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Pour combler le vide laissé par la disparition de sa meilleure amie, Aube se fait implanter une âme sœur de synthèse. Mais cette créature, censée lui apporter réconfort, devient rapidement une présence envahissante, obsédant ses pensées avec ses conseils bienveillants. Ses études, sa vie intime, tout est perturbé par les interventions incessantes de cette entité. Peu à peu, Aube commence à douter de la légitimité d’une telle affection artificielle. Alors, comment s’en débarrasser ? Une question d’autant plus complexe que le fabricant de la puce a fait faillite…
À PROPOS DE L'AUTEUR
Robert Yessouroun a délaissé la géologie pour embrasser les lettres, guidé par une passion pour l’imaginaire et la création littéraire. Profondément fasciné par la science et les mystères de la nature, il marie son intérêt pour les époques disparues et les horizons futuristes, donnant naissance à un univers riche et inspiré. Son parcours atypique éclaire chaque page de ses écrits, où la rigueur scientifique se mêle à la fantaisie.
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Seitenzahl: 213
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Robert Yessouroun
Aube épluche ses horizons
Roman
© Lys Bleu Éditions – Robert Yessouroun
ISBN : 979-10-422-5905-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À la mémoire de Dominique James
Avec toute ma gratitude pour mes premiers lecteurs,
Martine Yessouroun, Tristan Valure, René Stamegna,
« IG Coroll », Manon Helena Marcos, Philippe Pinel, Radhia Chavarriga, Jean-Claude Leroy
et tout particulièrement Julien Verhaege
qui, à deux reprises, a fourbi près de trente pages
de critiques des plus précieuses.
– La Tondeuse du général de Gaulle, Éditions Thot, 2007 ;
– Les Mouettes volent-elles dans le brouillard ?, Éditions Velours, 2009 ;
– La Joueuse de chimères, Éditions Assyelle, 2011 ;
– Le Clou du spectacle, Éditions Assyelle, 2012 ;
– Rêver sur son volcan…, Éditions Assyelle, 2014 ;
– Avocats mécaniques, dans l’Anthologie « Créatures des Otherlands » (Nouvelle(s) Génération, 2014 ;
– Le Paradis du diable ?, Éditions RroyzZ, 2015 ;
– Un Village proche des étoiles, Éditions Assyelle, 2015 ;
– Mieux qu’Hollywood, dans l’anthologie « Entre rêves et irréalité » dirigée par Raoul Dovert, Éditions Arkuiris, 2017 ;
– Le Robot de trop, Le Lys Bleu Éditions, 2018 ;
– Les Voleurs d’absurde, Éditions Hélice Hélas, 2018 ;
– Fugue dans le brouillard, Le Lys Bleu Éditions, 2019 ;
– Le quatrième Appétit, dans la revue e-Galaxies, novembre 2019 ;
– L’effet Robinetto, Le Lys Bleu Éditions, 2020 ;
– Au théâtre de la technique, dans la revue Géante rouge no 28, 2020 ;
– Fables du futur, sur les sites « Empowerment Fondation » et « Le galion des étoiles » entre septembre 2020 et décembre 2021 ;
– L’expert ne répond plus, dans la revue Galaxies no 76, 2022 ;
– Une intelligence sur le dos, Éditions Douro, 2023 ;
– Le prunier de Botterens, Édition Montsalvens, 2024.
Au palais des expositions, en cette veille de l’inauguration, les stands étaient déjà prêts, aménagés, parés pour l’ouverture. Le festival des vins du futur promettait de remporter un succès sans précédent. En répétition, « Les vieux ringards » entamèrent Only you.
— Fous-moi la paix ! hurla l’unique spectatrice.
L’orchestre se bloqua, les regards réprobateurs convergèrent sur la jeune rouquine vêtue de blanc.
***
Quelques minutes auparavant, une silhouette un brin délabrée semblait danser un slow solitaire devant un comptoir semi-circulaire. À part elle, personne dans les alentours. Un écriteau lumineux lui proposait à nouveau de composer son vin selon ses goûts. Oscillant, Guy effleura cette fois les trois commandes digitales successives : prune, moka, rhubarbe. Un levier automatique déposa devant le visiteur un gobelet de dégustation dans lequel coula un filet de jus soyeux.
