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Delly

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Beschreibung

Les mouches volaient dans l’air doux qui sentait l’eucalyptus et les pins. L’une d’elles frôla le grand nez maigre de M. Labarède et se posa sur le front dégarni, couleur de vieil ivoire. Mme Labarède se souleva un peu sur son fauteuil en étendant la main pour chasser l’importune. Ce mouvement réveilla le dormeur. Deux bons yeux gris apparurent, tout souriants dans le visage en arêtes vives sur lequel la peau fermait des plis menus.
– Qu’y a-t-il, Rose ?
– Une mouche qui te tracassait, mon chéri.
– Ah ! la petite coquine !
Il rit doucement et se redressa en ramenant en avant sa calotte de drap gris.

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Delly

Annonciade

Roman

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385741686

Première partie

I

Les mouches volaient dans l’air doux qui sentait l’eucalyptus et les pins. L’une d’elles frôla le grand nez maigre de M. Labarède et se posa sur le front dégarni, couleur de vieil ivoire. Mme Labarède se souleva un peu sur son fauteuil en étendant la main pour chasser l’importune. Ce mouvement réveilla le dormeur. Deux bons yeux gris apparurent, tout souriants dans le visage en arêtes vives sur lequel la peau fermait des plis menus.

– Qu’y a-t-il, Rose ?

– Une mouche qui te tracassait, mon chéri.

– Ah ! la petite coquine !

Il rit doucement et se redressa en ramenant en avant sa calotte de drap gris.

Mme Labarède retint l’ouvrage de tricot interrompu qui allait glisser de ses genoux. Ses beaux yeux noirs de Provençale demeuraient brillants dans la matité jaunâtre du teint qui se fanait. Ils laissaient transparaître toujours sa tendresse d’épouse, ce grand amour tranquille et confiant que rien n’était venu attaquer, en quarante-cinq années de vie commune. Un sourire de bonté malicieuse entrouvrait les lèvres larges entre lesquelles apparaissaient des dents fort belles encore, très blanches auprès du rose toujours vif des lèvres.

– Quel excellent petit somme tu as fait ! En vérité, tu dormais comme un bienheureux ! Sans cette mouche...

– Elle a bien raison. Il est temps d’aller au travail, ma bonne Rose.

Il se leva avec effort, en marmottant :

– Oh ! ces diables de rhumatismes !

Sa grande taille maigre se dressa, encore droite, bien à l’aise dans un vêtement large de couleur terne, un peu usé. Le vieillard étira ses bras, fit craquer ses articulations.

– Je vieillis, ma Rose. Il est loin le temps où nous dansions la farandole au mas d’Ouyolles, chez ton oncle Théophile !

Elle soupira :

– Oui, il est loin !

Les yeux noirs devenaient mélancoliques. M. Labarède étendit ses longs doigts osseux et les posa sur les cheveux grisonnants de sa femme.

– Nous nous sommes bien aimés. Nous nous aimerons jusqu’au dernier jour. Et nous avons été heureux après tout, Rose, tant que Dieu nous a laissé notre Madeleine.

– Notre fille chérie !

Le visage ridé frémit, des larmes parurent sous les paupières flétries.

– ... Mais Dieu sait bien ce qu’il fait. Madeleine aurait souffert de la faiblesse de caractère, du nonchalant égoïsme de Conan. Elle a quitté ce monde après un an de mariage, en ayant conservé encore presque toutes ses illusions. Que le Seigneur en soit béni !... Et elle nous laissait comme consolation sa fille, notre petite Annonciade.

Les yeux attristés de M. Labarède sourirent à ce nom.

– Oui, Annonciade, notre chérie, si bonne, si jolie. Ses vingt ans vont sonner, Rose. Il faudra bientôt songer à la marier.

– Nous avons le temps, mon ami. J’ai tellement peur, vois-tu ! Notre enfant si belle, si pure, si aimante, il faudra donc la donner à un étranger qui, peut-être, sera l’un de ces hommes indignes comme il y en a trop ! Ah ! les nuits où je ne dors pas, j’y songe, à ce mariage d’Annonciade, je tremble et je prie Dieu de mettre sur sa route celui qui saura la comprendre, l’aimer comme il faudra qu’on l’aime pour qu’elle soit heureuse.

