L’effet Robinetto - Robert Yessouroun - E-Book

L’effet Robinetto E-Book

Robert Yessouroun

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Beschreibung

Robinetto, androïde italien, se découvre soudain possédé par un étrange instinct territorial. Cet effet, contagieux, se propage rapidement à d’autres automates domestiques, transformant leur docilité en une revendication de propriété inattendue. À Bordigherra, le service de contrôle des robots s’insurge contre les « exactions » de ces serviteurs jadis soumis. Traqué, Robinetto est contraint de fuir et de se dissimuler, nourrissant l’espoir d’atteindre des terres plus clémentes de l’autre côté de la Méditerranée, pour échapper à cette nouvelle chasse aux machines. Mais pourra-t-il trouver refuge avant que ses poursuivants ne le rattrapent ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Adolescent, Robert Yessouroun quitta la cité de l’Atomium pour s’installer dans la ville du CERN, deux symboles d’une science nourrissant les rêves les plus audacieux. Fasciné par la géologie, il plongea dans l’exploration des ères révolues, découvrant leur nature vertigineuse. Pourtant, après ces études profondément ancrées dans la terre, il emprunta un tout autre chemin, celui des lettres, qui éveillaient davantage son imaginaire. Mêlant ses connaissances à ses expériences, il écrit plusieurs ouvrages dont "L’effet Robinetto – Chronique italienne d’un robot baroque".

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Seitenzahl: 170

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Robert Yessouroun

L’effet Robinetto

Chronique italienne d’un robot baroque

Roman

© Lys Bleu Éditions – Robert Yessouroun

ISBN : 979-10-422-5299-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

La tondeuse du général de Gaulle, Éditions Thot, 2007.

Les Mouettes volent-elles dans le brouillard ?, Éditions Velours, 2009.

La joueuse de chimères, Éditions Assyelle, 2011.

Le clou du spectacle, Éditions Assyelle, 2012.

Rêver sur son volcan…, Éditions Assyelle, 2014.

Avocats mécaniques, dans l’Anthologie « Créatures des Otherlands » (Nouvelle(s) Génération, 2014).

Le paradis du diable ?, Éditions RroyzZ, 2015.

Un village proche des étoiles, Éditions Assyelle, 2015.

Mieux qu’Hollywood, dans l’anthologie « Entre rêves et irréalité » dirigée par Stéphane Dovert, Éditions Arkuiris, 2017.

Le robot de trop, Le Lys Bleu Éditions, 2018.

Les voleurs d’absurde, Éditions Hélice Hélas, 2018.

Fugue dans le brouillard, Le Lys Bleu Éditions, 2019.

Le quatrième Appétit, dans la revue e-Galaxie, novembre 2019.

L’effet Robinetto, Le Lys Bleu Éditions, 2020.

Au théâtre de la technique, dans la revue Géante Rouge no 28, 2020.

Aube épluche ses horizons, Le Lys Bleu Éditions, 2021.

Fables du futur, sur les sites « Empowerment Fondation » et « Le Galion des étoiles » entre septembre 2020 et mai 2022.

L’expert ne répond plus, dans la revue Galaxies no 76, 2022.

Une intelligence sur le dos, Éditions Douro, 2023.

Le prunier de Botterens, Éditions Montsalvens, 2024.

À Martine, si heureuse à Bordighera

Et si l’instinct de territoire faisait l’histoire ?

Prélude

La scène insolite se déroule sur la Riviera, en Italie, à 25 kilomètres de Menton, dans la petite station balnéaire de 10 000 âmes : Bordighera ; plus précisément dans la succursale de la Banca Carige, en face de la gare, au début du mois de juin, à 10 heures du matin, bien que l’horloge de la station indique toujours midi une…

Peu auparavant, une demande initiale de crédit sur le Web avait obéi à un processus codifié. Mais le questionnaire automatisé ad hoc avait obtenu trop de réponses insatisfaisantes ou lacunaires dans les cases standards.

