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Une fois la vengeance assouvie, que reste-t-il ? Un sentiment de vide, des nuits de cauchemars. Les blessures physiques disparaissent, mais qu'en est-il de celles de l'âme ? Les Hautes Terres n'ont apporté à Aron que misère et désespoir, elles ont fait de lui un assassin, un homme froid et instable. Sans but précis, il décide de rejoindre le pays d'origine de sa mère, un lieu où la magie n'appartient pas aux légendes et où se cache un lourd secret. Aron parviendra-t-il à ressentir à nouveau de la compassion pour ses semblables ou se laissera-t-il emporter par la rage qui depuis des années l'accompagne ? De ce choix dépendent de nombreuses vies.
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Seitenzahl: 683
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Du même auteur
L’Héritier du Destin
Tome 1 La Voie de la Découverte
Tome 2 De l’Ombre à la Lumière
Tome 3 La Fin des Illusions
Le Cristal de Vie
La Malédiction des Brushas
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Au matin, en venant chercher son père, le croque-mort aurait un corps de plus à emporter. Une nouvelle âme avait rejoint les étoiles, une parmi les centaines arrachées à leur foyer par l’épidémie de fièvre qui, depuis trois jours, faisait des ravages.
Toute la nuit, Aron avait supplié sa mère de ne pas l’abandonner. Il avait fait ce qu’il pouvait, lui avait apporté de l’eau, avait épongé son front. Il avait prié pour que le mal ne l’emporte pas, mais ses prières n’avaient pas été exaucées. En quelques heures, ils étaient tous deux partis. Pourquoi tout était-il allé si vite ?
Qu’allait-il devenir ? Il savait que cette question avait tourmenté les derniers instants de lucidité de sa mère. Il aurait dû la rassurer. Lui dire qu’il s’en sortirait. Mais comment l’aurait-il pu ? Il n’avait que sept ans et était paniqué.
C’était si injuste. En arrivant à Kolm, ses parents n’avaient pas un sou, mais la grossesse d’Ylma ne se passait pas bien et s’ils reprenaient la route, elle risquait de perdre son enfant. Pour trouver un toit et payer les remèdes dont sa femme avait besoin, Silas avait emprunté de l’argent. Le jour où il avait enfin soldé ce crédit, Aron et ses parents avaient commencé à emballer leurs maigres affaires pour quitter cette ville au plus vite. Hélas, le lendemain, le bas quartier était isolé à cause de cette épidémie qui les avait emportés.
Pourquoi la maladie l’avait-elle épargné ? Il aurait tant aimé partir avec eux. Incapable de penser à ce que l’avenir lui réservait, Aron s’allongea entre ses parents et s’abandonna à sa détresse. Il pleura en maudissant cette fièvre qui avait fait de lui un orphelin, puis sans s’en rendre compte, il finit par s’endormir.
Ce fut le croque-mort qui le réveilla. En comprenant qu’il allait lui enlever sa mère, Aron s’accrocha à elle de toutes ses forces. Il ne voulait pas la perdre. Il ne voulait pas être seul. Devant son désarroi, le brave homme tenta avec douceur de lui faire entendre raison.
— Tu ne peux plus rien pour eux, mon garçon. Fais-leur tes adieux et laisse-les partir. Je veillerai sur elle et sur ton père. Sois courageux pour qu’ils soient fiers de toi, lui dit-il en le prenant par les épaules.
Aron se sentait perdu. Son monde s’écroulait, ses repères disparaissaient et il ne savait plus que faire. Machinalement, il mit son manteau. « Couvre-toi », lui disait toujours sa mère quand il sortait et même si elle n’était plus là, il entendait encore sa voix dans sa tête.
Une fois dehors, il regarda la charrette du croque-mort s’éloigner, jusqu’à ce qu’elle tourne dans une autre ruelle. Puis il fit demi-tour pour retourner dans la modeste chambre où plus personne ne l’attendait.
Lorsqu’il voulut pénétrer dans la maison, le propriétaire lui barra le chemin.
— Dégage, t’as plus rien à faire ici ! vociféra-t-il.
Aron fut d’abord abasourdi, puis très vite, il se reprit. Cette maison était la sienne, la seule qu’il connaissait. À l’intérieur, il retrouverait l’odeur de sa mère, il serait en sécurité !
— Laissez-moi passer ! s’écria-t-il. C’est chez moi !
— Chez toi ? s’esclaffa l’homme. Tu as donc de quoi payer le loyer.
— Non, bafouilla Aron, qui commençait à comprendre.
— Alors, fiche le camp d’ici !
— Pas avant d’avoir pris mes affaires ! insista-t-il.
— Tout ce qui est entre ces murs m’appartient. Si tu ne veux pas que je te chasse à coups de pied, déguerpis !
Le jeune garçon s’affola. Il aurait aimé emporter une couverture, récupérer le couteau de son père, un souvenir de sa mère. Il ne pouvait pas tout perdre, tout abandonner derrière lui ! Pourtant, quand il vit le propriétaire lever la main pour le frapper, il s’enfuit.
Aron respira profondément pour ne pas céder à la panique et chercha un abri pour se protéger de la pluie. Qu’allait-il devenir ?
Un homme, les bras chargés de branchages, le bouscula et le fit tomber dans la boue.
— Tu ne peux pas regarder où tu vas, espèce de bon à rien ! lui criat-il avant de s’éloigner à grands pas.
En voyant ses habits tachés, Aron se dit que sa mère ne serait pas contente, puis il éclata en sanglots. Elle n’était plus là pour lui faire ce genre de reproches. Il n’entendrait plus jamais le son de sa voix.
Au moment où il se relevait, un autre passant manqua de le faire retomber et lui donna un coup sur la tête pour lui apprendre à faire attention. Devant tant d’injustices, Aron sentit la colère l’envahir. Pourquoi étaient-ils tous si méchants avec lui ? Ne voyaient-ils pas qu’il souffrait ? Qu’il avait besoin d’aide ?
La rage au cœur, il poursuivit son chemin. Plus d’une fois, il fut chassé de l’abri qu’il avait trouvé et après des heures à errer dans les ruelles sordides, il se réfugia sous un porche, se recroquevillant contre la porte pour éviter d’être trempé.
Il avait faim et froid, mais il savait que personne ne viendrait à son secours. Dans ce quartier misérable de Kolm, nul ne se préoccupait du sort d’un orphelin sans le sou. Ici, les gens subvenaient difficilement à leurs propres besoins. Ils n’avaient pas les moyens de s’occuper des autres.
De plus, les parents d’Aron n’étaient pas de cette contrée. Ils avaient essayé de s’intégrer, mais sans succès. Ils étaient toujours des étrangers et en dehors d’eux, le jeune garçon ne connaissait personne.
Son père et sa mère lui répétaient sans cesse qu’il était différent, plus intelligent, beaucoup plus mature et réfléchi qu’un enfant de sept ans. Que penseraient-ils de lui en le voyant pleurnicher comme une fillette ? Il n’avait pas le droit de les décevoir. Il devait réagir ! Se comporter en adulte.
Afin de ne pas rester seul, il décida de rejoindre les nombreux orphelins qui avaient trouvé refuge près du tas de déchets à la sortie de la ville. Lorsqu’il arriva à proximité, il entendit des cris et se pétrifia devant la scène qu’il découvrit. Deux gamins s’affrontaient pour un morceau de pain sous les acclamations de leurs aînés. Cette violence lui fit horreur. N’y avait-il pas assez de misère autour d’eux ?
Avant d’être repéré, Aron rebroussa chemin. Quoi qu’il advienne, il ne se prêterait pas à ce jeu cruel. Il valait mieux qu’eux. Il ne savait peut-être pas lire, mais il était instruit. Ses parents lui avaient enseigné les bonnes manières, le respect et la politesse. Il était fort et courageux, il pouvait parfaitement se débrouiller seul.
