rien de vrai, de beau, de bien, que celui qui nous a faits, et qu’en Lui se trouve le parfait bonheur...

Il s’arrêta, haletant... Immobile et muet, le professeur l’écoutait. Lui, l’incroyant, le sceptique, se sentait remué jusqu’au fond de l’être par cet aveu de Bernhard. Et il ne pouvait se dissimuler qu’à certaines heures, sous son orgueil de penseur indépendant, il avait ressenti ce vide du cœur, ce cri de l’âme réclamant son Dieu, si bien exprimé par la parole de saint Augustin : « Vous nous avez créés pour vous, mon Dieu, et hors de vous nous ne pouvons trouver le repos ».

– Conrad, j’ai toujours été croyant..., mais le protestantisme, si froid, ne me disait rien au cœur, et je m’en allais à travers le monde comme une misérable épave flottante, à la recherche d’un lieu d’atterrissage. Enfin, je l’ai trouvé... je l’ai trouvé dans la religion de l’amour, la vraie, la seule... Conrad, je suis catholique !

Le professeur se leva si brusquement que sa chaise tomba à terre avec un grand fracas.

– Catholique !... toi, Bernhard Handen ! s’écria-t-il d’un ton décelant plus de stupéfaction que de colère.

– Oui, mon ami, j’ai enfin trouvé la Vérité... Et maintenant, je voudrais voir un prêtre... tout de suite, Conrad, car j’ai si peu à vivre !

Le professeur serra fortement la pauvre main exsangue.

– Tout ce que tu voudras, Bernhard... Tu es heureux de pouvoir assurer être dans la vérité, murmura-t-il avec un douloureux soupir.

– Avec une intention droite et un grand désir, tout homme y arrive, répondit Bernhard.

Un instant après, Thomas, absolument ahuri, recevait l’ordre de se rendre à la chapelle catholique et d’en ramener un prêtre.

M me Handen entendit aussi... Elle sortit précipitamment de la salle d’étude et s’élança vers son mari qui remontait près de Bernhard.

– Conrad, dit-elle d’une voix frémissante, tu ne vas pas permettre cette apostasie ? Ce misérable...

Une main lui saisit durement le poignet.

– Tais-toi, Emma ! s’écria le professeur avec indignation ; tais-toi car tu me ferais te haïr !... Toi, une chrétienne, qui te piques de l’observance exacte de ta religion, tu insultes un mourant, un homme qui a souffert... oh ! Dieu seul sait combien ! dit-il avec une sorte de sanglot. Bernhard a trouvé la vérité, le bonheur dans la religion catholique qui fut, il y a bien longtemps, celle de nos ancêtres. Où se trouve l’apostasie ?... Aujourd’hui ou autrefois ? Voilà ce qu’il faudrait démontrer.

M me Handen revint lentement vers la salle d’étude. Un pli barrait son front très uni à l’ordinaire... Deux sentiments étaient seuls capables d’émouvoir cette nature placide et froide : un amour excessif et aveugle, bien que peu démonstratif, pour son mari et ses enfants, et un zèle religieux allant quelquefois, chez cet esprit étroit, jusqu’au fanatisme. Sa dédaigneuse et instinctive méfiance contre le malheureux Bernhard se trouvait donc encore augmentée et légitimée, à ses yeux de protestante rigoureuse, par sa qualité de « papiste ».

Pour la première fois depuis trois siècles, un prêtre catholique franchit, ce soir-là, le seuil de la maison Handen...

Après avoir reçu les sacrements, Bernhard parut plus calme et bientôt, même, il s’endormit. Une lueur d’espoir traversa l’esprit du professeur. S’il allait guérir, malgré tout !

Conrad demeura quelque temps assis au pied du lit, contempla le cher visage qu’il avait cru ne jamais revoir. Au bout d’un quart d’heure, il se leva doucement et se dirigea d’un pas léger vers un grand bureau placé à quelque distance. Là, s’étant installé, il se mit à écrire.

La porte de la chambre s’entrouvrit avec précaution, livrant passage à un blanc petit fantôme. Une masse de boucles noires tombait sur la longue chemise et entourait un délicat visage d’enfant aux grands yeux inquiets. Ces yeux inspectèrent rapidement la pièce. Devant le bureau, le professeur était toujours assis, mais il semblait dormir, la tête appuyée au dossier de son fauteuil. La douce lueur de la lampe à demi baissée éclairait un visage fin et pâle, incomparablement calme. Du lit ne venait également aucun bruit. Le paisible sommeil du malade se prolongeait.

Anita s’avança et, se penchant un peu, contempla avec une ardente tendresse le visage si beau, étrangement reposé et tranquille, presque souriant.

– Dors, petit père, murmura-t-elle doucement ; dors pour guérir plus vite et pour partir d’ici où on ne nous aime pas.

Elle s’assit près du lit, ne quittant pas son père du regard ; mais, au bout de quelque temps, sa jolie tête s’inclina et elle s’endormit.

Les derniers tisons noircissaient dans le foyer, la lampe s’éteignait en répandant une odeur âcre, et, seul, le sifflement du vent rompait maintenant le silence.

II

Au rez-de-chaussée de la maison Handen, entourés d’une profusion de lumières, cachés sous les tentures lamées d’argent, deux cercueils reposaient... Les deux cousins n’avaient pas été séparés dans la mort. Peut-être à l’heure même où Bernhard rendait le dernier soupir, la fin subite suspendue sur la tête du professeur le saisissait, la plume à la main. Anita avait été trouvée endormie entre deux cadavres.