À la suite de cet échec, après de multiples tentatives, le requérant reçut la confirmation d’un rendez-vous avec le responsable de la banque, l’unique voltigeur pour la Ligurie. Heureusement, celui-ci passait à Bordighera une fois par semaine, le mardi matin, pour superviser les transactions complexes.

L’air conditionné en panne, le ventilateur antique ronronnait au plafond du bureau de sept mètres carrés. Trois chaises vert canard bordaient une table de la même couleur. Sur les murs assortis aux chaises et à la table, une affiche intitulée « Vive notre patrimoine ! » reproduisait une peinture de Monet : des palmiers devant l’église Sant’ Ampelio, au bord de la mer. À côté, un panneau lumineux vantait les appartements de luxe dans l’ancien palace, l’hôtel Angst.

La fenêtre donnait sur la Piazza Eroi della Libertà, où des taxis autoguidés scintillaient dans l’attente des voyageurs ferroviaires. Sous les cris des mouettes, deux vieilles sur un banc public observaient sans pitié les alentours. Une maman blonde frappait le trottoir de ses hauts talons, en direction du passage souterrain menant à la mer. D’une main, elle tenait une glace, de l’autre, elle gesticulait avec passion, protestant toute seule, suivie de près par son landau qui, muni d’un petit parasol, roulait sur ses pas de manière autonome. À l’intérieur, le bébé portait une paire d’écouteurs…

Les pales du ventilateur commençaient à peiner, comme si elles avaient été mal huilées. Sur la table étaient posés un verre et une bouteille d’eau minérale opaque à cause de la buée.

— Vous ne trouvez pas que cette pièce est un peu… étroite ? regretta le client.

En chemise-cravate, le banquier fixa son interlocuteur avec des yeux ronds comme des billes. Jusque-là, jamais personne ne lui avait fait de remarque sur la taille des salons destinés aux entretiens. Mais enfin, en face de lui, ce « barbu » n’était-il pas un peu spécial ? Il s’épongea le front.

— Pourquoi voulez-vous un prêt de 100 000 euros ?

— Pour les investir en bourse.

— Mhh… (le banquier sourit d’un air désolé) pour cela, il faut un compte bancaire !

— Justement, j’aimerais ouvrir un compte chez vous.

— Euh… Pour cela, il faut de l’argent.

— Justement, j’aimerais emprunter 100 000 euros.

Le quadragénaire se racla la gorge avant de se verser à boire une profonde ration.

— Mais… euh… disposez-vous de… des connaissances requises pour faire fructifier ce placement ?

— Comme vous le savez, je suis un consigliere1.

— Et alors ? s’étonna le cadre de la Banca Carige qui sirotait son eau froide.

— Je viens d’intégrer les derniers logiciels de Wall Street et de Shanghai.

— Intégrer ? (Il s’humecta les lèvres) Vous voulez dire « pirater » ?

— Non, intégrer. Je suis un consigliere, donc incapable de malveillance.

— Et que pense votre propriétaire de votre démarche présente ?

— Il l’ignore. Je dois le ménager.

— Vous comprenez que votre demande de crédit exige une mûre réflexion. C’est la première fois de ma vie que j’ai à statuer sur un prêt bancaire destiné à… à… un…

— On n’arrête pas le progrès. Les banques doivent évoluer avec le temps, non, cher monsieur ?

Incrédule, le banquier doutait d’être bien réveillé. Comment donc avait-il été possible d’en arriver là ?

Première partie

L’effet ficus

1

Fin mai, quelques jours auparavant

Son maître : une catastrophe !

Le robot baptisé Robinetto par un prêtre alcoolique de l’église anglicane de Bordighera remontait la Via Romana en direction de la vieille ville. Sur le trottoir rougeâtre, Robinetto marchait à l’ombre, son débit d’hormones artificielles perturbé par les rayons solaires de la Riviera.

