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Thomas Gampert, inspecteur de la police genevoise, regarde avec méfiance la montée fulgurante des automates. Pourtant, face aux ordres de sa hiérarchie, il se voit contraint d’enquêter sur la disparition mystérieuse d’un prototype autonome, d’une technologie de pointe et strictement confidentielle. L’appareil s’est-il échappé, ou a-t-il été enlevé, et dans ce cas, par qui et dans quel but ? À cette énigme s’ajoute une mention répétée dans le journal du robot – celle d’un rat de laboratoire – qui plonge l’inspecteur dans un abîme d’interrogations. Ce qui devait être une enquête de routine se transforme rapidement en une quête vertigineuse, où chaque réponse semble cacher les germes d’une révolution insoupçonnée.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Robert Yessouroun a délaissé la géologie pour embrasser les lettres, guidé par une passion pour l’imaginaire et la création littéraire. Profondément fasciné par la science et les mystères de la nature, il marie son intérêt pour les époques disparues et les horizons futuristes, donnant naissance à un univers riche et inspiré. Son parcours atypique éclaire chaque page de ses écrits, où la rigueur scientifique se mêle à la fantaisie.
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Seitenzahl: 243
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Robert Yessouroun
Le robot de trop
Roman
© Lys Bleu Éditions – Robert Yessouroun
ISBN :979-10-422-5333-2
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Pour Martine, Alice et Dominique
La Joueuse de chimères, Éditions Assyelle, 2011 ;
Le Clou du spectacle, Éditions Assyelle, 2012 ;
Rêver sur son volcan… Éditions Assyelle, 2014 ;
Avocats mécaniques, dans l’Anthologie « Créatures des Otherlands » (Nouvelle(s) Génération, 2014) ;
Le Paradis du diable ? Éditions RroyzZ, 2015 ;
Un Village proche des étoiles, Éditions Assyelle, 2015 ;
Mieux qu’Hollywood, dans l’anthologie « Entre rêves et irréalité » dirigée par Raoul Dovert, Éditions Arkuiris, 2017 ;
Le Robot de trop, Le Lys Bleu Éditions, 2018 ;
Les Voleurs d’absurde, Éditions Hélice Hélas, 2018 ;
Fugue dans le brouillard, Le Lys Bleu Éditions, 2019 ;
Le quatrième Appétit, dans la revue Galaxie, novembre 2019 ;
L’effet Robinetto, Le Lys Bleu Éditions, 2020 ;
Au théâtre de la technique, dans la revue Géante rouge, no 28, 2020 ;
Aube épluche ses horizons, Le Lys Bleu Éditions, 2021 ;
Fables du futur, sur les sites « Empowerment Fondation » et « Le Galion des étoiles » entre septembre 2020 et mai 2022 ;
L’expert ne répond plus, dans la revue Galaxies no 76, 2022 ;
Une intelligence sur le dos, Éditions Douro, 2023 ;
Le prunier de Botterens, Éditions Montsalvens, 2024.
Je mets la machine en doute, je crée un climat de critique, de « ridiculisation ». J’introduis de l’ironie. Mes machines sont ridicules ou alors elles sont belles, mais elles ne servent à rien.
Jean Tinguely
6 décembre. En cette date, nous pourrions fêter la Saint-Nicolas, si chère aux enfants du Nord, mais nous sommes à Genève, et Genève a été moulée par le ciel des pasteurs, ciel d’où, très haut, souffle le vénérable Calvin. D’ailleurs, ce jour, ces heures, comment avoir l’esprit aux cadeaux ? Une cérémonie d’adieu, en hommage à un ou une disparue, se tient dans la chapelle B du Centre funéraire de Saint-Georges, au cœur du cimetière attenant au bois de la Bâtie. Une dame au visage couvert par un nuage de rousseur se dévoue pour l’éloge funèbre qu’elle prononce debout, derrière un pupitre, entre les deux micros flexibles.
