Aux hajj et cetera - Sylvie Bourgouin - E-Book

Aux hajj et cetera E-Book

Sylvie Bourgouin

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Une Française d’origine algérienne, Isabella Hamza, converse avec un Américain, John Surfer, sur les fondements de l’islam et la réalisation de l’un de ses piliers, le hajj, le pèlerinage à la Mecque. Des péripéties et des aventures se trament entre Médine et la Kaaba quand le fils d’Isabella est muté sans qu’elle le sache pour une mission en Arabie Saoudite. Des vols à la tire, des conditions sanitaires difficiles et des fins de vie rendent ce hajj tragique.


À PROPOS DE L’AUTRICE


Écrivaine, Sylvie Bourgouin fut poétesse jusqu’à la mort de son cousin peintre, Jean-Paul Harivel, avant de se consacrer à l’écriture romanesque. Auteure de quatorze romans, elle a également écrit des essais, des pièces de théâtre et des recueils de poésie.

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Sylvie Bourgouin

Aux hajj et cetera

Roman

© Lys Bleu Éditions – Sylvie Bourgouin

ISBN : 979-10-422-0158-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Maeshee Suda Rojanautai,

Wat Mahadhat, Bangkok

avec ma gratitude et mes remerciements

De la même auteure

Éditions Thierry Sajat

Des routes et des rives, poésie, 1986-1988 et Éthique et toc, poésie, 1993-1994, édition mars 2010

Libres cours, poésie, 1995 et Le pastiche du Jardin des poètes, poésie, 2000, édition août 2011

Catalogue raisonné des gravures de Jean-PaulHarivel, 2005, édition décembre 2012

Les entretiens de l’envers, 1993-2007, édition 2014

Éditions Édilivre

Une coquille sur l’épaule, pièce de théâtre, novembre 2013

Le fond des formes, roman, 1993, édition mai 2014

Le royaume du berger, pièce de théâtre, novembre 2016

Éditions L’Harmattan

Hafsa, pièce de théâtre, octobre 2011

La frappe de la houle, pièce de théâtre, décembre 2011

Trois histoires d’archéologie médiévale, histoire, juin 2012

L’or de la misère, roman, avril 2015

Le futur au cube, roman, juillet 2022

Éditions Moez Machta, Tunisie

Critiques d’art, critiques sur l’œuvre de Jean-Paul Harivel, mars 2009

La nouvelle figuration tunisienne : Mourad Harbaoui et Houda Ajili, catalogue d’exposition, août 2009

L’unité morcelée, poésie, 1995, édition novembre 2009

Tatouage de vent, pièce de théâtre de Naceur Kessraoui, adaptation et co-traduction, Sylvie Bourgouin, Sabria Chadlia Bahri, Naïma Kontoratchi-Mellal, novembre 2009

Vie de ville, poésie et photographie, 1991-1992, 1e édition janvier 2010, 2e édition 2013, 3e édition, janvier 2017

L’expression et la critique de la bourgeoisie dans les crayons de Jean-Paul Harivel, janvier 2017

Deux vies, roman, avril 2017, deuxième édition Aquiprint, septembre 2017

Éditions Image, Imed Masmoudi, Tunisie

Chutes et ratures et déchirures, poésie, 1999, édition juillet 2009

La réception critique de l’œuvre de Marguerite Duras pendant le premier septennat de François Mitterrand, thèse de doctorat, 2005, édition octobre 2009

Éditions Gilles Gallas

Dans la nuit des doubles regards, pièce de théâtre, mai 2010

Éditions du Panthéon

Le silence du sang, pièce de théâtre, mars 2013

Éditions Aquiprint

Journal musical, première édition Édilivre, février 2017, deuxième édition Aquiprint, 33520 Bruges (France), septembre 2017

Deux vies, première édition Moez Machta, mars 2017, deuxième édition, Aquiprint, septembre 2017

Des enfances sous les peupliers, Aquiprint, juin 2019

Équidistance, première édition Incipit en W, décembre 2017, deuxième édition Aquiprint, août 2020

La signatique appliquée aux sciences, essai de sémiotique, Aquiprint, mai 2023

Éditions Le Lys Bleu

L’étoile de l’ombre, roman, juin 2018

Des hommes d’indépendance, roman, décembre 2018

Le triptyque de Tanger, essai, décembre 2018

Deux vies, le scénario, janvier 2023

Éditions Spinelle

Faux friends, roman, avril 2020

La sémiotique, essai de sémiotique appliquée, essai, juin 2022

Ibn Idriss Khan, un médecin des Lumières, roman, mai 2023

Éditions Sydney Laurent

Les quatre points cardinaux de BKK, roman, décembre 2020, 1re édition

Le catalogue raisonné des gravures de Jean-Paul Harivel, livre d’art, décembre 2021