Soudain, un chat bondit devant lui. Aron eut si peur qu’il sursauta et se remit à pleurer en se maudissant aussitôt pour cette réaction puérile. Malgré tout, il comprit qu’il ne pouvait pas rester dans la rue à la merci du moindre danger. Cette fois, ce n’était qu’un simple chat qui l’avait effrayé, mais de nombreux chiens errants rôdaient dans la cité, sans parler des voleurs et des assassins. Que se passerait-il si l’un d’eux l’attaquait ? À cette idée, la panique s’empara de lui. Il devait rapidement trouver une solution.
Il se réfugia sous un escalier, puis tenta d’oublier ce qui l’entourait pour réfléchir à sa situation. Il eut l’impression d’entendre son père. « Provoque ton destin si tu veux qu’il se réalise », lui avait-il dit un jour. Mais que pouvait faire un enfant de sept ans ? En plus, il était impossible de quitter la ville basse, puisque des soldats quadrillaient le quartier pour empêcher l’épidémie de se répandre.
Alors, il repensa au croque-mort. Non, il ne devait pas l’appeler ainsi. Lorsque les gens parlaient de lui, ils disaient « le Passeur ». Par le feu, il libérerait les âmes pour qu’elles puissent rejoindre la vallée de l’éternel printemps. C’était son père qui lui avait appris cela l’année précédente quand il lui avait demandé qui était cet homme qui tirait une charrette à bras.
En cette période difficile, personne ne voulait s’occuper des morts de peur d’être contaminé, mais Aron avait veillé ses parents et il n’était pas tombé malade. D’autre part, les cadavres ne l’effrayaient pas. Le Passeur avait été gentil avec lui. Il n’était plus très jeune et paraissait vraiment épuisé. Il apprécierait sûrement un peu d’aide ! Rassuré d’avoir trouvé une solution, il finit par s’endormir, mais le jour se levait à peine qu’il fût chassé de son refuge à coups de pied.
Aron avait si faim qu’il aurait avalé n’importe quoi. Hélas, il était inutile de faire les poubelles. Ici, les gens étaient si pauvres qu’elles ne contenaient aucune nourriture.
D’un pas décidé, il se dirigea vers la maison du Passeur. Il était son unique espoir. Comment se nommait-il déjà ? Vince ! « Oui, c’est ça ! ». Aron avait une mémoire hors du commun. Il n’oubliait jamais rien. Il l’avait entendu la veille. « Par ici, Vince, il y en a un de plus ! », avait crié un homme. Un autre cadavre qui avait rejoint ses parents pour être emporté sur les lieux de l’incinération.
Le chemin qui menait à la maison du Passeur se poursuivait dans les marais et permettait d’atteindre la partie haute de la ville. Aussi, deux soldats en barraient l’accès. Aron dut donc attendre à bonne distance que la tournée de ramassage commence.
La pluie s’étant enfin arrêtée, il apprécia la chaleur des premiers rayons de soleil sur sa peau. Dans cette région montagneuse, même en été, les nuits étaient fraîches et ses vêtements mouillés n’arrangeaient rien. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas fait beau !
Cette partie de la ville était fréquemment inondée en raison du fleuve qui la bordait et dont les eaux grossissaient au printemps avec la fonte des neiges. Hélas, cette année, s’en était suivi un été pluvieux. Toutes les habitations étaient humides, rongées par les moisissures, et c’était sûrement pour cette raison que l’épidémie avait frappé aussi durement.
Lorsque le Passeur apparut enfin, en le voyant peiner à tirer sa charrette alors que celle-ci était encore vide, Aron ne douta pas une seconde qu’il accepterait sa proposition.
— Maître Vince ! appela-t-il, en se précipitant vers lui. Je souhaiterais vous apporter mon aide. Il n’est pas juste que vous accomplissiez seul une telle tâche.
— Je n’ai pas les moyens de m’offrir tes services, répondit le brave homme d’un air navré.
— Je ne vous demande qu’un abri pour la nuit, ajouta Aron. Je ne veux pas rester dans la rue et me faire dévorer par un chien sauvage. Acceptez et vous ne le regretterez pas ! Je vous le promets !
Touché par la détresse d’Aron, Vince capitula et lui fit signe de le suivre.
— Quand la charrette sera chargée, tu la pousseras pour m’aider à monter la côte.
Sans un mot de plus, Aron lui emboîta le pas, heureux d’avoir atteint son but. Comme le disait sa mère, on ne pouvait rien lui refuser. Ce qu’Aron voulait, il l’obtenait.
Quand ils revinrent avec quatre nouveaux corps, Vince expliqua aux gardes que le jeune garçon était son apprenti et cela fut suffisant pour qu’ils les laissent passer. En arrivant près des bûchers, Aron se boucha le nez. L’odeur se répandait dans toute la ville basse, mais, ici, elle était encore plus insupportable. Malgré tout, il devait s’y habituer, car le refuge tant espéré se situait juste à côté. Il était étroit et encombré d’outils en tout genre, mais au moins personne ne l’en chasserait à coups de pied.
Vince l’informa que d’ici peu Ursan viendrait décharger une nouvelle cargaison et lui demanda de préparer le bûcher du soir.
— Étale le bois sur dix pieds de long et six de large. Cela devrait être suffisant pour aujourd’hui, lui dit-il avant de repartir vers la ville basse où de nombreux cadavres l’attendaient encore.
Avec un cheval, son travail aurait été grandement simplifié, mais ce n’était pas dans les traditions des Hautes-Terres. La charrette était normalement tirée par les membres de la famille. Hélas, en période d’épidémie, seul le Passeur s’occupait des morts et si Vince transportait trop de corps à la fois, il risquait de ne pas pouvoir monter la côte. Cela l’obligeait, du lever au coucher du soleil, à faire de multiples voyages.
Dès le départ de Vince, Aron se jeta sur le baquet qui récupérait l’eau de pluie. Quel bonheur d’enfin apaiser sa soif ! Puis, il contempla, atterré, le bûcher de la veille qui finissait de se consumer. Ses parents s’y trouvaient. À cette pensée, son regard se voila, mais très vite il se reprit. Il avait suffisamment versé de larmes. Il était fort et il le prouverait.
Pour tenter d’oublier le vide qu’il ressentait, il s’attaqua au rangement de la cabane à outil afin de pouvoir y dormir. Comme elle n’était pas bien grande, cela ne l’occupa pas très longtemps. Alors, en attendant l’arrivée d’Ursan, il observa ce qui l’entourait.
Devant lui s’étendait un espace de plus de cent pieds de long où les bûchers se succédaient. Un par jour, depuis le début de l’épidémie. Un chemin descendait en pente douce vers les bas quartiers et lorsque le fleuve débordait, ses eaux boueuses ne pouvaient monter jusqu’ici. Ce paysage était triste et déprimant, autant que la vie de ceux dont les corps se consumaient ici.
Ce quartier, où vivaient les démunis, se trouvait aux pieds des remparts qui encerclaient Kolm. La ville, construite sur les hauteurs, n’avait pas à craindre les caprices du fleuve.
Aron regarda les toits des maisons qui émergeaient au-dessus du mur qui les protégeait. Elles devaient être beaucoup plus confortables que les taudis qui s’étendaient en contrebas. Il avait si souvent rêvé de visiter les beaux quartiers. Là-bas, il n’y avait pas d’épidémie, pas de bûcher, ni de cadavres par dizaines.