Au fond de l’allée centrale, sur l’estrade, les autres musiciens commençaient à trouver la pause un peu longue. Les lèvres pincées, du haut de ses deux mètres, la chanteuse consulta sa montre :
— Eh bien, notre bon Guy doit attaquer sa cinquième dégustation…
Sur son clavier, le beau pianiste enfonça mollement cinq touches noires.
— À ce rythme, sera-t-on vraiment prêts pour demain ? s’inquiéta-t-il, plus résigné que tendu.
— Prêts à 81 %, estima l’androïde violoniste qui, satisfait, transfigura d’une lueur pervenche son enveloppe corporelle.
Avec les deux baguettes de batterie plantées dans la poche de son polo, toujours devant son stand des vins du futur, Guy avala cul sec le breuvage rutilant. Pas mauvais, ce nectar capiteux, on dirait un vieux Pic-Saint-Loup. Le batteur lâcha le récipient vide et s’en retourna vers le podium sur lequel, non sans ressentiment, son orchestre patientait pour amorcer le morceau suivant. Cependant, seul l’androïde violoniste osa lui adresser une remarque :
— In vino veritas ? Non in logico ?
Guy, d’abord penaud, haussa négligemment les épaules.
Le groupe « Les vieux ringards » était apprécié pour son répertoire qui allait du Charleston à la Salsa. Son style jazzy privilégiait les morceaux doux et radieux. En vue du festival œnologique, ces artistes avaient été retenus parmi la centaine des candidatures, car ils brillaient par trois caractéristiques assorties avec les bons crus de la vigne : la vigueur, l’harmonie et la tendresse.
« Les vieux ringards » réunissait cinq amateurs qui venaient tous de débuter leur carrière dans l’enseignement. Le quintet se créa le lendemain d’une soirée bien arrosée dans un cabaret, où le hasard, la musique et l’alcool avaient rassemblé les profs novices. Après avoir découvert au bar leur passion commune pour le jazz cool, ils en déduisirent que, dans leur établissement, chacun ignorait les rêves enracinés de ses collègues, ce que confirma le robot, nouveau maître de musique de l’école, rejeté dès son arrivée par les autres enseignants. À la décharge de ces derniers, les automates pédagogues n’accomplissaient que peu de miracles. La palette des réactions robotiques face à la complexité des troubles à l’école manquait parfois d’envergure pour évaluer avec pertinence les difficultés d’apprentissage. Ce traitement un chouia limité des données psychologiques et culturelles en jeu influait sur la fragilité des androïdes qui devaient être un peu trop souvent remplacés.
Légèrement à l’écart des talentueux interprètes, au troisième rang des sièges destinés dès le lendemain aux dégustateurs mélomanes, Aube, une rouquine en chemise blanche et jeans blanc se réjouissait de la reprise des « Vieux ringards » qui toléraient amicalement sa présence pendant leur répétition. Son faible pour ce petit orchestre lui faisait négliger sa recherche à l’université. Mais, pour l’instant, elle ne s’en préoccupait guère. À ses pieds, un labrador noir au nom de Chicon, la langue baveuse, ne quittait pas des prunelles le mouvement de sa main droite, qu’elle dressait avec une friandise entre le pouce et l’index. Et hop ! Le chien réussit à l’attraper au vol, sans renverser de chaise. Aube s’étonna d’une telle adresse, alors que la veille, elle avait ôté le bandage autour de la gueule de l’animal. À peine quinze jours en arrière, tandis qu’elle sortait du département des sciences des religions, où elle amorçait sa thèse sur les créations du monde (elle était une inconditionnelle des grands commencements), l’automate concierge de la faculté des lettres (automate pas très programmé) lança en l’air, pour jouer, une boule de pétanque. Aussitôt, Chicon bondit pour se la prendre dans la mâchoire. Le paramètre « poids de la boule » n’avait pas été pris en compte par l’automate un peu simple, pour ne pas dire élémentaire (ah, économies, quand tu nous tiens !).
Bref, avec plus ou moins de bonheur, elle s’ingéniait à garder sous son contrôle le labrador de sa meilleure amie évaporée sans traces au pays des vaches sacrées, après avoir confié le chien à une lointaine cousine. Celle-ci, devenue allergique à ce tas de poils encombrant, l’avait refilé de force à Aube, le mois dernier.