– Oui, oui, moi aussi, j’y songe bien souvent. Néanmoins, vois-tu, je voudrais voir l’enfant bientôt établie, car après nous elle resterait seule – ou, du moins, elle n’aurait plus que son père et sa belle-mère. Or, ce pauvre hurluberlu de Conan lui ferait faire n’importe quel mariage. Quant à sa femme, elle nous est inconnue.

Un soupir gonfla la poitrine de Mme Labarède.

– Nous sommes vieux, c’est vrai. D’un jour à l’autre, nous pouvons manquer à la pauvre petite... Oh ! Je pense à tout cela, Pascal, je t’assure !

Entre les feuillages légers et les houppettes jaunes du grand mimosa planté au coin de la terrasse, la vibrante clarté du soleil méridional s’étendait sur les vieux visages émus, sur le vêtement usé de M. Labarède et sur la robe noire, un peu verdie, de sa femme. Des parfums passaient autour d’eux, venant des pinèdes toutes proches et des plantations en terrasses qui formaient le jardin de la bastide Sainte-Marie, la petite propriété de M. Labarède, située au flanc de la montagne boisée entre Cannes et Antibes.

Devant la maison, modeste bâtisse d’un rose cuit par le soleil, s’étendait une terrasse en partie pavée, celle où se trouvaient en ce moment les deux époux. On découvrait de là le golfe de la Napoule, la rade d’Antibes, Villefranche – vision d’or fluide, de bleu ardent, de lumière doucement brûlante à l’heure de midi, s’éteignant le soir en clartés reposantes ou devenant flamme et pourpre sur les escarpements sombres de l’Esterel. Les bruits d’en bas, de la rive élégante et cosmopolite, mouraient dans le grand espace lumineux sans atteindre jusqu’à la solitude où vivaient les vieux époux, leur petite-fille Annonciade et leur servante quinquagénaire.

Dans le jour ensoleillé, M. Labarède descendit les étroits degrés de pierre qui menaient aux plantations. De celles-ci, le vieillard s’occupait assidûment, avec l’aide d’un garçon du village. À l’époque des fleurs d’oranger, il prenait quelques personnes pour la cueillette. Ce jardin lui rapportait un petit revenu dont l’absence, aux mauvaises années, se faisait sentir dans le modeste budget.

Sur l’une des terrasses, la plus large, s’étendait la plantation d’orangers. Dans un petit bassin ovale luisait une eau verte et frissonnante, amenée par une conduite du grand bassin cimenté d’en haut. Tout près de là, une jeune fille agenouillée cueillait des narcisses. Elle tourna un peu la tête en entendant le pas de M. Labarède et la douceur profonde de ses beaux yeux s’anima d’un sourire très gai.

– Tu n’as pas fini ta cueillette, Annonciade ?

– Si... grand-père... deux ou trois encore... Voilà !

Elle se redressa, en un souple et vif mouvement de tout son jeune corps gracieux. La lumière éclairait les contours délicats, la blancheur mate de son visage auquel montait un peu de chaleur. Ses mains retenaient un bouquet de narcisses dont le parfum se répandait autour d’elle, dans l’air tiède.

– Je vais porter ces fleurs à l’église. Vous n’avez pas de commissions pour le village ?

– Rien du tout, mignonne.

– Alors, à tout à l’heure, grand-père.

M. Labarède étendit la main et donna une caresse aux cheveux bruns qui ondulaient si joliment sur la tête fine d’Annonciade. La jeune fille se pencha, baisa le front ridé, puis remonta vers le logis. Elle avait une allure légère, des formes harmonieuses, et l’aïeul, en la regardant s’éloigner, songeait :

« Sa lointaine ascendance grecque revit en elle. C’est une vraie fille de Provence, notre Annonciade. »

En passant sur la terrasse, Annonciade s’enquit des commissions de Mme Labarède ; après quoi, ayant mis un chapeau, elle sortit de la maison et se trouva sur le chemin caillouteux qui menait au village, le long du plateau, entre des plantations en gradins et des bois clairsemés.

La maison de M. Labarède n’occupait pas toute la largeur du jardin. Un petit parterre, où s’élançait entre des rosiers le tronc velu d’un phœnix, la séparait d’un pavillon formant angle, qui restait inhabité. Les longs sarments d’une glycine étreignaient ses vieux murs dont la décrépitude se dissimulait en partie sous des feuilles légères. Deux ans auparavant, M. Labarède l’avait loué à des hivernants amateurs de solitude. Depuis, il n’avait pas retrouvé de locataires. Mais l’écriteau demeurait toujours là, discrètement pendu au coin d’une fenêtre.