« Oui, pour tout ce que tu nous as donné, je te dis : merci… »
Derrière l’oratrice, dans un coffre de bois hexagonal suspendu, des tubulures d’orgues gardent un silence solennel. Sur la gauche, un autel sobre est surmonté de deux cierges clairs, cylindres de cire dont la flamme se dresse, parfaite. En biais, le cercueil exposé frappe par sa forme aérodynamique, simple comme une dragée, peut-être à l’image de l’être qui vient de nous quitter. La surface luisante de ce qui recèle la dépouille reçoit quelque lumière par la baie vitrée. Celle-ci découvrirait un parc boisé si un épais brouillard matinal ne nous empêchait de le discerner.
Difficile quand même d’apprécier l’oraison saturée de tristesse, entrecoupée de séquences musicales électroniques. D’abord, le son des micros (mal ajustés à la hauteur de l’intervenante) n’est pas réglé de manière optimale. Ensuite, celle qui parle en public semble trop affectée ; ses soupirs peinent et la pauvre n’articule que timidement. Enfin et surtout, dehors, dans une pétarade mécanique soutenue, une colossale machine solitaire aspire les feuilles mortes. En effet, cette année d’une chaleur exceptionnelle, les arbres se sont dénudés plus tardivement que d’habitude.
Les sièges sur la droite sont presque tous occupés. Parmi les personnes rassemblées, beaucoup baissent la tête. Quelques-unes toutefois fixent le plafond lambrissé de chêne, où semble éclater une étoile de béton blanchie.
Gardien de la sortie au fond de la salle, de grandes statures, en costume sombre, les mains l’une sur l’autre en dessous du bouton fermant sa veste, le maître des lieux demeure debout, discret, la mine des condoléances automatiques. Devant lui, parmi des policiers, la plupart en uniforme d’apparat, un gradé chauve adresse des signes de réconfort à l’un de ses subordonnés curieusement vêtu d’une parka rouge.
Au troisième rang, derrière un alignement de jeunes en blouse blanche, un clochard sanglote, inconsolable, la tête penchée sur l’épaule de sa pâle voisine, une assistante sociale. Cette dernière se racle la gorge, jetant un regard réprobateur vers les arbres à l’extérieur, autour desquels persistent les crépitements rauques de l’appareil autonome.
Dans le couloir entre les rangées de chaises, un landau laisse échapper des cris de bambin, malgré l’attention de sa nounou, pâle comme un spectre. À côté de celle-ci, une autre jeune fille, visiblement sa sœur aînée, se recueille voûtée, derrière le rang d’une vénérable assistance chenue. L’un des vieillards chuchote à l’oreille d’un congénère à son côté :
— Moi, ce culte, ça me rappelle le début d’un vieux film, La Comtesse aux pieds nus1. Humphrey Bogart se protège mal de la pluie lors de l’enterrement de la noble héroïne jouée par Ava Gardner, et…
La porte de la chapelle grince lentement. Un ado fringué comme un ado, des fils pendant à ses oreilles, une planche à roulettes dans les bras arrive manifestement en retard et se place derrière un personnage aussi figé que trapu. Imperturbable, solide et ferme, un bouquet de chrysanthèmes sur les genoux, cet androïde de la dernière génération était jusque-là le seul occupant de l’allée gauche. De passage au cimetière, il s’apprêtait à fleurir la tombe de son maître, quand le cortège en deuil l’a détourné provisoirement de son but initial.
Une douzaine de semaines auparavant…
Ce premier dimanche de septembre, l’inspecteur Thomas Gampert rentrait d’un pas alerte, après son entraînement au marathon de la police. Tout guilleret, il dépassait les rares passants et même les habituels bipèdes artificiels en service qui arpentaient le trottoir dominical, souvent escortés d’un drone, pour délivrer sacs, cartons, paquets ou autres colis.
Une fois longées les vitrines du café restaurant L’Aigle d’or, devant l’entrée de son immeuble, il prononça d’une tonalité enjouée les phonèmes : « O-yé ». Le timbre de sa voix tremblant de joie contraria le système de reconnaissance de son identité. On lui répondit :
— Vous ne pouvez pas entrer.