La jeune femme se laissa porter par le souvenir tendre de son amie préférée… Clara ! Clara, comment oublier cette adorable génie ? Orpheline dotée d’un petit héritage, elle avait bouclé des études brillantes en architecture et urbanisme. Le diplôme avec mention d’excellence dans son sac, elle avait cédé aux sirènes du golfe du Bengale. À ses yeux de visionnaire, la surpopulation indienne constituait un défi pour inventer les villes humaines du futur. Cet appel exotique avait été plus fort que des années d’amitié quotidienne. Clara avait quitté Aube au parking de l’aéroport, affirmant qu’elle allait la regretter pour son caractère à la fois enjoué et tourmenté, pour son ouverture d’esprit – ouverture au passé, à travers son intérêt pour les mythes fondamentaux, ouverture à l’avenir, à travers sa confiance en l’intelligence et l’empathie artificielles. En effet, à peine amputée de son amie, Aube s’était rabattue sur une greffe de compagnie.
Une secousse des épaules la sortit de ses réminiscences. Elle se concentra, prête à savourer la musique, dans l’espoir que Chicon se tînt tranquille et que la voix synthétique en elle, de plus en plus importune, ne se sentît pas appelée…
Max, le flûtiste, se plaignit du timbre aigu qu’émettait le piano. Cependant, l’idée le rebutait de risquer des démarches pour changer d’instrument, surtout à la dernière minute, avec ces fichus délais de livraison sans compter leurs imprévus.
— OK, OK, on fera avec, se résigna-t-il, en fermant les yeux.
Les paupières closes l’avantageaient. Il avait souvent un œil qui lâchait l’autre.
— Toujours aussi PP, hein ? observa le batteur, les lèvres sensuelles, d’humeur espiègle.
Aube sourit : elle se rappelait que, dans le langage complice de ces musiciens, PP signifiait « Perfectionniste Paresseux ».
Elle s’initiait aux manies, aux habitudes du groupe, à force de suivre les préparatifs de chaque concert. Ne s’était-elle pas attachée à ce petit orchestre pour sa joyeuse pétulance ? Bien sûr, l’ensemble n’était pas dénué de tensions. Aube n’ignorait pas qu’en réalité, après la foudre de l’enthousiasme initial, « Les vieux ringards » s’étaient soudés non sans peine. S’engager avait été perçu par Luc, le pianiste, comme un risque de querelles peu tentant. Le flûtiste, Max, en tant que matheux, qui chouchoutait les difficultés, avait parsemé les premières semaines de leur union d’embûches pour le moins théoriques, genre : « et si l’un de nous devenait rythmophobe ? » Grâce à sa mémoire intarissable, Chloé avait énuméré de sa belle voix de soprano, avec force détails, tous les déboires ayant frappé les fondateurs de divers groupes musicaux. L’androïde violoniste s’était assombri dans des calculs de probabilités dont le paramètre crucial avait été le caractère soucieux des membres de l’orchestre. Le seul optimiste avait été Guy, derrière sa batterie : « foutus pour foutus, autant y aller ! » Et leur succès public lui avait donné raison.
Les premières mesures se faisaient attendre. Aube s’impatientait comme sous une caresse qui hésitait. Oh, oui, elle se réjouissait de les écouter religieusement, ces amateurs surdoués, ces inquiets qui cultivaient la joie de vivre ! Pour rien au monde, elle ne se laisserait perturber leur répétition. Un œil sur Chicon, elle espérait ne pas s’énerver malgré elle, en cas d’ingérence mentale de Satine. Ingérence mentale ? Satine ? Oui, Satine était cette double mini-puce interconnectée, l’une greffée sur les viscères, l’autre sur les méninges du cortex gauche. Aube avait fait loger la double prothèse dans sa chair à la suite de la disparition de sa meilleure amie, Clara. Substitut affectueux, l’implant manifestait des postures bienveillantes quelque peu invasives…
Les yeux brillants, Chicon remuait la queue, sur le point d’aboyer l’appel au jeu. Aube le cajola pour le détourner de cette pulsion malvenue. Jusqu’à ce jour, elle n’avait jamais osé amener le labrador à l’un ou l’autre récital des « Vieux ringards ». D’habitude, elle déposait l’animal chez une étudiante, mais celle-ci venait de partir à l’étranger pour un stage de formation.