Éditions de Midi

Les fausses nouvelles, recueil de nouvelles, Yaoundé, mai 2021

Une sémiotique de la Beat Generation Patti Smith et Gary Snyder, essai, Yaoundé, mai 2021

Éditions JKDC

Le livre de Jeanne Marusky, roman, Lot, juin 2021

Éditions marocaines internationales

Les atlals de l’esclavage, roman, Le journal de Tanger, Tanger, février 2022

Courts métrages

Hélène Dorion à Vieux-Port, mars 2009, réalisation Catherine Derenne

La présence normande à Mahdia de 1148-1160, 14 juillet 2010, réalisation Mounir Salem

Scénarios

L’exil du président Habib Bourguiba sur l’île de la Jalta, Docu-fiction, Centre National du Cinéma, février 2012 et Scam, novembre 2012

Le destin dans l’œuvre d’Annie Ernaux, hommage, Bourneville, 2009, université de Tunis, mars 2012

Réalisation d’un film pour YouTube autour du roman Les quatre points cardinaux de BKK (réalisation Pier-Yves Menkhoff)

Principaux articles

L’incarnation de la chance et de la fortune dans « Le savoir-vivre » (roman, Gallimard, 2006), « La fortune, la chance » (« Chroniques romanesques », Hermann, 2007) et « Chronique vénitienne » (roman, Gallimard, 2010) de Marcelin Pleynet, revue Faire-part, mai 2012

L’autofiction médicale dans l’œuvre de Virginia Woolf, revue Alkemie n° 11, éditions Mimesis, Milan, septembre 2013

Peut-on « écrire la vie » ou l’illisibilité annoncée dans l’œuvre d’Annie Ernaux ? actes du colloque international de Tunis (7-10 mars 2012), Tunis, décembre 2013

Le mythe des Sept Dormants, « Le Journal » et « Les Nourritures terrestres » d’André Gide : une approche du sommeil dans l’autofiction médicale, revue Alkemie n° 13, éditions Classiques Garnier, Paris, juillet 2014

Les gravures retrouvées de Jean-Paul Harivel ou la situation du mystère (illisibilité et peinture), revue Alkemie n° 14, éditions Classiques Garnier, Paris, janvier 2015

Approche par l’intuitisme, l’illisibilité et l’interartialité de l’œuvre romanesque de Michel Butor, revue Alkemie n° 16, éditions Classiques Garnier, décembre 2015

Un aspect de l’exil du président Habib Bourguiba, revue Horizons maghrébins, numéro 73, Presses Universitaires du Midi, mars 2016

Naceur Kasraoui, une mémoire en partage (Othman Ben Taleb, Sylvie Bourgouin), traduction de la pièce de théâtre Le phénix et le bourreau in Expressions maghrébines, Traduire le Maghreb, été 2016

Les femmes dans les nouvelles de Paul Bowles, (janvier 2016), ActuaLitte, revue en ligne, 2/05/2017

https://www.actualitte.com/t/piTusfhx

Jean-Paul Harivel, un peintre dans le delta beat des lumières de Matisse et de Picasso, ActuaLitté, revue en ligne, 24/09/2017, https://www.actualitte.com/article/patrimoine-education/jean-paul-harivel-un-peintre-dans-le-delta-beat-des-lumieres-de-matisse-et-de-picasso/84953

Les enregistrements intégraux de ma musique ont été archivés par la Bibliothèque royale de Belgique à Bruxelles, section Musicologie le 10 avril 2018.

Chapitre I

Vendredi 2 août 2019, aéroport de Roissy Charles de Gaulle, Paris

Il est 9 heures 30, l’heure convenue hier par le guide T. de l’agence de voyages Tapis Volant et Ho., le cheikh responsable du hajj de la mosquée de Paris. « On se retrouve à l’aéroport », me dit-il la veille par téléphone. L’aérogare est bondée, surchargée de pèlerins habillés de blanc, venus du monde entier. Ils se regroupent par grappes aux abords des fenêtres dans l’attente du dénombrement de leur groupe respectif. Chacun porte un badge de couleur autour du cou, je porte le mien, une cordelette bleue dure et une carte plastifiée sur laquelle figurent mes nom et prénom, le numéro de mon passeport, le nom de l’hôtel Golden Tulip à Médine et l’adresse de l’hôtel de la Mecque. En haut à droite en rouge figure le numéro 5073. Mon passeport est recouvert d’une pochette en plastique bleu ciel où est inscrit « Institut de la mosquée de Paris », dans la couverture j’ai glissé mon visa replié numéro 6063629888, c’est une feuille A4, photocopiée, il date du 27 juillet 2019, après le débit de mon chèque de six mille euros, sa durée de validité est « hajj season », il se conclut par la mention Local Services 5-30-5073, le même nombre funèbre et meurtrier, diabolisé que sur la carte et mon carnet de vaccination jaune de l’Institut Pasteur. À la mention « Mahram Name » est noté un nom et un prénom en arabe que j’ai fait traduire, on m’a répondu que ça signifiait « procuration ».