Aron fut tiré de ses réflexions par l’arrivée d’Ursan qui, sans se soucier de lui, déversa le contenu de sa remorque, puis repartit aussitôt. On pouvait comprendre qu’il n’ait pas envie de s’attarder en ce lieu où l’air était irrespirable. Aron se dirigea vers le bois pour le préparer comme Vince le lui avait demandé. Ce n’étaient pas de grosses souches que le bûcheron avait apportées, mais des branchages plus faciles à manipuler, surtout pour un enfant.
Malgré la faim qui le tourmentait, il ne ménagea pas ses efforts afin que tout soit prêt pour le retour du Passeur et, à peine avait-il fini, que Vince apparut. Il s’arrêta près du bûcher fraîchement préparé et en silence, il hocha la tête. Visiblement, il appréciait le travail de son apprenti.
Ainsi commença la nouvelle vie d’Aron. Toute la journée, il poussa la charrette et accompagna Vince de maison en maison. N’oubliant pas qu’il avait tout perdu, il exerça ses talents particuliers. Dans la première masure qu’ils visitèrent, il s’empara de quelques chandelles. Dans la seconde, ce fut un briquet qui termina dans sa poche et dans la troisième, un couteau qui traînait sur une table dont il se saisit promptement. Personne ne se rendit compte de ses méfaits, mais après tout ce n’était pas du vol puisque leurs propriétaires étaient morts.
C’était ce qu’Aron se disait pour se donner bonne conscience, mais ne se leurrait-il pas ? Non ! Il avait besoin de ces objets, il était donc normal qu’il s’en empare. De plus, c’était si excitant ! Dommage qu’il n’ait rien trouvé à se mettre sous la dent, car le peu que Vince lui donnait n’était pas suffisant pour calmer sa faim. Le brave homme faisait ce qu’il pouvait, mais il avait une famille à nourrir et même pour lui, les temps étaient difficiles. Il partageait ses repas avec le jeune garçon et lui avait offert une couverture. Aron était reconnaissant de ce qu’il faisait pour lui.
La maison du Passeur dominait les bûchers qui en permanence remplissaient l’air de cette insupportable odeur de chairs carbonisées. Le vent portant jusqu’à elle ces effluves pestilentiels, les volets restaient constamment fermés. Une fois, Aron aperçut la femme de Vince qui, accompagnée d’une petite fille, empruntait le chemin à travers les marais pour rejoindre le quartier commerçant. Ce n’était pas l’accès le plus rapide, mais le seul en ces temps d’épidémie. Aron savait également que Vince avait un fils qui travaillait comme domestique au palais de Kolm.
— Nous lui rendons régulièrement visite, lui expliqua Vince avec fierté. Il côtoie les plus grands, maintenant. Aussi, il n’a plus sa place ici,
Au bout d’une semaine, comme Vince le prévoyait, les morts furent moins nombreux et Aron s’inquiéta. Il craignait que le Passeur, n’ayant plus besoin de lui, le chasse de son abri. Malgré tout, il n’osa lui poser la question de peur de le vexer si telle n’était pas son intention. Une petite voix lui disait qu’il se trompait, que Vince l’appréciait, qu’il avait un cœur. Mais après les épreuves qu’Aron avait traversées, il doutait de la bonté des hommes. Vince était gentil avec lui parce qu’il lui était utile. Mais qu’en serait-il quand il n’aurait plus besoin de son aide ?
Deux jours plus tard, Vince lui annonça que l’épidémie était terminée et que les portes de la cité allaient être rouvertes. Le brave homme se rendit compte que quelque chose n’allait pas. Il avait appris à connaître Aron et il comprit de lui-même ce qui le tourmentait.
— Tu pourras rester ici pour l’instant, mais il va falloir que tu te prennes en main, mon garçon. Les portes étant de nouveau ouvertes, tu pourras chercher du travail. Je sais que les artisans rechignent à choisir leurs apprentis parmi les enfants des bas quartiers, mais tu es différent. À toi de les convaincre comme tu m’as convaincu.
Aron, incapable de retenir sa joie, sauta au cou de Vince qui éclata de rire. Le jeune garçon ne chercha pas à le détromper sur ses motivations, mais il ne désirait pas apprendre un métier. Les apprentis gagnaient seulement de quoi manger. Lui, ce qui l’intéressait, c’était de mettre assez d’argent de côté pour quitter cette ville. Que ferait-il d’un travail qui, non seulement, ne lui rapporterait rien, mais qui, en plus, lui ôterait sa liberté ? Il voulait être comme son père, comme il était avant de venir s’enterrer ici. Il rêvait de découvrir d’autres pays, d’aller où bon lui semblait.
— Tu me fais perdre mon temps, finit par dire le Passeur en s’écartant de lui. Tiens, ajouta-t-il en sortant des vêtements de son sac. Ils étaient à mon fils. Fais-toi beau pour inspirer confiance et va gagner quelques sous.
— Tout de suite, Maître ! s’écria le gamin en fonçant vers le baquet pour se laver.
Aron n’avait pas de miroir pour voir à quoi il ressemblait, aussi, les cheveux mouillés et les habits propres enfilés, il se présenta devant Vince pour savoir si tout était parfait. Dès que le Passeur lui donna son approbation, Aron s’élança vers la nouvelle vie qui l’attendait.
Aron fut certainement le premier à franchir les portes, car le soleil venait à peine de se lever et les étals n’étaient pas encore installés. Il proposa son aide à tous ceux qu’il croisa sans rien demander en retour. Il resta toujours aimable et souriant, fit des tours de passe-passe pour amuser les passants et en fin de journée tous les commerçants du quartier connaissaient son nom. Il ne déroba rien, conscient que le plus important, dans un premier temps, était de se faire accepter. Néanmoins, il ne repartit pas les mains vides. Il put s’acheter une tourte à la viande avant de retourner chez lui.
Aron avait découvert, aujourd’hui, qu’il attirait facilement la sympathie. C’était si simple ! Certes, il avait fait ce qu’il fallait pour cela ! S’il était venu sale comme les autres orphelins d’en bas, il aurait été chassé à coups de bâton. Il les avait vus tenter de s’approcher des étals, mais il était si évident qu’ils voulaient voler que les marchands les surveillaient de près.
Aron avait bien remarqué les regards mauvais qu’ils lui lançaient, mais il s’en moquait et se réjouissait de ne pas leur ressembler. Il mangea sa tourte en chemin, il était épuisé, mais heureux ! Heureux de cette journée et de tout ce qu’elle lui avait apporté.
Il se dirigeait vers son refuge, quand ils lui tombèrent dessus. Aron n’avait pas imaginé que sa réussite pouvait lui créer des problèmes. Sans qu’il les entende arriver, deux gamins d’une dizaine d’années l’empoignèrent. Il eut beau se débattre, il n’était pas assez fort pour leur échapper.
Son attention se porta rapidement sur celui qui lui faisait face. La première fois qu’il l’avait vu, c’était le jour de la mort de ses parents. Il était parmi ceux qui encourageaient deux jeunes garçons à se battre pour un croûton de pain. Il était grand et costaud, mais la seule chose qu’Aron remarqua fut son regard glacial et son sourire malsain.
— On va t’arranger ta p’tite gueule d’ange, dit-il d’un air mauvais en se rapprochant. Tu f’ras moins le malin une fois défiguré.
— Lâchez-moi ! hurla Aron. Je ne vous ai rien fait !
— La rue des commerces est à nous. Si tu veux y travailler, tu dois payer.
— Je n’ai pas d’argent ! cria Aron avec véhémence.
— C’est qu’t’es mauvais alors.