Après la troisième tentative, grâce à l’arrivée providentielle du petit ami de sa voisine de palier (une orchidée pourpre à la main), son accès au corridor fut non autorisé, mais rendu possible, si bien qu’il fonça vers l’escalier, grommelant intérieurement contre la bêtise obtuse de l’automatisme. Le policier pétulant d’énergie s’efforça de monter au plus vite chez lui, au premier étage du 13, rue de la Filature (ça ne s’invente pas !) dans la commune genevoise de Carouge. Impatient de prendre une bonne douche, il avait rendez-vous avec Élodie, son ex-épouse, pour un dîner en tête-à-tête. Il buta contre le plateau-repas de la veille qui traînait sur le tapis, devant la télévision…
Élodie et lui étaient séparés depuis six mois, mais leurs rapports étaient restés malgré tout cordiaux. Ainsi, ils passaient encore de temps en temps une soirée ensemble, histoire de tromper un peu la solitude et de regretter la paresse conjugale qui les avait éloignés l’un de l’autre à petit feu. Leurs deux filles étaient maintenant chacune à l’université, la cadette commençait ses études de linguistique et l’aînée, qui ne parlait plus à ses parents depuis leur rupture, s’était lancée, peut-être aussi pour provoquer son papa, dans une thèse à l’École polytechnique de Lausanne sur ces « mécaniques de demain » que son père souffrait à nommer « robots ».
Soudain, un SMS s’afficha sur son portable. Il craignit l’annulation de la sortie de ce soir, bien qu’il n’en vît guère la raison. Ce jour-là, Élodie ne pouvait être retenue par les prolongations d’une de ces séances houleuses de copropriétaires qu’elle animait en vertu de ses fonctions dans une régie d’immeubles. En fait, le texte laconique provenait d’une source officielle :
Affaire urgente dans votre quartier. Discrétion totale requise. Rappelez immédiatement le code URSOS (suivi de vos chiffres personnels).
Renseignements pris par communication sécurisée auprès de l’État-major à l’Hôtel de Police, un engin d’avant-garde, révolutionnaire, un androïde construit par un laboratoire de l’EPFL2, venait d’être perdu de vue, sans laisser derrière lui la moindre trace.
Génial ! s’applaudit Thomas. Moi, enquêter sur un de ces… ? Le comble, quoi ! Il ne lui restait plus qu’à décommander la table réservée à La Huchette. Il s’était tant réjoui de revoir sa femme, enfin son ex, ou plutôt pas encore vraiment son ex (quoique), autour d’un bon menu dans « leur » restaurant carougeois ! Cela faisait si longtemps qu’il s’était entretenu avec elle. Leur dernier repas commun devait remonter à plus de deux semaines…
Encore empêtré dans la frustration, au bord de la colère, l’inspecteur se rendit donc rue Saint-Joseph, au Bio, l’un des derniers cinémas de quartier encore ouverts au public. Sous les combles bombés du bâtiment, un local était supposé abriter le… sale truc.
Le gardien du bâtiment et gérant du cinéma, rien de plus qu’un drone pas drôle, intégrait mal dans ses logiciels le sens de cette seconde enquête sur place. La venue de l’inspecteur dépassait ce que pouvaient traiter ses circuits, vu que la gendarmerie avait déjà tout passé au « peigne fin ». Après des tractations crispantes, la grosse libellule multipuce promit d’envoyer des rapports à une dizaine de « haut lieu », mais consentit quand même à escorter ce fonctionnaire superfétatoire jusqu’à l’antre du supposé disparu.
La porte entrebâillée donnait sur une mansarde étriquée, grisâtre, ne dépassant guère les 16 mètres carrés. À première vue, les lieux semblaient nets et propres, meublés de quelques boîtiers électroniques parfaitement rangés. Thomas se cogna la tête contre la charpente du toit, depuis lequel une tabatière limpide laissait passer les dernières lueurs de la soirée.