La chanteuse géante s’inclina vers l’oreille du pianiste avachi sur son tabouret :
— Luc, je te trouve un peu mou, ce matin. Exactement comme le 27 mars dernier.
— Mouais… Je parais mou, en vrai, je bous. (Il la dévisagea, avant de grimacer en se curant le nez pointu.) Et toi, cette rougeur au cou, encore un de tes eczémas ?
Par réflexe, Chloé plaqua la paume sous le menton. L’androïde estima que l’ambiance se dégradait.
— Et si je vous proposais ma dernière composition « maison » ? suggéra l’automate qui, sans attendre de réponse, ajusta son violon à son épaule mauve artificielle.
Ce geste crispa l’unique auditrice. Même qu’elle prit peur en lorgnant sur le labrador. Elle craignit des complications. Calé sur ses genoux, le chien allait-il goûter ce solo, avec les frottements du crin sur les cordes ? Elle le serra dans ses bras, veillant à presser délicatement les oreilles de la bête.
C’est que, pour rien au monde, elle ne voulait être expulsée de cette séance. L’hiver dernier, lors du « bal des sans-coquilles » à la faculté des lettres, elle avait été conquise par cette équipe enjouée, talentueuse. Son enthousiasme dès la première chanson l’avait vite élue la mascotte de l’orchestre. Il est vrai qu’elle n’était pas avare en éloges sur le brio et le répertoire du groupe, sans oublier qu’après chaque représentation, elle ne rechignait pas à offrir la tournée dans l’un ou l’autre bistrot, grâce au pécule généreux que ses parents (coupables de l’avoir mécomprise) lui versaient chaque fin de mois, depuis la face cachée de la Lune.
Ardente fidèle des répétitions, Aube s’était attachée à la grande, mais fragile Chloé pour son humour original et sa mémoire surhumaine (elle se souvenait de tout, chantait sans partition les nouveaux morceaux). La doctorante appréciait aussi Guy, toujours secret, même au bord de l’ivresse, toujours tendre, même dans son refus des limites. Pourtant le batteur n’était pas son préféré. Elle ne cachait pas son faible pour Luc, au piano. Le visage fin, moulé de malices, le tempérament placide, il couvait un esprit ravageur. Le jeune homme l’amusait quand, ses chevaux de bataille, il pestait contre la bêtise, l’absence de bon sens et la contagion de la bonne conscience. « Ah, le filtre à cons ne verra jamais le jour : aussitôt branché, aussitôt encrassé ! »
Sans sa flûte, Max lui inspirait plutôt de la pitié : ses exigences impossibles l’étouffaient. Quant à l’androïde violoniste, Aube lui reconnaissait son sens créatif de l’improvisation. Somme toute, il allait de soi qu’elle tenait par-dessus tout à ses « Vieux ringards » comme à la ferveur de son sang.
Le violon traînait, prolongeant le dernier mi. Chicon soupira. Aube se retint de respirer… Elle s’efforçait d’effacer ses deux peurs en embuscade, l’une liée aux éventuels cris du chien qu’elle ne maîtrisait point, l’autre liée à Satine, l’encombrante Satine. Et, bien sûr, ce qui devait se dégoupiller se dégoupilla. L’appréhension d’Aube ne manqua pas d’activer l’irruption du processeur amical. La jeune femme ne s’en étonna guère, même si elle croyait lui avoir bien expliqué que, depuis la fréquentation des cinq délicieux musiciens, elle n’avait plus besoin d’une dorloteuse digitale aussi assidue. En fait, elle pouvait même carrément se passer de ses services désormais. Sérieusement irritée donc par l’allumage sans gêne de cette chaleur inopportune, elle appuya l’index sur le tatouage de nerfs artificiels gravé sur son avant-bras, mais le stress soudain lui avait fait oublier que la présence empathique insérée dans le crâne et le ventre avait inhibé la commande qui interrompait ses interventions.
« Hello, ma chère Aube ! Quel mode de conversation souhaites-tu ? » s’entendit-elle penser.
La vigilance qu’imposait en ces lieux le labrador si peu prévisible contribuait à un effet inattendu : la tolérance de la jeune femme aux apostrophes intempestives de cette Satine fléchissait vers un point critique… « Les vieux ringards » entamèrent Only you.