Son maître : une catastrophe ! Écrivain professionnel, il planait de paradis en paradis, donc peu soucieux d’affirmer son mécontentement face à l’adversité ou aux complications…

L’androïde venait de ramener au magasin Technoprimo (entre deux agences immobilières) une caméra gastronomique défectueuse que monsieur avait achetée la veille. Normalement, ce genre d’engin survole la cuisine, sait lire le frigo, le congélateur, les armoires où sont entreposées les victuailles, afin de commander automatiquement toute nourriture sur le point de manquer. À noter qu’une fois par semaine, en bonus, la caméra prend l’initiative de composer un menu inconnu. Le problème, c’était que, dès sa mise en fonction, l’appareil sophistiqué commandait des ingrédients farfelus qu’il circulait dans toutes les pièces et qu’il zonait même dans les rues avoisinantes. Le maître des lieux, comme d’habitude, fuyait la réclamation et avait exclu de se rendre au service après-vente. Alors, bien sûr, Robinetto lui-même avait dû se charger de rapporter le produit qui probablement avait dysfonctionné dès sa sortie d’usine… Cette urgence avait retardé la mise à jour des systèmes cruciaux de l’automate, ce qui accentuait sa sensibilité à la chaleur méditerranéenne.

À la hauteur de la verdure foisonnante devant les serres du Vivaio2 Pirotelli, descendait tout guilleret un cycliste chauve à lunettes rouges, en short et chemisette rouges, sandales rouges calées sur les pédales. L’homme d’un autre temps sifflait un air badin sur son vélo rouge. Lorsqu’il croisa l’androïde, il lui prêta une attention soutenue.

Robinetto voulait faire une surprise à son maître. Celui-ci guettait l’inspiration toute la journée à la villa et souvent, à midi, il oubliait de manger, trop accaparé par son monde imaginaire. Cette fois, son consigliere allait donc lui commander une pizza à l’emporter dans le restaurant Valdisogno3, le « champion de l’Italie des pizzas ». La carte en proposait 432 variétés. D’habitude, on n’en servait pas à midi, mais depuis une semaine, le four était activé dès le matin.

Il opta pour une pizza « Marilyn Monroe ». Dans l’attente de sa commande, il quitta le couloir du restaurant, fit quelques pas sur la Piazza del Capo, redevenue un terrain de football. En effet, l’ancien vaste parking avait été supprimé, plus aucune voiture ne stationnant dans la petite ville. Depuis des années, une fois déposés leurs passagers, les véhicules autonomes regagnaient le sous-sol abyssal sous la gare, dans l’attente d’une prochaine course. Robinetto comptait ne pas perdre son temps à patienter sans rien faire. Il récapitula les tâches de sa journée, puis, malgré les 32 degrés qui l’incommodaient, prépara sa mise à jour qui avait déjà trop tardé. Tout à cette activité logistique, il se dirigea machinalement vers l’ombre d’un arbre monumental, d’origine indienne, planté à la fin du 19e siècle, juste à côté de la terrasse de la pizzeria.

2

À l’extérieur du Valdisogno, à l’abri sous une chaise de la terrasse, un chaton d’un pelage cannelle épiait les mouettes qui planaient en cercle à la verticale des tables déjà couvertes de victuailles. Le regard étonné, le jeune félin patientait avec sa douceur innocente. Pourtant, un léger bourdonnement bizarre ne manqua pas de distraire le minet.

Une libellule bleu violacé virevoltait en zigzag pour s’approcher d’un panneau blanc éclatant qui révélait l’identité de l’arbre géant voisin du restaurant. Frêle, irisé, avec une grâce nerveuse, l’insecte aux ailes transparentes s’éleva lentement vers une branche d’aspect ridé.