Aron n’eut pas la possibilité de répondre. Il se prit un poing en pleine figure. Le coup fut si violent qu’il se sentit vaciller, tandis que ses oreilles bourdonnaient. Mais ce fut le second dans l’estomac qui lui coupa le souffle. Alors qu’il s’écroulait sur le sol, il fut roué de coups de pied. Instinctivement, il se recroquevilla sur lui-même en gardant ses mains contre sa poitrine. C’était peut-être absurde, mais en cet instant, Aron n’eut qu’une seule peur : qu’ils lui brisent les doigts. Comment gagnerait-il sa vie, s’il ne pouvait plus voler ? Une violente douleur dans le ventre lui arracha un gémissement, puis un coup dans la tête faillit lui faire perdre connaissance. S’ils continuaient, ils allaient le tuer. Il n’en avait aucun doute.
Il entendit des cris, mais n’était plus en état de comprendre ce qui se passait. La seule chose qui restait dans son esprit était la voix de ce garçon qui l’avait frappé en premier :« Soit tu payes soit tu crèves ». Aron n’avait jamais été battu. Il ne savait pas que cela faisait si mal. Il aurait voulu être fort, retenir ses larmes, mais il en fut incapable.
Quelqu’un le prit dans ses bras. En soulevant péniblement ses paupières, il reconnut Vince et comprit que c’était lui qui avait fait fuir ses agresseurs. Le Passeur le porta jusqu’à sa charrette qui, ce soir-là, ne transportait aucun cadavre, mais une paillasse qu’il avait récupérée en ville pour son ancien apprenti. De toute façon, même si ce n’avait pas été le cas, Aron était tellement focalisé sur sa douleur qu’il ne s’en serait pas rendu compte.
Arrivé à destination, Vince prit la paillasse pour l’installer dans la cabane avant de revenir pour le garçon.
— Tu dois avoir des côtes cassées et tu n’es pas beau à voir, dit-il tristement en le déposant sur son lit. As-tu mangé au moins ? s’inquiétat-il.
— Oui, réussit à articuler Aron.
Vince sortit pour aller chercher un peu d’eau afin de lui nettoyer le visage. Aron avait un œil de gonflé et ne parvenait plus à l’ouvrir, malgré tout, il se sentit soulagé. Il pouvait bouger ses doigts sans ressentir la moindre douleur. Ses mains étaient intactes et c’était le principal.
— Repose-toi, dit Vince avant de le quitter. Demain, tu auras mal partout et tu ne seras pas en état de travailler. Ne t’inquiète pas, je t’apporterai à manger.
— Merci, répondit simplement Aron, incapable d’en dire plus.
Il ne dormit pas beaucoup cette nuit-là. Quand il parvenait à oublier la douleur et à s’assoupir, les cauchemars le hantaient. Il les voyait défoncer la porte de sa modeste cabane pour le frapper encore et encore. Au matin, il se promit une chose : plus jamais il ne laisserait quelqu’un le battre.
Le lendemain, Aron avait du mal à parler, mais quand Vince arriva, il le remercia pour la paillasse et pour lui avoir sauvé la vie.
— Ce n’est rien, mon garçon. Mais pourquoi s’en sont-ils pris à toi ? Les as-tu provoqués ?
— No ! quatier commeçant leu appatient et y veulent que j’les paye, articula difficilement Aron en faisant la grimace.
— C’est absurde ! s’écria Vince. Cette racaille n’a rien à faire làbas ! J’espère que tu ne vas pas leur céder.
— Z’onront rin !
— Il faudra que tu gères ce problème tout seul, j’en ai bien peur, se désola Vince. Ici, tu ne risques rien, ils me craignent, mais je ne peux pas toujours être derrière toi.
— J’sais.
— Assez parlé pour aujourd’hui, je vois que ça te fait souffrir. Tiens ! Je t’ai apporté un peu de soupe et de pain, en le trempant, tu pourras l’avaler.
— Si, dit simplement Aron en s’emparant de la casserole bosselée que Vince lui tendait.
— Tu pourras la garder, c’est toujours utile. Repose-toi. Je reviendrai plus tard pour voir si tout va bien.
Aron le regarda s’éloigner en pensant qu’il avait de la chance de l’avoir rencontré. Qu’aurait-il fait seul ? Il avait beau être malin, il ne savait pas se battre et en ce monde, c’était indispensable.
Pour l’instant, il ne pouvait pas faire grand-chose, aussi, il ramassa un peu de bois pour faire chauffer son repas. Cela lui prit trois fois plus de temps que d’ordinaire et il poussa un soupir de soulagement quand il put enfin s’asseoir pour allumer un feu non loin de l’entrée de son refuge.
En dépliant le tissu qui protégeait le pain, Aron sourit. Vince avait pensé à la cuillère sans laquelle il aurait été difficile de manger la soupe. Ce repas était délicieux. Il aurait volontiers tout avalé, mais il en garda pour le soir, car dormir le ventre vide n’avait rien d’agréable. Il déposa le tissu sur la casserole pour préserver son contenu et, par sécurité, il la mit à l’intérieur de sa cabane. Il aurait, en effet, été bien dommage de gâcher une telle merveille en la renversant.
Il s’allongea ensuite sur sa paillasse et, n’ayant rien de mieux à faire, tout en maudissant le destin qui l’avait immobilisé, il réfléchit à sa situation. Dès qu’il retournerait dans le quartier commerçant, la bande de Noam lui tomberait dessus.
Noam ? Comment connaissait-il son nom ? Puis soudain, il se souvint. L’un des deux garçons qui le maintenaient l’avait appelé ainsi. « Défonce-le, Noam », avait-il dit avec une joie morbide avant que le second coup de poing percute son estomac. S’il avait été assez fort, il leur aurait fait payer ! Mais comme ce n’était pas le cas, il devait trouver une solution.
Pour éviter la bande de Noam, il pouvait toujours passer par les marais, mais il appréhendait de traverser cet endroit désert à la nuit tombée. « Idiot, pleurnichard et craintif, j’ai honte de toi ! » pensa-t-il. Qu’avait-il à redouter ? Une grenouille ou un crapaud qui lui couperait la route ? De toute façon, il prendrait son couteau et personne ne le ferait trembler de peur. Il était un homme, non un gamin geignard ! Sur ces réflexions, qu’il se fit essentiellement pour se donner du courage, il finit par s’endormir et cette fois aucun cauchemar ne le perturba.
Aron profita de ces deux jours d’immobilité forcée pour interroger Vince sur les clans. Il en avait entendu parler dans le quartier commerçant sans comprendre de quoi il s’agissait.
— Les Hautes-Terres sont le territoire des clans. Toutes les familles de Kolm appartiennent à celui des Sterenn, dont le roi Adalbert est le chef, lui révéla Vince.
— La bande de Noam fait donc partie de ton clan.
— Non, aucun des habitants des bas quartiers n’est du clan Sterenn. Soit ils viennent d’autres contrées, comme tes parents, soit ils ont été bannis de leur propre clan.
— Bannis ? s’étonna Aron.
— Le clan est comme une famille et celui qui le trahit en est chassé, lui expliqua Vince. Tu ne connais pas grand-chose de ce pays. Kolm se trouve dans la partie la plus basse, au niveau de la vallée, mais les autres clans sont dans les montagnes. Les températures y sont plus rudes que tout ce que tu peux imaginer et aucun homme ne peut survivre seul à l’hiver. Aussi, les bannis viennent se réfugier ici, dans l’unique ville des Hautes-Terres. Nous tolérons leur présence, mais nous ne les acceptons pas pour autant.
— Les étrangers n’ont rien fait de mal ! Ils ne méritent pas d’être rejetés ! s’indigna Aron.
— C’est ainsi depuis toujours, mon garçon. On ne peut accueillir n’importe qui dans sa propre famille. Notre union fait notre force et nous en sommes fiers.
— Suis-je donc condamné à rester un exclu ?
— En faisant tes preuves et en épousant une femme de notre clan, tu deviendras l’un des nôtres. Tout cela est à ta portée, Aron. Tu es courageux et travailleur. Poursuis tes efforts et tu réussiras.