Le drone bipa. Il s’excusa machinalement. Un nouveau venu l’appelait au rez-de-chaussée. En l’absence du gérant, Thomas Gampert n’arpenta la chambrette que peu de temps. En effet, comment ne pas être attiré, sous le miroir, par cette insolite chemise de carton posée contre l’un des murs badigeonnés de suie pâlie ? Parmi des dessins et des peintures, le premier papier qu’il retira du lot représentait une demi-douzaine d’enfants qui jouaient à s’attraper. Aucun décor autour d’eux. Un joli coup de crayon, reconnut-il. Qui en était l’auteur ? Non ! Pas le zinzin qui bat la campagne, tout de même !
Hélas, trois fois hélas, ce qu’il redoutait poussa délicatement la porte pour scintiller dans l’embrasure. Le policier lâcha un soupir agacé. « Zorro est arrivé », chantonna-t-il intérieurement. Une espèce de mixeur anorexique sur tibias d’ébène déambula jusqu’à lui. La chose le salua d’un coucou rauque, fit le tour de la mansarde avant de stopper net :
— Question préliminaire : pourquoi un androïde du Poly de Lausanne est-il établi à Genève ?
Silence ventilé pendant la quête de la réponse sur Internet.
— Voilà : un sponsor du labo de robotique, une start-up spécialisée dans le dessin technique, d’entente avec la mairie de Carouge, l’a fait engager comme animateur portraitiste à mi-temps dans une galerie de BD carougeoise. Probablement pour mieux surveiller les progrès de son graphisme.
Un second silence, plus long, fut accompagné d’un sourd ronronnement. Après un rapide tour des lieux, le limier artificiel bondit, face à Thomas, pour conclure :
— Petit o, des squatteurs se sont débarrassés du robot ; petit u, le robot est en voyage ; petit i, le robot a été dérobé, détourné de sa mission. Dire « o », « u », ou « i » pour sélectionner l’hypothèse à creuser.
L’inspecteur ne réagit guère, comme s’il boudait « Zorro ». Ce confrère en plastique ne brouillait-il pas ses enquêtes, sous prétexte de les orienter rationnellement, perturbant ses réflexions, inhibant ses intuitions et surtout ne comprenant rien aux tâtonnements ?
— Nouvelles suppositions : petit o, le robot est intégralement parti ; petit u, le robot a laissé une partie de lui-même à domicile ; petit i, le robot s’est emballé dans une voilure qui rend invisible. Dire « o », « u », ou « i » pour sélectionner l’hypothèse à creuser.
Gampert leva les épaules, en guise d’insulte facile. Impossible de répondre à ce QCM sans disposer a priori du moindre indice. Mais peut-être « Zorro » avait-il quand même raison, pour une fois. Le truc en fugue ou kidnappé pourrait avoir laissé derrière lui sa « mémoire externe »… À contrecœur, il examina de plus près les éléments électroniques superposés qui paraissaient en panne. De son côté, « Zorro » imprimait le portrait-robot du prototype manquant.
Pour son constat de disparition, expliqua le super machin, avant de s’éclipser.
Bon débarras !
