Archipel - Pierre Louÿs - E-Book

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Pierre Louys

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Beschreibung

Assise dans son manteau léger, derrière la porte du jardin, Néphélis parée attendait. La nuit sous les arbres était si profonde, que les yeux ne voyaient pas la main, et que seule la senteur des feuilles révélait leur présence obscure. Tout dormait, les hommes lointains, les oiseaux cachés, les ramures invisibles. Le silence de la terre était pur comme le noir de l'ombre. Néphélis immobile se tenait les doigts unis sous le genou, et la tête droite. Elle ne voulait pas bouger. En épouse inaccoutumée aux artifices des séductions, elle ne remuait pas un pli de son manteau, de peur que les parfums de son corps ne se perdissent au souffle du geste. Et sachant bien qu'elle était venue trop tôt, elle attendait avec patience, satisfaite d'être là, enivrée d'espoir. Doucement, un doigt frappa la porte au dehors.

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Sommaire

PREMIÈRE PARTIE

LA NUIT DE PRINTEMPS

L'ILE MYSTÉRIEUSE

LES CHERCHEURS DE TRÉSORS

UNE FÊTE A ALEXANDRIE

SPORTS ANTIQUES

LESBOS D'AUJOURD'HUI

LA FEMME

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

DEUXIÈME PARTIE

LA DÉSESPÉRÉE

LIBERTÉ POUR L'AMOUR

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

UNE RÉFORME DANGEREUSE

LA VILLE PLUS BELLE QUE LE MONUMENT

LA STATUE DE LA VÉRITÉ

LA CENSURE

LE BOULEVARD

LE CAPITAINE AUX GUIDES

UN CAS JURIDIQUE SANS PRÉCÉDENT

PREMIÈRE PARTIE

LA NUIT DE PRINTEMPS

Assise dans son manteau léger, derrière la porte du jardin, Néphélis parée attendait.

La nuit sous les arbres était si profonde, que les yeux ne voyaient pas la main, et que seule la senteur des feuilles révélait leur présence obscure. Tout dormait, les hommes lointains, les oiseaux cachés, les ramures invisibles. Le silence de la terre était pur comme le noir de l'ombre. Néphélis immobile se tenait les doigts unis sous le genou, et la tête droite.

Elle ne voulait pas bouger. En épouse inaccoutumée aux artifices des séductions, elle ne remuait pas un pli de son manteau, de peur que les parfums de son corps ne se perdissent au souffle du geste. Et sachant bien qu'elle était venue trop tôt, elle attendait avec patience, satisfaite d'être là, enivrée d'espoir.

Doucement, un doigt frappa la porte au dehors.

—Déjà!

Sans bruit, elle ôta la lourde barre et fit tourner la porte sur ses gonds huilés. Elle entendit un pas sur la grève, mais ne vit rien, que la nuit noire.

—Ne me cherche pas, murmura-t-elle, je suis là. Je te précède, viens vite, j'ai peur des esclaves et qu'on ne nous épie. Suis-moi. Au sortir des fourrés, tu verras un peu mon ombre.

Elle marcha sur la pointe du pied. Ses petites sandales se posaient à peine sur le sable ou la mosaïque. Une branche qu'elle effleura la fit frémir; ce ne fut qu'un bruissement furtif entre deux vastes silences, et les fleurs remuées secouèrent leur parfum.

La première, elle entra dans la chambre, courut jusqu'à la niche où elle avait mis un rhyton sur la lampe de terre pour la voiler sans l'étouffer et dès qu'elle eut un peu de lumière, elle se retourna:

—Dieux! fit-elle. Dieux! Dieux! Dieux! ce n'est pas lui!

L'homme s'était avancé jusqu'au milieu de la pièce. Elle recula vers le mur que son dos frappa brusquement et ses mains retournées errèrent sur la paroi.

—Qui es-tu?

—Je ne suis pas lui, tu viens de le dire. N'es-tu pas assez renseignée? Il y a lui, n'est-ce pas, et le reste du monde. Moi, je suis le reste, l'humanité, la foule, ce dont on ne veut pas.

Néphélis le regardait, presque défaillante. C'était un homme osseux, hirsute et barbu, et d'autant plus barbu qu'il était maigre. Sa tête semblait faite de poils. Quatre grandes dents manquaient à sa mâchoire supérieure, si bien que sa barbe avalait sa moustache et ce détail était horrible. Son cou étroit sortait d'un manteau de bonne laine, assez malpropre et bizarrement drapé. Ses jambes paraissaient plus courtes que le torse. Il n'était ni grand, ni petit, mais la lampe posée sur le sol doublait son corps d'une ombre immense, dont la moitié couvrait la muraille et l'autre le plafond.