« Évoque la couleur qui te convient », poursuivit Satine. « Rouge, partager l’instant ; vert, échanger sur la vie quotidienne ; bleu, mieux apprécier ensemble films, livres, peinture et musique ; noir, comprendre tous deux l’actualité ; jaune, refaire, toi et moi, l’univers et méditer sur notre sort. »
— Fous-moi la paix ! hurla-t-elle impulsivement.
L’orchestre se bloqua, les regards réprobateurs convergèrent sur la jeune rouquine vêtue de blanc.
***
Toute honteuse, Aube fila se cacher dans les toilettes du festival. Chicon gémissait derrière elle. Décidément, elle était née sous une étoile mal lunée. Mais cette fois, la coupe était pleine : elle ne pouvait plus rester bêtement passive. Pour sûr, cette prothèse d’amie, elle allait s’en débarrasser ! Et pas plus tard que tout de suite ! Bye, bye, Satine ! Plus aucun doute. En fait, grâce à la compagnie de ses Vieux ringards, cette bonté de synthèse se révélait superflue et par trop intempestive.
« Quel mode de conversation souhaites-tu ? Évoque la couleur qui te convient… » Sourde à cette rabâcheuse intime qui radotait, elle ralluma son portable pour appeler l’agence Thomas Peck dont le labo de pointe lui avait fourni et installé la double puce. Elle déchanta vite. Contacter la centrale de l’agence s’avéra plus que laborieux. Au bout de chaque tentative obstinée, la même voix mièvre déclarait : « numéro inconnu ». La jeune femme se replia sur la messagerie officielle de l’entreprise. Dès chaque envoi, s’affichait : « 404 error ». Frustrée, au bord de la colère, elle surfa sur divers moteurs de recherche farcis de publicité. Elle désespérait presque, quand, soudain, à sa plus grande stupeur, elle tomba sur un site de la Chambre de commerce. Après quelques clics, l’information redoutée lui bondit à la figure, sans ménagement : sa fameuse agence Thomas Peck venait d’être déclarée en faillite.
Une vraie poisse ! Comment dès lors déloger son intime casse-pieds ? Qui d’autres que les spécialistes reconnus de Thomas Peck pourraient lui extraire sans mal, dans les règles de l’art, son in-dé-si-ra-ble ersatz d’amie ?
Elle paniqua, multiplia les fautes de manipulation, au point que son téléphone se bloqua sur un concours dont le premier prix serait une visite aux usines Lustucru. Le labrador lapait l’eau des toilettes. Sans réponse de son hôtesse, Satine passa au mode sondage :
« Évalue entre 1 et 10 la qualité de notre dernière conversation. »
Aube leva les épaules. Faute de réaction verbalisée, l’algorithme relança sa précieuse partenaire :
« Cette dernière semaine, mon amitié t’a-t-elle déçue ? »
Aube lorgna vers le plafond.
« Comment pourrais-je mieux te satisfaire ? »
Ce n’était pas la première fois qu’elle avait laissé un objet dit affectueux s’immiscer dans sa vie. Déjà, vers dix ans, elle avait adoré s’entourer de doudous bourrés d’« IA », d’« applis » qui s’empressaient de la conseiller pour les jeux, l’école ou les relations avec ses proches, le tout au grand dam de ses parents trop occupés par leur métier d’astrophysicien et probablement jaloux de l’importance qu’elle accordait aux jugements toujours avisés de telle ou telle assistance automatique. Tout se compliqua vers ses treize ans, lorsqu’elle refusa, dans un premier temps, d’installer des logiciels adaptés à sa nouvelle condition d’ado. C’était sa manière à elle de résister à ce que ses parents appelaient la maturation, qu’elle voyait plutôt comme une terrible dégénérescence. En effet, n’avait-elle pas découvert avec amertume que son père et sa mère, aussi mûrs l’un que l’autre, se révélaient dépassés, tant face à son évolution qu’à celle du monde ? Bref, les modèles de son entourage direct ne l’incitaient pas à prendre de l’âge.