Au moment où Annonciade sortait de la maison, un étranger venait de s’arrêter dans le chemin et considérait le petit bâtiment environné de lumière. Il se détourna en entendant le bruit de la porte qui se fermait. Annonciade vit qu’il était jeune, grand, d’apparence fort distinguée. Ce fut tout ce qu’elle put remarquer avant de passer devant l’inconnu qui s’écartait en soulevant son chapeau.

Elle pensa :

« Si ce pouvait être un locataire ! Grand-père a bien besoin d’un costume neuf et bonne-maman traîne depuis trop longtemps ses vieilles robes. »

Ses yeux sourirent à cette perspective d’un peu de bien-être dans l’existence modeste des chers vieillards.

La clarté chaude coulait sur les terrasses, au flanc du plateau, et chauffait la terre blonde qui se craquelait. Le petit clocher sarrasin de Sainte-Marthe dressait dans la douce lumière hivernale ses vieilles pierres patinées par les siècles. Entre deux jardins plantés d’orangers, le chemin finissait brusquement aux premières maisons du village. Annonciade passa de l’éblouissante clarté à l’ombre fraîche des logis rapprochés qui laissaient entre eux une voie étroite, où l’eau glissait en filet mince le long d’un caniveau. Des femmes, bavardant sur le seuil du logis, souhaitèrent en provençal le bonjour à la jeune fille. Elles avaient dans la tenue, dans les manières, le laisser-aller habituel à ces races méridionales, pour qui l’existence est plus douce et qui vivent insoucieusement au milieu des parfums, sous un ciel lumineux. Les maisons, très vieilles, présentaient des façades noires crevassées, des ouvertures étroites, pour condenser l’ombre, la fraîcheur à l’intérieur, aux jours d’été. Des cours, au bout d’un passage que surplombaient de petites arches de pierre effritée, s’enfonçaient dans une obscurité parfois traversée d’un reflet de lumière. La rue montait, tournait un peu et débouchait sur une placette où s’élevaient les murs roux de la petite église.

L’ombre, resserrée entre les maisons voisines et des murs de jardins, étendait à leur base sa fraîcheur. Le temps les avait zébrés d’entailles innombrables, telles des rides profondes dans un visage vieilli. Au-dessus de l’arcade formant saillie sur l’entrée, une niche s’ouvrait, où s’abritait une petite statue grise – celle de sainte Marthe, miraculeusement découverte, jadis, à l’endroit même où fut bâtie peu après l’église.

Annonciade poussa le vantail d’un brun déteint, qui grinça longuement. L’intérieur disparaissait dans une pénombre presque froide, car les vitres grises des fenêtres étroites ne laissaient passer qu’un vague reflet de jour. Mais Annonciade, sans hésiter, avança dans l’allée ménagée entre les vieux bancs de bois terni, usés par les générations qui s’étaient agenouillées là pour prier, pour crier leur souffrance et demander la force de vivre. Elle fit une génuflexion devant l’autel très pauvre placé dans le petit chœur, où deux stalles modestes se faisaient face, et que fermait une humble balustrade de bois. Puis elle s’avança jusqu’à la chapelle de gauche, dédiée à sainte Marthe.

L’hôtesse du Sauveur apparaissait dans un tableau encadré de bois fort malmené par les vers et suspendu au-dessus de l’autel. La peinture avait subi l’atteinte des années. Le visage du Christ, celui de Madeleine, ne se distinguaient plus. Mais la figure de Marthe, ronde et souriante, le haut de sa robe, d’un bleu passé, le plat qu’elle tenait entre ses mains, émergeaient de toute cette craquelure verdâtre sous laquelle disparaissait le reste de la scène évangélique.

Annonciade disposa les narcisses dans un vase de grosse faïence, sur le petit autel. Elle défroissa un peu le dessus de drap bleu très fané où les mites faisaient chaque été quelques ravages, remit en équilibre les flambeaux dédorés posés de travers par le sacristain. Ses gestes étaient doux, respectueux pour ces vieilles choses sans valeur que leur destination et la présence divine toute proche sanctifiaient à ses yeux. Puis elle revint aux bancs et s’agenouilla, le front dans ses mains.