Il se croisa les bras violemment, en fourrant les mains sous les aisselles.

—Ha! dit-il, le lit parfumé! des pétales de roses! une amphore de vin frais! On attendait quelqu'un, si l'on ne m'attendait pas! Quand le mari fait la guerre, la femme fait la débauche... Ha! ha! Des couronnes fleuries!... Mais je sens une odeur de myrrhe qui est à donner la nausée.... Et cette lampe qui a fumé noir... Cela sent la prostitution chez toi, m'entends-tu?... Holà! quille ta robe et fais ton métier! Voilà une drachme.

Lancée a travers la chambre, la pièce d'arpent frappa Néphélis au ventre. Elle étouffa un cri.

—Misérable! dit-elle d'une voix blanche. Tu sauras ce qu'il en coûte de me parler ainsi: Oui, j'ai un mari, et j'ai un amant; mais la porte du jardin s'est rouverte, mon amant est là, dans l'allée, il vient, il approche, et s'il te trouve ici, tu seras tué comme un ver.

—Il me tuera? fit l'inconnu. Qu'est-ce que cela me fait? Je suis mort depuis cent ans. Tu me demandais mon nom? Je suis le Roi d'Égypte, embaumé.

Néphélis se passa lentement la main sur le visage comme pour y sentir le long froid de la Peur...

—Je suis perdue, se dit-elle. C'est un fou.

L'homme, la voyant pâlir, reprit en souriant:

—Ne crie pas, belle amie, où je te tue toi-même; et pour toi qui n'es pas morte, ce sera bien autre chose que pour un cadavre comme le mien. Regarde ma chair de momie.

D'un mouvement brusque, il détacha, tous ses vêtements, et se dressa nu.

—Tu disais tout à l'heure, que la porte s'était rouverte. C'est impossible. La barre est mise. Personne n'est dans le jardin, personne dans l'allée. Fais ton métier, ma fille, je t'ai donné une drachme. Et ne crie pas, ou, par Dzeus! je te tue immédiatement.

La mort, Néphélis l'eût acceptée en cet instant. Son effroi dépassait de beaucoup celui qu'éveille chez les mourants la vision de l'éternel Léthé... Mais la mort par cet homme, oh! c'était pire que tout!

Elle ne cria pas.

Dans un effort de tout son être, et se souvenant qu'il ne fallait pas contrarier les insensés, elle exhala quelques phrases, à peine articulées par sa langue sèche et froide:

—Oui, tu es le Roi d'Égypte... tu es couvert de bandelettes... Mais il n'est pas digne de toi, Seigneur, de t'arrêter chez ta servante... Veux-tu que je te montre la route?... Tes reines, plus belles que des femmes, chantent aux portes du jardin.

Le fou bondit:

—Roi! Roi! Billevesée! Roi! Qui a dit que j'étais Roi? Est-ce que je ressemble à un homme? Ne voit-on pas que je suis dieu? Et comment serais-je entré ici, pauvre sotte, si je n'étais pas dieu? La porte est fermée, je te l'ai dit, la barre est dans les crochets. Je ne suis pas entré par la porte. Je suis l'émanation de cette amphore noire. Je suis Bakkhos! Bakkhos! Bakkhos!

Il campa sur sa tête la couronne de roses et se mit à danser avec frénésie.

Insensiblement Néphélis se glissait le long de la muraille, essayait de gagner l'endroit où elle pourrait s'enfuir. Le fou ne la voyait plus, il tournait sur lui-même en s'étourdissant dans l'ivresse de sa bacchanale; mais, comme elle se penchait vers la serrure, elle sentit la main osseuse qui s'abattait sur son épaule. Pour la première fois il la touchait. Elle recula de nouveau jusqu'au fond de la chambre.

—Hé! dit-il en s'arrêtant. Ta peau est fraîche, ma fille. Comment n'es-tu pas encore dévêtue? Quitte ta robe! Je t'ai payée.

Il marcha vers elle, et de la robe lâche et fine il dégagea un sein.

Néphélis s'acculait au mur. Elle voulait parler, mais pas un mot ne sortait du tremblement de ses lèvres épouvantées... Le fou prit en ses doigts l'admirable sein, et pressa: quelques minces fusées de lait jaillirent.

A cette vue, il pâlit. Sa voix s'altéra et devint celle d'un petit enfant.