Je cherche, je demande, je quête mon groupe, je n’ai pas pu assister à la réunion, appelée par mon fils auprès de ma sœur malade sur un lieu de vacances familiales en baie de Somme. J’attends une demi-heure devant les guichets des compagnies aériennes, j’appelle ma mère, je ne vois pas le groupe de treize personnes de la mosquée de Paris annoncé hier par Ho., je vais enregistrer ma valise et attendre en salle d’embarquement, je les retrouverai. Nous devions être accompagnés par un imam et un docteur en histoire pour les visites. La file d’attente est longue et fastidieuse, l’hôtesse métisse, charmante m’aide à accrocher le bracelet blanc de nouveau-né pour m’identifier dans ce flot ininterrompu de voyageurs. J’ai beaucoup de livres dans ma valise et mon sac à main, mais je quitte, émue, la lecture du « Premier homme » d’Albert Camus, un livre inachevé trouvé dans sa voiture lors de son accident mortel avec Michel Gallimard. Cette lecture continue d’agir sur moi le lendemain matin, elle me trouble ou m’interpelle, cette mort tragique si proche de la nomination du prix Nobel. Est-ce le hasard, un crime, une disparition orchestrée ? « Je suis émue, dit l’hôtesse souriante en accrochant mon bracelet, tous ces pèlerins du monde entier, c’est émouvant », je vois une larme coulée le long de ses yeux. Elle accroche avec lenteur une étiquette hajj sur ma valise ancienne, Delsey, couleur bronze. « Allez vous restaurer, vous n’embarquez qu’à 13 heures 25, vous trouverez tout en salle d’embarquement ».

Je vois en effet un Bert’s café devant la salle C90, j’achète une belle salade de fruits, un cappuccino, je glisse trois sucrettes dans le gobelet, je suis touchée par la lecture du « Premier homme », à la naïveté candide de Camus, aux mystères de sa mère. La neurasthénie et la paranoïa de sa femme, ses électrochocs comme Jane Auer me bouleversent. C’est un cas de plus de misogynie française, un drame concocté.

Je sors de l’avion en Arabie Saoudite après un voyage facile et la lecture de Philippe-Jean Coulomb, « Penser l’univers. Dieu est-il quantique ? », un bon repas de quinoa, pois chiches, de raviolis farcis à la feta. Une glace Haagen-Dazs et un thé clôturent le repas. Je regarde un ou deux films sur le hajj et La Mecque, je comprends les piliers, les étapes, Arafat, Mina, la nuit. Je répète, je crains d’échouer comme une enfant, un nouveau-né sorti de la maternité. Qu’est-ce que je crains ? Le retour, les enfants, Ad. me conduit et me laisse devant la porte « départ » de l’aéroport comme chaque mois, je crois, pour lui en l’enfer du feu, de la damnation, de l’alcool, de la tabagie, de la manipulation, de la machination.

Les Saoudiens sont beaux dès la descente de l’avion, un serre-tête noir sur leur voile à carreaux rouge et blanc et une djellaba blanc immaculé. Ils sont aussi beaux et distingués que les hôtesses de la flotte Saoudia Airlines, stylées en bleu indigo, voilées avec grâce. Ils nous font pénétrer dans le temple du Dieu desmusulmans. Je rêvais quand un homme grand et fort, habillé d’une djellaba blanche et portant un ruban orange vif autour du cou m’attrape au sortir de l’avion devant l’accordéon de la passerelle : « je vous ai cherchée depuis ce matin, dit-il, blablas, pensai-je, quel est votre nom ? S. B., ah, vous voilà sur ma liste ! »