Néanmoins, dans un deuxième temps, poussée par une curiosité naturelle, hormonale, sollicitant l’aide de ses applis chéries, elle s’aventura dans des jeux vidéo. À l’intérieur du plus passionnant de ces labyrinthes artificiels et excitants, le joueur qui avait triomphé de l’adversité obtenait comme récompense un conte sur les premiers jours de l’univers, inspiré de l’une ou l’autre croyance indigène sacrée. Ce fut par ce biais qu’elle s’attacha aux récits du commencement de la vie, à ces histoires extraordinaires qui racontaient la naissance du cosmos. Malheureusement, cette attirance jugée douteuse par sa famille lui valut bien des déboires. Par dépit devant l’addiction filiale à ces « foutaises », son père et sa mère se rabattirent sur les prévisions éducatives automatiques, bientôt en totale dépendance vis-à-vis de ces « orienteurs artificiels pédagogiques ». Ils avaient en effet fini par se scotcher à ces guides prédictifs sophistiqués qui optimisaient l’avenir de leur fille, en sélectionnant les meilleurs loisirs et en estimant les horizons à privilégier pour leur incontrôlable teenager. Bientôt débordés de recommandations, tous deux ne savaient plus où donner de la tête. Dans le flux sur-tendu, voire encombré de décisions prioritaires à prendre pour l’existence future idéale de leur enfant, ils ratèrent nombre de choix décisifs. Ils avaient rêvé d’une fille juge ou médecin, œuvrant noblement au service du bien commun, la voilà qui se fourvoyait dans une curiosité nostalgique pour les fables délirantes sur l’origine du monde. Alourdis par le poids de leurs responsabilités mal assumées, écrasés par l’échec de leur encadrement parental, après avoir remis leur fille dévoyée entre les mains d’une docte préceptrice, ils émigrèrent sur la face cachée de la Lune, pour mesurer en paix l’évolution des vents solaires.
Cependant, malgré cet éloignement répréhensible, Aube demeurait très attachée à ses parents. Comme elle regrettait souvent leur présence ! Comme elle regrettait de ne pouvoir les contacter chaque jour pour tromper sa solitude ! Hélas, sur la face cachée de la Lune, hors de portée des ondes hertziennes, ils étaient injoignables, même par le plus sophistiqué des superphones… Bien sûr, elle leur en voulait d’avoir déserté la maison familiale. Mais elle en comprenait la raison. Les différentes I.A. expertes, d’avis le plus souvent contradictoire sur le développement optimal de leur fille les avaient plongés dans une incertitude insoutenable pour des scientifiques de leur trempe. Au-delà de ce chaos théorique, Aube les aimait toujours tous les deux : au fond, sa mère était si douce, si bienveillante, si perspicace, quand elle ne consultait pas des télé-psys automates ; son père cachait si mal un cœur gros comme une planète, alors qu’il s’interdisait tout épanchement sentimental… Elle s’en voulait de son attitude défiante, provocatrice lors de son dernier contact avec lui. Une fois de plus, il l’avait agacée par son impatience à devenir grand-père. Elle lui avait répondu que s’il y avait une chose qu’elle excluait de son avenir, c’était bien la maternité.
Soudain, le chien aboya : on faisait irruption dans les toilettes, une silhouette géante. Heureusement, d’emblée, Aube reconnut Chloé, manifestement tendue. Apparemment sans rancune pour l’interruption, celle-ci lui sourit, puis, aussitôt, se rapprocha d’un miroir pour examiner avec inquiétude son cou et le haut de son torse. Certes, un peu faussées par le rose des néons, des rougeurs vaguement boutonneuses se révélèrent dans la glace. Après un long soupir saccadé, elle hocha la tête devant la rouquine.
— Chaque veille de concert… ma peau vocalise dans les graves…
Aube écarta les bras dans un air confus d’impuissance. C’est alors que la chanteuse remarqua cette fois plus nettement que d’habitude les icônes du tatouage électronique vers le poignet de la jeune fan de l’orchestre. Elle hésitait à réagir d’une formule du genre : « C’est avec ça que tu t’énerves, ma pauvre ? », quand, depuis le couloir extérieur des toilettes, la voix miauleuse de Max s’impatienta :
— Alors, quoi, Chloé ? Nous, on poireaute, là ! Luc a raison. L’orchestre ne sera jamais à la hauteur demain, si nos répétitions continuent de traînasser de pause en pause.
***
« Tu sais que tu peux compter sur moi, les yeux fermés. »
Dans les toilettes, à nouveau « en tête à tête » avec Satine, comment faire taire cette amie artificielle qui s’obstinait à réciter ses bonnes intentions ?