—Maman! s'écria-t-il. Maman! Pourquoi depuis cent ans ne m'as-tu pas nourri? Que t'ai-je fait pour que tu donnes ton sein à un autre, à un autre que tu attends dans un lit de roses et d'aromates? Est-ce parce que je n'ai plus de dents que tu ne veux plus nourrir ma bouche? Maman! pourquoi m'as-tu quitté?

Et, paralysant des deux mains les bras de Néphélis éperdue, il jeta ses lèvres sur le mamelon, il suça comme un altéré.

Un sursaut d'horreur souleva la poitrine de la jeune femme:

—Monstre! c'est à mon enfant, ce lait que tu bois!

Elle se dégagea et prit l'homme à la gorge; mais, en un instant, elle fut domptée.

—Hé! hé! dit-il. Je t'avais prévenue qu'on ne pouvait pas tuer un mort. Au contraire tu vas voir comme il est facile de faire mourir une femme vivante... Ha! ha! Non! ne crie pas. Je ne te tuerai point. C'est un jeu, c'est une fête. Donne-moi ton bandeau.

Il arracha, en effet, le bandeau de la longue chevelure qui tomba silencieusement, et saisissant en arrière les deux poignets de Néphélis, il les garrotta fortement sur les reins.

La jeune femme claquait des dents. Encore une fois, elle aurait voulu crier, mais un dernier espoir la soutenait... La porte du jardin n'était pas bien fermée... Il allait venir, l'amant, le sauveur; il la délivrerait... Ah! comme elle l'attendait! Dans quel élan désespéré toutes les énergies de son désir faisaient-elles effort vers lui!

Cependant le fou avait dénoué la ceinture et détaché sur l'épaule droite l'agrafe de la boucle d'argent. Le vêtement s'affaissa. En vain, Néphélis serrait les genoux. L'homme arracha la robe, et empoignant l'infortunée par le milieu du corps, il la jeta de loin sur le lit où elle tomba en gémissant.

Une bouffée de parfums monta de la couche remuée.

—Ah! cette odeur de myrrhe! dit encore le fou. Ta loge est empestée, fille de joie! Ha! chasse la myrrhe! A bas! A bas!... Je suis Psammétique, fils du Soleil. La myrrhe est l'odeur de la Nuit. Je suis le Roi vainqueur, le Très-Haut, le Roi! le Roi! La myrrhe est l'odeur des bouges... Chasse la myrrhe, fille de la Nuit! Par les cornes d'Hathor et par la gueule de Pascht! A bas! A bas! A bas! A bas!

Il s'affaissa, la tête renversée.

Néphélis, blottie à l'extrémité de la couche, le regardait avec des yeux immenses.

Un grand calme suivit. L'homme s'était tu. Au dehors, la même paix nocturne planait sur le jardin désert. Il ne viendrait donc pas! Dieux! peut-être il était venu, il avait frappé, il n'avait pas franchi la porte, il était parti... parti... Une angoisse atroce étreignit la poitrine de Néphélis.

Et le fou s'était relevé.

—Tu es belle, dit-il doucement. Depuis quand es-tu ma femme? Tu n'étais pas ainsi du temps que j'étais roi. Tes cheveux blonds sont devenus noirs. Tes flancs étroits se sont élargis... Et tes jambes... Oh! que tes jambes sont grandes!... Ouvre-les!...

De plus près encore, il lui parla, en posant la main sur une tablette de marbre où il y avaient des fioles de parfums.

—Ne crains rien, dit-il, je suis vieux. Tu vois, ma fille; je suis un vieux... Je suis mort depuis cent ans! Ne te détourne pas d'une momie. Je ne veux que baiser ta bouche, et dormir, dormir sur ton sein, ô mère!

Il avança ses mains maigres, lentement, comme pour implorer. Mais une secousse nerveuse l'ébranla tout entier, des pieds à la tête. Il sauta sur le lit, par-dessus la jeune femme et retomba de l'autre côté.

—Aaaah!

Enfin elle avait crié! un cri long comme une agonie, un déchirement de toute son âme, une plainte désespèrée vers le secours, les dieux, le miracle, la vie!

—A moi! A moi! glapissait le fou. Ne lutte pas, fille de la Nuit! Ne serre pas ainsi les dents, mon baiser te pénétrera! Ha! la myrrhe! la myrrhe! la myrrhe! Tu concevras, sache-le bien! Les étoiles sortiront de ton sein comme les abeilles de la ruche! Ha! ha! ha! ha! ha! ha! ha! ha! ha! Car je veux...

Néphélis avait dégagé sa main droite et, d'un geste si prompt que le fou n'en vit rien, elle l'avait assommé à la tempe avec un objet lourd, pris sur la tablette.