Un autre guide ou pèlerin, le matin dans la salle d’embarquement, me présenta en français deux sœurs dont É., une jeune femme convertie. « Il est préférable que je me voile, dis-je enfin. Je viens avec vous aux toilettes », dit É., une Espagnole de petite taille serviable, aimable. L’autre femme musulmane d’une trentaine d’années qui l’accompagne, attrape le voile et le met en place de façon impeccable. Nous remontons les escaliers, nous embarquons enfin dans une entrée en matière romanesque où le faux guide, celui que je tiens pour le guide par mégarde, qui est l’ami des deux femmes en réalité regarde si je mange, si je change de visage. Je souffle quand je trouve Sm., je me détends de rejoindre enfin un encadrement, « suivez ces trois pèlerins, dit-il, ils viennent de Pontoise, je pense être manipulée, trompée, au sein d’un coup monté, je me sens seule au milieu d’un groupe d’ombres dont la logique m’échappe. Nous sommes soixante-neuf, je souligne votre nom sur ma liste », alors que nous devions être treize, dirigés par T.

Jean-Dominique Duparc réclama une Bible à sa mère en pestant toute la matinée de s’être séparé des volumes principaux de sa bibliothèque. Il remua les rayons de la lettre B, puis ceux de la lettre L, se demanda comment il pouvait être si étourdi, désorganisé avant de se rappeler enfin ce qu’il occultait, sa vente à un soldeur d’occasion lorsqu’il avait confirmé sa conversion. Sa mère heureuse de renouer une forme de filiation avec son fils se précipita pour lui tendre la sienne.

Lorsqu’il relut la Bible, Jean Dominique Duparc chercha les mythes, il se remémora l’histoire d’Abel et Caïn, mais il la trouvait éculée par l’utilisation parfaite qu’en avait faite Steinbeck dans À l’est d’Éden et il regarda avec précision le jardin d’Éden, le sacrifice d’Abraham et le mythe des Sept dormants qui l’intéressait pour sa place encore importante dans la sourate 18 dite de la Caverne dans le Coran. Sa mère ne prêta pas attention, elle trouvait son fils papillonnant, il passait d’un livre à un autre, d’un roman à un essai, d’un livre sacré à une biographie historique sans profondeur, sans réflexion, dans la hâte et l’agitation d’un début de boulimie qu’il ne savait ni comprendre ni juguler. Son cerveau se déséquilibrait, se manifestait par un manque, une gêne au niveau de l’abdomen, une insatisfaction, une faiblesse. Le phénomène était le même avec la lecture, il lisait trente pages de la Bible, reprenait La voie du musulman ou deux sourates du Coran et abandonnait une biographie avant de connaître la fin dans l’incapacité d’en parler. Il s’endormait le livre ouvert à côté de lui et mettait sa nonchalance sur le compte de la chaleur de l’été.

Est-ce qu’Isabella Hamza avait conscience de ce qu’elle faisait lorsqu’elle arriva à Médine ? Elle suivait le flot, le mouvement de ce voyage organisé qui lui échappait sans arriver à rejoindre son destin et recouvrer ses facultés. Elle était doublement forcée dans ce périple, contrainte de faire son hajj pour répondre au pilier de sa religion et obligée aussi par son patron de s’occuper d’un dossier qui le dépassait. Elle voulait s’arrêter, réfléchir, reprendre conscience, retrouver à la fois son corps et son esprit comme on peut le faire dans un village en Crète quand le temps semble stopper dans l’Antiquité des dieux multiples, mais là il était sous l’emprise de l’unique prophétie. Elle accomplissait ce voyage avec le corps alourdi par les charges professionnelles, par le stress, par l’épuisement des salons d’étudiants où elle était envoyée dans une fausse représentation, une notabilité pipée. Elle n’en tirait ni gloire, ni ambition, ni augmentation de salaire, ni plaisir, elle se soumettait et se pliait aux volontés de son patron comme elle le faisait à Médine, à la volonté de l’islam pour réussir sous une chaleur accablante un long pèlerinage que seul son grand-père paternel avait pu aboutir. Elle savait que son dossier ne serait pas traité en période de pèlerinage, mais elle repoussait le moment d’annoncer à sa hiérarchie qu’elle n’avait pas pu conclure.

Elle s’endormit après un dîner frugal qu’elle aurait pu prendre à Chania, qu’elle estima de qualité médiocre, car elle était habituée aux bons restaurants du 8e arrondissement de Paris où siégeait son cabinet d’avocats. Elle avait mis mécaniquement l’horloge de son téléphone portable à 3 heures 45 pour se préparer pour la première prière de Fajr. Elle restait encore prise en charge et piégée comme une enfant à qui échappe le droit de réfléchir, de réagir, elle suivait docile et disciplinée le mouvement comme le font les musulmans lorsqu’ils doivent accomplir leur hajj de la même manière que les catholiques lorsqu’ils se baptisent à l’âge adulte ou lorsqu’ils se confirment à l’adolescence.