Le grincement de la porte qui s’ouvrait, le bruit mat d’un pas sur les dalles, ne troublèrent pas son recueillement. Quand, sa prière finie, elle se leva et se détourna, elle vit, dans la pénombre, la silhouette élégante de l’étranger arrêté tout à l’heure devant le pavillon.

Comme il se tenait debout dans la petite allée, il dut, cette fois encore, se reculer pour laisser passer Annonciade.

La jeune fille songea, tout en quittant l’église :

« Sainte Marthe m’exaucera-t-elle ? Ce monsieur louera-t-il le pavillon ? »

Elle fit ses courses dans le village, s’attarda un peu chez une vieille femme malade et rentra au logis comme le soleil s’inclinait déjà au loin sur la mer éblouissante. M. Labarède apparut au seuil du salon. Son vieux visage animé révélait une satisfaction très vive.

– Mignonne, devine ce qui nous arrive ?

– Un locataire, grand-père !

Il ouvrit largement les yeux, en signe de stupéfaction.

– Comment, là, tout de suite, tu as trouvé ?

Elle rit joyeusement.

– Mais oui ! Et même, je puis vous le décrire à peu près, ce locataire : un monsieur jeune, grand, d’apparence très bonne.

– Tu l’as rencontré, alors ?

– Précisément. Il regardait le pavillon quand je suis sortie et, à l’église, je l’ai encore revu... Ainsi donc, il a loué ?

Mme Labarède apparaissait derrière son mari. Ce fut elle qui répondit :

– Oui, ma petite, et sans discuter le prix que lui faisait ton grand-père. À cette époque de l’année, c’est inespéré !

– Je crois bien ! Quelle chance, bonne-maman !... A-t-il de la famille, ce monsieur ?

– Non, il est seul. À Cannes, il est descendu à l’hôtel de Californie. Son valet de chambre s’occupera de son service, mais nous devrons fournir les repas. Il dit n’être pas difficile et préférer une nourriture simple et saine aux plats compliqués. D’ailleurs, Azalaïs cuisine à merveille, quand elle veut !

M. Labarède ajouta :

– Il paraît fort bien, très grand seigneur. Assez froid, mais courtois et pas poseur. Il s’appelle le marquis de Pendelon, et c’est un Breton. Notre pavillon lui a semblé réaliser ce qu’il souhaitait, c’est-à-dire une retraite où ses nombreuses relations mondaines le laisseraient en repos et où il pourrait s’occuper de peinture et faire de longues promenades solitaires.

Tandis que le vieillard parlait, Annonciade se débarrassait de ses menus paquets et enlevait son chapeau. En accrochant celui-ci à une patère, elle demanda :

– Et quand viendra-t-il prendre possession de son domaine, ce marquis de Pendelon ?

– Dans huit jours. D’ici là, son domestique montera de Cannes pour organiser son installation.

– Et il restera... ?

– Il ne le sait pas encore. Mais il me paie un trimestre, de toute façon.

– C’est très joli, cela, grand-père ! Voyez comme cette bonne sainte Marthe nous protège !

Avec un gai sourire, Annonciade se pencha pour embrasser M. Labarède. La clarté du soleil couchant, par la porte ouverte au fond du vestibule, se répandit sur les cheveux bruns et sur le jeune visage heureux.

– Maintenant, il va falloir nous occuper de nettoyer le pavillon. Ce ne sera pas long, puisque nous l’avons tenu en bon état. Je vais y donner un coup d’œil dès ce soir et, demain, nous nous y mettrons, Azalaïs et moi.

Mme Labarède suivit des yeux la jeune fille qui s’éloignait. M. Labarède frottait l’une contre l’autre ses mains sèches que déformaient les rhumatismes. Il dit allègrement :

– Voilà une bonne affaire et bien inattendue ! Nous mettrons cette somme de côté pour ajouter à la dot d’Annonciade.

Mme Labarède fit de la tête un signe d’approbation. Puis elle objecta, d’une voix hésitante :

– Ce monsieur est jeune... Nous avons peut-être eu tort, à cause de la petite...

M. Labarède, de l’index, caressa lentement son menton rasé.

– Évidemment, il est ennuyeux d’avoir un étranger si près, et chez nous pour ainsi dire, puisque nous lui donnons la jouissance du jardin. Mais Annonciade est bien simple, bien sérieuse. Lui paraît très comme il faut...