Elle se dressa tout debout sur le lit, la bouche ouverte, les deux mains en avant de la face, avec une sorte de rire plus affreux qu'un gémissement. L'homme était tombé sur le coup, mais pour elle il n'était pas mort. Elle saisit vivement dans un vase à col fin ses longues épingles de coiffure, dix ou douze pointes acérées dont chacune était mortelle, et vingt fois elle les plongea toutes dans la poitrine maigre, entre les côtes saillantes, dans l'estomac, le ventre, les yeux et les joues; et quand les esclaves éveillés accoururent à ses hurlements, ils la trouvèrent foulant aux pieds le cadavre, pleine de sang, toute nue et les mains vers le ciel, comme une Andromède inouïe, qui marcherait sur le Monstre.

27 décembre 1905.

L'ILE MYSTÉRIEUSE

Les dernières fouilles exécutées en Orient par les savants occidentaux ont amené des découvertes d'un intérêt tout à fait neuf, inattendu, et singulier.

Jusqu'ici, les patients coups de pioche donnés dans les terres antiques avaient eu pour objet et pour résultat de confirmer nos connaissances livresques sur les personnages dont l'histoire nous parle, ou sur leurs contemporains. On avait exhumé le palais des Césars, celui des Xerxès, celui des prêtres d'Ammon et, si les travaux accomplis avaient été féconds en trouvailles, du moins ils ne transportaient pas les esprits on dehors ni au delà de l'histoire authentique. Ils creusaient dans le réel et cherchaient dans le connu.

Maintenant, on entre dans la fable.

Sur tous les points à la fois, en Troade, en Crète, en Égypte, en Argolide, à Rome même, les êtres et les pierres légendaires apparaissent à ceux qui niaient leur existence et reviennent à la lumière dans leurs tombeaux véritables, dans leurs murs encore debout. Pendant vingt-cinq ans, l'Iliade fut seule à nous livrer ses personnages et ses décors: on retrouva le palais de Priam et celui d'Agamemnon. Mais depuis quelques années les civilisations fabuleuses sortent du sol toutes ensemble comme si l'heure de la résurrection venait de sonner sur leurs mystères.

La première dynastie de l'Égypte était regardée comme apocryphe et comme n'ayant jamais vécu que dans l'imagination des prêtres: on a déterré aujourd'hui presque tous ses rois dans leurs cercueils individuels marqués de leurs noms exacts.

Bien plus: on retrouve des rois antérieurs, dont les Égyptiens eux-mêmes avaient perdu la mémoire. Nous sommes mieux renseignés sur leurs origines qu'ils ne le furent jamais, et nous savons aujourd'hui que, loin de placer des souverains fictifs au début je leurs annales, comme on les en accusait, ils méconnaissaient, au contraire, l'extrême antiquité de leurs monarchies.

Et voici maintenant, que les fouilles de Crète nous entraînent définitivement dans des siècles chimériques. Le palais de Minos et de Pasiphaë, le labyrinthe construit par Dédale, la terrasse d'Icare, l'appartement de Phèdre, l'antre monumental du Minotaure viennent d'être déblayés, mesurés et parcourus: toute la mythologie redescend dans l'histoire.

Quelle légende, en effet, quelle vieille fable humaine était plus que celle-ci fantastique et surnaturelle? Minos est fils de Zeus et d'Europe; il est le demifrère de Pallas, d'Hercule, d'Hélène et de Persée. Il s'entretient avec les dieux, il ressuscite les morts, il est juge aux enfers. Qu'il aime l'étonnante Procris, qu'il fasse la guerre à Nisos ou qu'il soit trompé par sa femme, c'est toujours au milieu de circonstances magiques dont la variété est immense. Les Mille et une Nuits, ne nous rapportent rien qui témoigne d'une imagination mythique aussi riche que celle d'où est née la légende crétoise. Et désormais, le roi Minos est dépouillé de sa légende mieux encore que Charlemagne. Nous respirons où il a vécu, nos pas sonnent sur les dalles où fut son trône royal, nous possédons quatre-vingts inscriptions relatives à son époque: c'est la lumière. Bientôt, nous pourrons reconstituer sa figure, son règne et son temps. Nous verrons Minos tel qu'il fut: roi de Cnosse, ennemi d'Athènes et grand constructeur de palais. Sans doute, la découverte intéresse d'abord l'historien; mais le peintre et le poète pourront imaginer, d'autre part, qu'elle fait tout aussi bien revivre le vieux conte si cher à leurs maîtres anciens.

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Ainsi, les demi-dieux et les héros grecs sortent l'un après l'autre de leurs linceuls de songe pour nous apparaître au delà des âges, au delà des temps explorés.