Aron se dit qu’il y avait peu de chance qu’un voleur soit accepté au sein de cette communauté refermée sur elle-même. De toute façon, en avait-il vraiment envie ? Ce pays n’était pas le sien. Il ne posa plus de questions à Vince. Il en avait suffisamment appris pour savoir qu’il ne voulait pas rester ici. Ses parents s’étaient retrouvés bloqués dans cette maudite ville, mais, lui, il en partirait.
Dès qu’il fut en état de marcher, il décida de retourner dans le quartier commerçant. Il quitta son refuge peu avant le lever du soleil, à l’heure où les rues étaient encore désertes. Il devait faire attention, car ses côtes le faisaient toujours souffrir. Il se contenterait de faire quelques tours pour amuser les passants. Il n’était pas question, dans l’état où il était, d’exercer autrement ses talents, mais il ne pouvait pour autant continuer à vivre aux crochets de Vince qui en avait déjà fait suffisamment pour lui.
Il eut une pensée pour son père qui lui avait tout appris. Avant de se retrouver bloqué à Kolm, il faisait partie d’une troupe de saltimbanques. Il n’avait pas son pareil pour faire apparaître et disparaître des objets. Aron avait toujours pris ça pour un jeu, mais il se rendait compte maintenant à quel point cet enseignement était précieux.
Aron ne s’étant pas vu, il était loin d’imaginer la réaction que susciterait son visage tuméfié.
— Mon pauvre petit ! Qui t’a fait ça ? lui demanda la marchande de bougies.
— Les gamins d’en bas. Ils n’apprécient pas que je gagne honnêtement ma vie, répondit tristement Aron en jouant à merveille son rôle de victime innocente.
— Les monstres ! Ils n’ont pas intérêt à pointer le bout de leur nez ! s’exclama-t-elle.
— Ce n’est rien, dit courageusement Aron, mais mes côtes brisées m’empêcheront d’aider les commerçants autant que je l’aurais souhaité.
— Viens ! J’ai une commande à préparer et les bougies ne pèsent pas bien lourd. Il est normal qu’un brave garçon comme toi soit récompensé de ses efforts, dit-elle en l’entraînant dans sa boutique.
Intérieurement, Aron jubilait. Il croyait devoir tout reprendre à zéro. Il s’imaginait qu’en le voyant, les commerçants se méfieraient de lui, mais il n’en était rien, bien au contraire.
Lona était adorable et sa douceur lui faisait penser à sa mère. Elle lui montra les bougies qu’il devait mettre dans les caisses et la paille prévue pour les protéger. Aron s’appliqua à les emballer consciencieusement, s’abandonnant à ces merveilleuses senteurs qui ravissaient ses sens. Cela n’avait rien de comparable avec la misérable chandelle en suif de mouton dont il se servait et qui empestait. Mais il devait continuer à s’en satisfaire, car la plus petite des bougies coûtait déjà cinq sous et c’était un luxe qu’il ne pouvait se permettre.
Lona lui raconta sa vie. Son mari travaillait à la ferme et ses deux fils, âgés de huit et dix ans, l’aidaient. Elle, elle s’occupait des ruches. Elle fabriquait des bougies depuis son enfance, aussi, pour gagner un peu plus d’argent, elle avait décidé de les vendre. Elle lui expliqua que pour se démarquer de la concurrence, elle avait eu l’idée de les parfumer et de confectionner des moules pour en obtenir de plus épaisses qu’elle pouvait sculpter. Son travail était unique et ses efforts commençaient à porter leurs fruits. Aron préparait la première commande qu’un noble lui avait passée et elle ne doutait pas que bientôt d’autres suivraient.
Aron l’écouta avec avidité lui parler des vertus du miel, en se demandant si un jour il connaîtrait sa saveur. Ce mets, à l’instar des bougies, était trop cher pour des gens comme lui. Lona avait bien de la chance !
Lorsqu’il eut terminé son travail, Lona le retint pour partager son repas. N’ayant rien avalé depuis la veille, il ne pouvait refuser et ce fut sans conteste le meilleur de sa vie. Du lait frais, du pain maison, du fromage de chèvre et pour finir des petits gâteaux au miel absolument délicieux. Aron n’avait jamais rien goûté d’aussi bon et il ne manqua pas de remercier Lona pour sa générosité.
— Si vous avez besoin de moi, je serai toujours là ! déclara-t-il avant de la quitter.
Il se sentait en pleine forme après ce succulent festin et tout aurait été parfait s’il n’y avait eu ses côtes qui le faisaient encore souffrir.
Son humeur joviale fit oublier aux passants sa piètre apparence. Il les amusa avec ses tours de passe-passe, réussissant au passage à grappiller quelques sous pour son repas du soir. Après tout, il était normal qu’on le rémunère pour les efforts qu’il faisait, même si les donateurs n’étaient pas conscients d’avoir été délestés de leur argent. Qui se rendait compte qu’une toute petite pièce manquait dans une bourse bien pleine ? Aron savait être raisonnable pour ne pas se faire prendre !
En fin de journée, il put s’acheter l’une de ces tourtes à la viande qu’il appréciait tant, puis il se résolut à emprunter le chemin des marais. Pour se donner du courage, il se répétait sans cesse qu’il n’avait rien à craindre, qu’il était un homme désormais. Mais quand il arriva près du sentier et que deux molosses se mirent à aboyer, son cœur manqua de s’arrêter.
La maison du bûcheron se trouvait là et les bêtes lui appartenaient. En les voyant courir vers lui, Aron se demanda ce qu’il devait faire ! Il eut envie de fuir ! De retourner vers la ville ! Mais il se rappela qu’un jour son père lui avait dit qu’il ne fallait jamais tourner le dos à un ennemi.
Alors, bravement, en retenant son souffle, il s’immobilisa. S’ils l’attaquaient, il n’avait aucune chance de leur échapper. La seule chose qui lui vint à l’esprit fut de prier ses parents. Vince était persuadé qu’ils étaient toujours là et, en cet instant, Aron espéra qu’il ne se trompait pas.
Les molosses arrivèrent à sa hauteur en grognant. Puis, ils se calmèrent et se frottèrent contre lui. Aron était abasourdi ! Que s’étaitil passé ?« Amété te protège », lui avait dit un jour sa mère, mais pour Aron cela n’était que de la superstition. Pourquoi un dieu se serait-il soucié de lui ? Puis il se rappela la dernière fois où le bûcheron était venu livrer son bois, Aron l’avait aidé à le décharger et il était probable que les chiens aient reconnu son odeur. Oui ! C’était l’explication la plus logique.
Les bêtes l’accompagnèrent un temps, puis le quittèrent pour rentrer chez elles. Contrairement à ce qu’il croyait, Aron ne ressentit aucune appréhension une fois qu’il se retrouva seul. Bien au contraire ! Il se sentait plus en sécurité qu’en plein cœur de la cité.
C’était une sensation si étrange ! La nuit était son alliée. Ici, rien ne pouvait lui arriver, car les esprits le protégeaient. Au sein de cette nature sauvage, il percevait leur présence, amicale et réconfortante.
Comme chaque matin depuis plus de trois ans, Aron se réveilla alors que le jour n’était pas encore levé. Il s’étira avant de sortir de son lit. La nuit ayant été fraîche, il avait apprécié la présence d’une seconde couverture. Pourtant, il avait hésité à l’acheter. Dépenser quatre sous pour une vulgaire étoffe de laine usée lui avait paru exorbitant. Néanmoins, elle était si chaude qu’il ne pourrait plus s’en passer désormais. Il mettait ses vieux habits pour dormir, ceux que Vince lui avait offerts. Bien sûr, ils étaient devenus trop petits, mais pour la nuit cela était bien suffisant.