– Cela ne l’empêchera pas de trouver notre petite jolie. Et il est très beau garçon. Ses yeux, surtout... As-tu remarqué ?

– Oui. Mais, ma bonne chérie, il fallait penser plus tôt à cela ! Maintenant, l’affaire est conclue.

– Je n’y ai pas songé sur le moment. Tu sais, nous voyons toujours en Annonciade une petite fille. Mais, en y réfléchissant, je songe que c’est peut-être imprudent, ce que nous faisons là

– Mais non, je crois qu’il n’y a rien à craindre, étant donné le caractère de l’enfant. Quant à lui, nous le surveillerons, au cas où il chercherait à tourner autour d’elle. Allons, ne t’inquiète pas, ma bonne Rose, tout se passera très bien.

Mme Labarède ne demandait pas mieux que d’en être persuadée. Une fois de plus, elle se laissait influencer par l’aimable et parfois imprudent optimisme qui n’abandonnait que bien rarement le bon M. Labarède. Si un peu de crainte lui revint parfois, les jours suivants, elle ne s’y arrêta pas et s’associa sans effort à la satisfaction de son mari et d’Annonciade, aussi naïvement enchantés l’un que l’autre de l’aubaine inespérée.

 

II

 

M. de Pendelon s’installa sans bruit, huit jours plus tard, dans le petit logis garni de quelques beaux meubles provençaux et de cretonnes un peu fanées, mais choisis avec goût. Son valet de chambre, un Breton d’une cinquantaine d’années, correct et taciturne, était venu auparavant demander à M. Labarède la permission de cueillir quelques fleurs, « M. le marquis aimant à en avoir toujours autour de lui ». Le vieillard, désireux d’être agréable à son hôte, envoya Annonciade porter au pavillon une corbeille de giroflées et d’œillets. Comme le domestique avouait à la jeune fille que son maître s’impatientait toujours de son peu de goût pour disposer les fleurs, ce fut elle qui se chargea de ce soin. Elle s’en acquitta sans doute à la satisfaction du nouveau locataire, car le lendemain, le valet de chambre, la rencontrant dans le chemin, lui dit avec son air de respectueuse discrétion :

– M. le marquis m’a chargé de remercier Mademoiselle pour la peine qu’elle s’est donnée, en arrangeant si bien les fleurs.

Il parut aussitôt aux Labarède que M. de Pendelon ne serait pas un voisin gênant. Chaque matin, et l’après-midi, il partait en promenade avec son chien, un lévrier à la robe gris pâle. Il rentrait tard, dînait et s’attardait jusqu’après minuit sur la terrasse, en des lectures ou de solitaires rêveries. Parfois, après le repas, il allait fumer une cigarette dans le jardin. Apercevait-il Mme Labarède ou Annonciade, il les saluait avec une courtoisie un peu hautaine, sans leur parler. S’il rencontrait M. Labarède, il lui adressait quelques mots, le questionnait sur le pays, sur ses coutumes, d’abord avec une sorte de condescendance, puis bientôt avec un intérêt véritable.

Car il découvrait que ce vieillard à mine modeste, qui cultivait si bien son jardin, était un érudit. Ancien professeur de lettres dans une institution religieuse, M. Labarède avait composé un ouvrage sur les origines de la Provence jugé digne des suffrages de l’Académie, une quinzaine d’années auparavant. Il continuait de se tenir au courant des travaux d’autrui et de cultiver ses chers classiques grecs et latins. M. de Pendelon, fin lettré lui-même, se déclara charmé d’une telle découverte. De son côté, M. Labarède ne dissimulait pas son contentement de trouver en lui un interlocuteur au courant des principales productions intellectuelles de toutes les époques. Il n’en fallait pas davantage pour achever de lui rendre sympathique cet étranger dont la fière allure et le regard subtilement charmeur l’avaient séduit dès le premier abord.

Un après-midi, pour répondre à une demande de son hôte, M. Labarède lui apporta son ouvrage sur la Provence. Ils parlèrent assez longtemps, assis devant le pavillon. Près d’eux, sur la terrasse non dallée de ce côté, se dressait le tronc gris d’un eucalyptus et l’air était embaumé du parfum délicat des longues feuilles odorantes, balancées par la brise venue de la mer. Une ombre légère s’étendait sur les cheveux clairs du jeune homme, sur son visage aux traits fermes, un peu durs, où chatoyaient des yeux qui semblaient en ce moment du même bleu fascinant que la mer lumineuse entrevue au loin, entre le feuillage des oliviers.