Cependant, la plupart demeurent mystérieux. Même parmi les héros d'Homère, si Hélène, Pâris et Agamemnon sont faciles à entrevoir sur leurs murs délivrés de la terre, on ne saurait en dire autant de celui qui est sans doute le principal personnage des épopées archaïques, celui qui, dans l'Iliade, joue le rôle le plus fin, celui qui remplit l'Odyssée de son intelligente figure: le roi d'Ithaque, Ulysse le Prudent.

Plus la lumière se répand sur les premiers âges de la Grèce, plus le vieil Ulysse se dérobe aux chasseurs de tombes. Il nous cache son palais comme il cachait aux siens le fond de sa pensée; il reste impénétrable; il sera peut-être le dernier à livrer le secret dont nous sommes si curieux. On le poursuit depuis plus d'un an. On ne trouve rien. Et bien des esprits commencent à se passionner autour de cette lutte engagée.

A l'heure actuelle, on cherche non seulement le roi lui-même, sa tombe, son palais, sa ville capitale, mais la petite île d'Ithaque qui a, paraît-il, disparu.

Nous avons appris en classe qu'Ithaque était un modeste îlot entre Céphalonie et Sainte-Maure, un rocher portant quelques herbes, quelques maisons, quelques pêcheurs. Je l'ai longé, il y a six mois, d'un bout à l'autre, à bord d'un paquebot qui revenait d'Égypte, et j'imaginerais difficilement un plus petit royaume sous le ciel. Or, nous nous trompions tous; Ithaque n'est pas Ithaque. On n'y a pas retrouvé le palais d'Ulysse pour la raison bien naturelle qu'il n'y fut jamais construit; c'est du moins ce que soutient M. Dœrpfeld, le directeur de l'Institut allemand d'Athènes, et sa théorie suscite des discussions de plus en plus animées.

Sans développer ici dans tous leurs détails les arguments de M. Dœrpfeld, disons simplement que plusieurs vers de l'Odyssée paraissent incompréhensibles si l'île d'Ulysse n'était pas toute proche du continent et réunie a lui par un gué praticable. Ainsi, Télémaque demande à Mentor s'il est venu à pied ou sur un bateau. Une partie des troupeaux d'Ulysse paît sur la rive de l'île et l'autre sur un promontoire du continent. On ne comprendrait guère un berger breton qui garderait ses bêtes à Dinard et enverrait vingt-cinq brebis brouter de l'herbe à Guernesey...

De ces remarques et de plusieurs autres que je n'exposerai pas ici, M. Dœrpfeld a conclu que la seule des îles Ioniennes qui répondît aux descriptions d'Homère était la grande île de Leucade, aujourd'hui Santa-Maura. Et non content d'affirmer son opinion, il a voulu en avoir le cœur net: il a commencé des fouilles.

C'était là qu'on l'attendait. Du côté de l'École française, on ne croyait guère à sa réussite. M. Reinach n'affirmait rien. M. Victor Bérard niait absolument. M. Migeon exprimait son scepticisme d'une façon presque irrévérencieuse. Jusqu'ici, les résultats des travaux semblent leur donner raison, car on n'a rien trouvé du tout, pas plus à Leucade qu'à Ithaque, et M. Dœrpfeld revient les mains vides, de sa première tentative.

Aussitôt, chacun l'abandonne, même ses collaborateurs et ses partisans du début, et, lorsqu'il émet l'hypothèse que le palais du roi Ulysse pouvait bien être construit en bois et n'avoir laissé aucune trace, on pense généralement que c'est là une façon spirituelle de se tirer d'affaire. Néanmoins, la question a intéressé quelques riches amateurs qui font les frais des travaux. M. Dœrpfeld à Leucade et M. Preuner à Ithaque vont reprendre cet hiver des recherches concurrentes, et nous saurons peut-être bientôt dans quelle île encore mystérieuse, Pénélope espéra dix ans, fidèle et seule, le retour de celui que retenait Calypso.

Que ces nouvelles directions de la curiosité humaine sont donc significatives! Pendant des siècles, les voyageurs ont parcouru la terre, à la recherche des Eldorados, des vallées paradisiaques et des îles fortunées. Maintenant, la terre habitable est connue; la carte en est faite. On a résolu tous les grands problèmes. Le dernier grand fleuve, le dernier grand lac ont été découverts, et gravés à leur place sur nos atlas désormais suffisants. Mais l'activité de l'homme a besoin d'un prétexte, et voici que les explorateurs s'avancent dans les glaces polaires avec l'ardeur et l'émotion de leurs pères devant les merveilles équatoriales.