Il avait hâte de ne plus grandir, car même chez un fripier, les vêtements n’étaient pas donnés. Cinq sous de dépensés en une seule fois pour se rhabiller. Cela le rendait malade ! Pourtant, il n’avait pas le choix s’il ne voulait pas être pris pour un miséreux.
En réalité, Aron n’avait pas à se plaindre. S’il l’avait souhaité, il aurait pu louer une chambre dans la rue des commerçants, mais cela aurait été imprudent. Les gens se seraient interrogés. En effet, ce qu’il gagnait honnêtement en aidant les marchands lui rapportait trois à quatre sous par jour, largement de quoi se nourrir, mais pas assez pour se loger. Le reste, il le devait à ses talents particuliers qu’il exerçait surtout dans les quartiers aisés de la ville. Ces nantis avaient suffisamment pour vivre ! Ce n’était pas ce qu’il leur prenait qui les mettait en difficulté.
Il s’était procuré une boîte en bois qu’il enterrait sous sa paillasse pour ranger son trésor. Il rechignait à l’utiliser, sauf pour des dépenses vraiment indispensables. Il souhaitait amasser assez d’argent pour s’acheter un cheval afin de quitter cet endroit. Ses parents lui avaient parlé des différentes contrées qu’ils avaient visitées et il rêvait, lui aussi, de les découvrir.
Partir ainsi à l’aventure ne l’effrayait pas. Grâce aux précieux conseils de Lona, il ne mourrait pas de faim. Elle lui avait appris à récolter les racines de jonc, de quenouille et de carottes sauvages, à cueillir le plantain, le trèfle, l’ortie et le cresson, à reconnaître les champignons comestibles des dangereux, les baies délicieuses de celles toxiques. Même s’il ne faisait pas de festin, dans la nature, il trouverait toujours de quoi subvenir à ses besoins.
Mais en trois ans, il avait économisé à peine l’équivalent de deux pièces d’or alors que le plus misérable des canassons en valait quatre. Il devrait donc passer encore quelques hivers dans cette cabane avant de pouvoir s’en payer un. Certes, il l’avait un peu améliorée en rebouchant les trous qui laissaient s’infiltrer le vent glacial, mais quand les températures étaient au plus bas, il avait du mal à se réchauffer.
Lorsqu’il ouvrit la porte de son refuge, Thor et Kryt l’accueillirent bruyamment. Les chiens du bûcheron avaient eu une portée et il avait cédé deux chiots à Vince pour quatre écus. C’était un prix d’ami pour de telles bêtes qui coûtaient certainement plus du double ! Vince les avait pris pour dissuader les intrus et, même s’il ne l’avait pas avoué, pour protéger Aron. Le Passeur n’effrayait plus autant Noam qui n’avait toujours pas digéré qu’Aron ait osé défier son autorité. Quand il l’apercevait, d’un doigt sur sa gorge, Noam lui faisait comprendre ce qui l’attendait le jour où il lui tomberait dessus.
Heureusement, les molosses, eux, l’impressionnaient suffisamment pour le tenir à l’écart. Les chiens, même s’ils ne lui appartenaient pas, étaient pour le garçon deux amis qui veillaient sur lui. Avec eux, il se sentait en sécurité. Mais dans le quartier commerçant, Aron devait rester sur ses gardes et ne pas s’éloigner des étals. Il y était apprécié et savait qu’en cas de danger, beaucoup viendraient à son secours.
Après avoir fait sa toilette, il se hâta de s’habiller pour ne pas être en retard. Rien ne pressait vraiment, mais il profitait du trajet pour travailler ses aptitudes physiques. Il courait avec les chiens, grimpait dans les arbres, sautait de branche en branche et avec le temps, il était devenu extrêmement rapide, souple et agile. Il n’avait pas oublié ce fameux soir où Noam et deux autres garçons s’en étaient pris à lui. Il s’était promis que cela ne se produirait plus et il s’en donnait les moyens en se rendant insaisissable. Du moins, il l’espérait !
Comme chaque matin, il alla d’abord aider le boulanger qui, pour la peine, lui offrit un beignet, puis ce fut l’étal de fruits qu’il installa et enfin une commande d’herbes qu’il livra. Même si, depuis quelques semaines, Aron n’avait plus besoin d’eux pour survivre, il n’oubliait pas qu’ils avaient été généreux avec lui. Aussi, il était toujours prêt à leur rendre service.
Une fois toutes ses tâches accomplies, il se dirigea vers le haut de la ville. Autrefois, il pensait que les beaux quartiers, ceux de la noblesse, lui seraient à jamais inaccessibles, mais Lona avait eu le succès qu’elle espérait. Les commandes étant de plus en plus nombreuses, elle louait désormais une petite boutique près du palais.
Elle n’avait pas oublié Aron pour autant. Depuis le moment où elle l’avait pris en pitié, il ne s’était pas passé une journée sans qu’elle fasse appel à ses services. En réalité, elle le faisait plus par plaisir que par nécessité. Ses fils ne s’intéressaient pas aux abeilles et elle trouvait en Aron une oreille attentive. Il était si curieux de tout savoir, qu’elle lui parlait pendant des heures de ce qui la passionnait.
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Tandis qu’Aron quittait le quartier commerçant, par-delà le mur d’enceinte du palais, le général Wonig pénétrait dans son bureau où son frère l’attendait. Il claqua la porte derrière lui avant de s’asseoir dans son fauteuil.
— Le roi s’impatiente, dit-il, visiblement énervé. Le prince Damian aura bientôt un an et il ne comprend pas pourquoi son Sherka ne lui a pas encore été présenté. Il m’a traité d’incompétent et m’a dit que sa patience avait des limites. Il me laisse un an. Passé ce délai, il me démettra de mes fonctions. C’est inacceptable ! s’écria-t-il. Je t’ai confié cette mission et si je tombe, tu tomberas avec moi.
Wonig était exaspéré. Sa réputation était en jeu ! Sa famille servait le roi depuis des générations et il ne pouvait déshonorer sa lignée pour une chose aussi banale.
C’était une tradition dans le clan Sterenn. Le prince héritier devait avoir à ses côtés un homme qui lui était entièrement dévoué et qui était prêt à se sacrifier pour lui. Mais les règles de sélection étaient strictes. Il devait appartenir au clan et avoir entre douze et quinze ans lors de son entrée en fonction qui se faisait l’année des six ans du futur roi.
— J’ai encore le temps, lui répliqua Iban.
— Crois-tu qu’il soit si simple de former un Sherka ? Il doit être suffisamment instruit pour pouvoir seconder son roi, savoir se battre pour être en mesure de le défendre. Tout cela ne s’acquiert pas en quelques mois.
— Nous lui en aurions trouvé un depuis longtemps, si le roi n’avait pas exigé qu’il soit à l’image d’Aranar. On ne croise pas tous les jours des hommes aussi doués que lui. Mais rassure-toi, je pense l’avoir repéré. Un garçon a attiré mon attention. Je me suis renseigné à son sujet. Il est des bas quartiers et ses parents sont morts lors de la dernière épidémie.
— Les bas quartiers ! s’écria Wonig. Tu as perdu la raison ! Il doit appartenir au clan.
— Pour se retrouver devant le palais avec de pareilles origines, ce garçon doit être particulier. Suffisamment intelligent et débrouillard. De plus, il amuse les passants en faisant des tours de passe-passe et c’est un talent que ne possède pas Aranar.
— Tu veux que nous finissions au bout d’une corde pour avoir osé présenter un tel individu au roi !
— Nous pouvons lui cacher ses origines, prétendre que nous l’avons découvert dans la vallée de Daour ou ailleurs. S’il lui plaît, le roi n’en demandera pas plus.
— C’est de la folie, soupira Wonig. Tu auras tout à lui apprendre.