Elle se leva, enfila à la hâte les vêtements qu’elle avait soigneusement préparés la veille sur le dos de sa chaise, marcha sans voir dans la nuit noire jusqu’à la mosquée du Prophète sans se rendre compte de l’importance ou de la dimension de la ville. Elle n’estimait pas la distance à parcourir, ne remarquait pas le vol des pigeons, le niveau de vie, la qualité des routes et des véhicules, mais avançait en suivant un flot, une foule, comme on le fait à Venise ou à la messe des malades à Lourdes le 15 août. Elle s’en remettait au guide naïvement qui pouvait la fourvoyer même dans les rites à effectuer. Isabella divaguait à 4 heures du matin pour rejoindre la mosquée Al-Masjid Al-Nabawi, elle sortit de la pénombre de sa chambre avec son abaya grise qu’elle venait d’acheter avec discernement au moment du ramadan, rue Jean-Pierre Timbaud dans le 11e arrondissement de Paris, un voile et un bonnet beiges légers qui lui affinaient le visage et la silhouette et qui dataient de six ans.

Elle n’avait pas pris de tapis de prière, n’osait pas demander celui de ses voisines de droite et de gauche et fit la prière sur ses genoux et ses talons dans une souffrance qu’elle n’arrivait plus à maîtriser à la fin des deux rakaʿāt s de Fajr, elle se tortillait et se dandinait sur ses genoux et ses pieds dans un mal-être affiché. Elle rentra lentement à son hôtel, distant d’un kilomètre sans prendre part à la société saoudienne, à la sociabilité, dans la ville encore sombre et son cerveau endolori, elle distingua sur sa gauche des baraquements qui pouvaient être un marché, de grands bâtiments, peut-être une voiture de police postée ou un 4x4 qui livrait des bouteilles d’eau, mais elle s’engouffra tête baissée dans le tourniquet de son hôtel, rejoignit sa chambre, se recoucha et essaya de s’endormir.

Elle ne trouva pas le sommeil, se releva et assista à l’aurore en tirant la triple rangée de rideaux entremêlés de la fenêtre qui opacifiait la lumière de sa chambre partagée. Elle découvrit enfin une ville, une place, un quartier qu’elle ne connaissait pas, retrouva peu à peu ses esprits, mais toujours perdue, dérangée, gênée par le port du voile qu’elle ne m’était plus dans son cabinet distingué, élégant de la rue Miromesnil.

Elle regardait sans discerner les détails, si les voitures étaient rangées dans un parking, si celles de la police étaient en faction ou en circulation, si le niveau de vie était élevé ou émergent, si les pigeons matinaux se levaient en même temps que le jour ou s’ils signifiaient le voyage, la migration, le fait d’être roulé. Elle ne remarqua pas le premier jour, les grues qui affichaient l’extension de la ville, des chantiers en construction à perte de vue, mais elle trouva les immeubles beaux, corrects avec une recherche architecturale rationnelle, un certain raffinement dans le camaïeu de la couleur beige qui ressemblait au sable du désert saoudien.

Elle ne distinguait pas, ne discernait pas le niveau de développement, était-il élevé, y-avait-il un grand nombre de pauvres dans ce quartier de Médine, mais elle remarqua le flot des pèlerins sur le trottoir qui rentrait, qui revenait de la prière la tête baissée également dans le recueillement. Les hommes attendaient les femmes, se rejoignaient en s’enlaçant, se congratulaient, se complimentaient comme si un exploit avait été accompli.

Isabella restait à la fenêtre perdue dans ses pensées et comme la veille à l’arrivée à Djeddah dans une volonté de concentration, de récupération de ses esprits, de réunion de ses facultés depuis l’affaiblissement des six jours de jeûne de chawwal, elle regardait avec une acuité particulière comme si elle revenait sur un lieu connu dans une volonté sculpturale de connoter tout ce qu’elle voyait en relief et en trois dimensions, de garder jusqu’à sa mort ces images saintes qui transcendaient l’espace et le temps, son œil filmait et photographiait à son insu.

L’avocate était suffisamment lucide pour attester de la diminution de ses potentialités, elle ne se souvenait plus que la mosquée du Prophète s’appelait Al-Masjid Al-Nabawi. Depuis chawwal qu’elle ne faisait pas toutes les années, difficile par le prolongement du jeûne, sa vue et sa mémoire baissaient, son sens de l’orientation diminuait aussi. La solitude de ce mois l’avait dérangée alors que la connexion du mois sacré de ramadan, la communion à la nuit du destin, à la médiatisation, au ballet des voitures des ambassades la rassuraient pendant le syncrétisme du ramadan où elle n’avait pas souffert, mais éprouvé un apaisement et un grand bonheur dans l’habitude de le faire.