M. Labarède demanda :

– Vous avez beaucoup voyagé, monsieur ?

– Oui, un peu partout. Mais j’ai mes pays préférés vers lesquels je retourne souvent et, dans ceux-ci, tel endroit où je me plais particulièrement, où je vais chercher plus volontiers quelques sensations d’art, de beauté, ou bien un peu d’ivresse à fleur de peau... Car j’aime respirer tous les parfums de la vie, en païen que je suis.

– En païen ?... Est-ce possible ?

– Eh ! oui, je ne suis pas autre chose. J’aime uniquement la beauté, sous toutes ses formes. Je ne recherche qu’elle dans mes continuels changements d’horizon et je lui rends mon culte au Parthénon comme devant nos vieilles cathédrales, je l’admire dévotement ici, dans la lumière et les parfums, et là-bas, au septentrion, dans la blancheur glacée des neiges ; je la contemple avec autant de délices en une fleur que sur la figure humaine. Une de mes plus vives sensations en ce genre, je l’ai trouvée dans un village des environs de Naples, en écoutant une voix de femme, non travaillée, mais d’une sonorité profonde et chaude, qui chantait un vieux cantique dans un petit jardin tout rouge de sauges et de pivoines. Ces deux rouges, l’un éclatant, un peu brutal, l’autre de tonalité plus sobre, baignaient dans l’ardent soleil napolitain. Au milieu des fleurs rutilantes, la femme était debout, brune, sans beauté, mais jeune, avec un teint doré par la lumière, des yeux noirs qui riaient et, autour de son cou hâlé cerclé d’un collier de corail, un fichu rouge – rouge comme les sauges.

Il parlait d’un ton calme, les yeux fixés devant lui, vers la mer. M. Labarède le considérait avec une surprise qui se nuançait de désapprobation. En tournant vers lui son regard, M. de Pendelon dit avec un sourire quelque peu railleur :

– Je vous scandalise probablement ? Vous ne pensiez pas héberger un mécréant de ce genre ?

– En effet, je pensais... Un Breton...

M. de Pendelon eut un léger mouvement d’épaules.

– J’ai été élevé par mon frère qui ne croyait à rien, sinon à la puissance de l’argent. Mais, si vous le voulez bien, laissons cette question sur laquelle nous ne pouvons nous entendre, puisque vous êtes un catholique pratiquant. J’ai le respect de toutes les convictions et je ne voudrais pas risquer de froisser les vôtres, même involontairement.

Il se mit à parler de l’Orient, d’un voyage qu’il y avait fait quelques mois auparavant. La note juste, l’expression originale, le mot coloré ou vibrant, venaient naturellement sur ses lèvres, et la séduction de cette parole s’augmentait encore en passant par la voix chaude, nuancée, qui achevait sur M. Labarède l’œuvre du regard ensorceleur.

L’excellent homme, au bout d’un moment, avait complètement oublié la sensation désagréable produite par la déclaration de principes de son hôte. M. de Pendelon le tenait sous le charme, après tant d’autres. Très visiblement, il s’y connaissait en suivant, sur la physionomie du vieillard simple et bon, ses impressions de brave homme ébloui.

Depuis un moment, cependant, il jetait de fréquents coups d’œil vers l’autre extrémité de la terrasse, à laquelle M. Labarède tournait le dos. Là travaillait Mme Labarède, près de sa table couverte de lingerie à raccommoder. Sortant de la maison, Annonciade venait d’apparaître près d’elle. La jeune fille penchait son buste souple, caressait les bandeaux de cheveux gris. L’aïeule lui souriait. Elles échangèrent quelques mots, puis Mme Labarède se leva et rentra dans la maison.

Annonciade resta un moment immobile. La courbe harmonieuse de ses épaules, son délicat profil, se dessinaient dans la lumière vive. Elle étendit la main, prit un panier posé sur une chaise et commença de descendre les petites marches ménagées de chaque côté des terrasses cultivées.

Sa silhouette légère glissait dans la clarté chaude traversée par l’ombre mobile des feuillages. M. de Pendelon la suivait des yeux. Il laissa insensiblement tomber la conversation. M. Labarède se leva en s’excusant d’être resté si longtemps.