— Je sais, mais cela ne m’effraie pas.
— De toute façon, nous n’avons plus le temps de trouver mieux. Tu l’installeras dans les cachots du dernier niveau, là où personne ne va. Il faut absolument que son existence reste secrète jusqu’au moment où il sera prêt, ainsi, si les choses ne tournent pas comme nous le souhaitons, nous pourrons toujours l’éliminer.
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Quand Aron arriva dans la boutique de Lona, elle préparait une commande pour un noble de la cité. Ce genre de colis, il ne le livrait jamais, puisque des serviteurs venaient le récupérer pour leur maître. Il le regrettait. En effet, il aurait aimé découvrir ce qui se cachait derrière le mur d’enceinte du palais.
Lona le payait cinq sous par jour, une somme énorme, et lorsqu’elle n’avait aucun travail à lui donner, il repartait dans la rue pour amuser les passants. Ici, il n’était plus un gamin des bas quartiers. Tous les gardes savaient qu’il était son employé et grâce à cela, Aron pouvait se promener dans cet endroit exceptionnel sans être inquiété.
Tout était si beau ! Le palais dominait une vaste place au centre de laquelle se dressait une fontaine. Autour se succédaient des boutiques plus prestigieuses les unes que les autres. Seuls de véritables artistes avaient droit de cité en ce lieu et c’était un honneur pour Lona de se retrouver ici. On pouvait y admirer le travail des plus grands : joailliers, couturiers, verriers, enlumineurs. Et désormais, au milieu de tant de merveilles se trouvaient les magnifiques bougies sculptées de son amie. Elle était vraiment très douée pour faire naître d’un simple bloc de cire les formes les plus variées, oiseaux, fleurs, personnages, et Aron savait que, sans elle, il ne serait jamais arrivé jusqu’ici.
Attention ! Il n’avait nullement l’intention de commettre le moindre méfait avec tous ces gardes qui patrouillaient sur la place. Tout ce qu’il s’autorisait était de distraire les passants. S’il voulait se remplir les poches, c’était dans le quartier des notables et des riches marchands qu’il se rendait, là où les gens avaient trop de sous à son goût. Ici, on était au pied du palais où se trouvaient le roi et sa noblesse. Eux, il était hors de question de les voler. Le risque était bien trop grand !
Aron regrettait que les passants ne lui fassent pas l’aumône de quelques sous pour qu’il n’ait pas à exercer autrement ses talents. Mais, à Kolm, quémander de l’argent dans la rue, même pour les ménestrels ou les acrobates, était considéré comme de la mendicité et la sanction était la prison.
Alors qu’il faisait ses tours de passe-passe habituels, un homme attira son attention. Le jeune garçon n’oubliait jamais un visage et il l’avait repéré la veille. S’il attendait qu’Aron fasse un faux pas pour lui tomber dessus, il perdait son temps. Néanmoins, mal à l’aise, il abrégea sa représentation pour retourner auprès de Lona. Que lui voulait cet inconnu ?
N’ayant pas de travail à lui donner, Lona conseilla à Aron de rentrer chez lui, mais avant de le laisser partir, elle n’omit pas les cinq sous de son salaire.
— Non, Lona, je n’ai rien fait, dit-il en refusant l’argent qu’elle lui tendait.
— Aron, si je le fais, c’est que j’en ai les moyens. Tu n’y es pour rien si, aujourd’hui, des serviteurs ont pris les commandes. Je ne te paye pas à la course, mais à la journée ! lui rappela-t-elle, d’un air décidé.
— Si tout le monde était comme toi, il y aurait moins de misère, soupira-t-il en mettant l’argent dans sa poche.
— Je sais ! Contrairement aux autres, je n’oublie pas d’où je viens et je garde en mémoire que tout peut arriver. Il se peut qu’un jour plus personne ne veuille de mes bougies !
— Non, la rassura Aron. Tu es la meilleure !
— Merci ! File, maintenant. On se verra demain !
En quittant la boutique, Aron remarqua tout de suite que l’homme était toujours là et, surtout, qu’il lui emboîtait le pas. Qui était-il ? Ce n’était pas un soldat. Il ne portait pas l’uniforme noir et vert de ceux qui patrouillaient dans la cité. Il ne ressemblait pas plus à un marchand et encore moins à un noble. Ses vêtements étaient sombres, sans rien qui attire l’attention. Il faisait penser à une ombre que personne ne semblait voir.
Tout en marchant d’une allure modérée pour ne pas paraître suspect, Aron réfléchissait à la façon de semer cet importun. Il connaissait toutes les ruelles, mais si l’homme se rendait compte qu’il changeait de direction, il en ferait de même !
Quand une voiture attelée de deux chevaux remonta la rue qu’il descendait, il sut que le moment d’agir était venu. Dès qu’elle arriva à sa hauteur, Aron traversa, puis en se dissimulant derrière elle, il repartit vers la place pour emprunter un étroit passage qui rejoignait le quartier commerçant. Il se mit à courir pour ne plus être en vue et la voiture avait à peine fait dix pas qu’il avait déjà disparu. Il s’arrêta, retint son souffle pour être sûr que personne ne le suivait, puis, rassuré, il reprit son chemin bien décidé à quitter au plus vite la ville.
Il allait atteindre le quartier des commerçants quand Noam lui tomba dessus et Aron se maudit pour son manque de vigilance. Totalement focalisé sur cet homme qui le suivait, il avait oublié son principal ennemi.
— Ma patience est enfin récompensée, dit Noam d’un air mauvais en sortant son poignard.
Se sachant trop faible pour l’affronter, Aron fit demi-tour, mais deux autres gamins lui barraient le passage, des bâtons à la main. Cette fois, il était perdu. Les commerçants étaient trop loin pour qu’il puisse les appeler à son secours et personne ne se hasarderait à se mêler d’une rixe pour aider un étranger.
— Tu es courageux quand tes molosses sont à tes côtés ! s’esclaffa Noam en s’avançant vers lui d’un air menaçant. Il y a si longtemps que je rêve de te faire la peau.
Même s’il n’avait jamais appris à se battre, Aron sortit son couteau. Il aurait menti en disant qu’il n’avait pas peur, néanmoins, il ne le montrait pas. Il espérait qu’en lui faisant face, Noam hésiterait à l’attaquer, mais il se trompait. Il le comprit en voyant le regard plein de haine qu’il lui adressa.
Noam se jeta sur lui. Grâce à son agilité, Aron parvint à éviter la première attaque, mais son esquive le rapprocha des autres garçons et un coup de bâton l’atteignit à l’épaule. Il était pris au piège ! La ruelle était trop étroite pour qu’il puisse contourner Noam. Il n’avait plus le choix. D’un bond, il se précipita sur son ennemi en espérant le toucher en premier, mais encore une fois, il se trompait. Le poignard de Noam s’enfonça dans sa chair. À l’instant où il s’écroula, il entendit des chiens hurler dans le lointain.
Le temps semblait s’être arrêté. Il posa sa main sur son ventre et sentit le sang qui imbibait sa chemise. Il avait mal. Il ne voulait pas mourir. Pas maintenant ! Pas ici dans cette ruelle sordide. Au prix d’un terrible effort, il tenta de se relever, mais au même instant, un violent coup de pied le fit tomber sur le dos. La tête lui tourna, sa vue se brouilla. Personne ne viendrait à son secours. Il sentit une nouvelle fois la lame pénétrer dans son corps, mais déjà il n’était plus là.
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Iban se maudissait. Il pensait passer inaperçu au milieu d’une foule. Pourtant, ce garçon l’avait repéré et s’était enfui avant qu’il puisse lui parler. Il était rapide et connaissait parfaitement cette ville. Au moins, il ne s’était pas trompé sur ses capacités. Il l’avait perdu de vue et se demandait s’il le retrouverait lorsqu’il entendit des chiens hurler à la mort. Il n’y en avait pas un ou deux, mais tous ceux présents à Kolm unirent leur voix. Que leur arrivait-il ?