Thomas détestait tout ce qui ressemblait de près ou de loin à des appareils autonomes. D’abord, pressé par l’urgence de ses investigations, l’inspecteur impatient rejetait ces bidules qui, s’affichant comme des guides réflexifs, ralentissaient l’exploration de ses pistes et parasitaient son souci d’exactitude peu conventionnel. Ensuite, toutes ces mécaniques se faisaient passer pour ce qu’elles n’étaient pas, une conscience intelligente. Enfin, et surtout, un drame causé par l’un de ces fichus automates l’avait traumatisé. Alors qu’il enquêtait sur un trafic de Flakka (une nouvelle drogue à la mode, un excitant hallucinogène surpuissant), il procédait scrupuleusement à des repérages de routine dans le vaste centre commercial de Thônex supposé accueillir le quartier général de la « mafia » locale. Sauf que la hiérarchie lui avait imposé de travailler en duo avec une espèce d’androïde soi-disant super-évolué dont la minutie entravait la moindre vérification. Or, à la fermeture des bureaux, donc à l’heure de pointe, l’alarme retentit, et comme on dit, ce n’était pas un exercice. La gravité de la menace exigeait une improvisation rapide pour garantir la sécurité de tous les vendeurs et clients sur les nerfs en cette fin de journée, tandis que l’empoté mécanique, sous prétexte d’être fidèle à son protocole, s’était mis à bloquer toutes les sorties (y compris les issues de secours) pour entamer un « check up » ad hoc, non seulement testant tous les circuits domotiques, mais encore passant en revue dans le détail toutes les biographies des membres du personnel et des usagers présents dans le secteur des magasins. Aux yeux de Gampert, qui était pourtant un maniaque de la rigueur, un tel inventaire systématique pendant une alerte maximale lui semblait malencontreux, voire outrancier. Alors qu’il répétait pour la cinquième fois ses critiques sur la procédure de son « cher collègue », le plafond d’une galerie au rez-de-chaussée s’écroula sous l’inondation due à une fuite d’eau. Résultat : 37 blessés, certains polytraumatisés, dont 5 graves.
L’un des blocs récupérés dans la mansarde du cinéma Bio promettait une foule d’informations, selon le stagiaire technique de la police judiciaire de Carouge. Il s’agissait bien d’une mémoire externe, dans laquelle « Spade » (c’était le nom de la chose évanouie dans la Nature) transposait régulièrement des bilans de sa journée (ou plutôt de sa matinée) sous la forme de textos, de photos, de vidéos et d’extraits audio. Après quelques jours de patience, Gampert obtint une première clé de cette espèce de journal qu’il lui incombait de parcourir. Mû par un vague élan de curiosité, malgré son allergie aux Intelligences artificielles, il lança la « première page » :
Le 12 février, an 2 (Il datait d’après son âge, à l’instar des anciens pharaons qui caractérisaient leur époque en fonction de leurs années de règne.)
9 h 20. Un peu neigé. Promenade habituelle, sans problème, avec mon carnet de dessins. Dépassement de deux androïdes sociaux surchargés de commissions, l’un parlant russe, l’autre lui répondant en espagnol. Détour coutumier par la rue du Collège.
9 h 35. Observation de la cour de récréation de l’école primaire. Les enfants se défoulent dehors. Une épique bataille de neige. Fascinant : leur vitalité, leur aisance, leur adresse, leurs rires. À ce spectacle, dans mes blocs périphériques, un constat fort particulier : en moi, recrudescence d’activités générant une expansion d’énergie exponentielle. En prime, une belle réussite : mes esquisses sur le papier de leurs ébats de potaches espiègles. Extra-jolie, la pagaille des gamins !
En pièce jointe, un court-métrage illustrant ce commentaire. On y distinguait des gosses qui s’amusaient à se lancer les uns sur les autres des boules de neige.
Un blanc. Défilé de chiffres verts sur fond noir.
9 h 55, 12 février, an 2
Nouveau petit film. On reconnaissait la rue Saint-Victor à Carouge. Traversée des voies du tram 12 à la hauteur d’une boucherie.
Un commentaire en voix off : en avance. Dû à un bogue ?
Note à Tamara Viret, lectrice de ma mémoire : vérifier le module inférieur CBX38 « horaires ».
<ajout, insertion par écrit : « 14 février, check OK »>
Suite de la prise de vue : passage devant Tropicolor, spécialisé dans l’art de Madagascar, puis à côté de la vitrine d’un marchand de vin du monde, un Discount Store, ouvert sept jours sur sept, soldant des pièces détachées pour automates, made in Brazil. Plus loin, le magasin O-Little-Top vendait des vêtements pour filles de quatre à quatorze ans. Ouverture de la porte d’une boutique, Little Nemo, BD Art Gallery. À l’intérieur, le gérant applaudit, avec un large sourire. Approche de l’affiche du professeur Tournesol en colère, hurlant : « Zouave ? … Moi ? » Virage devant le poster d’une couverture de Météor, « Invasion de robots »3, voisinant le dessin d’une femme nue près d’une fontaine romaine, signé Manara. Les premiers clients du jour visitaient l’exposition. Zoom sur un portrait qu’accomplissait Spade à une vitesse fulgurante, le portrait d’un instituteur qui avait reçu en pleine figure une boule de neige.