« Laisse-moi quand même une petite place dans ton cœur… »
« J’aimerais tant me sacrifier, disparaître pour ton bonheur, mais sans moi, sera-t-il durable ? »
La jeune femme s’efforçait d’obtenir le silence dans son crâne, lorsque le labrador se mit à grogner : quelqu’un fit brusquement coulisser l’entrée. Saisie par la peur, elle recula vers le premier w.c. entrouvert. Son amie d’artifice détecta cette fois-ci une intense émotion négative. Aussi, jugea-t-elle des plus urgent de relancer Aube, en lui proposant sa gamme de couleurs, chacune associée à un type d’échange affectueux. Son hôtesse trembla d’agacement, avant de sangloter.
Dans ces toilettes dames, d’un pas alerte, son archet et le manche de son violon serrés dans une main, l’androïde déambula tout sombre le long du mur carrelé, passant non loin du sèche-cheveux suspendu. Celui-ci, grâce à ses capteurs sensoriels, perçut aussitôt une présence, si bien qu’il déclencha sa chaude soufflerie. Le violoniste automate se retourna pour observer l’appareil qui fonctionnait à vide.
— Encore de la bêtise artificielle ! déplora le robot.
Il se rendit vers les vasques des lavabos, scruta le miroir encadré de néons roses, afin de jauger la teinte foncée de sa chemise et de son épiderme. Soudain, il se retourna vers la porte derrière laquelle quelqu’un pleurait, leva le bras libre en signe de réconfort, mais il évalua un peu tard que cette personne recluse ne pourrait voir ce geste. Aussi, il siffla un air guilleret, le fameux « Good vibrations ». En vain. Aucune réaction, sinon quelques aboiements hésitants. Un chien ? se dit-il. Serait-ce mademoiselle… ?
— Je ne vous veux aucun mal, garantit l’automate avec un sourire appuyé bien qu’inutile. Qui que vous soyez, sachez que je suis en mode ennuyé. Je viens juste remonter ici mon estime de soi. En fait, selon un petit bogue de mon caractère artiste, je dois bouder pendant une durée indéterminée… puisqu’ils n’ont pas aimé mon morceau…
— Quel morceau ?
Le robot identifia la voix.
— Ah, c’est donc bien vous, mademoiselle !
Aube déverrouilla la porte, quitta lentement son abri, d’une marche hésitante, suivie par Chicon, la mine soumise, presque désolée.
— Quel morceau ? redemanda-t-elle.
— Mon solo de violon, agrémenté d’un refrain. Une œuvre de moi.
— Peut-être ta composition était-elle trop… nouvelle ?
— Voulez-vous dire qu’ils ne l’ont pas comprise ? enchaîna-t-il.
— « Aimer » n’est pas le synonyme de « comprendre », protesta-t-elle.
Il joua sur son violon quelques notes de la romance « Ti amo », le chien remua la queue.
— Je n’aime pas forcément tout ce que je comprends ! ajouta-t-elle.
— Alors, ma petite création n’a pas déclenché suffisamment de cette substance biologique qui fait aimer : ocytocine, sérotonine, endorphine… ?
La conclusion du robot effraya Aube. D’où Satine :
« Tu as besoin de réconfort, n’est-ce pas ? Tu es triste d’être si chimique, hein ? »
Bientôt, tandis que Chicon gémissait entre ses crocs, la jeune femme secouait vivement la tête : manifestement, elle se débattait une fois de plus contre cette fichue voix intérieure. Bien qu’il remarquât cette agitation, le robot donna la priorité à la clarification de la méchante critique qui venait de le frapper. Le labrador mordilla la mentonnière du violon proche du sol, avant de ronger le bout de l’archet.
— Mes potes n’ont pas adhéré à mon refrain : « Pas de chance sous les mouettes / c’est le vide vers la couette / devine-moi si tu me guettes. »
Aube ferma les yeux pour mieux respirer profondément. Curieusement, elle n’entendait plus la voix. Pour l’instant.
— Qu’est-ce qui te fait croire qu’ils n’ont pas aimé ton refrain ? approfondit-elle, compatissante.
L’androïde restitua la scène des commentaires musicaux émis par les autres membres de l’orchestre :