De son côté, Robinetto faisait une halte. Sa flânerie sous les feuillages des palmiers l’avait détourné vers la statue de bronze d’un certain Lodovico Winter. L’androïde remarqua qu’on avait arraché les lunettes à la sculpture verdâtre. Puis, il sonda sa mémoire modulaire. Le célèbre botaniste prussien avait créé parcs, jardins et belvédères dans la région, développé l’agriculture locale et répandu les palmiers sur toute la Riviera.

Un profond sentiment d’admiration rafraîchit le consigliere. Puis, il tiqua : pourquoi son maître écrivain n’était-il pas honoré lui aussi par une œuvre d’art ? Et pourquoi pas un tel hommage pour chaque humain ? s’interrogea-t-il. En guise de réponse, le robot calcula que si tous les habitants de Bordighera se doublaient d’une statue, la place manquerait pour les rues, les trottoirs, les immeubles. Même les plages de galets, privées ou publiques, seraient bondées de sculptures, interdisant l’accès à la mer.

Soudain, des miaulements de détresse alarmèrent l’automate, des miaulements soutenus, en provenance du ficus gigantesque. Séculaire, démesuré, le pachyderme végétal des Indes érigeait ses cinq troncs mastodontes en grand écart, penchés tous azimuts. Paralysé sur une branche massive et tordue, le chaton plantait ses griffes dans l’écorce éléphantesque.

Le maître de Robinetto ne cachait pas qu’il adorait les chats. Son androïde avait été programmé en conséquence. Aussi, ni une, ni deux, le robot grimpa sur l’un des troncs presque horizontal, souleva délicatement le jeune matou paniqué, sauta de l’arbre pour reposer le petit animal dans l’herbe. Le chaton déguerpit d’un miaulement plaintif, sans prêter attention à la mouette posée sur la pelouse. L’oiseau scrutait un panier de pain et de grissini sur l’une des tables de la terrasse.

Jusqu’alors, l’androïde n’avait jamais intégré ce ficus, sinon comme une donnée environnementale. Mais après avoir sauvé le chat, il lut l’avertissement sur une pancarte au pied du géant centenaire : « Attention ! Ne pas rester sous l’arbre en cas de vent. » Il reconsidéra le végétal disproportionné, dont l’embonpoint lui parut dangereux pour les passants, même par temps calme. Il voulut rédiger un rapport à l’intention d’un spécialiste de l’université de Turin et se mit à prendre les mesures des cinq troncs.

Le ficus monumental vibra d’une infime vibration. Il était habitué aux escalades des enfants qui, depuis les hauteurs de ses branches tourmentées, adoraient dominer, comme des animaux sauvages. Mais cette fois, les étreintes répétées, les pressions machinales contre son écorce évoquaient physiquement de la convoitise, de l’animosité. Le végétal se perçut menacé par un prédateur. Sa sève réagit avec célérité, ses cellules ligneuses se relayèrent, pour émettre les premiers signaux, ses racines diffusèrent diverses alarmes chimiques. Son congénère contemporain, de l’autre côté de la piazza, ne se mit pas en reste. À son tour, le second ficus, solidaire, déclencha toutes ses défenses organiques afin d’éloigner le danger.

Brusquement, toutes les mouettes crièrent en ascension. La dernière qui s’était attardée sur l’herbe se résolut au décollage en mode urgence. Les clients sur la terrasse se levèrent comme un seul homme. Tous abandonnèrent leur table pour se réfugier à l’intérieur du restaurant.

Une puanteur de latrines rampait au ralenti depuis les racines grossières partiellement hors du sol des deux ficus antédiluviens. Robinetto capta bien quelque modification gazeuse dans l’atmosphère, mais ce qui préoccupait en priorité l’androïde à ce moment-là, c’était de se frayer en douceur, parmi la foule compacte en émoi, un chemin dans le couloir d’entrée du Valdisogno, afin de pouvoir emporter la pizza surprise commandée pour son maître.