Saut de l’image sur un admirateur d’un certain âge. Tel un télétexte sur un fond transparent, une fiche d’identification se superposa sur cette tête chenue :
Roger Ducret, veuf, 73 ans, Suisse et Canadien, biologiste à la retraite, amateur de BD orientées SF, actionnaire de Biovrax, multinationale de pharmacie, spécialisée, entre autres, dans la recherche sur les hormones et les phéromones animales ; membre de l’association romande des transhumanistes.
Coupure de ce descriptif par un nouveau cadrage : l’automate en pleine esquisse artistique.
L’inspecteur accéléra cette partie vidéo. Les séquences où Spade se filmait lui-même n’étaient guère intéressantes. Il en ressortait que chaque jour ouvrable, en fin de matinée, de 10 à 13 heures environ, non seulement il exposait en public ses talents pour le compte d’une galerie de bandes dessinées, mais encore il croquait en direct, sur un grand bloc-notes, selon l’inspiration de son module improvisateur, au crayon, au rapidographe, à la plume ou au fusain, pour le plus grand plaisir, semblait-il, des clients de passage.
Thomas Gampert parvint bientôt à des indications écrites :
13 h 55, 12 février, an 2 : fin de l’enregistrement en clair.
Ce qui suivait était crypté de chiffres et de lettres cyrilliques, jusqu’à l’inscription d’une nouvelle date :
8 h 15, 13 février, an 2
Vue d’un laboratoire blanc, trop éclairé. Des microscopes, des consoles, des tresses de fils, des tas de logiciels sur un vaste pupitre de commande. Une femme trentenaire d’une rousseur vertigineuse se débarrassant de son manteau turquoise. En bas du champ de vision s’inscrivit comme en sous-titre : « Tamara Viret, directrice du laboratoire de robotique ». Puis, on l’apercevait consulter son écran. On voyait en détail ses iris turquoise scintiller, son regard vif s’amplifier d’étonnement. Au téléphone, elle s’impatienta de donner des ordres ou des instructions. Enfin, zoom sur ses lèvres charnues épousant la courbe d’un gobelet de café.
Perplexe, le policier suspendit la séquence, pour réfléchir. Que venait faire cette pulpeuse rouquine dans la mémoire externe de cette machine ?
Cette affaire commençait à lui prendre tout son temps. De retour chez lui, il ne s’attarda guère dans la cuisine où l’évier débordait de vaisselle. Il évita sa chambre, car la lessive y attendait en urgence le panier bondé de linges sales, sans compter qu’il fallait changer le lit. L’entretien de l’ordre et de la propreté dans son appartement lui semblait plus chronophage que jamais…
Thomas Gampert devenait-il « accro », malgré lui, à l’espèce de registre quotidien qu’avait tenu le prototype disparu ? En tout cas, il devait l’admettre, ce Spade se distinguait des autres machines. Il n’était pas mécaniquement stupide, lui. D’abord, il tenait un journal ; ensuite, il se montrait un artiste doué ; enfin, chose étrange pour un raisonneur fabriqué, il manifestait parfois un certain sens de l’humour.
Après un repas debout, vite expédié (minestrone en boîte), déplaçant la pile de linges sales qui encombrait le fauteuil dans son salon chaotique, l’inspecteur s’installa, posa son Mac sur la table, entre deux plateaux pleins de vaisselle. Son matériel en état de marche, il repassa les premières images matinales du 13 février, puis avança de quelques dizaines de minutes le curseur qui réglait la chronologie.