– Mais pas du tout ! Je suis très satisfait d’avoir rencontré un interlocuteur aussi agréable.

Sous l’amabilité de cette riposte, un observateur plus perspicace que M. Labarède eût discerné un peu d’ironie.

– ... J’espère que nous bavarderons souvent ainsi. D’ailleurs, j’ai des renseignements à vous demander au sujet du passé de cette Provence que vous semblez si bien connaître.

M. Labarède assura joyeusement qu’il était tout à la disposition de son hôte, en serrant la longue main fine qui lui était tendue.

Quand il eut disparu dans la maison, M. de Pendelon se leva. S’adressant au chien couché près de lui, il dit à mi-voix, d’un ton railleur et amusé :

– Seldjouck, mon vieux, allons faire connaissance avec cette charmante fleur de Provence.

Le chien se leva et bondit autour de son maître. Quelques mots brefs le calmèrent et il suivit posément M. de Pendelon qui descendait d’un pas nonchalant les degrés des terrasses.

Au passage, sous un arbuste, le jeune homme avisa un volume relié de veau fané. Il se pencha pour le ramasser, puis, quand il l’eut en main, jeta un coup d’œil sur le titre. C’était l’Iliade. M. de Pendelon l’ouvrit machinalement et lut ce nom sur la page de garde : Annonciade Le Hennec...

Il répéta, avec un accent de vive surprise :

– Le Hennec... Annonciade Le Hennec... Tiens, c’est bizarre !

Continuant de descendre, il atteignit la dernière terrasse – celle de la plantation d’oliviers. Agités par la brise de mer, les feuillages gris se frôlaient avec un froissement léger. De grandes traînées de soleil se répandaient sur le sol herbeux et l’une d’elles enveloppait Annonciade, penchée vers des pieds de giroflées énormes, d’un rouge sombre, cultivées au bord de cette terrasse par M. Labarède, qui ne laissait pas un pouce de terrain improductif.

En entendant un bruit de pas, elle leva la tête et ses joues se colorèrent un peu, sous l’influence de la surprise ou de la timidité.

Elle ne connaissait guère l’étranger, mais sa distinction, son allure, l’enthousiasme de M. Labarède, l’engageaient à la sympathie. Pour la première fois aujourd’hui, elle le voyait de près et rencontrait ce regard dont l’étrange beauté avait surpris et inquiété Mme Labarède, le jour où M. de Pendelon était devenu locataire du pavillon. Un trouble léger la fit un peu frissonner. Lui, s’inclinant, demandait :

– Ce livre n’est-il pas à vous, mademoiselle ? Je viens de le trouver par terre, sur la seconde terrasse.

– En effet, monsieur. Je vous remercie de vous être donné cette peine. J’ai dû le laisser tomber hier...

Elle prit le volume que lui présentait M. de Pendelon. Celui-ci dit en soupirant :

– Je vois que vous lisez Homère dans le texte.

– Je suis l’élève de mon grand-père, qui m’a préparée à mes examens.

– Baccalauréat ?... Licence ?

– Oui, licence de lettres.

– Eh ! Je pourrai donc parler avec vous de ce vieil Homère ? Le lisez-vous souvent ?

– Très souvent.

– Moi aussi. Je ne m’en fatigue jamais.

Il se tut pendant quelques secondes. Annonciade, gênée, baissait un peu ses paupières mates et blanches comme la fleur de jasmin. Le regard de cet étranger n’était pas hardi, ainsi que certains dont elle avait senti s’arrêter sur elle l’insolente admiration quand elle descendait pour quelques courses à Cannes ou à Antibes.

Mais il insinuait en elle une sorte d’éblouissement jamais éprouvé jusqu’alors.

– ... Je vais me permettre de vous adresser une question, mademoiselle. Sur ce livre, j’ai vu, écrit, un nom qui est celui d’une famille de Brahaix, le bourg tout proche de Guerlac, mon vieux manoir : Le Hennec...

Les paupières blanches se levèrent, laissant voir un regard animé d’une vive surprise.

– Vous connaissez Brahaix, monsieur ? Vous êtes de ce pays ? Mon père y habite. Il s’appelle Conan Le Hennec.

– Vous êtes la fille de Conan Le Hennec ? Mais je vous croyais provençale, tout à fait provençale !

– Je le suis par ma mère et le lieu de ma naissance, mais le côté paternel est bien breton.