À Médine, son isolement n’était pas réel puisque sa chambre était communautaire, mais elle ressentait une sorte de solitude intérieure, d’exil probablement lié à son état de faiblesse, à une incarnation insuffisante de ce qu’elle voulait faire. Elle suivait le temps flou, l’horloge du monde entier rythmée ici, les changements d’ondes, la foule de l’aéroport, celle de Médine dès 4 heures du matin, elle remarquait simplement en rentrant de la mosquée où ses genoux lui faisaient mal que les pèlerins portaient du blanc, que c’était la couleur officielle du hajj et qu’il lui fallait un tapis de prière pour éviter la douleur et la dureté des pavés lustrés du sol quand les salles de prière lui étaient refusées.

Elle reconnut Médine en plusieurs fois comme si elle avait pris une deuxième paire de lunettes de soleil puis une troisième paire pour corriger son manque de convergence. Non que les lignes de fuite lui échappassent, elle fut plutôt surprise par la beauté des perspectives, la qualité des bâtiments, la richesse des immeubles, mais elle ne savait pas comment elle se trouvait dans un univers différent du sien, le Moyen-Orient qu’elle ne connaissait pas et qui la perturbait dans sa psychologie, sa philosophie, sa mentalité des idées. Était-ce une construction touristique ou une architecture mondiale assistée par ordinateur, une robotisation de l’espace ou un Hilton qui serait agrandi, prolongé dans un confort m’as-tu-vu ?

Elle rapprocha très vite les sensations de Médine de celles qu’elle avait éprouvées à Los Angeles, dans une sorte de perdition de l’humain au sein d’un anonymat ou d’un flot humain innombrable. Ses sentiments s’exerçaient par la marque des voitures, les Chevrolet blanches, grosses, élevées, la quantité de 4x4, de monospaces, de pick-up plus gros, plus lourds, plus grands, plus longs que ceux qu’on le voit dans les rues de Paris.

Toutefois, la pénombre, le flou restaient dans son esprit comme si le soulagement de l’iftar entre chien et loup s’était imprégné dans sa spiritualité, elle voyait dans une impression embrumée, à la fois dans une régression et dans une élévation spirituelles. La rectitude des avenues, la croissance qu’elle devinait du quatrième étage de sa chambre d’hôtel en plongée, les grues qu’elle apercevait témoins de l’évolution et de la progression la rassurèrent, elle décida de sortir s’habiller pour participer de manière plus intense, plus prégnante, plus incarnée à ce pèlerinage qui devait constituer le sommet de la vie de sa foi.

C’est la clarté qui la séduisit, la couleur sable, chaude des immeubles, l’alignement des parkings, des arcades qui rappelaient une rue de Rivoli moderne, la blancheur des voitures, des tenues immaculées, la perspective au loin qui impressionnait de lueur comme si un autre monde, un jour nouveau, un jour J se levait.

Elle scruta encore une fois dans la prostration, la quantité de pigeons en se penchant par la fenêtre sans l’ouvrir tels ceux sur lesquels on marchait, que les enfants se plaisaient à alimenter, qui picoraient dans leurs mains, mais elle ressemblait à ces pigeons voyageurs dociles, conditionnés, obligés, ils se déposaient pour se reposer sur le rebord de sa fenêtre, dressés pour émettre un signal d’alarme, une alerte, il répétait encore « vous allez vous faire avoir, on va vous faire marcher ».

Elle pensait pourtant après cette première prière à la mosquée du Prophète au sens familier du terme, « s’être fait rouler », arnaquer, la métaphore ou le synonyme du monde arabe qui maîtrisait les chiffres avec maestria et qui savait déposséder, comploter, soustraire avec ruse l’argent et mentir aux Français. Comment pouvait-elle juger qu’elle était déjà trompée, peut-être par intuition, par instinct, par vision, par fatalité, par entraînement, par enchaînement, cette partie de la sensibilité de son cerveau étant aiguisée par le jeûne aux dépens de ses autres facultés intellectuelles ?