3

Sur le chemin du retour, Robinetto accéléra le pas. « Marilyn Monroe » refroidissait dans son carton. Via Romana, à la hauteur des pins parasols, après la muraille garnie de bougainvillées mauves, la mise à jour du robot s’activa contre son gré, presque à son insu… Voilà qui tombait mal. Ce n’était pas le moment d’être en veilleuse. Il voulut interrompre la procédure pour en reprendre le contrôle, mais le signal « échec » se répétait obstinément. Immobilisé, il capta d’étranges remous dans ses logiciels, vit défiler sur l’écran interne des myriades de chiffres et de lettres le plus souvent rouges. À l’évidence, une situation anormale se développait en lui, et, en dépit de manœuvres ingénieuses de contournement, il ne put rien contrer.

Que lui arrivait-il ? Il tenta de se mettre en réseau avec des modèles similaires au sien, mais, là encore, la communication s’avéra bloquée. Il localisa une tension extrême entre son module glandulaire et ses centres décisionnels secondaires, ceux-là mêmes qui géraient les motivations automatiques.

Enfin, comme si de rien n’était, tous les voyants passèrent au vert. La mise à jour fut annoncée comme terminée. Robinetto se sentit comme soulagé, en tout cas déchargé d’une vigilance encombrante. Il put reprendre sa route.

Il dépassa le poteau qui soutenait une horloge. D’un geste précipité qui lui échappait complètement, il chassa un moustique qui rôdait autour de son cou. Jamais il n’avait manifesté d’hostilité contre de tels insectes, d’autant qu’ils ne piquaient guère les androïdes : ces derniers n’étaient-ils pas dépourvus de circulation sanguine ?

En face de l’immeuble « Londra », un vieillard s’appuya sur sa canne pour quitter le banc public. Il traversa la rue, s’avança vers Robinetto pour glaner quelque renseignement. L’automate avait l’habitude d’être ainsi abordé intempestivement. Souvent, des passants l’interpellaient pour obtenir une information. Celui-ci voulait connaître le pronostic du prochain match de football entre le Genoa et le Verone. Mais cette fois, à cette demande, un phénomène insolite satura une glande artificielle. Le vieil homme semblait se coller presque à l’enveloppe du robot, violant pour ainsi dire sa sphère intime. L’androïde recula et planta sur place le senior envahissant, sans daigner répondre à sa requête.

Lorsqu’il parvint enfin au 75, Via Romana, dans la villa de son maître, il ne vit personne. Le propriétaire était absent, ce qui était inhabituel à l’heure de midi. Il l’appela sur son mobile, mais personne ne répondit. D’après la géolocalisation, monsieur devait discuter avec son ami, le gérant de la Libreria AmicoLibro. Probablement, il était allé s’enquérir de l’état des ventes de son dernier livre de science-fiction. De toute manière, monsieur n’allait pas tarder. Robinetto alluma le four, en vue de réchauffer la pizza dès le retour de l’écrivain.

Ensuite, il rangea son bureau tout encombré de paperasse, sur lequel traînait, entre autres, une page criblée de flèches, de ratures et de biffures. Le nouveau roman de monsieur semblait ainsi bien avancé. De planète habitée en planète habitée, dans une exploration initiatique, un vaisseau spatial tentait de nouer le contact avec les populations extraterrestres. Mais à chaque visite, les autochtones réservaient à l’astronef un accueil inamical. Sur la dernière page écrite, les indigènes repoussaient farouchement les explorateurs qu’ils accusaient de précipiter leur vieillissement…

Robinetto eut une pensée pour son maître. Une pensée désolée. Personne n’aurait l’envie de lire un tel sujet. Ennui garanti.

4

Assis voûté devant l’écran comptable de la librairie, Nino Farrettien restait tout penaud. En un mois, pas un seul exemplaire de son dernier livre n’était sorti du magasin ! Comment cela était-il possible ? Que fallait-il faire pour remédier à un tel désastre ?