Au même instant, il remarqua trois gamins des bas quartiers, des racailles qu’il gardait à l’œil. Ils n’avaient rien à faire dans cette partie de la ville. Il eut un mauvais pressentiment. Il se précipita vers eux en hélant une patrouille qui passait non loin. En les voyant arriver, Noam et ses acolytes se sauvèrent. Iban aperçut alors le corps étendu par terre.
Il s’agenouilla auprès du jeune garçon. Il n’était pas mort, mais cela n’allait pas tarder. Il avait reçu deux coups de poignard dans le ventre et avait déjà perdu beaucoup de sang. Quelle poisse ! Pour une fois qu’il trouvait quelqu’un d’intéressant, il fallait qu’il se fasse tuer.
Il ôta la chemise d’Aron pour examiner les plaies et cela confirma ce qu’il pensait. Non seulement les blessures étaient profondes, mais en plus la lame utilisée était souillée. Bientôt, l’infection se répandrait dans tout le corps.
Alors, Iban vit la marque que le garçon portait sur l’épaule et resta un moment sidéré. Était-ce possible ? Iban était habitué à réagir rapidement et à profiter de toutes les opportunités qui s’offraient à lui, aussi, il ne lui fallut pas plus de quelques secondes pour échafauder un plan.
— Poursuivez ces racailles ! ordonna-t-il à la patrouille qui arrivait à sa hauteur. Il est inadmissible que ces vauriens règlent leurs comptes ici. Même si vous ne les retrouvez pas, faites en sorte qu’ils sachent que la prochaine fois qu’ils pointeront le bout de leur nez, nous les arrêterons.
— Devons-nous emporter celui-là ? demanda l’un des gardes en désignant Aron.
— Non, j’enverrai quelqu’un pour venir chercher le corps.
Les hommes le saluèrent et partirent au pas de course en direction de la ville basse. Iban étant leur commandant, les soldats n’avaient pas d’autre choix que de lui obéir.
Dès qu’ils furent hors de vue, Iban retira sa cape pour l’enrouler autour d’Aron et le prit sous son bras comme un vulgaire baluchon. Iban était un guerrier, une montagne de muscles de six pieds de haut. Il n’avait aucun effort à fournir pour transporter le garçon et si l’on n’y regardait pas de trop près, la cape le dissimulait totalement.
En empruntant les ruelles les moins fréquentées, Iban retourna vers la caserne. Bien sûr, il n’allait pas utiliser l’entrée principale, mais une issue dérobée. En dehors de lui, son frère et un serviteur de confiance, personne ne la connaissait. Elle permettait d’accéder aux anciens cachots qui étaient condamnés depuis des années. De là, un couloir rejoignait le bureau de son frère et ses propres appartements. Ainsi, Iban pouvait aller et venir sans que quiconque soit au courant de ses faits et gestes.
L’entrée secrète était dissimulée derrière un bosquet. Avant de s’en approcher, Iban s’assura qu’il était seul, puis il sortit une clé de sa poche pour actionner le mécanisme. Ce ne fut pas une porte qui s’ouvrit, mais un pan du mur qui pivota et qu’une fois franchi, il referma.
La caserne actuelle était construite sur les vestiges d’un ancien bâtiment qui datait d’une époque où la ville ainsi que le palais n’existaient pas. En ce temps-là, tous les membres du clan vivaient en un même lieu et œuvraient pour le bien de la communauté. Le niveau supérieur, qui avait disparu depuis longtemps, était suffisamment vaste pour tous les accueillir et c’était dans cette salle commune qu’étaient pris les repas. Mais ce n’était que la partie visible de cette demeure si particulière que l’on ne trouvait que dans les Hautes-Terres. Sous la surface, un réseau de tunnels rejoignait des cellules qui servaient de chambres ou de réserves. Elles étaient creusées à même la roche et gardaient une température constante, hiver comme été. Bien sûr, par souci de sécurité, des couloirs permettaient d’évacuer les lieux en cas de danger et Iban les empruntait régulièrement.
On pouvait se demander comment cette particularité architecturale avait pu rester secrète. Mais quand on connaissait le fonctionnement des clans, cela n’avait rien d’étonnant. La famille Magloire était à la tête de l’armée depuis des générations. C’était l’arrière-grand-père d’Iban qui avait supervisé la construction de l’actuelle caserne. C’était lui qui avait découvert ces constructions souterraines et avec l’aide du maître d’œuvre de l’époque, un dénommé Raghor, il avait sauvegardé plusieurs tunnels en prenant soin de dissimuler leurs accès. Étrangement, Raghor était mort de façon soudaine, un malencontreux accident, une poutre mal fixée qui lui était tombée sur la tête. Il fallait croire que le goût de l’intrigue était dans le sang de cette famille depuis bien longtemps.
Une fois à l’intérieur, Iban se retrouva dans un couloir obscur, mais avec Aron dans les bras, il ne pouvait allumer une torche. Heureusement, il connaissait assez bien cet endroit pour pouvoir s’en passer et il emprunta prudemment l’étroit escalier pour rejoindre le niveau inférieur.
Son domestique, Allen, devait s’y trouver. Avant de partir à la recherche d’Aron, il lui avait demandé d’aménager l’une des cellules afin qu’elle soit moins austère. De fait, dès qu’il arriva sur la dernière marche, il aperçut la lueur d’une torche.
— Allen ! cria-t-il.
— Oui, Maître, lui répondit un homme qui aussitôt vint à sa rencontre.
— Prends-le, dit Iban en lui tendant le corps du jeune garçon et en récupérant sa cape. Je n’ai pas le temps de t’expliquer, mais il me faut ses vêtements. Hâte-toi de le déshabiller et ensuite fais ce que tu peux pour lui. Je reviendrai dans quelques heures.
Allen, habitué aux occupations non officielles de son maître, obtempéra sans poser de questions. Il n’était pas rare que des prisonniers particuliers soient enfermés ici afin d’y être interrogés. S’ils étaient directement conduits devant le roi, la sentence était la mort. Lorsqu’il s’agissait d’espions, le général Wonig jugeait utile de savoir qui les avait envoyés avant de les tuer.
Sans plus se préoccuper de son serviteur, Iban repartit en courant avec les habits ensanglantés d’Aron. Il ne disposait pas de beaucoup de temps avant que la patrouille revienne des bas quartiers et, à son retour, tout devait être terminé. Ils avaient aperçu le jeune garçon recouvert de sang et étaient persuadés qu’il n’avait pas survécu, par contre, personne n’avait pu voir son visage, puisqu’Iban s’était positionné de façon à ce que sa cape le dissimule. Maintenant, il devait trouver un corps, lui mettre les vêtements d’Aron et le rendre méconnaissable. Pour tous, ce garçon devait être mort, ainsi, d’ici un an, il pourrait réapparaître avec une autre identité.
En longeant les remparts, il rejoignit la ville basse sans emprunter la porte qui était étroitement gardée. Là aussi, il existait un passage qui certes n’était pas secret, mais que personne à part lui ne pouvait utiliser. Ce n’était qu’une ouverture dans le mur d’enceinte pour permettre l’évacuation des eaux de pluie. Une grille en bloquait l’accès et il en avait la clé. Elle se trouvait dans une ruelle peu fréquentée, derrière un banc de pierre qui la dissimulait. Le banc n’était pas là à l’origine. C’était une idée de son frère afin de rendre cet endroit moins visible. Ainsi si quelqu’un arrivait au moment où Iban franchissait le mur d’enceinte, il ne pouvait pas le voir.