Le 13 février, an 2
9 h 25. Devant la Migros4, rue du Marché. Avec ma puce Cumulus, achat d’un « cœur de bœuf » à la pulpe bien mûre, pour l’offrir au mendiant, comme chaque jour assis au pied de la boîte du journal « Le Matin ». Ce don quotidien, depuis son apostrophe du 18 janvier :
— J’aime tout ce qui est aux tomates !
Aujourd’hui, le pauvre homme en rêverie, regardant de loin, à l’entrée de la rue du Collège, le café-bar « La Renaissance ». Sourire habituel du mendiant tâtant le fruit rouge :
— Grand farceur d’automate, va ! Chaque matin, pareil !
Peu captivé par cette scène, l’officier de police haussa les épaules, puis accéléra la « mémoire » jusqu’à tomber sur le matin suivant :
Le 14 février, an 2
9 h 35. Que de neige à nouveau ! Encore plus qu’hier ! Les dalles du trottoir de la rue Saint-Victor raclées par des pelles. Depuis un quart d’heure, à dix mètres de distance, une humaine sur mes traces. Hop, première rue à droite, aussitôt, derrière mon dos, la femme en virage à droite… Arrêt brusque, en écho, stop soudain de ma suiveuse… Objectif de cette filature ? Retour précipité sur mes pas, en direction du cinéma Bio. In extremis, écart de cette personne sur mon chemin…
Identification par l’optique « réalité augmentée » :
Angela Carini, 39 ans, divorcée, deux enfants dans une école privée (Moser), diplômée de commerce, secrétaire de direction chez Firmenich International SA, dans le domaine de la parfumerie.
Rien à voir avec la robotique. Erreur ? … Drôle d’erreur…
Note à Tamara Viret : d’urgence repérer et réparer la source du bogue, probablement dans le module latéral gauche, GPS, réglage des rayons de vigilance autour de moi.
<ajout, insertion par écrit : « 15 février, aucune faille décelée ; tout OK »>
Ce passage s’avérait particulièrement judicieux, car il révélait que l’engin dont on était sans nouvelles s’était cru surveillé, en quelque sorte. Le policier sauta les observations routinières jusqu’à :
13 h 55, 14 février, an 2, fin de l’enregistrement en clair.
Cette interruption s’imposait systématiquement en début d’après-midi. Thomas Gampert pestait, car, à la police, aucun des informaticiens, même les plus chevronnés, y compris le stagiaire, n’était parvenu à « craquer » ce verrouillage qui ressemblait à une censure. Il se demandait pourquoi les activités… machinales… de l’après-midi, de la soirée et de la nuit étaient systématiquement passées sous silence. Quelles informations sensibles pouvaient bien cacher un… automate ?
À son plus grand regret, en dépit de son insistance, au laboratoire qui avait conçu cet engin, personne ne voulait vendre la mèche. Surtout pas sa responsable en chef, madame Tamara Viret, qui, sur Skype, se borna à écarter les bras en morigénant :
— Je ne peux rien vous dire de plus. D’ailleurs, je ne tiens pas à perdre mon emploi. J’adore ma recherche. Ma vie, c’est les robots !
Faute de réponse à ses questions, l’inspecteur dut se contenter de la lecture des souvenirs accessibles de Spade. Il est vrai qu’il ne se lassait plus des séquences filmées, de plus en plus fluides :
8 h 10, 15 février, an 2
Focus sur le laboratoire vaudois d’Intelligence artificielle, plus éblouissant que jamais. À son pupitre de commande, Tamara Viret dégustait déjà son café, tout en consultant sa messagerie. À l’évidence, son regard vorace absorbait une vidéo (ses pupilles n’affectaient pas les mouvements requis pour lire un texte). Elle sourit, paraissant ravie de ce qu’elle regardait. Elle ajusta son abondante chevelure rousse, puis, appuya sur deux touches, échangea avec un inconnu des raisonnements techniques, enfin conclut sur un rendez-vous chez Mario5. Elle n’eut pas le loisir de préciser l’heure, ses sourcils froncèrent, son corps tout entier se crispa, ses bras sur le point de saisir l’écran, comme pour le secouer, mais on aurait dit qu’elle se retenait. Zoom sur une tablette de chewing-gum déballée, bientôt calée entre les dents. Ses mains sur un mobile, près de la console, pour enfoncer l’allumage :
— Spade, j’en ai marre ! Il faut que cela cesse, tes manies invasives, tes incursions intempestives dans ma sphère privée ou professionnelle !