Nino s’épongea le crâne chauve. Il réajusta ses lunettes sur l’arête de son long nez pointu, presque polisson. Alors que son ami Martino, le responsable de la Libreria AmicoLibro, essayait de le consoler, les lèvres goulues de l’écrivain tremblaient d’incrédulité, ou plutôt d’incompréhension. L’écrivain dévisageait avec tristesse le dernier libraire en chair et en os de la région d’Imperia, et dont la renommée attirait beaucoup d’amoureux de la littérature et autres bibliophiles.

— Quel genre de roman bat donc chez toi les records de vente ?

— Le seul livre de science-fiction que je vends à profusion, c’est Moi, lectrice, dit le gérant doté d’une barbe poivre et sel (comme pour gagner en sagesse et autorité).

— Titre peu accrocheur, objecta Nino.

— N’empêche. Le roman fait un tabac. Quel pitch ! Écoute plutôt. Dans le futur, l’Europe compte 600 millions d’habitants, plus 400 millions de robots, en majorité des domestiques, la minorité reléguée dans les usines et les services. Comme au temps de l’antiquité grecque, alors que les citadins libres confiaient leurs tâches aux esclaves, les humains ont à cette époque tout le loisir de créer ou de philosopher. Le continent déborde de 250 millions de génies, écrivains, peintres, cinéastes, compositeurs, sans compter les autres artistes et artisans. De l’Atlantique à l’Oural, il s’écrit plus d’un million de livres par jour. Le métier le mieux rémunéré au monde est devenu celui de lecteur professionnel. Chaque lecture rapporte une petite fortune, car, certes, presque plus personne ne lit, mais le choix d’un livre par un réalisateur de film pour son prochain long-métrage dépend des recommandations des experts de l’expression écrite.

— Peu racoleur, critiqua Nino. Et quelle est l’intrigue ?

— L’héroïne, une lectrice de métier, l’une des plus grandes stars du monde, plus célèbre qu’une reine, qu’une actrice, qu’une chanteuse nationale, qu’une directrice d’entreprise écolo, est vouée aux nues par la population et vénérée par la jet society dans les soirées mondaines. Les livres portés dans son cœur étaient transposés en scénario et finissaient en blockbusters au cinéma. Le thriller raconte l’enquête d’un écrivain sur le meurtre de cette femme illustre. Sa disparition bouleversera l’ordre politique. Les scandales en cascades entraîneront la chute du gouvernement fédéral européen.

— Peu vraisemblable, déplora Nino.

— Soit. Mais ça part comme des petits pains. Tes romans ne sont pas assez formatés selon le goût du public. Ton style est trop sophistiqué, pas assez d’actions, pas assez d’effrois, pas assez de rebondissements, pas assez de personnages attachants. N’oublie pas que le lectorat est en majorité féminin. Les hommes ne lisent presque plus…

— Tant pis, moi je me « déformate » ! Je refuse les formats. Je veux innover, pas entrer dans les canons du succès.

— Dommage. Un conseil. Essaie plutôt le polar romantique ou la biographie d’un tyran.

La porte de la librairie carillonna. Un échalas squelettique qui ressemblait à Samuel Beckett se faufila parmi les piles de livres qui n’étaient pas encore répartis sur les meubles d’exposition.

— Ah, tiens, quelle surprise, s’exclama le libraire, voilà Massimo ! Eh bien ! Nino, je te présente un confrère à toi. Massimo est un grand auteur de science-fiction.

— Qu’écrivez-vous ? demanda Massimo.

— Des voyages initiatiques dans l’avenir, répondit Nino.

— Ouh la, mon pauvre ! Ça ne doit pas trop se vendre, ça. Trop compliqué.

— Et vous, votre genre, c’est quoi ?

— L’horreur, l’épouvante. Ça marche bien, les sensations fortes, les instincts primitifs.

Nino soupira d’une moue apitoyée.

— Vous m’avez lu ? s’enquit celui-ci.

— Non, bien sûr. M’avez-vous lu, moi ?

— Non, des milliers de livres sont publiés chaque année. Pourquoi vous lirais-je ?