Jean-Dominique Duparc ne prit pas soin de contacter sa compagne à Médine, de s’inquiéter de son installation, il avait noté la cherté du prix exorbitant du voyage, sa longue durée, il paraissait une folie pour accomplir sa religion normalement. Mais il entrevoyait aussi la possession des clefs de son appartement, la liberté, les nuits seul à manger, à boire, à aller et à venir. Il vivait le snobisme de Paris l’été, à ne vouloir payer que pour le meilleur et délaisser un musée d’archéologie par exemple dans une ville de province où il refusait de se présenter. Il aspirait à souffler, récupérer, penser, philosopher, s’isoler, retrouver son corps et son esprit, profiter de ce mois d’août pour fréquenter la salle de musculation pour laquelle il payait à l’année, aller à l’opéra écouter la Traviata, où il avait un abonnement qu’il n’utilisait pas et revoir les grands lieux touristiques, esthétiques, les expositions qui l’attiraient comme Giverny assez proche de Paris pour organiser cette journée de villégiature.

Pendant que Jean-Dominique Duparc songeait à jouir de lui-même et de la libre occupation de son temps, sa compagne Isabella Hamza n’arrivait pas à détacher son regard de la fenêtre de son hôtel ou en contrebas éloigné, elle devinait la silhouette de la mosquée du Prophète sans l’avoir vue. Elle ne mesurait pas sa fatigue, l’attente du voyage, la crainte de l’échec de son hajj ou l’énervement accumulé du travail dans son cabinet d’avocat huppé qu’elle n’évacuait pas. Elle se sentait vidée, dépossédée, mal identifiée, incapable de juger ce qu’elle voyait, alors elle s’arrêtait sur la même image, cette vue plongeante dans le beige de Médine, dans le grand soleil à huit heures du matin, où un balai d’ombrelles, de voitures blanches aussi lui semblait propre, luxueux.

Sa vision oscillait entre un périmètre de sécurité où elle apercevait en exercice de gros véhicules blindés de police, elle ne déterminait pas la nature, la fonction des échoppes sous les arcades de son immeuble récemment construit, mais elle considérait par le flot des voitures que le niveau de civilisation était grand sans qu’elle pût l’appréhender, le comprendre, le mesurer comme si le temps et l’espace s’étaient arrêtés, suspendus dans une autre durée, la dimension de l’islam et de la prière qu’elle atteignit sommairement.

Les trottoirs de Médine ressemblaient au revêtement du sol de la mosquée Majid-el-Nabawi, les routes grises récemment bitumées, les réverbères de la même couleur prolongeaient le marbre et le béton non encore peint des murs des façades inachevées. Elle restait proche de cette fenêtre, absorbée, songeuse, partie, une lucarne dans Guernica, mais elle manifestait une volonté inconnue, ignorée de remarquer tout avec une acuité particulière que donne le jeûne prolongé, dans le flou et la baisse de la vision, dans une douleur heureuse ou un bonheur malheureux, un effort qui élève, elle voulait que son œil photographie le moindre détail, conserve ce moment unique, exceptionnel dans sa vie, cette visite particulière, phosphorescente de l’Arabie Saoudite qui n’était pas un voyage touristique ou professionnel comme elle avait l’habitude de le faire avec son compagnon, ses parents, elle vivait ce moment privilégié, avec une intensité cultivée, le choix d’un groupe organisé de la mosquée de Paris pour garantir la validité des sacrements.

Au loin de cette avenue rectiligne du Golden Tulip Hôtel, droite comme un repère orthodoxe, elle distingue un bâtiment qu’elle ne saurait nommer, qu’elle a déjà croisé en allant et revenant de la mosquée dans la nuit de l’aube, mais avec la fatigue, la perte de sa lucidité, la remise de soi, de son être au groupe et au sacrement, à la fois volontaire et soumise, attentive et discrète, elle ne peut dire s’il s’agit d’un hôtel, d’un poste de sécurité, elle devine simplement que sous les arcades se dissimulent des échoppes et des restaurants et plus loin des stands bâchés abritant un marché encore fermé.

Que faisaient les gens qu’elles suivaient à l’aéroport, qui étaient-ils, les avait-elle reconnus dans la pénombre de Fajr, dans leurs nouveaux habits du pèlerinage, ou déjà oubliés, concentrée sur l’accomplissement de la prière, sur le respect de l’adan, sur la découverte de son Moyen-Orient, de ce royaume religieux mystérieux, prophétique, universel, qu’elle ne préparait pas et qu’elle ne reverrait probablement pas, compris entre ces deux villes saintes de Médine et de la Mecque seulement autorisées à la visite avec son visa de hajj ?

Elle se plaçait dans le pèlerinage, se positionnait dans l’irréalité, dans la mort aussi, consciente de participer au sommet de sa vie spirituelle, elle ne lâchait rien, elle photographiait la ville comme pour la première fois, ne voulait rien perdre, un réverbère, un panneau en arabe qu’elle lisait mal, un car qui avait franchi un carrefour, un accès de sécurité et ce flot sans fin de grosses voitures blanches qui ne trahissait pas la beauté du paysage, la chaux des mosquées, les tentes de Mina qui l’attendaient ou les simples abayas blanches du pèlerin responsable.