Après cet éclat d’agacement, l’inspecteur put lire ce commentaire, qu’il attribua au robot :
Cette voix caverneuse (dépourvue de résonance), cette voix caverneuse déposée dans mes mémoires, se soudant à mes logiciels, faisant vibrer mes lamelles, cette voix caverneuse me grandissant, me démultipliant, m’étendant à l’infini… Ah, comment croquer une telle harmonie ?
Brusquement, on sonna, d’une pression ferme. Qui cela pouvait-il bien être ? Il était vingt heures cinquante.
Sur le seuil oscillait Élodie. Son ex lui sourit d’un air gêné.
— Pardonne-moi, j’aurais dû te prévenir, mais…
Il rougit ce qu’on appelle rougir.
— Heu… Si j’avais su que tu venais, j’aurais un peu… rangé.
— Relax, relax. Je ne suis pas venue pour te contrôler.
— Eh ben, entre ! Que puis-je pour toi ?
— Voilà. Il y a deux ans, pour l’anniversaire de Gaïa, je lui avais offert un livre, une étude sur l’aisance verbale féminine dans les domaines de la psychologie…
Thomas se retint de ricaner.
— Et elle ne l’a jamais lu, hein ?
— Elle vient de commencer ses études de linguistique et je pense que, aujourd’hui, cet ouvrage un peu théorique serait mieux à sa portée.
— Tu voudrais le lui offrir une seconde fois, quoi !
— Je suis certaine qu’il est ici, quelque part dans l’une des bibliothèques.
Pendant plus d’une heure, tous deux cherchèrent, ranimant la poussière des livres et des magazines, soulevant polos, chaussettes, chemises, sous-vêtements, déplaçant des cartons d’habits à nettoyer, des boîtes de bibelots ou de paperasse qui gênaient l’accès aux rayons des étagères. En vain. Le livre convoité fut introuvable, disparu comme par enchantement.
Élodie était confuse, désolée, regrettant d’avoir dérangé son ex pour rien.
— À propos de « dérangement », si j’ose, ne devrais-tu pas envisager l’assistance d’un robot dans ta vie domestique ?
Il rougit, avant de se ressaisir :
— Arrête, Élodie ! Tu sais combien j’ai horreur de côtoyer les automates !
— N’empêche, un robot de ménage, tout détestable soit-il par ailleurs, serait ici presque le bienvenu. Un tel engin pourrait te faire gagner beaucoup de temps et de sérénité. Et je ne te parle pas de la qualité de ta nourriture…
Après l’averse matinale, sous les rayons de septembre, l’asphalte du boulevard Carl-Vogt éclatait d’incandescence. À l’intérieur du vaste immeuble administratif de la police, dos à la fenêtre saturée de soleil, l’inspecteur principal recevait son subordonné dans son bureau, en vue d’un entretien de routine, selon ses propres dires. Le képi dissimulant sa calvitie, il coupa pourtant micros et caméras. Les murs gris du local exigu affichaient des posters encadrés, sous verre, magnifiant des voiliers qui brisaient les vagues ou des virages de régate sur le lac Léman. Une photo de famille déteinte fendait le chaos magistral des piles mal superposées de dossiers, des liasses de rapports écornés, des Post-it collés partout, de l’écran d’ordinateur jusqu’à l’abat-jour. Entrouverts, plusieurs tiroirs dépassaient du meuble poussiéreux. Dans un coin, le fauteuil club de cuir fatigué supportait un carton débordant de paperasses. Sur le parquet semblaient entreposés pour longtemps des documents multicolores en attente de tri.