Elle regardait avec un zoom, elle examinait, elle analysait la bétonneuse qui tournait au rond-point, on aurait pu le croire enneigé au loin dans la blancheur artificielle, un camion blanc manifestait le labeur, le travail, la réalité enfin, le béton auquel elle échappait dans cet univers à la fois aseptisé, enrégimenté si particulier du pèlerinage à la Mecque. Est-ce que ce véhicule utilitaire la ramenait à la vie terrestre, aux plans de cette terre, dans cette glaise, à la boue finalement, à cette poussière plus vivante que ce rêve éthéré d’une communication avec le Prophète, des rapprochements avec Dieu, une connaissance plus approfondie des textes sacrés ? Elle portait un Coran de poche, un dictionnaire culturel de la Bible aussi, de peur d’être insuffisamment formée sur les prophètes de l’Ancien Testament, même sur les Apôtres majeurs et mineurs du Nouveau Testament, quelques romans de voyage qu’elle perdait, qu’on volait dans les chambres, inapte à lire, son esprit vagabondait dans une double pourriture, celle de Paris où son travail d’avocate l’accaparait, la lecture quittait le soir, fatiguée, elle se taisait, son esprit ici redevenait cérébral, un bécher où se mélangeait à la fois les Tables des lois, la Torah, la Bible, le Kamasutra, Allah, Moïse et Mohammed dans une confusion d’esprit et de sens qu’elle ne jugulait pas.

Chapitre II

Samedi 3 août 2019, Hôtel Golden Tulip, Médine

Une carte de visite jaune glissée dans le badge plastifié précise les lieux. Golden Tulip, Al Mektan Hotel, Kingdom of Saudi Arabia, Al-Madinah Al-Munawarah, Western Central Area. Un plan au dos indique la porte 7 de la grande mosquée du Prophète.

Affluence en bas, chaos de valises, va-t-on voler, déposer nos sacs, aller manger ? Le restaurant est à l’étage, la lettre M. Il est tard, il fait nuit, le buffet est dressé, un chariot de pommes de terre, de darnes de thon, de ragoût, de bœuf bourguignon, du riz pilaf, des spaghettis, des pâtisseries arabes s’amoncellent. Je veux voir la chambre, impossible, le passeport est à nouveau pris hier soir dans le bus par un homme administratif en bleu marine, de l’agence Tapis Volant, il réquisitionne les titres violets sous plastique bleu ciel à l’effigie de la mosquée de Paris. Je rechigne à nouveau, sans le titre béni, libérateur, je suis à nouveau privée de liberté, je vois s’envoler mes rêves de Thaïlande, de Népal, de Tibet.

Y-aura-t-il de mauvaises chambres, des cafards, des mauvaises odeurs, des allées, des retours sont empêchés, quelles que soient les conditions ? Nous dînerons toujours dans la confusion de l’ignorance du plan de vol, de l’escale. « Je m’appelle T. », me dit quelqu’un, mais il s’appelle finalement Sm. Veut-on perdre, comploter, faire échouer, rappeler que l’on a été floué dans un coup monté, un complot, que l’on a été trahi, trompé et que l’on sera remplacé ? Je vois les images déformées du passé, ce visage me rappelle une femme de ma belle-famille, une lointaine marraine, une Algérienne achetée dans une chambre serait-elle là pour m’espionner, me tuer, je vois un sosie d’un journaliste célèbre à l’aéroport en baskets New Balance, « ces chiens d’Occidentaux », la médiocrité grasse qu’il faut quitter, est-ce une manipulation, une vue de l’esprit ? Je livre en vrac les enfants débités, les grottes d’enfouissement potentielles, les cassettes pornographiques, les ossements, les partouzes d’enfants, j’envoie un e-mail à la professeure de français désignée de l’institution Fénelon pour recevoir ce tas d’ordures, cette poubelle de ma pensée, je me décharge, je confirme ma thèse, Henry Miller, Lawrence Durrell, en guise de preuves, je suis heureuse d’achever ce livre de Coulomb rapidement, dans l’avion, privée à mon tour de liberté, l’absence d’accès à la nourriture, aux cafetières me fait avancer. Je retrouve « Le Quatuor d’Alexandrie », je relis « Justine » que j’adore et découvre les trois autres mouvements. La lecture scientifique m’absorbe, mais me convainc moins qu’un chef-d’œuvre comme « Le Quatuor ».